Françoise Parot, La Psychologie française dans l’impasse, Matériologiques 2017, lu par Alexandre Klein

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Françoise Parot, La psychologie française dans l’impasse. Du positivisme de Piéron au personnalisme de Fraisse, Paris, Éditions matériologiques, Collection : Sciences & philosophie, 2017 (296 p.), lu par Alexandre Klein.

Aujourd’hui professeure émérite de psychologie à l’Université Paris Descartes, Françoise Parot a consacré une grande partie de sa carrière à l’étude de l’histoire et de l’épistémologie de sa discipline. Elle a notamment contribué au dépouillement et au classement de nombreux fonds d’archives de psychologues, dont celui de Paul Fraisse dont elle fut l’élève. C’est à ce dernier qu’elle consacre aujourd’hui son nouvel opus intitulé La psychologie française dans l’impasse.

 

 

L’objectif de cet ouvrage est de démontrer que la crise épistémologique qui touche la psychologie depuis sa fondation comme discipline académique n’est que le reflet d’une « crise de la pensée, liée à l’histoire même de la France » (p. 8). Pour ce faire, Parot s’attache à retracer l’histoire de la psychologie française du point de vue de son développement académique, en mettant l’accent sur l’apport de Paul Fraisse à ce processus. L’ouvrage se divise ainsi en trois parties, respectivement consacrées à l’émergence de la psychologie comme discipline académique, à la personne de Paul Fraisse ainsi qu’à son attachement au personnalisme d’Emmanuel Mounier, et enfin à son apport à la psychologie française.

Après un court avant-propos revenant sur l’histoire de cet ouvrage, le volume s’ouvre sur une introduction où sont explicités le positionnement méthodologique de l’auteure, la nature épistémologique singulière de son objet, ainsi que l’hypothèse centrale du livre selon laquelle la psychologie comme discipline est, en France, l’expression d’une crise de la pensée. La première partie retrace ensuite à grandes enjambées les développements de la psychologie comme discipline universitaire, depuis les démarches pionnières de Ribot jusqu’à l’arrivée de Lagache, en passant par les travaux de Charcot, Bernheim, Binet, Piéron ou Meyerson. L’idée principale de l’auteure, ici, est de montrer qu’aucun d’eux n’a réellement permis à la psychologie académique de s’établir comme une véritable discipline scientifique. Ribot n’était qu’un philosophe, Binet un psychologue « introuvable », quant à l’Institut de psychologie fondé par Piéron, il n’aurait été qu’une coquille vide. Reste Meyerson, qui avait bien cerné les enjeux propres à la discipline psychologique, mais qui s’est vu marginalisé avant que son œuvre ne tombe finalement dans l’oubli. Ces sept premiers chapitres préparent ainsi le terrain à l’arrivée de Paul Fraisse qui, avec l’assistance de Lagache, devait enfin donner ses lettres de noblesse académiques à la science de l’esprit.

La seconde partie se penche donc sur la vie de cet homme que rien ne destinait à la psychologie. Sur la base d’archives nombreuses et inédites que Parot a retrouvées, dépouillées et classifiées (avant de les déposer aux Archives nationales), elle dresse un portrait particulièrement précis, intime et vivant de Fraisse. On y suit son enfance dans un foyer étouffant, puis l’échec de son entrée au séminaire et son engagement dans les mouvements chrétiens. On y découvre ensuite sa relation avec Renée, sa première femme, qui décèdera malheureusement en même temps que leur premier fils nouveau-né, puis celle, intime, forte et durable avec Emmanuel Mounier, qui semble même éclipser Simone la seconde femme de Fraisse avec qui il aura quatre enfants. Viennent enfin les années de guerre et de captivité, mais surtout la vie en communauté qui suit, dans cet espace utopique que furent les Murs Blancs où Fraisse et Mounier tentèrent de créer un lieu de vie personnaliste aux côtés d’Henri-Irénée Marrou, puis plus tard de Paul Ricoeur ou de Jean-Marie Domenach.

