Pierre Macherey Études de « philosophie française » - De Sieyes à Barni Ed. Publications de la Sorbonne 2013 Lu par François Fine
Par Florence Benamou le 13 septembre 2016, 15:55 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Pierre Macherey Études de « philosophie française » - De Sieyes à Barni Ed. Publications de la Sorbonne 2013 Lu par François Fine
Les Études de philosophie « française» sont, comme d'autres ouvrages de Pierre Macherey, constituées d'un recueil d'articles publiés sur une quinzaine d'années, mais ce recueil permet de saisir l'unité de ce travail d'histoire de la philosophie, unité révélée par l'avant-propos qui en trace le cadre général. Les 17 chapitres sont consacrés pour l'essentiel à des auteurs souvent considérés comme « mineurs » (parmi eux, seul Auguste Comte apparaît au programme des classes de Terminale) dont Macherey montre l'inscription dans l'histoire « majeure » de la philosophie en les faisant dialoguer avec Spinoza, Kant, Hegel ou Marx. Avec l'avant-propos, deux chapitres centraux, consacrés à la notion d'idéologie et à celle de « rapports sociaux », permettent de saisir l'enjeu de l'enquête de Macherey, qui semble être de construire une généalogie non seulement des concepts, mais aussi des problèmes et de la pratique de la philosophie en France, en jetant un regard attentif sur ce dix-neuvième siècle qui leur a donné naissance. Il s'agit de montrer que nous héritons de ces auteurs souvent peu lus aujourd’hui (Destutt de Tracy, Bonald, Saint-Simon, Cousin, Barni...) jusque dans nos pratiques d'enseignement et nos problématiques professionnelles.Car c'est au XIXe, entre Siéyès et Barni dont les deux noms encadrent ces études que la philosophie est « devenue à un certain moment comme française », privilégiant certaines questions, en même temps qu'elle s'est instituée comme discipline scolaire. C'est ce que souligne l'avant-propos, qui se termine par la question, inévitable pour tout professeur de philosophie, de savoir si la philosophie est susceptible d'enseignement. Ce qui conduit Macherey à cette question est une réflexion historique sur la manière dont il faut comprendre l'adjectif français du syntagme « philosophie française ». Si les guillemets sont indispensables, c'est que loin d'être une nature la « francité » de la philosophie est le fruit d'un processus historique, inséparable des conséquences sociales et politiques de la Révolution Française. Écartant l'idée que la langue donne à la pensée une couleur nationale, Macherey porte son attention sur les conditions institutionnelles du discours philosophique. L'hypothèse à l'arrière-plan du livre, explicitée dans l'avant-propos, c'est que la philosophie est devenue « française » (en même temps qu'elle devenait ailleurs allemande ou anglaise) avec l'avènement des États-nations après la Révolution. En France, cela a signifié en même temps une « intense politisation du discours philosophique » (conduit à faire de la réalité politique et sociale un des ses principaux objets, mais aussi à devoir penser ses effets politiques) et une professionnalisation de la démarche philosophique. Le philosophe a du se penser comme éducateur, au moment où l'enseignement devenait affaire d’État, et l’État, affaire d'enseignement. Faire de la philosophie en France, cela a désormais signifié « prendre position dans la forme républicaine », forme qui s'inventait avec la participation directe des philosophes. C'est là qu'apparaît la figure du philosophe-professeur, dont Victor Cousin sera le symbole, assumant la nouvelle fonction de former des citoyens. C'est dans ce contexte que s'est constituée une nouvelle rhétorique philosophique, spécifiquement française. Ces thèses très générales sont développées par Macherey en s'appuyant sur l'histoire de l'institutionnalisation de la philosophie dans la France post-révolutionnaire, depuis L'École normale de l'an III, inspirée par les Idéologues jusqu'à la IIIe République avec Barni.. Cet angle d'analyse permet à Macherey de montrer comment nos problèmes se sont constitués sur ce sol, celui de savoir ce que devait être l’École de la République. C'est ainsi qu'on voit surgir la question du rapport de la philosophie à la littérature, de la philosophie aux sciences, de la philosophie à la sociologie, comme autant de questions qui naissent lorsque la philosophie devient une matière d’enseignement. La philosophie, attirée sur la place publique depuis la Révolution, prise en tenaille entre sciences, littérature, et discours idéologiques n'aura de cesse de retracer des lignes de partage. Il ne s'agit pas pour Macherey de pointer de faux problèmes, mais bien de montrer comment sont apparues les tensions qui habitent aujourd'hui l'enseignement comme le discours philosophique en France.
Après cet avant-propos, le 1er chapitre est consacré à Siéyès, et essentiellement au texte Qu'est-ce que le Tiers-Etat ?. La lecture de Macherey confronte le texte de Siéyés au Contrat Social de Rousseau, dont il peut sembler très proche. Mais c'est précisément en mesurant les écarts entre les deux démarches que Macherey dégage l'invention propre de Siéyès, matrice de l'idée nationale en France. Si l'inspiration rousseauiste est manifeste dans l'idée d'une nation une et indivisible, dans la critique du rôle corrupteur des corps intermédiaires, Siéyès s'écarte d'abord de Rousseau par une vision organiciste de la « nation ». Mais aussi, il forge un nouveau concept du droit politique, séparant radicalement économie et politique, et donne ainsi naissance à l'idée du politique en tant que pure forme juridique. Contre Rousseau et ce qui en sera la lecture robespierriste, Siéyès considère que les inégalités et les intérêts économiques n'ont pas de pertinence politique. Plus profondément encore, il s'agit de montrer que Siéyès construit des principes bien différents de ceux de Rousseau : si le fondement légitime du pouvoir est appelé par Siéyès « contrat », il doit être vu comme la reconnaissance par la Nation de son existence et de ses droits, et non comme son institution. La Nation n'a pas pour Siéyès à être instituée par un pacte, elle est un fait, une donnée irréversible : si pour Rousseau le Contrat n'existe qu'au présent, pour Siéyès la Nation est un fait qui procède d'une Histoire, plus encore peut-être un fait naturel (« une Nation ne sort jamais de l'état de nature »). Ainsi il y a pour Siéyès une nature propre à chaque peuple, qu'il peut exprimer dans la forme pure du droit. Pour Macherey, la pensée de Siéyès est donc tendue entre un formalisme juridique et un organicisme naturaliste, point de passage entre la philosophie politique classique et un nouveau concept du droit, révélatrice des difficultés qu'il y a à élaborer dans la France post-révolutionnaire la forme même de la démocratie.
