Gilles Vervisch, Puis-je vraiment rire de tout ? Les Éditions de l’Opportun, collection « Les philosopheurs », 2013, lu par Caroline Forgit
Par Cyril Morana le 30 septembre 2015, 06:00 - Philosophie générale - Lien permanent
Gilles Vervisch, Puis-je vraiment rire de tout ? Les Éditions de l’Opportun, collection « Les philosopheurs », 2013
Gilles Vervisch est professeur agrégé de philosophie, écrivain et animateur radio. Il se propose d’aborder dans cet ouvrage une question fort débattue ces derniers mois : peut-on rire de tout ?
Peut-on rire de tout ? Faut-il assigner des limites au rire, et si oui, de quel ordre ?
Gilles Vervisch commence par remarquer que le rire a quelque chose d’involontaire, de spontané : il est difficile de s’empêcher de rire, comme le montre l’expérience du fou-rire, inversement nul ne peut me forcer à rire. L’auteur fait un deuxième constat : nous ne rions pas tous des mêmes choses. Ce qui fait hurler de rire mon voisin peut me laisser de marbre. Par définition, ce qui me fait rire me semble drôle, spirituel, humoristique, bref de « bon goût » (le bon goût est toujours le mien). Ce qui me laisse de marbre est toujours vulgaire, de « mauvais goût ». La question « peut-on rire de tout ? » aurait donc d’abord un sens esthétique et permettrait de distinguer le bon goût du mauvais goût, la finesse de la vulgarité, la spiritualité de la grossièreté.
Mais cette question a plus encore un sens moral. Elle suggère qu’il ne faudrait pas rire de certains sujets, qui seraient trop « sensibles », voire « sacrés ». Peut-on rire du handicap, de la maladie, du malheur ? Le malheur d’autrui ne doit-il pas susciter la compassion plutôt que le rire ? Peut-on rire de la religion ? Poussée à l’extrême, cette question devient juridique : l’humour est-il une forme d’expression comme une autre, qu’il faudrait limiter ? Peut-on tout dire ? Certains propos doivent-ils être interdits par la loi ?
Première réponse : on ne peut pas rire de tout.
Il ne s’agit pas d’une injonction morale mais d’un constat : nous ne rions pas des mêmes choses, nous n’avons pas tous le même humour. Chacun a déjà fait cette cruelle expérience de tenter une plaisanterie qui ne fait rire personne. De fait, nous ne pouvons rire de tout, il y a des choses qui ne nous font pas rire, et cela dépend de notre personnalité, de notre vécu, de notre éducation, de notre culture. On parle d’ « humour juif », d’ « humour anglais » mais aussi de « private joke », ce qui montre bien, au fond, que le rire suppose une connivence pour être partagé. En l’absence de certaines références communes, on ne rit pas, on ne peut pas rire, car on ne trouve pas « ça » drôle. Autrement dit, il n’y a pas de rire universel.
Par-delà ce constat, la question a aussi un sens moral : est-il légitime de rire de tout ? Poser cette question, c’est d’emblée supposer que le rire a quelque chose de mauvais, de méchant. Il est en effet souvent associé à l’idée de moquerie, de mépris. C’est pourquoi il est condamné par un certain nombre de philosophes. Platon, dans le Philèbe, considère le rire comme « un mélange de peine et de plaisir » (p. 23), ce qui revient à dire que notre joie est souvent teintée de méchanceté. En effet, qu’est-ce qui nous fait rire ? Ce qui est ridicule, c’est-à-dire tout ce qui est petit, médiocre. Ce qui est risible, pour Platon, c’est ce qui est sans importance et qui se donne de l’importance. Nous rions de ceux qui se surestiment, qui se croient plus beaux, plus intelligents, meilleurs qu’ils ne sont. Ridiculiser quelqu’un, c’est justement montrer la bassesse de celui qui se croit supérieur, c’est le dévaloriser. En général, ce sont les défauts des autres qui nous font rire, voire leurs malheurs, c’est le principe des comédies.
C’est pourquoi, là encore, nous ne pouvons pas rire de tout, tout simplement parce qu’il y a des choses qui ne nous font pas rire : nous ne rions pas de nos propres défauts (que le plus souvent nous ne voyons pas) ou de nos propres malheurs, parce qu’ils nous affectent trop. À vrai dire, l’autodérision n’est pas impossible, nous y reviendrons. Contentons-nous de remarquer qu’il est difficile de rire de soi. De même nous ne rions pas des défauts ou des malheurs de nos amis. Et même lorsque nous rions du malheur des autres, il y a une question de degré : nous rions d’un malheur léger, momentané, mais non pas d’un drame ou d’une maladie incurable.