Finalement, une troisième partie, plus courte que les deux premières, aborde l’arrivée de Fraisse dans la psychologie. Après une formation auprès d’Albert Michotte à Louvain, il devient le protégé de Piéron, dont il ne partage pourtant pas toutes les vues, notamment épistémologiques. Là où Piéron veut fonder une psychologie scientifique sur l’étude physiologique de la sensation, Fraisse explore pour sa part la possibilité d’une psychologie personnaliste, suivant en cela William Stern, mais surtout Emmanuel Mounier. Telle est du moins sa conviction, car dans les faits, Fraisse est surtout un expérimentaliste travaillant à l’Institut, rue de Serpente, dans les traces de Piéron, et ce même après la mort de ce dernier, lorsqu’il hérite du laboratoire et de L’Année psychologique. Ses travaux sur le temps, très rapidement mentionnés par Parot, s’inscrivent également dans cette voie très positiviste. Fraisse est ainsi un « homme biface, qui s’arrangea avec cette discipline-crise et l’installa entre deux chaises » (p. 108). Car c’est à lui, comme le détaille le dernier chapitre, que l’on doit l’entrée de la psychologie à l’université d’une part et au CNRS d’autre part. En partenariat avec Lagache, Fraisse a donc concrétisé le projet d’une psychologie scientifique devenue une discipline académique propre avec une formation professionnalisante, mais il l’a acté en maintenant la distinction entre une pratique clinique relevant des humanités et une recherche expérimentale appartenant elle de plain-pied aux sciences naturelles ; partition qui, depuis les fondements de la discipline, divise la psychologie entre deux objets et deux épistémologies. L’arrivée, avec Chomsky, de la question jusqu’alors trop impensée du langage dans le champ de la psychologie va finalement tout bousculer et montrer la fragilité de l’édifice mis en place par Fraisse. C’est ainsi que s’est perpétuée la crise épistémologique propre à la psychologie, crise propre à la pensée française selon Parot et à laquelle elle consacre sa conclusion. Dans ses dernières pages, l’auteure développe en effet une solide analyse sur les conséquences de cette évolution et sur les voies épistémologiques à suivre – selon elle, un naturalisme non réductionniste et éloigné des errances de sciences cognitives – pour permettre à la psychologie d’enfin devenir la science singulière, mais entière qu’elle mérite d’être. Elle en appelle in fine avec beaucoup de justesse à une révision des critères de scientificité afin de pouvoir penser une science de l’homme qui soit pleinement une science sans pourtant autant nier ou réduire son objet. Le répertoire détaillé des archives de Paul Fraisse déposées aux Archives nationales vient clore en annexe le volume.  