C'est à d'autres acteurs de la Révolution qu'est consacré le 2e chapitre : les Idéologues. Les inventeurs du terme d'« idéologie » avait un projet inséparablement politique et philosophique. L'« idéologie » de Destutt de Tracy, Cabanis ou Volney est en effet d'abord le nom d'un projet de réforme de la philosophie, inspiré par Condillac, Helvétius et Condorcet. Il s'agit de faire de la philosophie une science, la science du monde mental et moral, d'accompagner la Révolution politique par une révolution scientifique dont elle a besoin. Car cette nouvelle science qui doit remplacer la philosophie et mettre fin à la métaphysique est une science des idées, qui doit étudier leurs relations et leur genèse, sous la forme d'une grammaire, pour fonder une pédagogie indispensable à la République. L'enjeu est d'assurer un gouvernement des esprits en se substituant à l’Église, et il faut pour cela comprendre la nature de la pensée pour mettre en œuvre des méthodes scientifiques d'enseignement. Le programme d'une science naturelle de la pensée, qui n'est pas sans évoquer certains développements de la philosophie analytique contemporaine, se trouve mis en jeu dans la construction de l'école, avec notamment le projet de l’École Normale de l'an III. Mais il y a dans ce projet un point aveugle que dégage Macherey : envisager la pensée comme fonction naturelle c'est s'empêcher de penser aussi bien sa dimension historique que sa dimension sociale, suivant la critique que développera Marx. Aussi les Idéologues peuvent apparaître comme les premiers idéologues (avec une minuscule) de la société bourgeoise, auteur d'un système se concevant comme universel et nécessaire, ignorant de ses propres conditions historiques. Ce n'est pas pour autant une raison aux yeux de Macherey d'ignorer l'aspect profondément novateur et toujours actuel de leur pensée, et en examinant les analyses critiques de Sartre et de Foucault, il montre qu'il faut prendre au sérieux l'esprit anti-système de l'Idéologie, qui peut encore être pour nous un outil précieux. Ce que révèle cet épisode éphémère, c'est que « la société bourgeoise marche à l'idéologie, comme on dit que les voitures marchent à l'essence » : avec les Idéologues, nous sommes entrés dans « l'ère idéologique », celle où la chose « idéologie », impensable sous l'Ancien Régime, est devenue réalité effective. Le 3e chapitre poursuit alors l'exploration historique de la notion d'idéologie, après la chute des Idéologues dans l'histoire politique, pour décrypter la « péjoratisation » du terme. C'est sous le Consulat et l'Empire, avec Napoléon, qui fut d'abord un protégé des Idéologues, que le terme va devenir une dénonciation de l'intellectualisme sous soutes ses formes. Sous la plume du premier consul, l'idéologue devient un manipulateur d'idées, vain phraseur à distance des problèmes concrets, mais aussi un spécialiste étroit qui s'arroge abusivement le droit d'intervenir sur tous les sujets sans tenir compte des faits. Macherey souligne alors que c'est bien en sons sens « napoléonien » que Marx reprendra d'abord le terme en 1845 dans l'Idéologie Allemande, où « idéologie » est le nom d'un discours trompeur de quelques esprits égarés, redoublement fallacieux et artificiel du réel. La catégorie napoléonienne est interprétée à partir d'un modèle religieux, comme une mystification soutenant une conspiration, et fondant une oppression. Cette première notion d'idéologie est en tension avec l'idée aussi présente chez Marx de l'idéologie comme effet nécessaire des rapports sociaux, consubstantiel à toute existence sociale. C'est dans cette tension que s’enracinent pour Macherey les problèmes récurrents que pose cette catégorie, particulièrement dans la tradition marxiste, notamment la question de savoir si une société sans idéologie est possible. A partir de là, la notion d'idéologie deviendra plurielle, et on parlera d'idéologies pour désigner la diversité des positions politiques.
