Rousseau, politique et esthétique sur la Lettre à d’Alembert, ENS éditions, 2011 (lu par Fabrice Consil)

Rousseau, politique et esthétique, sur la Lettre à d’Alembertdirigé par Blaise Bachofen et Bruno Bernardi, ENS éditions, la croisée des chemins, 2011.

La Lettre à d’Alembert, publiée en 1758 par les soins de M. M.Rey, a longtemps été considérée comme un simple écrit de circonstance donnant réponse à l’article Genève de d’Alembert paru dans le volume VII de l’Encyclopédie

On devrait bien plutôt y voir un précipité de la pensée de Jean-Jacques Rousseau liant indissolublement politique, morale et esthétique. C’est cette unité qui constitue le motif d’insistance de ce recueil de dix articles publié sous la direction de Blaise Bachofen et Bruno Bernardi, également rédacteurs d’une longue introduction.

 La Lettre à d’Alembert fut écrite dans la fièvre entre Février et Mars 1758, Rousseau ayant été piqué à vif par l’intervention de son ancien ami dans les affaires politiques genevoises. Sa réplique est l’occasion d’une mise en branle passionnée de la totalité de sa pensée. C’est ce que rappelle Jacques Berchtold qui articule cet écrit à l’ensemble du système rousseauiste. La Lettre n’est pas étrangère à son anthropologie et peut être considérée comme le dernier volet d’un triptyque comprenant les Discours de 1750 et 1755  dont les résonnances s’étendent jusqu’aux dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques écrits entre 1772 et 1776. En effet, la Lettre pourrait être elle-même le lieu d’un dédoublement où « l’ami d’Alembert » figurerait  le « Rousseau encyclopédiste » avec lequel Jean-Jacques règlerait ici ses comptes. Florent Guénard s’attache plus précisément à la querelle qui a opposé Rousseau et d’Alembert pendant  près de dix ans  (1750-1759) sur la question de la civilisation et des mœurs ouverte par la publication du premier Discours et s’achevant avec la Réponse de d’Alembert à la lettre sur les spectacles. Rousseau s’est employé à renverser les arguments de son ancien ami en montrant notamment que le théâtre dévalorise les plaisirs naturels et introduit un goût décadent pour le luxe et la distinction dans les mœurs. Loin de contribuer au progrès de la civilisation, le théâtre moderne en accélère bien plutôt la corruption. Les hommes y viennent applaudir à leurs propres désordres. La contribution suivante, écrite par Blaise Bachofen, porte sur la fonction politique du théâtre. Son auteur dresse un parallèle tout à fait éclairant entre le projet du Contrat social par lequel Rousseau se propose de rechercher les principes qui fondent le droit politique et le projet de la Lettre à d’Alembert où il cherche à fonder les principes du droit poétique. Le théâtre est politique parce qu’il est chose publique. Toutefois il est dans l’incapacité de renforcer le sentiment d’appartenance communautaire même s’il voulait s’y essayer. La raison en est qu’on n’y communie pas mais qu’on s’y juxtapose, chaque spectateur étant renvoyé à sa propre solitude. Mais Jean-Jacques ne condamne pas pour autant tous les spectacles puisqu’il fait l’éloge de la fête républicaine, moment de communion du peuple rassemblé par-delà toutes ses partitions sociales qui, à la fois acteur et spectateur, célèbre son unité en place publique. Si la question du théâtre est une préoccupation cruciale, c’est qu’elle n’est pas sans effet sur l’opinion publique. Les politiques, remarque Barbara de Negroni, n’ont guère de prise sur elle comme en a témoigné l’échec de la réforme des duels tentée par Louis XIII. Mais le théâtre, et plus largement les arts, peut la façonner. Seulement les effets produits sont irréversibles et ne sauraient être corrigés par la force des lois. Pour clore cette première partie du recueil  où les auteurs ont scrupuleusement  dégagé les enjeux de la Lettre à d’Alembert par un travail de contextualisation, il revient à Gabrielle Radica d’éclairer la position singulière de Rousseau sur le théâtre en faisant appel à la querelle qui a opposé Burke à Paine sur l’interprétation des événements du 6 Octobre 1789. Burke estime que si la violence des parisiens avait été transposée sur la scène, ceux-ci n’auraient pas manqué de la percevoir et de s’amender. Le théâtre rendrait possible une évaluation morale correcte de soi-même par l’effet d’une mise à distance. A l’inverse, Paine estime que le théâtre en est incapable pour la raison qu’il présente les effets d’un événement sans en montrer les causes et fausse par là même le jugement des spectateurs. Il s’accorde ainsi avec Rousseau sur son incapacité à moraliser les mœurs.

