Renaud Barbaras, Le Désir et le monde, Paris, Hermann, coll. Tuchè, 2016, lu par Mathieu Cochereau
Par Michel Cardin le 11 octobre 2018, 16:31 - Phénoménologie - Lien permanent
Dans son dernier ouvrage, qui fait suite à Métaphysique du sentiment, Renaud Barbaras se concentre sur l’analyse du désir - désir qui déjà dans ses précédents ouvrages jouait un rôle important -. De quoi le désir est-il le nom ?
La question dresse déjà les contours d’un problème dans la mesure où le désir est un terme qui semble indéterminé. Désirer signifie d’abord le désir sexuel mais doit-en conclure que tout désir est sexuel ou bien que le désir est quelque chose de plus originaire et dont le désir sexuel serait une modalité ? Ne parle-t-on pas d’un désir de connaissance ? Y a-t-il une commune mesure entre le désir sexuel et le désir de connaissance ? Le problème dans lequel nous plonge le questionnement de Renaud Barbaras est un problème inhérent à la philosophie dans la mesure où l’on pourrait dire que le désir est l’autre de la raison. S’interroger sur le désir, c’est s’interroger sur ce qui nous constitue. Peut-être, à cette fin, faut-il se défaire du dualisme du sujet et de l’objet car si le désir me porte bien vers des objets, ce même désir dévoile quelque chose de moi qui est en même temps plus profond que moi ? C’est pourquoi le concept freudien de pulsion est intéressant, il signifie une poussée et un de ces destins est la sublimation, celle-ci permet de comprendre en quoi le désir peut devenir désir de connaissance. Pourtant, il faut se tenir à distance, selon Barbaras, de l’explication freudienne du désir dans la mesure où le désir n’y est vu que comme une pulsion qui ne viserait que la satisfaction. Mais si la pulsion s’épuise dans sa satisfaction, on ne comprend plus en quoi le désir pourrait se muer en connaissance. « Ainsi, jamais la pulsion sexuelle ne pourrait se sublimer en activité intellectuelle, jamais sa recherche de satisfaction ne pourrait se muer en curiosité, si la pulsion ne comportait pas déjà elle-même cette dimension de curiosité, si la quête qu’elle est n’impliquait pas déjà quelque chose comme une vision. »[1]. Il faut donc plutôt penser que le désir est quelque chose qui dévoile, et en cela le propos de Renaud Barbaras s’inscrit pleinement dans une démarche phénoménologique. Pour savoir ce qu’est le désir, l’auteur se propose d’en passer par une phénoménologie du désir avant d’aborder une ontologie du désir et de terminer par ce qu’il nomme une « érotique ».
Dans un premier temps, il s’agit de décrire le désir pour lui-même. A cette fin, il faut d’abord noter l’insatiabilité du désir : contrairement au besoin, l’obtention de l’objet du désir ne l’annule pas mais l’intensifie. En cela, la sexualité serait un état de tension permanent où la jouissance ne supprimerait pas le désir mais le ferait se calmer temporairement. C’est pourquoi la jouissance vient marquer un point d’arrêt dans un cycle. Et Renaud Barbaras fait remarquer que comprendre la jouissance comme satisfaction, comme l’ont fait de nombreux philosophes, relève d’un discours essentiellement masculin. Or, il s’agit de dépasser ce point de vue pour aborder le désir en tant que tel. Certes, dans le désir, il y a un plaisir qui advient, mais ce plaisir n’est pas l’objet du désir, le plaisir est ce que le désir apporte avec lui sans pour autant le combler. Ainsi, la jouissance serait la manière donc le corps propre du sujet peut supporter le désir à son état d’exacerbation maximale. C’est pourquoi aucun objet en tant que tel ne saurait satisfaire le désir. Comme le dit Renaud Barbaras, la logique du désir peut se résumer ainsi : « c’est ça (que je désirais) et pourtant ce n’est pas ça »[2]. Le désir n’a donc pas d’objet qui pourrait le satisfaire et c’est la raison pour laquelle