Dans cet éventail des idéologies, les chapitres 4 à 7 se penchent sur la pensée contre-révolutionnaire en examinant les textes de Joseph de Maistre (chapitre 4), Chateaubriand (chapitres 5 et 6) et enfin Bonald (chapitre 7). Il s'agit essentiellement pour Macherey de mettre en évidence un paradoxe : la volonté de restaurer une tradition dont le fil a été rompu par la Révolution réclame un travail d'innovation. De Maistre analyse la rupture révolutionnaire en articulant trois modèles : la Révolution est en même temps artificielle, naturelle et surnaturelle. Effet de l'action destructrice des hommes, effet de la nécessité naturelle qui use tout, et épreuve divine, fruit d'une intervention dans le cours des affaires humaines, elle ne peut être simplement effacée par un retour en arrière. Il s'agit alors de construire une « nouvelle tradition » : De Maistre n'a de cesse de vouloir rajeunir le christianisme, proposant une étonnante synthèse du catholicisme et de l'illuminisme. Il apparaît ainsi que la pensée contre-révolutionnaire ne peut être isolée du processus révolutionnaire dont elle fait partie intégrante. Cette idée que Macherey met au jour avec l’œuvre de Joseph De Maistre est ensuite confrontée à celle de Chateaubriand. Macherey commence par lire l'Essai sur les Révolutions dans le chapitre 5. Macherey met en évidence un Chateaubriand pour qui la pensée est toujours pensée du temps, à la fois comme tentative de le maîtriser en le saisissant, comme fille de son temps, et comme travaillée par le temps. L'Essai, texte déchiré entre philosophie des Lumières et convictions religieuses, s'interroge sur le sens à donner à la Révolution Française : événement singulier ou phénomène cyclique de l'Histoire ? Pour y répondre, Chateaubriand tente une histoire comparée des révolutions, pleine de naïveté, par les parallèles incessants qu'elle s'autorise, mais fondée sur l'idée d'un jeu permanent du temps avec lui-même, qui sera aussi l'objet de l'écriture de soi que proposera ensuite Chateaubriand. Si les analogies de Chateaubriand semblent bien forcées dans leur dimension systématique (Paris-Athènes, Londres-Carthage, Rousseau-Héraclite...), elles lui permettent de donner sens au mouvement historique. Car la répétition n'est jamais absolument conforme, et l’Histoire apparaît comme un cycle où chaque répétition décale progressivement l'Humanité de ses origines. L'homme nouveau, imitant l'ancien le corrompt, et l'Histoire devient un naufrage dont la seule consolation est la mémoire d'un passé définitivement perdu. C'est ainsi que le conservatisme a défini avec Chateaubriand le projet paradoxal d'une restauration conçue à la fois comme une rétrogradation et une avancée. Telle est la visée du Génie du Christianisme qu'étudie Macherey dans le chapitre 6, manifeste esthétique tout autant qu'apologie de la religion dont la portée est politique. Si l'ouvrage peut être lu comme une intervention opportuniste de Chateaubriand au moment où Napoléon a choisi, avec le Concordat de rétablir les liens avec l’Église Catholique, il faut aussi et surtout y voir la tentative paradoxale de réinventer la tradition chrétienne. Car c'est bien une nouvelle théologie qui se dessine dans le texte, rendue nécessaire après Les Lumières. Le schème directeur de cette nouvelle tradition est de revenir à une « révélation primitive » et l'obsession du retour aux origines conduit de facto à effacer la complexité de la tradition historique du catholicisme. Chateaubriand vide la religion chrétienne de ses contenus dogmatiques pour la ramener toute entière à une religion sensible au cœur. S'il n'est évidemment pas le premier à penser ainsi la foi, le sentiment religieux que décrit Chateaubriand comme fondement du christianisme, est bien différent de ce qu'il est chez Pascal : c'est d'abord un sentiment esthétique d'émerveillement face à la nature. Aussi le Génie du christianisme réinvente un christianisme ambigu, où de nouvelles certitudes se mêlent à de nouveaux doutes. On en vient alors à se demander si ces doutes sont ceux de l'opportuniste qui se demande s'il s'est engagé dans le bon parti, ou s'ils sont constitutifs du sentiment religieux de la nouvelle tradition.
Le chapitre 7, consacré à « Bonald et la philosophie » est le plus long du livre. Macherey propose une lecture d'ensemble qui permet de prendre la mesure d'une œuvre dont les effets ont été puissants dans la « philosophie française ». Macherey commence par replacer cette œuvre dans l’histoire politique de la réaction et de l'émigration nobiliaire. Bonald est au cœur des tensions de la pensée contre-révolutionnaire : revenir purement et simplement à la tradition est impossible, mais élaborer un contre-discours renouvelé est périlleux car il risque d'entraîner dans le mouvement révolutionnaire lui-même. Il s'agit pour Bonald de redonner vie à la foi, mais il faut se garder d'inventer une foi nouvelle. C'est ce qui va le conduire à substituer à la conscience individuelle la redécouverte d'un ordre collectif déployé dans l'histoire : contre tout psychologisme, Bonald construit une sociologie avant la lettre, qui inspirera St-Simon autant que Comte. Cette sociologie peut être analysée comme une « métaphysique du pouvoir » : le pouvoir, pensé comme rapport originaire de Dieu à sa création est la catégorie qui permet d'articuler pensée de l'homme, de l'histoire et de la société. Il n'y a pas de société sans pouvoir. Mais le pouvoir, même exercé par les hommes vient de Dieu : si tout être est soumis aux règles qui le constituent en l'insérant dans un ordre absolu, la société elle-même est constituée par des lois qui sont indépendantes de toute intervention humaine. L'erreur révolutionnaire est pour Bonald de croire que les hommes peuvent changer la société, alors qu'ils ne peuvent que la défaire. Contre toute théorie de l'institution humaine de la société, Bonald pense une « législation primitive » découlant du pouvoir absolu de Dieu : de la nécessité de l’obéissance des hommes à Dieu découle nécessairement des rapports d'obéissance entre les hommes. Ainsi la société est d'essence monarchique : l'obéissance de tous à un seul est ce qui constitue l’unité sociale, et le fondement de cette unité n'est pas dans les droits des individus mais dans un devoir d'obéissance. Il s'agit en un certain sens d'une théorie du droit naturel, qui voit la société comme être naturel et sujet de ce droit. Mais on est loin d'une conception naturaliste du social car cette nature de la société est une nature instituée par Dieu, en écart par rapport au monde physique. Ainsi la loi sociale n'est pas naturelle, et une Histoire devient pensable dans laquelle les sociétés peuvent s'écarter mais aussi se rapprocher de leur état idéal. Cet état idéal est décrit par un modèle ternaire, où se succèdent Cause, Moyens et Effets : ce schéma se décline ensuite, à partir de l'initial Dieu/Médiateur/humanité, en Roi/noblesse/peuple, Père/mère/enfants... Ainsi exercer un pouvoir (ce qui revient toujours à faire obéir) c'est toujours obéir au pouvoir.
