Eric Sadin, La silicolonisation du monde : l’irrésistible expansion du libéralisme numérique, Editions de l’Echappée, octobre 2016, lu par Gabrielle Colace-Scarabino

Après avoir longuement étudié et décrit les systèmes techniques dans ses précédents ouvrages, Eric Sadin reprend cette analyse des structures et effets du numérique en élargissant la réflexion au contexte généalogique et idéologique du monde digital, celui aussi bien des infrastructures industrielle, institutionnelle et financière qui le portent qu’à celui de la fabrique des représentations et d’une vision « siliconienne » du monde.

La Silicolonisation du MondeL’auteur mène une réflexion éthique et politique sur les enjeux de ce qu’il nomme la « silicolonisation du monde ». La colonisation par le numérique est d’autant plus insidieuse qu’elle séduit et ravit les esprits de ceux qu’elle conquiert, c’est à dire de presque tout un chacun. L’auteur entend soutenir l’idée que l’extension du numérique se donne pour inéluctable alors qu’elle est portée par une idéologie qui ne dit pas son nom et qui la légitime. La doxa siliconienne devient peu à peu l’esprit du temps, sans qu’aucun contre-discours sceptique ne la soumette à une critique sérieuse. L’auteur, jugeant nécessaire une contre-voix, entend mettre à jour, sous les phénomènes de surface, la structure majeure qui sous-tend ce colonialisme d’un nouveau genre. Nous serions pris dans un « schéma outrageusement unilatéral qui vise à réguler, aux seules fins de profit, le cours de la vie via des algorithmes ».

Eric Sadin dresse, dans son introduction, un état du temps contemporain qu’il présente comme celui des catastrophes : crise financière de 2008, dette des Etats qui les menace d’un défaut de paiement, chômage de masse et montée des inégalités économiques, lesquelles suscitent bien souvent l’adhésion à des partis extrêmes, la perte de confiance dans la démocratie et les replis identitaires. A ces problèmes économiques et sociaux s’ajoutent le terrorisme et la demande de surveillance généralisée qu’il entraîne. Enfin la situation critique de la biosphère achève de nous désemparer. Cet état du temps contemporain se prolonge par un état des lieux ou plutôt du lieu puisque, sous couvert d’une déterritorialisation décontractée, d’un bel univers immatériel, c’est bien dans un territoire que s’ancre la vie algorithmique : la Silicon Valley californienne.

« L’horizon radieux du Pacifique » est la nouvelle terre promise. La tendance est à croire que le numérique nous sauvera de tous les périls d’aujourd’hui, nous apportant croissance, travail, bonheur, longévité. Il n’est pas besoin de s’y ruer, cet Eldorado vient à nous. Le phénomène Silicon Valley connaît une expansion sur de nombreux points du globe. Les villes voulant entrer ou rester dans la course économico-entrepreneuriale s’enorgueillissent d’avoir leur « Valley ». Pourtant, bien loin d’être salvateur, le monde siliconien est, selon l’auteur, un mirage, voire un désastre. Sans en avoir l’air, il est la catastrophe majeure, celle du recul démocratique généralisé, celle d’un processus de « décivilisation ». Cette nouvelle barbarie advient insidieusement par l’affaiblissement des pouvoirs de l’entendement humain, de sa capacité de décision et de la restriction de ses facultés sensibles. Au fur à mesure que le réel se pixellise, s’opère un appauvrissement de notre rapport au monde par le filtre numérique de toutes nos perceptions et gestes. Eric Sadin va s’employer, tel un lanceur d’alerte, à provoquer un réveil des consciences. Et ce, en cinq parties comprenant chacune cinq sous-parties, dont la première établit une périodisation en cinq Silicon Valley.

 

I

La première partie de l’ouvrage établit ainsi une chronologie et construit une périodisation qui permet de montrer que la Silicon Valley n’est pas par hasard le territoire privilégié de l’électronique et de l’industrie du numérique. L’endroit s’est trouvé être le point de jonction entre un état de fait et un état d’esprit : d’une part une infrastructure militaire créée dans les années trente et quarante, qui rassembla des chercheurs de tous horizons pratiquant une féconde transversalité au service de l’effort de guerre, ce qu’Éric Sadin nomme la « première Silicon Valley », et, d’autre part, un esprit d’innovation hérité des années 1960, créatives et hippies, correspondant à ce que l’auteur appelle la « seconde Silicon Valley ».