le donjuanisme est voué à l’échec, il n’y a pas un objet qui pourrait combler mon désir. Ce que le désir manifeste c’est plutôt une relation au tout du monde. Ainsi, de façon symétrique à l’angoisse heideggerienne (où ce qui angoisse ce n’est pas telle ou telle chose mais rien ou le tout), le désir ne désire pas tel ou tel objet, mais rien ou le tout. Pourtant, il ne faudrait pas en conclure, à la manière de Lévinas, que le désir est de l’ordre d’un absolu métaphysique qui dépasserait immanquablement le sensible. Le désir est à la fois dans et en dehors du monde. « Etranger à l’ordre de l’étant et identifiable au rien en ce strict sens, le désiré n’est pourtant pas dépourvu de réalité : il renvoie au contraire à une forme de plénitude vis-à-vis de laquelle tout étant fait défaut et c’est pourquoi dire qu’il est satisfait c’est toujours reconnaître qu’il n’est jamais comblé. »[3]
Il s’agit ensuite de s’intéresser, après avoir montré que le désir est d’abord désir du tout, au désiré comme tel. Le désir ne peut pas ne pas se rapporter à des objets mais, en même temps, ces objets ne sauraient le combler. Désirer l’autre signifie que notre désir est si intense que nous voudrions tout savoir, tout éprouver, tout partager avec lui. Mais ce « tout » n’est pas un ensemble d’objets (comme le croit Don Juan qui collectionne toutes les femmes), « ce tout n’est rien d’autre que le monde et tout désir est donc désir de monde[4] ». Reprenant les analyses de Husserl sur la notion d’horizon, mais également celles de Fink et de Patočka sur le monde, Renaud Barbaras montre que le monde est à la fois différent des étants qui le composent sans être foncièrement autre. Ainsi, le monde est horizon des horizons, le présupposé de toute apparition en son sein. Ainsi, on peut dire que le monde est la profondeur même de l’objet ou sa transcendance, ce à quoi tout objet renvoie. Mais lorsque l’on affirme que tout désir est désir de monde, cela ne signifie pas que je désire le monde comme tel, que le désir ait pour objet le monde. Cela signifie que le désir renvoie à une modalité propre d’apparaître du monde : il n’y a de monde que pour autant qu’il est désiré (puisque le désir renvoie toujours à une transcendance de l’objet - de ce qu’aucun objet ne peut le combler). C’est pourquoi le désir doit être compris comme source de la phénoménalité. Toute présence d’objet renvoie à une non-présence, le monde. Et cette non-présence est ouverte par le désir puisque celui-ci vise autre chose que l’objet lui-même.
Enfin, dans le dernier temps de cette phénoménologie, c’est le désirant qui intéresse l’auteur. Celui qui désire n’est manifestement pas le même que celui qui connaît ou agit dans le monde. Le désirant se dépasse lui-même en allant vers le désiré, c’est pourquoi le concept de substance ne paraît pas adéquat pour le décrire. Il n’est pas une chose mais plutôt un mouvement et par conséquent le rapport au désiré doit être compris comme un rapport dynamique. « Le désir ne relève pas de l’ordre de l’être mais de celui du devenir ; être sujet de désir, c’est être mis en mouvement. »[5] Mais ce mouvement n’est pas à comprendre comme le mouvement des sciences de la nature, c’est-à-dire comme un mouvement local. Le mouvement n’est pas ici un déplacement mais un accomplissement. On pense ici bien sûr à la relecture patočkienne du mouvement aristotélicien, c’est-à-dire un mouvement sans substrat, advenue du sujet lui-même. Or, seul un être vivant peut être en mouvement - si l’on suit Patočka et Aristote -, c’est pourquoi Barbaras en vient à affirmer que le désir est la forme originaire du vivre. C’est donc, en conclut l’auteur, non pas parce que les vivants sont vivants qu’ils sont, c’est-à-dire qu’ils se meuvent, mais parce qu’ils se meuvent (ou désirent) qu’ils sont vivants.