Macherey se penche sur les conséquences épistémologiques de cette approche : il faut pour Bonald étudier « l'homme extérieur » pour connaître l'homme intérieur, c'est-à-dire partir des rapports sociaux pour saisir l'esprit : « l'homme est la société en abrégé ». Cela implique un rejet du matérialisme cérébral qui était celui des Idéologues. Plus généralement, Bonald s'attaque à l'héritage des Lumières en se lançant dans une critique de la raison individuelle qui se fonde sur l'idée qu'il n'y a pas de pensée signifiante sans soumission à un système de croyances. Ainsi Bonald se bat sur un double front critique, contre les Idéologues mais aussi contre le spiritualisme naissant. C'est que l'esprit n'existe qu'en relation avec ce qui lui est extérieur, ce qui rend toute psychologie illusoire, qu'elle soit matérialiste ou spiritualiste. Le fait dont doit partir la connaissance de l'homme ce n'est donc pas la conscience mais la société. C'est tout le paradoxe de Bonald qui construit une philosophie profondément rétrograde mais aussi profondément novatrice.
Ce paradoxe est particulièrement visible dans la pensée bonaldienne du langage : s'il faut pour Bonald partir de la parole, véritable acte de la pensée, cette parole est elle-même abordée suivant le modèle du Verbe divin. L'anthropologie se résorbe ainsi dans une théologie de la parole. Le Verbe créateur est le paradigme de toute action, et les rapports sociaux doivent être vus comme des rapports linguistiques. Si la parole est le ciment des rapports sociaux, elle ne doit pas être vue comme acte individuel mais comme soumission à un ordre extérieur. Apprendre à parler c'est pour Bonald fondamentalement apprendre à obéir : on reçoit avec sa langue un système de croyances auquel l'esprit doit se plier. Et à l'origine le langage n'est ni artifice ni système naturel mais institution divine : Dieu a instruit les hommes en leur parlant et il faut transmettre cette parole. Ainsi il n'y a pas de pensée qui vienne de l'intériorité : toute pensée vient du dehors, car toute pensée est parole, et toute parole est soumission à la loi primitive.
Le chapitre 8 assume le rôle d'un pivot car il articule les trois idéologies (conservatisme, libéralisme, socialisme) qui se sont frottées les unes aux autres dans l’élaboration d'un nouveau concept, celui de « rapports sociaux », dont Macherey montre qu'il s'agit d'un concept inconnu avant la Révolution. Passer du singulier du « lien social » au pluriel des « rapports sociaux » est le signe d'une rupture théorique, et c'est une rupture qui s'est accomplie presque simultanément chez tous ceux qui ont tenté de penser l'unité de la société après l'éclatement révolutionnaire.
La position conservatrice est examinée à partir d'un texte tardif de Bonald, la Démonstration philosophique de 1830. A partir de ce texte, Macherey reprend les thèses analysées au chapitre 7. Les rapports sociaux sont pensés par Bonald comme des rapports de communication, mais pas dans l'horizontalité d'une société des égaux : ils relèvent toujours d'un rapport vertical de soumission, qui s'étire sur trois niveaux suivant le schéma Dieu/médiateur/humanité.
La position socialiste est examinée à partir du st-simonisme, tel qu'il a été exposé dans La Doctrine de Saint-Simon, rédigée par Bazard et Enfantin après la mort du maître en 1829. Les rapports sociaux sont ici pensés dans le cadre d'une philosophie de l'Histoire, où il s'agit de penser le progrès de la société vers une harmonie organique. La particularité du st-simonisme est que cette harmonie finale des rapports sociaux est le produit d'une conflictualité initiale : ils sont d'abord vus comme des rapports antagoniques, mais d'un antagonisme qui tend vers sa propre disparition. Mais on est pourtant très loin du marxisme : le moteur de cette transformation est la conscience (d'où la centralité de la religion) : la solidarité sociale n'est pas d'abord politique ou économique mais religieuse. Les rapports sociaux se développent suivant le mouvement d'une pensée commune, d'un « consensus social » qui se forme en s'éduquant. L'histoire des rapports sociaux est alors celle d'une éducation morale.
La position libérale est étudiée à partir d'un texte de Guizot publié en 1821 (Des moyens de gouvernement et d'opposition). Guizot voit d'abord les rapports sociaux comme instables, affrontement sauvage d'intérêts. Aussi, des rapports de pouvoir sont nécessaires pour faire tenir cette diversité dans l'unité sociale. Comme aucune forme historique de pouvoir n'est absolument légitime, un droit de résistance est fondé, dès lors qu'il s'appuie sur un examen rationnel. Mais le plus important n'est pas là : ces rapports de pouvoir sont pensés comme des rapports de subordination entre des intelligences inégales : c'est ce que montre le modèle du jeu des enfants, sorte d'état de nature qui révèle une genèse de facto du pouvoir (« le pouvoir accompagne et révèle la supériorité »). Ainsi la société n'existe que par la conscience des rapports qui la fondent : elle est une union des intelligences, union qui prend la forme d'une subordination (les facultés intellectuelles, inégalement réparties, s'unissent suivant une hiérarchie dans une « raison publique »).