Le modèle contre-culturel des années 1960, poussant à inventer de nouveaux modes d’existence, a servi tout autant l’hédonisme psychédélique et le militantisme - contre la guerre du Vietnam par exemple - que l’idée d’une émancipation individuelle et collective par l’informatique personnelle dans les années 1970. Une même terre, sédimentant des utopies bien différentes, donna lieu à l’« esprit siliconien » dont le credo majeur est l’émancipation par le numérique. Cet esprit, pour le moins hybride, trouve sa plus belle incarnation dans la figure de l’« entrepreneur libertaire » pensant rendre la vie meilleure grâce à l’électronique.

Dans les années 1990, la « troisième Silicon Valley » rejoue l’opposition entre l’espoir d’émancipation et l’audace entrepreneuriale, mais, cette fois, appuyée sur l’avènement de l’Internet. La mise en réseau des ordinateurs renforce la croyance en l’émancipation par l’informatique en faisait miroiter la possibilité d’une nouvelle vitalité démocratique. D’immenses possibilités commerciales se profilent dans le même temps. Cette troisième séquence se caractérise aussi, par conséquent, par le flou des idées à propos de ce que le numérique peut offrir et permettre. C’est à la faveur de ce flou et de cette indétermination que vont s’accroître démesurément à la fois l’enthousiasme pour le numérique et les valeurs boursières des entreprises du net, dont la bulle spéculative éclatera avec le krach de mars 2000.

La « quatrième Silicon Valley » voit la pression sécuritaire s’accroître suite aux attentats de septembre 2001 sur le sol américain. Le numérique sert dorénavant l’objectif principal de la récolte massive de données afin de prévenir toute menace. L’économie de la donnée l’emporte désormais clairement sur les espoirs émancipateurs. L’apparition du smartphone en 2007 vient à point pour accéder à la connaissance des comportements individuels via l’analyse de toutes les connexions des usagers. Le marché des applications s’envole, inventions dont il est précisé qu’elles sont davantage fondées sur la bonne idée que sur la maîtrise technologique.

La « cinquième Silicon Valley » qui marque la seconde décennie du vingt et unième siècle, constitue une double conquête, celle du monde et celle de la vie. Silicolonisation des territoires qui voit nombre de villes prétendre devenir la nouvelle Silicon Valley et silicolonisation des esprits par l’expansion des objets connectés qui amplifie considérablement la masse de données interprétables et induit des suggestions aux usagers, où qu’ils se trouvent, en fonction de leurs gestes et déplacements, jusqu’à l’accompagnement algorithmique de la vie.

 

II

La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à présenter la Silicon Valley comme état d’esprit et vision du monde. S’appuyant sur les précisions de Dilthey, Eric Sadin montre que l’esprit de la Silicon Valley est bel et bien une vision du monde, une Weltanschauung « car à l’instar de toute vision du monde, elle dessine l’unique "voie de salut" ». La vision siliconienne du monde estime que la technologie, dans ses dernières avancées, est garante d’un monde meilleur, mieux organisé et pacifié. Ce dont témoigne le document officiel étasunien lançant en 2002 le programme interdisciplinaire de recherche sur la convergence entre nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives. Non seulement les technologies du réseau sont en adéquation avec la structure rhizomatique, dynamique et relationnelle de l’univers, mais elles vont permettre de le parfaire, en encodant tout élément : de la composition du génome à la naissance des étoiles. En automatisant les conjonctions de tous les phénomènes encodés, les technologies de l’exponentiel vont augmenter et enrichir le réel. Mais l’imperfection majeure qui doit être corrigée est celle de l’humain lui-même. Sa finitude cognitive, ses doutes, ses erreurs seront surmontés.