Si on ne peut que saluer ici l’ambition de Françoise Parot de prendre à bras le corps, et qui plus est dans une perspective historique, le problème épistémologique qui est au cœur de la psychologie depuis son avènement comme discipline, force est néanmoins de constater que le résultat n’est pas à la hauteur de l’enjeu. L’ensemble est en effet assez déséquilibré, souvent caricatural et dès lors fort peu convaincant. Il faut dire que Parot n’accorde que peu d’attention à son hypothèse de départ, selon laquelle la crise de la psychologie serait une crise de la pensée française, la considérant davantage comme un présupposé que comme une affirmation à démontrer. Dès lors, c’est tout de son propos qui perd sa colonne vertébrale et avec elle son unité et sa force. D’autant que Parot a parfois forcé la réalité historique à entrer dans le cadre de la réflexion qu’elle entendait mener. Ainsi, toute la première partie de l’ouvrage présente une relecture critique assez discutable de l’histoire de la psychologie entre le dernier tiers du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle. Allant à l’encontre de l’exigence méthodologique qu’elle développe pourtant en introduction, selon laquelle l’histoire des sciences ne peut se fonder que sur l’analyse d’archives, Parot y dresse un tableau assez caricatural ne semblant servir qu’à mettre de l’avant, outre ses propres travaux qu’elle cite abondamment, le rôle, pourtant assez décevant comme elle en conviendra finalement, de Fraisse dans cette histoire de la psychologie française. Ribot y est ainsi renvoyé, en trois pages seulement, au rôle de simple passeur des théories comtiennes. Binet, en cinq courtes pages, se voit lui aussi classé parmi les contributeurs inutiles, tandis que Piéron apparait comme un ambitieux (il l’était) imbu de pouvoir (peut-être aussi), mais au pouvoir plus théorique qu’effectif (cela reste à démontrer). Dans tous les cas, leurs œuvres ne sont pas analysées, leurs archives pratiquement jamais exploitées et les plus récents travaux les concernant apparemment totalement ignorés. L’auteure aurait pourtant pu nourrir son propos de documents et d’analyses qui vont dans le sens de ce qu’elle entendait soutenir, ne serait-ce, par exemple, que la réflexion épistémologique avancée que développa Binet sur le statut scientifique de la psychologie et que ses archives permettent aujourd’hui de retracer. Mais on sent bien que, en plus de régler ses comptes avec nombre d’historiens de la psychologie, Parot entend ici surtout écrire une histoire qui lui permettra de mettre de l’avant Fraisse ; même si au final, cela ne fonctionne pas vraiment. Après la lecture de la première partie, on s’étonne en effet que les apports de Fraisse à la psychologie française, et donc à l’étude que Parot entend mener, soient relayés à un traitement éclair, en quelques pages seulement, dans le dernier chapitre. L’auteure préfère en effet consacrer le gros de son ouvrage à la vie intellectuelle et intime de Fraisse en dehors de son activité de psychologue. Comme si elle n’avait pas pu choisir entre la rédaction d’une histoire critique de la psychologie et la production d’une biographie personnelle de Fraisse.  Or si les deux sont particulièrement intéressantes et pertinentes, d’une part, elles sont toutes les deux inachevées dans cet ouvrage et d’autre part, elles n’y contribuent en aucun cas au même projet. La seconde partie n’apporte en effet rien au propos que Parot entend tenir sur l’évolution de la psychologie française et sur les raisons de sa crise. Et le rôle de Fraisse dans les avancées de la psychologie comme discipline académique est trop rapidement abordé, dans la partie suivante, pour constituer un véritable apport à cette réflexion pourtant des plus pertinentes. Comme si l’auteure s’était laissé emporter dans l’écriture de la biographie de Fraisse ou s’était rendu compte, sur le tard, que l’étude du parcours de Fraisse ne faisait pas avancer – ce qu’elle admet à demi-mot à la fin de l’ouvrage -, sa réflexion sur l’épistémologie de la psychologie. D’où l’impression de déséquilibre et de but inachevé ressentie par le lecteur à la fin de l’ouvrage. Certes, ce dernier ne pourra qu’apprécier le portrait de Fraisse, dressé avec soin, sur la base d’archives inédites, et ce même si l’absence de références claires pour certains documents importants, et notamment pour les photographies qui parsèment l’ouvrage, le laissera parfois sur sa faim. Il ne pourra également qu’être intéressé par la très pertinente et pointue réflexion épistémologique développée, en particulier dans la conclusion, et qui met, à notre avis de manière particulièrement claire et juste, le doigt sur le problème central – épistémologique- de la psychologie d’hier comme d’aujourd’hui. Mais il regrettera certainement que ces deux dimensions n’aient pas fait l’objet, soit de deux ouvrages séparés, soit d’un ouvrage plus rigoureusement construit, où la passion et la conviction de leur auteur auraient pu s’exprimer pleinement et peut-être aussi plus sereinement que ce n’est le cas dans le présent volume.       

Alexandre Klein