Ainsi il y a bien une intersection entre les pensées politiques du conservatisme, du socialisme et du libéralisme : les « rapports sociaux » sont situés dans un ordre symbolique (irréductible à l'économie ou au droit), révélant que la société post-révolutionnaire doit être pensée comme une société de communication, et Macherey de conclure, en paraphrasant Lacan, que « la société est structurée à la manière d'un langage ».
Le chapitre 9 se décale vers l'examen de la pensée socialiste : il s'agit d'examiner la religion st-simonienne, à partir de la lecture de la 2e année de la Doctrine. Ce texte propose un exposé ordonné du « nouveau christianisme » esquissé par St-Simon dans des textes disparates. Il s'agit d'instaurer une nouvelle religion réhabilitant la matière. Car l'échec de l'ancien christianisme, qui se mesure avec la succession des guerres et de l'exploitation qui ont nié son message moral d'amour, était inscrit dès sa naissance dans la séparation qu'il a instauré entre matière et esprit, pouvoir spirituel et temporel. La « loi de Dieu », qui est un principe universel d'association, à la fois synthèse sociale et synthèse cosmique, ne pourra se réaliser qu'en reconnaissant un panthéisme. Un mode de vie réconcilié ne peut surgir que par la mise en œuvre à la fois spirituelle et matérielle de ce principe suivant lequel « Dieu est tout ce qui est ». Il faut donc à la fois unifier les hommes matériellement (d'où l’engagement st-simonien dans le développement des voies de communication, ponts et chemins de fers...) et construire un régime mental réunifié en chacun. C'est pourquoi le st-simonisme n'est pas une religion de l'humanité mais une religion de la matière, car c'est l'harmonie de l'homme avec le monde qui doit être réalisée, et l'amour ne doit pas seulement unir les hommes entre eux mais aussi l'homme avec les choses. L'histoire humaine n'est qu'une partie d'une histoire naturelle finalisée qui conduit l’humanité vers un état final d'association et d'harmonie.
Les chapitres 10 à 12 se penchent sur l’œuvre d'Auguste Comte. Le chapitre 10 examine les rapports entre les œuvres de Condorcet et Comte. Si la dette du second à l'égard du premier est évidente, sa critique n'en est pas moins sévère. Car pour Comte, si une nouvelle Encyclopédie est nécessaire c'est que les Lumières n'ont pas compris la systématicité du savoir. A bien y regarder, la critique est surprenante : Comte reproche aux Lumières un rejet « métaphysique » de l'esprit de système ! La philosophie positive apparaît alors comme un projet énigmatique, en rupture avec l'esprit baconien qui a animé le XVIIIe français. Macherey s'adonne à une lecture attentive de l'Opuscule fondamental de 1822, dans lequel Comte accomplit lui-même une lecture critique de Condorcet. Certes Condorcet a, le premier, pensé l'histoire humaine comme une marche naturelle mais pour Comte les 10 époques de Condorcet ne sont qu'une énumération empirique sans théorie. Comte lui oppose une vision naturaliste de cette « marche » qui prend appui dans la physiologie de la marche esquissée par Barthez, comme une succession d'équilibres et de déséquilibres. Retournant les Lumières contre elles-mêmes Comte pointe le « préjugé critique » de Condorcet : le refus du système empêche l'émergence d'une théorie de l'Histoire. De façon toujours très étonnante, Comte nomme esprit « métaphysique » la tendance critique de Condorcet qui l’empêche de reconnaître la positivité de certaines formes sociales antérieures. C'est ainsi que Comte entend à la fois réhabiliter le Moyen-Age mais aussi l’Église comme forme sociale. Enfin Comte reproche à Condorcet d'avoir ignoré la spécificité de l'histoire humaine. L'Histoire des sociétés est bien un phénomène naturel, pour Comte comme pour Condorcet, mais pour Comte les phénomènes naturels obéissent tous à des lois analogues sans être identiques : elles diffèrent d'un niveau à un autre par leur complexité, de l'inerte au vivant, du vivant au social. C'est pour cela que Comte récuse le projet de Condorcet d'une « mathématique sociale », illusion chimérique suivant laquelle les artifices du calcul pourraient permettre de maîtriser la réalité sous tous ses aspects. En dernier recours, c'est l'idée d'une perfectibilité indéfinie de l'humanité que Comte rejette et à laquelle il oppose une vision de l'histoire comme tendant à se rapprocher d'un terme naturel.
Le chapitre 11 s'intéresse aux rapports entre Comte et le contre-révolutionnaire De Maistre. Comte cite souvent Du Pape, ouvrage dont il fait l'éloge, alors même que la distinction du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel a un sens très différent chez les deux auteurs : pour De Maistre, il n'y pas des différence de nature mais une différence de puissance entre les deux, alors que Comte pense leur hétérogénéité. Alors pourquoi cet éloge d'un auteur si éloigné ? C'est que Comte trouve chez lui de quoi prendre ses distances avec le saint-simonisme qui l'a formé.