L’intelligence artificielle est aujourd’hui à même non seulement d’interpréter et de saisir à haute vitesse des corrélations entre les faits, mais aussi de suggérer - avec le smartphone - des conseils personnalisés et des offres de service à proximité via la géolocalisation. L’intelligence artificielle est de surcroît dotée aujourd’hui d’un pouvoir de décision, comme la vente ou l’achat de titres boursiers dans le trading à haute fréquence. La programmation ne constitue plus qu’une première couche grâce à la faculté auto-apprenante des systèmes qui voient leur niveau de compétence s’améliorer au fur à mesure de la prise en compte des données traitées. « L’informatique cognitive fait suite à celle de la programmation ». La vocation de l’intelligence artificielle semble bien être de pallier nos défaillances. L’auteur la voit tel un « surmoi » qui nous rappelle sans cesse nos failles et nos manquements. Ainsi par exemple du joli robot féminin « Mimi » de la série Real Human, laissant béats d’admiration ses collègues d’un cabinet d’avocats, lorsqu’elle établit un dossier impeccable avec une rapidité époustouflante. Le scénario n’est pas celui, fantasmatique et fantastique, de l’extinction de la race humaine, mais plutôt de l’effacement de la « figure de l’homme », créature défectueuse obligée de déléguer à des puissances numériques de nombreuses tâches que sa faiblesse native l’empêche d’accomplir à la perfection. Ce que l’auteur pense sous le nom de « technolibertarisme » - concept qui sera élaboré dans la partie suivante - consiste à « instituer une organisation automatisée du monde par le biais de systèmes algorithmiques régulant le cours des choses et dégageant des horizons infinis de profits ». Le technolibertarisme met en congé le politique, entendu comme « la libre capacité des individus et des peuples à décider, en commun et dans la contradiction, de leur destin ». Le technolibertarisme signe en fait l’avènement d’un monde numérique délivré de toute aspiration politique. Car, à la différence de la pensée libertarienne originelle qui revendiquait l’affranchissement de toute autorité, le libertarisme technologique réintroduit, mais de façon insensible, de nouvelles formes d’autorité. En instituant un modèle industrialo-civilisationnel qui annihile l’usage de notre jugement et de notre subjectivité et oriente voire dicte, un nombre croissant de nos gestes. C’est aussi cela l’esprit de la Silicon Valley : organiser le monde en fonction d’intérêts propres, tout en laissant croire que nous n’avons jamais connu une période historique aussi « cool », « collaborative » et « créative ». D’une pression exercée sur nos décisions, d’un pouvoir d’influence et d’infléchissement algorithmique de la décision humaine, le numérique est en train de se transformer en guidage robotisé des gestes par l’expansion des objets connectés permettant d’accroître considérablement la récolte de données relatives à nos comportements : du compteur électrique intelligent à la Google-Car en passant par les bracelets connectés. La faculté de commander chacun de nos gestes est plus particulièrement à l’œuvre dans le monde de l’entreprise où la multiplication de capteurs à tous les niveaux de la production permet une évaluation instantanée des opérateurs - un management sans manager - qui évacue toute possibilité de récriminer, de négocier, voire de modifier les conditions de travail. L’invisibilité et l’hyper complexité des processus computationnels aggravent encore le dessaisissement de nos facultés d’agir en pleine conscience. Cette opacité, dont il faut souligner qu’elle est plus structurelle qu’intentionnelle, participe de ce qu’on peut nommer un « soft totalitarisme numérique », car les mécanismes à l’œuvre sont imperceptibles et par là soustraits à tout débat démocratique. Ces mécanismes n’en instituent pas moins une marche automatisée du monde à des seules fins de profit.

 

III

La troisième partie de l’ouvrage entend élaborer le concept de technolibertarisme, caractérisé en premier lieu par « l’ambition du monde numérico-industriel à vouloir dorénavant s’immiscer dans tous les champs de la vie », comme en témoigne la création d’Alphabet google qui, outre le moteur de recherche, englobe tous les autres départements de la firme, de YouTube au système d’exploitation Android en passant par les domaines de la recherche autour de l’Internet des objets (ou objets connectés), des domaines de la santé, de l’éducation et de l’intelligence artificielle. C’est surtout grâce à l’extension des objets connectés qu’Alphabet et les autres entreprises d’économie de la donnée cherchent à investir tous les champs de la vie. Ainsi la brosse à dents connectée interprète l’état de nos gencives ou de nos dents et suggère l’achat de tel de dentifrice ou un rendez-vous chez dans telle clinique. Le miroir intelligent, autrement dit connecté, recueille des données sur notre état physique et psychologique et formule, via des lettres sur sa surface, des conseils diététiques, ou incite à telle pratique de relaxation. Ce qui a pour nom technolibertarisme traduit finalement le fait que dorénavant toutes les activités humaines peuvent faire l’objet d’une marchandisation. Là est le danger majeur. L’auteur entend dénoncer ce qui, dans cette « industrialisation de la vie », tend à la neutraliser progressivement et sournoisement le libre choix de chacun, et surtout la décision d’achat, car les algorithmes se chargent de commander de qui vient à manquer sans passer par l’accord du sujet. Une imprimante intelligente, par exemple, commandera une cartouche d’encre ou une machine à laver intelligente sa lessive avant même qu’elle ne vienne à manquer. Le réfrigérateur intelligent gèrera tout seul les stocks et achètera les denrées nécessaires en temps voulu. Par lui. Car le consommateur s’est délesté de toute volonté.

