Quentin Meillassoux, Métaphysique et fiction des mondes hors-science, Forges de Vulcain 2013, lu par Ugo Batini

meilla.jpg
 

Quentin Meillassoux, Métaphysique et fiction des mondes hors-science, suivi de La Boule de billard d'Isaac Asimov, collection Essais, éditions Aux Forges de Vulcain, mars 2013 (108 pages). Lu par Ugo Batini.

Reprise d’une conférence prononcée le 18 mai 2006 à Paris au sein de l’ENS, Métaphysique et fiction des mondes hors-science constitue une remarquable petite introduction à la spécificité de la pensée de Quentin Meillassoux.

Si celle-ci ne connaît qu’un écho modéré en France, elle devient pourtant avec le développement du « réalisme spéculatif » une œuvre phare outre-atlantique. Ce petit essai est donc l’occasion, à partir d’un problème en apparence anodin fondé sur une distinction d’un nouveau genre de fiction, de découvrir une pensée forte qui pose à nouveaux frais de grands problèmes de la métaphysique.

 

Le point de départ de l’essai s’interroge sur la possibilité d’envisager deux régimes de fiction : la science-fiction (SF) et ce qu’il appelle « la fiction (des mondes) hors-sciences » (FHS). La différence est simple : la science-fiction se place toujours sous l’angle de la science quels que soient les postulats qu’elle décide de poser. Le monde qu’elle décrit est différent mais peut toujours se soumettre à une connaissance scientifique. Dans le monde hors-science, au contraire, « la science expérimentale est en droit impossible, et non de fait inconnue » (p. 10). Tout la question est alors de découvrir à quoi peut ressembler un tel monde. Derrière cette simple question de classification, c’est en réalité un problème métaphysique classique qui va émerger : le problème de Hume.

 

C’est précisément le rôle de la deuxième partie de l’essai de décrire ce problème et de le comparer avec une nouvelle classique de la science-fiction que l’éditeur a d’ailleurs reproduite à la fin de l’ouvrage : « La bille de billard d’Isaac Asimov ».

C’est dans la section IV de l’Enquête sur l’entendement humain de Hume que se trouve la célèbre formulation du problème et son illustration par une partie de billard qui va amener à interroger l’origine de l’induction et la nécessité des lois de la nature. La question de Hume revient simplement à se demander ce qui nous incite à croire que les lois physiques sont toujours valables alors qu’il n’y a aucune contradiction logique ni expérience qui permettent de s’opposer à leurs modifications dans l’avenir. Rien ne nous assure donc - si ce n’est une simple croyance liée à une habitude suscitée par la répétition de cas semblables - que la nature ne va pas dès demain changer du tout au tout.

 

71p85GrbMNL.jpg
 

Q. Meillassoux envisage alors les deux solutions classiques données à ce problème (celles de Kant et Popper) en commençant par celle de K. Popper qui est justement à l’origine de l’expression « problème de Hume ». L’originalité de l’exposition de Q. Meillassoux tient au fait qu’il attribue l’incapacité de Popper à relever le défi de la question humienne par son incapacité à entrer dans un imaginaire FHS. Popper peut s’attendre à ce que les billes de billard de Hume adoptent dans le futur des comportements différents. Mais le problème c’est que pour lui cet événement restera compatible avec l’idée de la science qui dans le futur sera capable d’expliquer via une hypothèse les causes d’un tel changement. On voit assez rapidement où le bât blesse : Popper reste dans un cadre purement épistémologique alors que le problème de Hume est avant tout ontologique. Ce dernier ne s’arrête pas à la question des théories de la science mais s’attaque aux lois physiques elles-mêmes. Popper manque ce glissement de registre car de bout en bout il reste dans l’horizon de la science et ne pose donc le problème que dans un cadre de science-fiction. Le véritable problème de Hume est celui d’un monde à venir où la science elle-même serait devenue impossible suite à la disparition de toute stabilité dans les lois de la nature. Hume n’est donc pas dans un imaginaire SF mais bien dans la possibilité d’une FHS qui engage un enjeu métaphysique bien réel.