Le désir est donc l’autre nom de l’intentionnalité, grâce à laquelle le sujet s’ouvre à autre chose que lui. Le paradoxe est le suivant : d’un côté le désir n’est pas manque (car rien ne lui manque) mais d’un autre côté le désir est insatiable, rien ne saurait l’apaiser. Ainsi Barbaras affirme que ce n’est qu’en apparence que le désir est extériorité car le désirant est caractérisé par une incomplétude fondamentale ou défaut d’être. En cela, le désir est quête ontologique : « Le désir est le propre d’un être qui est en défaut sur lui-même ou séparé de lui-même et il désigne alors le mouvement par lequel un sujet tend à s’approprier son être, à se rejoindre lui-même. »[6] Il y a donc comme une incomplétude ontologique du désirant et c’est en ce sens qu’il y a au cœur du désir un exil mais celui-ci suppose en même temps une appartenance au monde. Autrement dit, si le désirant est incomplet, c’est en raison de son appartenance même au monde. S’il y a un sujet, c’est parce qu’il y a séparation, mais s’il y a également désir c’est parce que le sujet ne peut que désirer retrouver quelque chose comme sa complétude (impossible) dans le monde. Le désirant est donc en quête d’une totalité impossible à rejoindre, « le sujet désirant ne pourrait pas viser le monde s’il n’était pas ontologiquement de son côté »[7]. Si le sujet nous ouvre au monde, cela signifie qu’il est la clef d’accès à la totalité, il est une fenêtre sur le monde. Mais ce que veut désormais montrer l’auteur c’est que si le sujet est mouvement et si le sujet est ce mouvement en vertu d’une séparation qui est en même temps aspiration à la réconciliation, le monde également doit être compris sur le mode du mouvement. Le mouvement du sujet doit donc être compris comme s’inscrivant dans un mouvement plus originaire, celui du monde, dont il hérite et qu’il prolonge par son propre mouvement. Mais le mouvement du monde ne doit pas être compris comme un mouvement de création (le propre de la totalité mondaine est d’être toujours là, il n’y a rien avant elle), et, en même temps, par le mouvement du monde, quelque chose doit bien advenir. Le monde surgit donc de son propre fond qui n’est pas radicalement autre que ce à quoi il donne lieu. Le devenir-monde est donc, selon Barbaras, de l’ordre du procès, du mouvement. Il est à lui-même son propre advenir. Mais si tout désir est désir de monde, alors le désir ne saurait tendre vers sa propre suppression ou vers le repos en raison du caractère processuel du monde lui-même. L’émergence du sujet au sein du monde doit être comprise comme un événement qui vient infléchir ou modifier le mouvement même du monde. « Ainsi, la séparation du sujet dont procède le désir affecte le monde en son cœur mais n’en provient pas ; elle est aussi profonde qu’injustifiée, sans raison au sein du monde : elle est pur événement. »[8] En tant que cet événement vient infléchir le mouvement du monde, Barbaras le nomme archi-événement : le monde se scinde en son sein en donnant naissance à un mouvement qui peut réfléchir le monde lui-même. Et c’est pourquoi on peut affirmer qu’ « il devient possible de lire le désir comme une tentative de retour à l’origine, de surmonter l’événement de la naissance »[9].
Mais la séparation avec le monde n’est pas radicale parce que le désir est ce qui nous met en rapport avec le monde dont le sujet provient comme événement. Barbaras rapproche cela du lien étroit que fait Platon entre le désir et la connaissance : dans le désir il y a un certain savoir car ce que le désir poursuit ne peut être poursuivi qu’à la condition qu’il y ait dans le désir lui-même quelque chose comme une connaissance de qui est désiré. Il y aurait donc comme une intuition originaire avec le monde. Le sujet naît d’une perte (scission d’avec le monde) mais le désir n’est possible que si le sujet tente de surmonter cette scission. Ce contre-événement est appelé sentiment par Barbaras. Dans le sentiment, le sujet est en rapport avec ce qui est à la fois le plus extérieur (le monde) et le plus intime (le monde). Il s’agit d’ailleurs ici de reprendre ce que Mikel Dufrenne nomme sentiment esthétique dans la mesure où, dans le sentiment esthétique, la conscience révèle en elle-même un monde. En cela, le sentiment révèle un monde alors que l’émotion ne peut avoir lieu qu’une fois que ce monde est révélé (le sentiment est donc plus originaire que l’émotion). Avec le sentiment, on peut affirmer que « l’être auprès de soi et l’ouverture au monde, l’entrer en soi et le sortir de soi ne font plus alternative »[10].