Mais par-delà cette question de la capacité (nous ne pouvons pas rire de tout car nous ne trouvons pas « ça » drôle), se pose la question de la légitimité : avons-nous le droit de rire des grands malheurs, de la maladie, du handicap ? Avons-nous le droit de rire du génocide des juifs, de la pédophilie ou de la trisomie ? Dans une perspective morale, nous serions tentés de répondre par la négative : si le rire est toujours associé à la moquerie, au mépris, nous pouvons considérer qu’il y a des limites à se réjouir du malheur des autres. Lorsque le malheur d’autrui est intense, la réponse appropriée n’est plus le rire, mais la compassion. Lorsque son « défaut » est trop important (handicap), nous n’avons plus envie d’en rire. Il y aurait donc des limites morales à l’humour, nous préférons parfois le respect et la compassion à la moquerie. Mais n’est-ce pas à nouveau la question de la capacité qui se pose ? Si nous ne rions pas, c’est parce que cela est trop grave, trop sérieux. Ce n’est pas tellement que nous nous interdisons d’en rire, c’est que cela ne nous fait pas rire. Il est donc difficile de démêler la question de la capacité de celle de la légitimité.
La question des limites morales de l’humour est complexe et recèle un danger. Si l’on considère qu’on ne doit pas rire de tout, parce que les convictions et les valeurs des uns et des autres pourraient être blessées, on peut facilement imaginer un monde dans lequel la censure morale, le « politiquement correct » triompheraient : on ne pourrait rire de rien ou de quasiment rien. Un tel monde n’est pas aussi éloigné qu’on pourrait le penser : les limites morales évoluent, les « sujets sensibles » également. Quelles sont les limites des limites ?
Par ailleurs, si on considère que le rire contient toujours en germe « un petit fond de méchanceté » (Bergson, p. 32), de mépris, de jalousie, voire de haine, il est tentant de vouloir le supprimer. Pourquoi vouloir à tout prix se moquer des autres ? Dans un monde idéal, il n’y aurait plus de quoi rire, chacun se respecterait, chacun se comporterait comme il faut, personne ne serait ridicule, tous les hommes supporteraient stoïquement les aléas de la vie. Monde idéal, ou sinistre ?
Deuxième réponse : il faut rire de tout.
Le rire est toujours déclenché par une transgression, un passage à la limite, et c’est pourquoi il est potentiellement subversif. Nous rions souvent des sujets tabous, des choses du sexe, nous aimons transgresser les règles de la bienséance. Pourquoi ce plaisir ? Parce que la vie en société nous a fait intérioriser certaines règles, parce que l’éducation nous a fait renoncer à nos instincts. Or nous ne pouvons pas totalement y renoncer, nous ne pouvons que les refouler. Ils sont donc toujours là et cherchent à s’exprimer. Le rire nous permet justement de nous défouler, de laisser libre cours à ces instincts le plus souvent réprimés. Et c’est pourquoi, justement, il est impossible de fixer des limites morales au rire : « Alors, si le propre du rire est dans la transgression des codes, des règles et des interdits de la bienséance, voire de la morale, quel sens y aurait-il à vouloir limiter le rire au nom de la morale ? Ce n’est pas à la morale de limiter le rire ou du moins de le remettre en question puisque, au contraire, c’est le rire qui permet de remettre la morale en question et même de la transgresser » (p. 37-38).
S’il y a toujours une dimension de transgression et de subversion dans le rire, alors on ne peut plus prétendre qu’il y aurait des sujets « tabous », « sensibles », voire sacrés, auxquels il serait interdit de toucher. Car ce sont justement ces sujets qui nous font rire, parce qu’ils sont tabous. Le rire est donc libérateur, il permet de montrer que rien n’est vraiment sérieux, ou en tout cas pas assez pour qu’on en fasse un objet sacré, intouchable. Loin qu’il y ait des choses légères, insignifiantes, dont on aurait le droit de rire, et des sujets sérieux qu’il faudrait respecter, c’est tout l’inverse : le rire permet de désacraliser les choses les plus importantes, les plus respectées, ou les plus terrifiantes afin de s’en libérer. Par exemple, nous pouvons rire de la mort, comme l’affirme Pierre Desproges : « Est-ce qu’elle se gêne, elle, la mort, pour se rire de nous ? » (p. 43). Nous pouvons rire de la mort, de la maladie, du handicap, parce qu’ils nous concernent tous. Quand nous en rions, ce n’est pas pour se moquer des autres, mais de notre condition, de notre contingence. Nous en rions pour ne pas avoir à en pleurer, comme on dit. Rire de la mort, c’est lutter contre elle, c’est affirmer qu’elle ne nous terrasse pas complètement.