 

Or cette dimension du problème est bien perçue par Kant qui, dans la déduction transcendantale des catégories, la fait sienne, en pratiquant une démonstration par l’absurde. La scène de billard décrite par Hume est impossible car, si elle l’était, elle ne pourrait même pas avoir lieu pour nous – nous ne pourrions pas la percevoir. Q. Meillassoux résume parfaitement bien l’argumentation de Kant en soulignant que pour lui « La faille du raisonnement humien, c’est donc de dissocier les conditions de la science et les conditions de la conscience. » (p. 37) En somme, la conscience ne peut survivre à l’absence d’un monde susceptible d’être connu par la science. Sans connexion, pas de structuration, or cette activité est précisément le foyer de la conscience transcendantale : le sujet ne pourrait pas subsister dans de telles conditions. Ainsi le fait même qu’il y ait représentation d’un monde réfute le problème de Hume. Mais Kant va peut-être un peu loin en supposant nécessairement un monde chaotique, et donc impossible à percevoir pour nous, à partir du moment où les lois de la nature demeurent contingentes.

 

Ces deux impasses amènent l’auteur à penser à nouveaux frais le problème à travers son concept de fiction hors science (FHS) et les limites de la tentative kantienne. La faiblesse de Kant finalement est de ne pas avoir assez développé son imaginaire FHS, un monde qui n’obéit à aucune loi n’a par exemple aucune raison d’être complètement chaotique. En prenant cet extrême - l’impossible création d’un monde - l’auteur de l’essai propose trois types de FHS :

 

Le type 1 regroupe les mondes possibles qui sont irréguliers mais pas suffisamment pour affecter véritablement la science. Il y a des événements sans cause dans ces univers mais pas assez pour affecter les processus de la science expérimentale. Puisqu’un tel monde est pensable, il s’ensuit que « ni la science ni la conscience n’ont pour condition de possibilité l’application strictement  universelle du principe de causalité. » (p.48).

 

Le type 2 repose sur une irrégularité suffisante pour abolir la science mais pas la conscience. Notre vie quotidienne pourrait toujours faire fond sur des stabilités relatives pour s’orienter. Dans ces conditions la régularité naturelle peut se penser de la même façon que nous pensons aujourd’hui la régularité dans le monde social.

 

Enfin le type 3 correspond au chaos que Kant nous décrit dans la première Critique.

 

Le type 2 permet donc de mettre en échec en même temps les propositions de Kant et de Popper mais surtout ces variations nous amènent à comprendre que la contingence des lois de la nature n’est pas une hypothèse absurde. Or cette thèse est justement une proposition centrale de la proposition métaphysique que cherche à établir Quentin Meillassoux et dont l’ouvrage Après la finitude a donné un premier aperçu.

 

L’ouvrage se termine alors par une réflexion plus large sur la fiction hors-science et la narration, montrant que loin d’en faire un simple déclencheur de pensée, l’auteur prend au sérieux jusqu’au bout son hypothèse. L’analyse du roman de Barjavel, Ravage, lui permet d’ailleurs de montrer qu’il y a déjà des récits cohérents mais surtout pertinents qui se fondent sur des fictions hors-science.

 

En allant au fond du problème de Hume et en examinant jusqu’au bout les implications de son hypothèse, Q. Meillassoux ouvre des portes aussi bien en métaphysique qu’en littérature et renoue à travers ces exercices de pensée avec une véritable expérience philosophique. Cette conférence, tout en permettant une entrée rapide au sein du problème constitutif du système de son auteur, donne aussi un aperçu d’une nouvelle façon d’appréhender les problèmes de la métaphysique qui continue de grandir au-delà de son initiateur dans d’autres œuvres dynamiques comme celles d’Élie During ou de Pierre Cassou-Noguès.

 

                                                                    Ugo Batini (09/06/2014).