Le chapitre 12 se demande s'il y a une métaphysique du positivisme comtien ? Si le problème se pose c'est qu'il y a une tension dans l’œuvre de Comte entre positivité et systématicité, cette 2e exigence laissant penser à un retour de la métaphysique chassée par la 1ere. Doter les sciences d'une systématicité organique, n'est-ce pas construire une métaphysique ? Le croire, ce serait ignorer que la systématisation du savoir n'est pas chez Comte une construction a priori, mais qu'elle est inséparable de la classification des sciences. Macherey met en évidence à cet égard l'importance des leçons sur l'astronomie (leçons 19 à 27) dans le Cours de philosophie positive. Car c'est en effet dans l'astronomie que Comte dégage un concept de « monde » sans lequel il ne pourrait y avoir de système. Car le monde dont parle Comte, c'est celui dont nous faisons partie, c'est-à-dire celui avec lequel nous sommes en relation et non la totalité des phénomènes. Et si « la véritable connaissance de l'Univers doit nous échapper pour toujours » (19e leçon), nous pouvons toutefois parvenir à une connaissance achevée de notre monde. L'astronomie le montre : le catalogue achevée de toutes les étoiles de l'Univers serait hors de portée et sans ordre, mais il nous suffit pour Comte de connaître parfaitement le système solaire. Tel est notre monde. En quelque sorte, Comte se détourne de l'Univers infini de l'époque classique pour revenir à un monde clos. Et c'est dans cette délimitation des phénomènes à portée de la science que le système s'enracine : c'est parce que nous appartenons à un système-monde (le système solaire) que nos connaissances sont systématisables. Le positivisme revient alors à savoir sa cantonner dans les limites du monde. Avec ce concept de monde comme notre monde, il ne faudrait pas croire que Comte anticipe sur la phénoménologie : car dans ce monde qui est le nôtre, la place de l'homme est périphérique, car il n'est pas fait pour nous, et nous ne pouvons nous l'approprier que partiellement et pratiquement grâce à la connaissance de ses lois.
Le chapitre 13 est consacré à Victor Cousin, et plus particulièrement à ses débuts philosophiques, à la période qui l'a vu jusqu'à 1830 élaborer sa philosophie. Victor Cousin est aujourd'hui un auteur très peu lu qui a laissé l'image plutôt négative d'une manière de pensée creuse et sans originalité, d'un pâle imitateur de Hegel sans intérêt. Et pourtant, lorsque Cousin prononce en 1818 son cours « Du beau, du vrai, du bien », c'est un véritable événement intellectuel qui ébranle la « philosophie française », et la trace laissée dans les institutions d'enseignement par son action réclame à elle seule qu'on prenne connaissance de son œuvre aux yeux de Macherey. Cette œuvre a certes commencé comme celle d'un bon élève sans originalité : disciple de Royer-Collard (le fondateur du spiritualisme), Cousin défend ses thèses lorsqu'il lui succède dans son enseignement. Royer-Collard avait commencé à importer en France la philosophie du common sense de Reid, auquel Cousin reprend sa critique du cartésianisme et la réhabilitation du sens commun, dont la légitimité s'étend jusqu'à la politique. Mais ses voyages en Allemagne vont bousculer cette œuvre. Dès son 1er voyage en 1817, Cousin rencontre Schlegel, Schelling, Hegel, Schleiermacher et Goethe. Cousin entamera une relation suivie avec Hegel sur la base d'une entente politique (ils se rejoignent alors dans leur préférence pour la monarchie constitutionnelle). Cousin manifeste d'abord une incompréhension française de la philosophie allemande, qui a conservé une forme et une vocabulaire scolastique abandonnés en France depuis Descartes, mais il est séduit par l'organisation systématique de ces pensées, notamment celle de Hegel. Aussi Cousin voudra réintroduire en France l'idée de système et l'idée d'absolu. Mais il ne s'agit pas pour lui de répandre une fièvre spéculative attrapée en Allemagne : c'est bien une synthèse originale qui est d'emblée son projet. Car s'il veut réintroduire une métaphysique spéculative (contre le matérialisme des Lumières), il veut privilégier une méthode psychologique (contre l'idéalisme allemand), tout en conservant quelque chose du génie de la Révolution (contre le spiritualisme de son maître Royer-Collard)... C'est cette synthèse que réalise le cours de 1818, projet pharaonique de refondation philosophique énoncé dans un style nouveau. Cousin y défend l'idée qu'il faut renoncer à un principe unique et exclusif de la philosophie, qu'il s'agisse de la sensation, de la conscience ou de la raison. La lecture cousinienne de Hegel le conduit à dire que la vérité n'est pas dans une philosophie mais dans toutes les philosophies. Il s'agit bien sûr d'une lecture plus que discutable de Hegel : pour Cousin, il n'est pas question de négativité ou de procès dans l'histoire de la philosophie. Cousin voit que vrai et faux coexistent dans chaque doctrine sans communiquer : la trouver c'est donc faire un tri, séparer le bon grain de l'ivraie chez chaque philosophe. C'est le fameux éclectisme de Cousin, un hégélianisme sans dialectique, dans lequel la triade fondamentale est la succession « moi, non-moi, raison impersonnelle ». Ainsi, lorsqu'il surgit dans le cours de 1818, loin d'apparaître comme pensée creuse, l'éclectisme donne une impression de profondeur : en rassemblant la description psychologique des faits de conscience (c'est son versant français) et la spéculation métaphysique sur l'absolu, il semble faire sortir la philosophie du trou dans lequel elle semblait tombée (d'après une expression de Jouffroy). A partir de là, Cousin pose les bases théoriques du rapport Etat/Eglise en pensant le rapport religion/philosophie de façon nouvelle : la religion apparaît comme sentiment anticipé du système philosophique (et doit donc lui être subordonnée, comme l'Eglise doit l'être à l'Etat).