Le rire n’est pas une forme d’expression comme les autres.
Deux traits caractérisent l’humour : l’intelligence et la distance. L’humour demande de l’intelligence, car pour rire, il faut comprendre ce qui est drôle, il faut décrypter, interpréter, découvrir un implicite, distinguer un second degré. Il faut une certaine agilité d’esprit. On se sent toujours idiot lorsqu’on ne comprend pas une plaisanterie, alors que tous les autres s’esclaffent. Il faut de l’intelligence pour faire rire également : c’est la trouvaille qui fait rire, la répartie, l’à-propos. Il faut un certain talent, un effort d’imagination pour créer un mot d’esprit, et ce talent n’est pas donné à tout le monde : nous ne sommes pas tous drôles.
Le rire demande aussi de la distance, du recul, du second degré. Et c’est pour cela que le rire n’est pas une forme d’expression comme les autres : celui qui plaisante ne pense jamais exactement ce qu’il dit. Son propos n’est pas à prendre au pied de la lettre. C’est pour cela qu’il ne peut être assimilé à un propos diffamatoire ou insultant, même lorsqu’il choque, même lorsqu’il heurte notre sensibilité. C’est pour cela aussi que nous pouvons rire de tout « mais pas avec n’importe qui », selon la formule attribuée à Pierre Desproges : pas avec ceux qui prendraient nos propos au premier degré.
Comme le souligne Bergson, le rire « n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion » (p. 86). Il poursuit : « Le comique exige donc enfin, pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur. Il s’adresse à l’intelligence pure » (p. 51). Ainsi donc, lorsque nous ne rions pas, lorsque nous ne trouvons pas « ça » drôle, c’est que nous ne parvenons pas à prendre le recul nécessaire, parce que nous sommes trop impliqués, trop concernés. L’émotion nous étreint et nous empêche de rire. Ce ne sont pas les sujets qui sont « sensibles », ce sont les individus qui le sont, parfois. En droit, nous pouvons rire de tout mais en fait, nous n’en sommes pas toujours capables.
Conclusion
« On peut rire de tout : moralement, juridiquement. La seule condition, c’est d’être drôle et de faire rire. À vrai dire, le problème se résout très facilement : le rire est à lui-même son propre critère, sa propre limite, sa propre sanction » (p. 52). Si l’on y réfléchit bien, on ne se pose la question « Peut-on rire de tout ? » que lorsqu’on ne rit pas, lorsqu’on n’a pas trouvé « ça » drôle, parce qu’on soupçonne que le propos n’est pas tenu au deuxième degré ou parce que soi-même on n’arrive pas à se hisser à ce second degré. Lorsque nous rions, nous ne songeons pas à nous poser cette question. On ne saurait donc assigner des limites morales ou juridiques au rire. La seule limite envisageable est d’ordre affectif ou psychologique : on peut rire de tout, mais tout le monde n’est pas capable de rire de tout à tout moment. Nous ne sommes pas égaux non plus face au rire : nous n’avons pas tous les mêmes capacités de distanciation ou d’autodérision. Nous ne sommes pas tous capables de prendre du recul face au malheur, pour des raisons diverses, liées à notre nature ou à notre éducation. Enfin, nous pouvons rire de tout mais rien ne nous y oblige, une injonction à rire, à être gai en toutes circonstances, s’apparenterait à une police de la pensée, à un totalitarisme psychique.
La collection « Les philosopheurs » entend poser des questions simples et y répondre par un raisonnement clair et accessible à tous. Avec cet ouvrage sur le rire, le pari est gagné. Gilles Vervisch expose parfaitement les enjeux et les dangers de cette question. Ses réponses sont limpides. Il donne de nombreux exemples de traits d’humour, empruntés à tous les registres. On réfléchit, mais on rit aussi en lisant cet ouvrage qui met l’élégance de la légèreté au service de son propos.
Caroline Forgit