Du point de vue travail, le technolibertarisme voit l’entreprise classique supplantée par le modèle d’affaire « start-up ». Et sa précarité. Car neuf start up sur dix échouent. Le modèle start-up amène des « capital-risqueurs » à guetter parmi les jeunes start-upper la bonne idée sur laquelle investir. La start-up qui réussit et grandit suffisamment sera rachetée par un grand groupe. L’énergie juvénile propre à l’esprit start-up stimulera l’entreprise qui, en retour, apportera une stabilité d’emploi. La start-up, contrairement à ce que diffuse la doxa, n’est pas véritablement innovante. Bien que caractérisée par sa capacité dite « disruptive », la bonne idée du start-uppeur n’est qu’une application rendue possible par les ressources technologiques préexistantes, en l’occurrence, l’infrastructure technologique « fondée sur le traitement en temps réel de masses de données traitées par des systèmes algorithmiques complexes ». Mais l’effet, lui, peut-être disruptif, comme l’exemplifie parfaitement Uber dont le principe n’est qu’une application, via la technique de géolocalisation et l’innovation - véritable celle-là - constituée par le smartphone. C’est l’utilisation de techniques préexistantes, appliquées à la mise en contact d’usagers et de chauffeurs VTC qui est disruptive. La disruption renvoie à la transformation brutale de nos pratiques de transport, et au bouleversement de professions traditionnelles comme celles des chauffeurs de taxi. On parle ainsi d’« uberisation » de la société. Pourtant, ladite « innovation disruptive » n’est qu’une forme passive de l’innovation, se contentant d’appliquer une idée rendue possible par la technique numérique disponible.

Eric Sadin s’attaque ensuite à une autre idée reçue, celle selon laquelle l’économie du numérique mettrait fin à une organisation hiérarchique du travail pour instaurer une organisation horizontale faite de collaboration et de convivialité. Il conçoit au contraire l’économie numérique comme divisée en quatre castes bien distinctes. La première d’entre elles est composée des King coders qui, pourvus de hautes compétences mathématiques, détiennent la science de la programmation et de la constitution d’algorithmes complexes. Viennent ensuite les ingénieurs et cadres de la seconde caste opérant aussi bien dans les départements de recherche et développement que dans d’autres secteurs de l’économie de la donnée, tels le marketing, les relations publiques et la mise en place des programmes. La troisième caste est celle du lumpenproletariat qui fabrique le matériel hardware au sein d’usines d’assemblables dont la plupart sont situées en Asie. La quatrième caste est celle des prestataires de service qui participent à l’économie des plateformes, tels les chauffeurs de VTC, et les bailleurs de logements dont le travail n’est réglementé par aucune convention collective et qui doivent faire en sorte d’être bien notés par les clients. Le technolibertarisme entend se soustraire à l’impôt par ladite « optimisation fiscale » des grandes entreprises, relevant d’une criminalité non plus en cols blancs, mais en audits. Le technolibertarisme ne mériterait pas ce nom s’il ne s’appuyait sur une rhétorique que l’auteur apparente à une véritable propagande, relevant à la fois d’un révolutionnarisme et d’un anarchisme. A savoir, d’une part, une révolution numérique encensée, car censée apporter des jours meilleurs en augmentant et enrichissant la vie et, d’autre part, un individualisme forcené qui entend pourvoir chacun d’une puissance d’agir inégalée. Cette propagande affecte un langage quasi millénariste qui se diffuse via des « grands-messes » telles les conférences Ted, mais aussi l’université de la singularité et, en France, l’école 42. Les conférenciers et autres stars des start-ups, grassement payés par les grandes entreprises de l’économie de la donnée, répandent la bonne nouvelle de l’avènement d’un monde « collaboratif », « créatif » et « disruptif ». L’exaltation technophile pare le numérique d’un pouvoir salvateur, capable de porter remède à tous nos maux, vieillesse, maladie, mort, chômage, perte ou stagnation de croissance.