La question du rapport entre philosophie et religion devient alors inséparable de celle du rapport entre l’État et l’Église. Cette question est abordée dans le chapitre 14 par l'examen des « philosophies laïques ». Assez différent des autres chapitres de l'ouvrage, ce chapitre n'aborde pas d'auteur en particulier mais esquisse les traits généraux des « philosophies laïques » à la fin du XIXe. La thèse de Macherey est qu'il faut penser la laïcité comme une idéologie, sans oublier que Macherey a redonné une certaine épaisseur à l'idéologie, qu'il ne s'agit plus de penser comme le contraire de la philosophie mais comme son articulation à une société de communication. Idéologie politique d'abord, la « laïcité » est inséparable d'une position nationale et républicaine. Elle se fonde sur l'idée que le peuple (laos) a un instinct de vérité qu'il ne reconnaît pas lui-même, et qui doit être libéré par l'éveil de la conscience, thèse qui peut aussi bien s'appuyer sur les philosophies de Comte que de Cousin. Idéologie pédagogique, la laïcité accorde un rôle politique prééminent à l’enseignement : la politique républicaine se prolonge dans une pédagogie. Le risque serait alors pour une société-école de subir un catéchisme professé au nom de l’État. Mais la séparation du spirituel et du temporel, telle qu'elle est pensée depuis Comte fonde l'autonomie respective du savoir, de la croyance et de la loi. Idéologie morale, les philosophies laïques donnent à l’État le rôle de cautionner une conviction morale qu'il doit délivrer. Macherey montre que les sources théoriques de cette morale laïque sont diverses, voire contradictoires, entre saint-simonisme et kantisme. Idéologie sociale, les philosophies laïques puisent dans les textes de Condorcet l'idée que la société de l'avenir sera homogénéisée par le développement de l'éducation. Il faut alors voir la laïcité comme une morale sociale de la société solidaire, point sur lequel se rejoignent toutes les bases théoriques. Enfin la dernière thèse de Macherey est éminemment polémique : les philosophies laïques seraient bien de l'ordre de l'idéologie religieuse, inséparable d'une foi première, la certitude du progrès collectif. Macherey l'illustre par la lecture du roman Vérité de Zola, dans lequel la vérité propagée par ses missionnaires que sont les instituteurs républicains accomplit de véritables miracles. Il en tire l'idée que la laïcité est essentiellement à sa naissance la foi en la toute-puissance de la vérité, et qu'elle est assise sur une idéologie de compromis, véritable bricolage de presque tout le XIXe de la philosophie française a pu engendrer.
C'est un autre genre de bricolage théorique qu'évoque le long chapitre 15, en analysant l’œuvre de Proudhon. Dans la « philosophie française » du XIXe, celui-ci se singularise par ses fréquentes références à Hegel. Toutefois, Marx dans Misère de la philosophie se moque des phrases « quasi-hegeliennes » de Proudhon. Dès Qu'est-ce que la propriété ? en 1840, Proudhon défend à travers la formule « la propriété c'est le vol » la thèse suivant laquelle la société développe dans son histoire une contradiction. La propriété privée serait en effet une anomalie, une « impossibilité », au sens où les propriétaires ne sont pas les producteurs. En effet pour Proudhon, toute production est un bien commun : s'il y a distinction des fonctions (la division du travail), elle implique des rapports de solidarité, ainsi Homère a besoin du pâtre illettré qui lui fournit sa pitance pour pouvoir écrire, et son œuvre ne peut être vue comme sa propriété. L'inégalité des capacités s'efface dans une mise en œuvre toujours collective. Aussi la justice serait de rendre à la société tout ce qui lui appartient, c'est-à-dire la totalité de l'activité sociale. L'Histoire est alors lue par Proudhon comme le déploiement de degrés successifs de socialité : à la « communauté » initiale a succédé l'âge de la propriété qui dot être dépassé dans une nouvelle forme sociale, « l'association ». Il y a bien là un certain hégélianisme : un développement ternaire par le biais d'une étape négative. Mais un quasi-hegelianisme seulement : une succession d'étapes juxtaposées sans nécessité interne du passage, sans « négation de la négation ». Cependant, les emprunts à Hegel ne s'arrêtent pas là chez Proudhon : De la création de l'ordre dans l'Humanité en 1843, sorte de logique et de métaphysique d'autodidacte développe une philosophie qui se proclame « dialectique », bricolage qui mêle Kant, Hegel, Fourier et Comte. Proudhon y développe sa « dialectique sérielle ». C'est la méthode qui doit permettre de penser la société dans son histoire. La société est un cas particulier d'ordre, c'est-à-dire de disposition sériée, de même que les phénomènes naturels obéissent à un autre genre d'ordre. La connaissance est toujours relationnelle pour Proudhon : connaître c'est saisir les rapports entre les êtres et ces rapports sont toujours spécifiques. Il n'y a pas de loi universelle gouvernant toutes les séries. C'est là l'anarchisme théorique de Proudhon. Il appelle « dialectique » toute manière de sérier les phénomènes, dont la dialectique hégélienne n'est qu'un cas particulier. Il y a là un relativisme radical, un conventionnalisme, dont le paradoxe est que l'opération de sériation n'est pas vue par Proudhon comme un artifice mais comme une manière d'atteindre une certitude absolue. C'est qu'il n'y a pas d'ordre absolu, sans pour autant que le réel soit un chaos : ainsi l'ordre est virtuel et c'est l'opération de la dialectique sérielle qui l'actualise. L'identité du réel et du rationnel n'est donc pas donnée d'emblée : elle est ce dont on s'approche par une évolution. L'hegelianisme