La seconde partie met en avant les éléments d’une théorie politique de l’esthétique. Il s’agit de montrer ce dont sont porteurs ces deux grands genres : la tragédie et la comédie. C’est pourquoi Rousseau engage une discussion sur les œuvres de son temps afin de mettre en relief la valeur politique et esthétique du spectaculaire dans la société. Jean-François Perrin revient sur le jugement complexe que Rousseau porte sur la tragédie. Pour cela, il faut en chercher les clés dans son anthropologie, notamment dans ces tropismes originels que sont l’identification à autrui et la faculté mimétique. On comprendra alors pourquoi il ménage la tragédie antique, théâtre de la lutte contre la fatalité et la tyrannie. L’événement théâtral y était un événement politique vécu collectivement et prenant la forme d’un « incendie des âmes » que seule la fête républicaine est capable de ressusciter hors les murs de l’édifice bourgeois. Bruno Bernardi rappelle que la Lettre à d’Alembert a pour  objet la comédie moderne et non le théâtre en général. Elle met en scène le ridicule et c’est à ce titre que Molière est amené à moquer le personnage d’Alceste, parangon de la vertu, au prix de certaines imperfections de caractère que Rousseau ne manque pas de pointer bien qu’il présente, dans le même temps, et paradoxalement, le Misanthrope comme un modèle de perfection. C’est que la comédie, genre auquel Molière s’est voué, le condamne à soutenir une certaine vision morale et politique qui la structure et qui constitue le principal objet de la critique rousseauiste. Ce même théâtre des passions conduit, par principe d’imitation, le spectateur à s’oublier lui-même alors que le théâtre du monde invite le citoyen à se faire acteur de sa propre histoire. Comment pourrait-on concilier ces deux états contradictoires particulièrement dans la république de Genève ? C’est ce problème qui occupe la réflexion de Francine Markovits. Il ne s’agit pas pour Rousseau de dénoncer purement et simplement les spectacles à la manière des théologiens et moralistes mais bien plutôt de penser les principes d’une politique des spectacles en prenant garde de l’inscrire chaque fois dans un  temps et dans un espace particuliers. Tel théâtre pour telle société. Alors celui-ci pourrait promouvoir un art d’émouvoir non aliénant, c’est-à-dire donnant à chacun la possibilité de s’exprimer en première personne et non par délégation, ce que remplissent à merveille, aux yeux de Rousseau, les fêtes populaires de la république de Genève. La critique des spectacles le conduit  à une critique de la politique comme « mauvais spectacle » initié par le premier imposteur de la seconde partie du Discours sur l’inégalité qui n’était, pour Max Blechman, qu’un « comédien mal intentionné ». C’est à partir de cette lecture du Discours de 1755 que l’auteur éclaire l’opposition dressée par Rousseau entre « spectacle de l’exclusif » propre aux sociétés bourgeoises modernes et « spectacles du commun » dont on trouve les prémisses dans cet âge d’or peint par Rousseau qui a précédé l’institution de la propriété foncière  et son cortège d’inégalités. Ce monde a miraculeusement survécu dans le spectacle des Montagnons qui réveille le sens du commun et dont Rousseau use à la manière d’un instrument de critique politique. Enfin, comment Rousseau pourrait-il rejeter le théâtre, lui qui l’a passionnément aimé ? C’est là le point de départ de l’enquête de David Munnich qui s’emploie à démontrer, de manière paradoxale, que Rousseau s’efforce de sauver le théâtre en le préservant des effets de neutralisation générés par le progressisme des philosophes. En effet, pour se faire accepter des autorités, le théâtre doit renoncer à sa puissance de subversion. C’est en maintenant son interdiction à Genève qu’il conserverait sa force émancipatrice. Tel serait le contenu crypté de la Lettre à d’Alembert qu’une analyse du procès d’écriture laisserait paraître et dans laquelle transparaîtrait le portrait d’un Jean-Jacques Rousseau paradoxalement libertaire. 

On voit que la question des spectacles dans la société n’est pas de moindre importance en ce qu’elle articule politique, morale et esthétique. Elle conduit à penser les principes d’une politique des spectacles et tout autant la question du spectacle de la politique qui n’est pas sans résonances dans notre temps. C’est ce qui constitue également l’intérêt de ce recueil et la grandeur intrinsèque de la Lettre à d’Alembert.

Cet ouvrage de 256 pages se termine par une bibliographie raisonnée des sources et des commentaires. Il est enfin agrémenté d’un  index des noms propres.

 

Fabrice Consil