 

IV

La quatrième partie de l’ouvrage est consacrée à la psychopathologie de la Silicon Valley. La tendance pathologique est tout d’abord celle du « syndrome du temps réel », à savoir l’absence de délai, de différé, entre notre demande et sa satisfaction. Demande d’information par la connexion à Internet, mais aussi demande d’identification, d’une plante par exemple, par le biais d’une application, ou demande d’un itinéraire, ou encore demande du nombre de nos pas exécutés dans la journée. « Les objets connectés vont induire une brusque extension du régime du temps réel dans notre anthropologie nous permettant de saisir en continu les flux du monde dans leur perpétuelle transformation ». La multiplication des « senseurs » ou « capteurs », sur toute surface, domestique, corporelle etc., voit croître l’impression de maîtrise du mouvement du monde et la capacité de mesure de toute choses. L’épaisse résistance du réel semble s’effacer pour laisser place au sentiment de saisie instantanée de tout et à une réalité devenue transparente à la perception humaine. Ce phénomène, qui n’en est qu’à ses prémices, est appelé à se développer davantage avec le système de la synthèse et de la reconnaissance vocales. Ce sentiment de maîtrise bute pourtant sur l’impression confuse de peiner à se réaliser pleinement grâce à ses propres facultés. Car, avec les applications, se perd un rapport sensible et spontané au réel, amenant certes erreurs et déconvenues, mais aussi imprévus riches d’enseignements et errances fécondes.

Les tendances pathologiques sont cependant plus marquées encore chez les concepteurs de ces systèmes algorithmiques voués à nous accompagner et à nous donner l’impression de maîtriser le cours des choses. N’est-il pas inquiétant d’apprendre que les grandes figures entrepreneuriales de l’économie de la donnée se prennent pour des supermen œuvrant au bien de l’humanité ? Mark Zuckerberg déclare s’inspirer de Jarvis pour développer un « assistant virtuel », Jarvis étant le nom de la visière du casque d’Iron man, visière intelligente, permettant au super héros d’identifier en temps réel son environnement. Elon Musck, autre héros siliconien, donne au matériau de fibre de carbone de nouvelle génération, qui pourrait recouvrir les navettes, le nom de l’alliage fictif du bouclier indestructible de Captain American : « vibranium ». Eric Sadin entend mettre à jour la proximité entre expression de toute puissance et troubles mentaux chez les grands du numérique, pris par une pléonexie, c’est-à-dire par la volonté de posséder toujours davantage et plus que les autres. Ce qui expliquerait, pour une part du moins, la tendance au monopole commercial.

Mais la pathologisation de la Silicon Valley devient plus manifeste encore avec le phénomène nommé « transhumanisme » dans les années 2000 et d’autant plus renommé dans les décennies suivantes qu’il comble un fantasme humain ancien, celui d’accéder à l’immortalité. Mais le mouvement transhumaniste n’est nullement composé de médecins ou de biologistes. Ce sont les responsables de grandes entreprises de l’Internet et de la donnée, qui sont convaincus que les technologies de l’exponentiel, dans leur mouvement irrépressible, vont tout transformer pour le « mieux jusqu’à la vie enfin délivrée de son terme ». Ainsi Bill Maris, « capital-risqueur » des start-ups de Google Venture, consacrées aux biotechnologies et recherches sur le prolongement de la vie, déclare : « Si vous me demandez aujourd’hui, est-il possible de vivre cinq mille ans, la réponse est oui ». Pour dénoncer ce qu’il juge être une mystification, Eric Sadin explique en quoi les recherches en ce domaine procèdent d’une vision et compréhension réductionniste des phénomènes de la vie. En l’occurrence, croire que rallonger les télomères (fragments d’ADN raccourcissant avec l’âge) rallongera la vie, a donné lieu à des expérimentations sur des souris qui n’ont généré que…des cancers. Il faut rappeler que loin d’être des chercheurs dans le domaine médical, les transhumanistes sont « pour la plupart des ingénieurs qui appréhendent l’infinie complexité du vivant comme un simple problème technique ».

Selon un schéma réductionniste analogue, des chercheurs et ingénieurs en intelligence artificielle, tel Raymond Kurzweil, pensent qu’il sera un jour possible de télécharger la conscience sur une puce. Ce que d’aucuns appellent « la singularité » - omettant dorénavant d’y accoler l’adjectif « technologique » tant cela semble aller de soi - revient à poser « des analogies inopérantes entre astrophysiques et sciences du vivant », et, s’inspirant du computationnalisme, à concevoir « l’esprit comme un système de traitement de l’information assimilant le cerveau à une simple machine de calcul ».