n'est effectivement pas si loin, à la différence notable que la dialectique sérielle est aussi une philosophie pratique : s'il n'y a pas de point de vue absolu, alors la philosophie ne doit pas être la propriété exclusive des docteurs mais entreprise collective dont nul a priori ne doit être exclu. Mais c'est dans Philosophie de la misère en 1846 que Proudhon est au plus proche de Hegel : critiquant les catégories de l'économie politique au nom d'une métaphysique, il montre que chaque catégorie économique est en fait un essai de résolution des contradictions portée par la catégorie qui la précède et qui fait jaillir de nouvelles contradictions. Surtout, il tente d'y montrer que le destin de l'Humanité est impulsé par une nécessité interne au principe négatif (« Dieu, c'est le Mal »). La propriété privée, la misère, l'exploitation n'y sont plus pensées comme anomalies mais comme moments nécessaires. Mais cet hégélianisme est un étrange hégélianisme : car les contradictions historiques sont pensées par Proudhon comme n'appartenant pas à « l'océan de la réalité » qui les ignore mais comme « nos » contradictions, et l'histoire devient un grand récit plaqué sur un ensemble de faits en fonction de nos besoins. Macherey se demande dans quelle mesure Proudhon se soucie de la cohérence de ces doctrines, tant il hésite entre fatalité et progrès... Toutefois il finit en montrant qu'il n'y a pas là une défaite de la pensée mais plutôt une conception singulière de la philosophie. Contre la philosophie des docteurs, Proudhon défend le droit pour chacun de se bricoler une philosophie en accord avec la nécessité de sa position sociale.
Le chapitre 16 passe à une autre figure dont le statut de philosophe peut faire question, Renan. En un sens héritier de Cousin, il professe lui aussi un certain hégélianisme, et voit la rationalité historique comme ce qui effectue le passage d'une forme spontanée à une forme réfléchie d'existence par son mouvement immanent. Pour Renan, le philosophe doit montrer le chemin qui va de l'instinct à l'intelligence, de la vie à la raison. Sur cette doctrine, qui voit dans la science la forme ultime de l’intelligence (« la science seule peut fournir à l'homme les vérités vitales sans lesquelles la vie ne serait pas supportable ni la société possible »), Renan fonde sa pensée politique qui est celle du gouvernement des élites pensantes : comme la raison n'est pas également distribuée, le peuple à la fois sauvage, animal et infantile doit être conduit vers la science.
Le chapitre 17, consacré à la figure de Barni fait figure de conclusion en ce qu'il revient aux questions soulevées dans l'avant-propos. Car Barni peut être vu comme « philosophe de la République ». Loin de n'être que traducteur de Kant, il a forgé une philosophie originale. En 1868, dans La morale dans la démocratie, il défend l'idée que la morale est à la fois moyen et fin de la politique. Car entre la démocratie authentique et le citoyen vertueux elles s'appellent l'une l'autre. Entre l'individuel et le collectif, l'écart ne peut exister que par manque d'éducation. Aussi la formation des citoyens est-elle la question politique par excellence : l'appareil éducatif doit instaurer un esprit solidaire, véritable fondement de la République. En effet la société n'intègre les individus comme citoyens que si elle fait reconnaître ses normes, sans quoi elle débouche sur un autoritarisme destructeur. Ainsi, si la morale concerne d'abord l'individu pour Barni, elle fonde toutefois la cohésion sociale : le sujet de la politique est en même temps la personne et le citoyen, et il y a fusion intégrale des droits et des devoirs, de la morale et de la politique. L’État Républicain est celui qui doit instaurer l'identité des normes intérieures et extérieures de l'action, accorder les consciences et les lois. Et cela ne peut s'opérer que par l'éducation qui va rendre l’État interne à la conscience de l'individu. Aussi il n'y a démocratie que si l'individu est réconcilié avec lui-même. IL faudrait alors dire que Barni, plus encore qu'un traducteur de Kant est un penseur qui a assimilé Kant à la République Française, kantisant la République et françisant Kant. Disciple de Cousin, Barni n'a cessé de penser que la philosophie devait être intégrée aux institutions, et d'agir politiquement pour qu'elle le soit. Mais comme quelques autres, Barni fut un disciple infidèle : si Cousin pensait la philosophie indispensable à la formation des élites, il fut horrifié de voir Barni et quelques autres se convertir au Républicanisme, et vouloir livrer la philosophie au peuple. L'engagement républicain de Barni ira jusqu'à l'exil : il refuse de prêter serment à l'Empire, et s'exile à Genève où il fonde la « ligue internationale pour la paix et la liberté ». A son retour en France en 1871, il publie son Manuel républicain.
Aussi Barni est-il exemplaire de l'inséparation entre travail théorique et prises de position, de la jonction entre philosophie et politique qui semble bien être ce qui a fait la « philosophie française ». Le philosophe est devenu le professeur de philosophie de la République, et en un certain sens, au moins fantasmé, la République Française a été la République des professeurs de philosophie. La philosophie, devenue institution, s'est inscrite dans la vie publique et dans le jeu politique. Cette politisation du discours philosophique, héritage de la Révolution qui a attiré la philosophie sur la place publique d'où elle semblait s'être retirée a donné naissance à une rhétorique d'intervention. Aussi Macherey conclut-il sur l'idée que l'existence de la « philosophie française » est une idée davantage politique que philosophiquement fondée.
François Fine