Enfin, la dernière partie de l’ouvrage se nomme « érotique ». On a compris jusque-là que le désir est ce qui ouvre le monde, est la condition de l’apparition de l’étant, ce en quoi « le désir est le véritable transcendantal »[11]. Il y aurait donc un désir transcendantal (qui ouvre le monde) et un désir empirique (qui a lieu dans le monde) et c’est ce dernier que l’on nommera « érotique ». Le désir est désir du monde et il se manifeste de façon empirique comme désir de l’autre. Désirer l’autre, c’est donc en même temps désirer le monde au sens où en l’autre se concentre ce qu’on appelle le monde. Ainsi, on comprend qu’il faut comprendre l’intersubjectivité d’une autre manière que ne l’avait fait Husserl (qui montrait dans les Méditations cartésiennes que l’autre est apprésenté par un corps) : autrui n’est pas un esprit ou un corps mais il est un point de passage du monde : « L’autre n’est pas un esprit dans un corps ou une conscience incarnée mais une voie d’accès au monde au sein du monde et donc une sorte d’accélérateur phénoménologique. »[12] Et cette intersubjectivité doit être comprise également comme intermotricité parce que désirer l’autre c’est se porter vers un autre mouvement que le mien. Il faut alors sortir de l’idée qu’autrui serait un alter ego, ce n’est pas un autre comme moi mais une fenêtre sur le monde, un chemin vers le monde.
Mais si autrui est un chemin vers le monde, il ne se confond pas bien sûr avec le monde. Le désir du monde se dissimule d’une certaine façon dans le désir empirique, érotique. Il faudrait ici parler de désublimation, c’est-à-dire une dissimulation du monde au sein d’un étant intramondain singulier. Et c’est parce qu’il est recherche d’une présence que le désir peut se transformer en désir de connaissance. Enfin, le dernier chapitre de l’ouvrage consiste à montrer que l’amour est le sentiment lui-même. Il y a dans l’amour une dimension de passivité, je ne sais pas ce qui m’arrive lorsque j’aime : l’amour est de l’ordre de l’événement.
Cet ouvrage permet de reprendre sous l’angle du désir les réflexions de Renaud Barbaras de ces dernières années. Le point fort du livre réside dans sa puissance argumentative, chaque phrase est comme la conséquence logique de la précédente de sorte que l’ensemble ressemble, comme dirait Descartes, aux longues chaînes de raisons dont ont coutume de se servir les géomètres. Il nous semble également que l’intérêt réside dans l’accent mis sur certaines perspectives phénoménologiques assez originales, la cosmologie finkéenne, la théorie cinétique patočkienne et également la phénoménologie esthétique de Mikel Dufrenne. Enfin, remonter au désir comme transcendantal est assurément un geste phénoménologique qui place son auteur au niveau des autres grandes tentatives de l’histoire de la phénoménologie.
Mathieu Cochereau
[1] Le Désir et le monde, Paris, Hermann, coll. Tuchè, 2016, p. 30. C'est nous qui soulignons.
[2] Ibid., p. 58.
[3] Ibid., p. 69.
[4] Ibid., p. 75
[5] Ibid., p. 97.
[6] Ibid., p. 118.
[7] Ibid., p. 130.
[8] Ibid., p. 159.
[9] Ibid., p. 164-165.
[10] Ibid., p. 178.
[11] Ibid., p. 187.
[12] Ibid., p. 192.