Mais si le corps ne parvient pas encore à l’éternité, au moins notre personnalité nous survivra sur disques durs ! La motivation des transhumanistes prend selon l’auteur son origine non pas, comme ils le prétendent, dans le désir d’agir pour le bien de l’humanité en la délivrant de la mort, mais dans le « décalage éprouvé entre leur sensation de toute-puissance et l’angoisse de voir un jour cesser d’en profiter ».

Le simple utilisateur des outils numériques n’est pas épargné par le délire de toute puissance qui anime ingénieurs et chercheurs en sciences algorithmiques. Nous devons nous-mêmes reconnaître une massive addiction à la connexion et la sensation de toute puissance engendrée par la possibilité d’être flatté ou de flatter par des « like », de rejeter un « ami » en le bloquant, d’assortir de commentaires, voire d’insultes, toute publication qui nous plaît ou nous déplaît. Le sentiment de maîtriser l’environnement est dorénavant encore accentué par les applications qui accompagnent et guident notre quotidien.

Par là même le simple usager n’est pas épargné par la tension entre accroissement de maîtrise et impossibilité d’une maîtrise parfaite et totale. Cependant, si les simples usagers et les maîtres siliconiens du transhumanisme et de la singularité partagent l’angoisse suscitée par notre mortelle condition, seuls les premiers éprouvent le sentiment confus d’un dessaisissement d’une partie d’eux-mêmes. La conscience émerge, parfois, d’une véritable aliénation, induite par la délégation de nos facultés sensibles et de notre capacité de décision à des prothèses techniques. Les personnalités ainsi disloquées exprimeraient le nouveau malaise de la civilisation. Mais à la différence du malaise irréductible et insoluble décelé par Freud entre puissance des pulsions individuelles et nécessité sociale de les réfréner, ce nouveau malaise civilisationnel peut être traité.

 

V

C’est ce à quoi s’emploie la cinquième et dernière partie de l’ouvrage qui propose de prendre ses distances avec la politique pour investir le politique. Les gouvernements dits sociaux-libéraux misent sur « l’innovation numérique » pour stimuler la croissance, censée résoudre tous les problèmes. Il faut, pour cela, libérer l’activité économique et, dans ce but, les responsables politiques n’hésitent pas à nouer des alliances avec les industriels. Ainsi, en France, le label French Tech vise à faire de toutes les régions des pôles de « compétitivité numérique ». Cependant ce souci des enjeux économiques méprise les incidences civilisationnelles de cette politique, au premier rang desquelles, le recul démocratique. En effet la politique, « entendue comme le libre exercice de la décision issue de la délibération », souffre de la mainmise sur l’Etat des intérêts privés portés par les groupes de l’économie de la donnée. Ainsi Eric Sadin dénonce-t-il le conflit d’intérêts que représente l’inféodation du gouvernement au Conseil national du numérique (CNNum) dont les deux tiers des membres sont des responsables d’entreprises de l’Internet et des données. C’est, selon les préconisations de ce Conseil, que la « loi pour une république numérique » a été votée en 2016. Autre exemple d’infiltration du régime privé au sein du service public, le Ministère de l’Education nationale et Microsoft ont signé, en 2015, un accord de partenariat « afin de contribuer à la réussite du Plan numérique à l’école ». Cette « silicolonisation imposée » à l’Education fait fi de l’importance de l’attention profonde dans l’apprentissage. Le livre imprimé, qui permet une concentration prolongée, est relégué au rang des objets obsolètes par la tablette qui induit des interactions et réactions rapides et immédiates. Il est urgent que les citoyens, les associations, les syndicats, et les divers groupes, institués ou non, se réapproprient le droit d’exercer, individuellement et collectivement, leur liberté de gouvernement et de décision. « De notre degré d’implication ne dépendra rien de moins que l’avenir de notre civilisation ».

