Pierre Macherey Études de « philosophie française » - De Sieyes à Barni Ed. Publications de la Sorbonne 2013 Lu par François Fine
Les Études de philosophie « française» sont, comme d'autres ouvrages de Pierre Macherey, constituées d'un recueil d'articles publiés sur une quinzaine d'années, mais ce recueil permet de saisir l'unité de ce travail d'histoire de la philosophie, unité révélée par l'avant-propos qui en trace le cadre général. Les 17 chapitres sont consacrés pour l'essentiel à des auteurs souvent considérés comme « mineurs » (parmi eux, seul Auguste Comte apparaît au programme des classes de Terminale) dont Macherey montre l'inscription dans l'histoire « majeure » de la philosophie en les faisant dialoguer avec Spinoza, Kant, Hegel ou Marx. Avec l'avant-propos, deux chapitres centraux, consacrés à la notion d'idéologie et à celle de « rapports sociaux », permettent de saisir l'enjeu de l'enquête de Macherey, qui semble être de construire une généalogie non seulement des concepts, mais aussi des problèmes et de la pratique de la philosophie en France, en jetant un regard attentif sur ce dix-neuvième siècle qui leur a donné naissance. Il s'agit de montrer que nous héritons de ces auteurs souvent peu lus aujourd’hui (Destutt de Tracy, Bonald, Saint-Simon, Cousin, Barni...) jusque dans nos pratiques d'enseignement et nos problématiques professionnelles.Car c'est au XIXe, entre Siéyès et Barni dont les deux noms encadrent ces études que la philosophie est « devenue à un certain moment comme française », privilégiant certaines questions, en même temps qu'elle s'est instituée comme discipline scolaire. C'est ce que souligne l'avant-propos, qui se termine par la question, inévitable pour tout professeur de philosophie, de savoir si la philosophie est susceptible d'enseignement. Ce qui conduit Macherey à cette question est une réflexion historique sur la manière dont il faut comprendre l'adjectif français du syntagme « philosophie française ». Si les guillemets sont indispensables, c'est que loin d'être une nature la « francité » de la philosophie est le fruit d'un processus historique, inséparable des conséquences sociales et politiques de la Révolution Française. Écartant l'idée que la langue donne à la pensée une couleur nationale, Macherey porte son attention sur les conditions institutionnelles du discours philosophique. L'hypothèse à l'arrière-plan du livre, explicitée dans l'avant-propos, c'est que la philosophie est devenue « française » (en même temps qu'elle devenait ailleurs allemande ou anglaise) avec l'avènement des États-nations après la Révolution. En France, cela a signifié en même temps une « intense politisation du discours philosophique » (conduit à faire de la réalité politique et sociale un des ses principaux objets, mais aussi à devoir penser ses effets politiques) et une professionnalisation de la démarche philosophique. Le philosophe a du se penser comme éducateur, au moment où l'enseignement devenait affaire d’État, et l’État, affaire d'enseignement. Faire de la philosophie en France, cela a désormais signifié « prendre position dans la forme républicaine », forme qui s'inventait avec la participation directe des philosophes. C'est là qu'apparaît la figure du philosophe-professeur, dont Victor Cousin sera le symbole, assumant la nouvelle fonction de former des citoyens. C'est dans ce contexte que s'est constituée une nouvelle rhétorique philosophique, spécifiquement française. Ces thèses très générales sont développées par Macherey en s'appuyant sur l'histoire de l'institutionnalisation de la philosophie dans la France post-révolutionnaire, depuis L'École normale de l'an III, inspirée par les Idéologues jusqu'à la IIIe République avec Barni.. Cet angle d'analyse permet à Macherey de montrer comment nos problèmes se sont constitués sur ce sol, celui de savoir ce que devait être l’École de la République. C'est ainsi qu'on voit surgir la question du rapport de la philosophie à la littérature, de la philosophie aux sciences, de la philosophie à la sociologie, comme autant de questions qui naissent lorsque la philosophie devient une matière d’enseignement. La philosophie, attirée sur la place publique depuis la Révolution, prise en tenaille entre sciences, littérature, et discours idéologiques n'aura de cesse de retracer des lignes de partage. Il ne s'agit pas pour Macherey de pointer de faux problèmes, mais bien de montrer comment sont apparues les tensions qui habitent aujourd'hui l'enseignement comme le discours philosophique en France.