Notre civilisation, que l’on peut caractériser en gros par la référence majeure à la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948, est en train d’être menacée et insensiblement remplacée par une autre, qui émane pourtant de la même tradition, mais vise à terme la robotisation intégrale de la vie, réduisant « la marge de liberté des êtres et des peuples au profit d’une organisation automatisée des choses et d’une marchandisation de tous les instants du quotidien ». Les résistances et protestations visent le problème de la protection des données personnelles et le respect de la vie privée. Mais cette question est, d’après l’auteur, l’arbre qui cache la forêt, car le vrai problème, celui auquel nous sommes aveugles, réside dans le dessaisissement de la décision humaine induit par les technologies numériques. A l’heure de l’Internet et du développement sans précédent de l’intelligence artificielle, la menace probable est celle de l’organisation algorithmique de nos sociétés, à savoir l’automatisation et l’orientation de la vie des personnes en fonction des seuls intérêts de grands groupes privés. Pour pouvoir rompre avec cet ordre des choses présenté comme inéluctable et rester des individus libres, il nous faut, affirme Eric Sadin, refuser le dépassement de certaines limites. Ces limites sont précisément indiquées comme étant celles que l’extension des objets connectés franchissent. Nous devons refuser l’intégration de capteurs à nos corps, à nos environnements domestiques, professionnels, urbains. Car franchir ce seuil mène à « une quantification généralisée, une marchandisation intégrale de la vie et une organisation algorithmique de la société ».

Nombreux sont les champs de lutte : dans notre quotidien d’abord, il nous faut refuser, par exemple, biberons et maillots de bain connectés dont nous n’avons nul besoin, ainsi que lits, pèse-personne, brosses à dents, miroirs, cafetières, réfrigérateurs, fourchettes et tout objet équipé de puces électroniques. Il faut avant tout refuser la pose de compteurs électriques dits « intelligents » au sein de nos domiciles, compteurs qui, à terme, permettront la connaissance de l’usage de tous les objets connectés de notre domicile. Ces compteurs, dangereusement intrusifs, abolissent les frontières entre espaces privé et public. Il nous faut encore refuser les téléviseurs connectés qui analysent nos usages, mais aussi nos conversations, en vue de proposer des programmes adaptés. Il nous faut également refuser les « assistants numériques » qui semblant nous faciliter la vie, nous ôtent peu à peu l’usage de nos facultés sensibles et de décision. Dans le monde du travail ensuite, les syndicats doivent lutter contre l’introduction d’objets connectés dans l’espace professionnel, robotisant les travailleurs et quantifiant toute performance au sein du monde du travail. Les enseignants doivent s’opposer fermement à l’usage généralisé des tablettes numériques qui quantifient élèves et professeurs, affaiblissent l’autorité de ces derniers et empêchent la lente maturation indispensable à l’acquisition d’un esprit critique et d’une profondeur de vue - que seuls le livre et la patiente lecture réfléchie permettent -. Il faut aussi être attentif à ne pas laisser le numérique envahir le domaine médical et se substituer à l’humain en laissant tout pouvoir à la mesure et à la quantification au détriment de l’échange vivant et de la confrontation des corps. Rester également vigilant vis-à-vis du revenu de base universel afin qu’il ne serve pas les visées de ceux qui veulent remplacer tout métier par des automates.

Si nous sommes tous responsables de la civilisation qui vient, l’ingénieur l’est plus encore, particulièrement le concepteur d’algorithme, le programmeur et autre King Coder. L’ingénieur du computationnel se trouve aujourd’hui assujetti au pouvoir économique, répondant à des commandes non décidées par lui-même. Certains veulent sincèrement croire, selon le slogan du technolibertarisme, améliorer le sort de l’humanité par leurs recherches, d’autres sont simplement indifférents aux conséquences de leurs inventions. Il est pourtant « des cas historiques d’ingénieurs » qui, tel Alexandre Grothendieck, « se sont, élevés contre certaines pratiques qu’ils jugeaient contraires à leurs principes et à leur conscience ». Il faudrait, soutient Eric Sadin, intervenir dans les écoles d’ingénieurs afin de sensibiliser les étudiants aux enjeux de leur formation. Mais cela semble difficile quand on sait que la plupart de ces écoles sont en partie financées par les grandes entreprises du numérique. Il serait urgent de réintroduire dans les établissements les « humanités », au sens classique. Non les « humanités numériques » ou « humanités digitales », qui n’ont, d’après l’auteur, d’humanités que le nom, n’étant en dernière analyse que statistiques et mathématisation des sciences sociales. Eric Sadin en appelle à la philosophie américaine Martha C. Nussbaum dont le livre Cultivating Humanity (1997) a montré que les humanités permettent « de se confronter, par le biais d’œuvres, à la pluralité des idées et de l’expérience humaine ». Il en appelle aussi à Ortega y Gasset, écrivant dès 1939 dans Le mythe de l’homme derrière la technique que « pour être ingénieur, il ne suffit pas d’être ingénieur ». D’ores et déjà, un petit groupe d’ingénieurs a rédigé le « Manifeste pour une formation citoyenne des ingénieur.e.s » (consultable en ligne).

Eric Sadin s’inscrit en faux contre toute approche du numérique qui viserait à départager avantages et inconvénients, selon une doxa très présente, réduisant à un problème de société ce qui est véritablement un problème civilisationnel. Et, pour tenter de remédier à ce problème, la formation de l’ingénieur et la responsabilisation de celui-ci sont à considérer en priorité.

Le problème posé par la silicolonisation du monde est un problème civilisationnel parce que ce que ruine le technolibertarisme n’est rien moins que la richesse infinie du sensible. Notre rapport sensible au monde, au réel aux autres, à nous-mêmes se trouve réduit, appauvri par le cadrage algorithmique auquel nous nous habituons insensiblement. L’unidimensionnalité d’une réalité perçue par le prisme de pixels ampute notre perception, la focalisant sur le seul registre utilitaire. Notre expérience se trouve mutilée par ce rétrécissement numérique dont les dispositifs n’ont en dernière analyse que le but de servir des intérêts économiques orientant nos choix et décisions selon les biens et services proposés et calculés de façon personnalisée en fonction des traces que laissent nos navigations. Qu’est-ce qui est oublié ? Qu’est-ce qui est en train de disparaître ? L’attention fine à son milieu, à soi, à l’intensité de certains moments de l’existence, lorsque puissance de vie et de créativité s’expriment en toute liberté, lorsque toute la richesse du sensible est perçue et éprouvée dans ses multiples facettes, lorsque nous éprouvons la joie de « pleinement exister dans toute la puissance de notre être ». Un spectacle de danse peut être l’occasion de réveiller ce rapport au monde, ce sentiment d’être vivant et créatif, un artiste tel le chorégraphe et danseur Israël Galvan dont Eric Sadin, après Georges Didi-Huberman, fait l’éloge. La première opposition à cette civilisation qui risque de venir réside déjà dans la sauvegarde, voire l’exaltation - artistique en l’occurrence - du sensible. Célébrer la magnificence du sensible est déjà résister lorsque que gagne du terrain ce rapport désincarné au monde auquel le numérique nous habitue. Et ce, nous l’oublions trop souvent, à de seules fins de profit. Prendre ses distances avec ces modalités abstraites d’expérience, c’est aussi accepter et accueillir l’imprévu, les hasards de l’existence et l’ambiguïté du réel.

 

Conclusion

En conclusion l’auteur célèbre à la fois la gloire de la limite, à savoir des bornes, normes et interdits qui structurent l’individu et la société et « la glorieuse quête humaine de l’infinité », c’est-à-dire l’expression des possibilités de l’esprit humain dont témoignent l’inventivité, les créations et découvertes telles que celles d’un Léonard de Vinci ou d’un Alexander Fleming. L’acceptation de la pose de limite ne se comprend que par l’établissement d’une distinction claire entre limite et finitude. Le désir d’infinité, qui peut être créatif et stimulant, se pervertit lorsqu’il se confond avec le désir d’illimité, incarné dans la volonté de pouvoir, l’avidité et l’incapacité d’accepter la mort. L’aspiration humaine à s’affranchir de toute limite est orgueil et démesure, hubris. Le dépassement des limites conduit à des ravages écologiques, sociaux et psychiques. L’aspiration de l’humain à s’émanciper des déterminismes, à affirmer sa singularité, à exprimer l’infinité de ses possibilités, aspiration caractérisant aussi bien l’humanisme de la Renaissance que celui des Lumières, s’est pervertie en volonté de franchir toute limite jusqu’à celle même de la vie. Perversion déjà dénoncée dans les années quarante par l’Ecole de Francfort. Nous devons retrouver l’élan qui animait l’humanisme avant qu’il ne s’égare et ne se transforme en son contraire, à savoir la perte d’autonomie, de réelle faculté de juger et de sentir infligée par les technologies exponentielles du numérique et surtout par la plus asservissante de toute, celle qui, prétendant augmenter et améliorer la vie, ne fait que l’emprisonner et l’appauvrir.

L’ouvrage d’Eric Sadin commence par le mot « gratte-ciel » et se termine par celui de « vie ». A vouloir se hisser à des hauteurs célestes quasi-divines en franchissant orgueilleusement toute limite humaine, en investissant et codant jusqu’à la vie même, en marchandisant tout élément vital, la silicolonisation du monde risque de faire basculer l’humain dans une dé-civilisation, de le dé-vitaliser.

                                                                                                                                           Gabrielle Colace-Scarabin