Mathilde Brasilier, Il y avait le jour, il y avait la nuit, il y avait l’inceste, Toulouse, Mélibée, 2015, lu par Michèle Sultana.

 

Mathilde Brasilier, Il y avait le jour, il y avait la nuit, il y avait l’inceste, Toulouse, Mélibée, 2015, lu par Michèle Sultana.

« On avait crié pour forcer le jour, pour forcer le ciel enfin à s’éclairer, pour soulever la peur, pour soulever le froid, on avait crié à cause de l’épaisseur de son corps. » (page 283).

Le texte autobiographique de Mathilde Brasilier raconte la destruction et la reconstruction d’une existence : c’est un témoignage maniant les mots jusqu’aux limites du dicible – un témoignage très réfléchi, grave et résolu, évitant la continuité narrative. S’il y a récit personnel ancré dans le temps, il n’y pas simple succession d’évènements. Pourtant l’exactitude est première : il y a des dates, des faits, des recoupements de dates et de faits ;  il est aisé de situer l’histoire, aucune confusion n’est possible. Où ? En France, à Paris, rive gauche, dans le quartier Saint-Germain des Près. Quand ? Entre 1960 et… aujourd’hui… année 2015, en plein cœur de notre décennie, année de l’exposition au grand jour des violences déployées dans l’espace retiré d’une famille : le livre publié en mai 2015, livre-date qui révèle la vérité, est moment historique ultime, moment qui reprend et rappelle, c’est un acte de réappropriation existentielle, un grand geste d’écriture qui dit haut et fort l’abomination subie par deux enfants, un petit garçon et une petite fille, au jour le jour, nuit après nuit, des années durant.

 Frère et sœur, derniers nés d’une belle fratrie, deux très beaux enfants, qui dès la prime enfance deviennent les proies d’un père incestueux.  

Un homme brillant, un homme instruit, un architecte éminent. Grand prix de Rome d’architecture 1957. Stéphane Steiner. Personnage talentueux et reconnu.

Mais son appellation véridique, celle que la narratrice nous met sous les yeux, n’est qu’une majuscule muette statufiée suivie d’un trait anonyme et dur : P-----.

Trait illisible ? Trace inarticulable? Signifiant masqué ? Au lecteur d’entendre l’innommable.  L’écriture n’a-t-elle pas puissance d’exprimer l’indicible et d’exalter l’infamie ?’ 

Par delà les souvenirs enfouis et les réticences de la mémoire Mathilde Brasilier façonne  l’inoubliable. Elle donne à lire l’épreuve, mot après mot, phrase après phrase. Elle fait surgir le vrai. La mémoire sauvée laisse les mots, avec leurs consonnes, leurs voyelles, et leurs petits traits durs, sublimer l’existence meurtrie.

Qu’est devenu Père sinon une majuscule impérieuse suivie d’un total anéantissement ? 

« P------, on a continué à l’aimer. On n’a même jamais rien dit à personne. » (page 119).

« Mais que peut-on savoir d’un homme ? A cinq ans, je le pouvais rien savoir. Fabien n’avait même pas quatre ans. Nous ignorons tout de notre corps, dont P------nous a faits prisonniers» (page 242).

« P------,les soldats allemands, ils jouaient à saute-mouton avec les enfants. Ce n’était pas une raison pour faire pareil » (page 326 , avec italiques marquées par l’auteur)

Le petit garçon ne pourra pas lire ce livre, il s’est échappé pour toujours, il a fait choix du suicide : 6 Mars 1985. Un tout jeune homme. Il a 24 ans.

Une photographie de son beau visage est placée à la fin du livre. Un visage ardent : celui de Fabien, le frère de la narratrice, auquel le livre est dédié.  .    

Son corps fait une grande chute libre et s‘écrase sur l’asphalte en plein Paris.

Pas n’importe quelle chute…le récit dit l’endroit, très célèbre, très fréquenté, et relate les raisons du choix.  Au lecteur de réfléchir.

La petite fille a grandi tout en endurant les effets destructeurs de la violence subie. Effroi, insomnie, dépression, angoisse. Révolte, perte de mémoire, mal-être, résolution. Tour de force existentiel. Elle a réussi sa scolarité et a poursuivi ses études, elle est devenue architecte. Elle n’a pas fui la vie de famille, elle a connu les joies de la maternité, elle a donné le jour à un fils, Alexis, né en décembre 1989. Et ce fils, héritier d’un monde intime singulier, lui a ouvert une certaine voie. Mathilde Brasilier raconte comment le silence – persistant-  du jeune enfant s’est inséré dans la trame existentielle des épreuves intériorisées et a profondément pris sens.

« L’opacité des mots c’est aussi celle des morts qu’on a oublié d’enterrer ou qu’on a enterrés vivants. » (page 20).

Le texte procède par petites touches. Les petites touches dessinent des enchevêtrements graves et troublants. Et ces enchevêtrements sont des fragments éclatants – les fragments lumineux d’une intense remémoration - qui révèlent une cruelle expérience. L’histoire prend forme. On pénètre dans l’espace intime d’une vie familiale : espace secret où se conjuguent brutalité et indifférence. L’indifférence n’est-elle pas une des formes de la barbarie ?

On découvre la mère de Mathilde et Fabien : une très belle femme. Dotée d’un talent artiste. Une femme sculpteur. Léa Steiner.

Nommée M -------elle fait écho à P------.

Encore une majuscule impérieuse suivie d’un petit trait dur. Où sont passées les syllabes et les voyelles de la tendre mère ?  

« Je l’appelai, j’avais peur de P----. Elle n’est jamais venue. Elle n’avait pas le temps. Elle pouvait dire « Je ne suis pas responsable »( page 274)

On découvre la machination de P---: comment il met en place, avec une inventivité  terrifiante la cachette où les actes pervers sont infligés aux deux enfants. Infernales et interminables rituels auxquels les petits êtres souffrants sont conviés.

 Récit psychologique réaliste ? Oui et non …C’est bien plus qu’une confidence singulière, c’est une analyse approfondie de l’intimité aux prises avec la cruauté. Et l’écriture ouvragée, tout à la fois lyrique, pathétique, métaphorique, elliptique, tragique, évite l’emphase du monologue édifiant. Ici la poésie veille et les phrases habilement liées tissent un texte d’une densité bouleversante…sans tomber dans l’attendu mélodramatique. La profondeur de la remémoration sait contenir le spectaculaire.

«  Nous étions deux mannequins tout-à-fait nus, percés d’un trou à hauteur de tête. On avait l’habitude des blessures, d’une souffrance intermittente, de ces exercices de dénuement, de ces obliques descentes, où l’on meurt d’être palpable à cinq ans, dans le cercle de sa chair », (page 245).

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Car s’il n’est pas question d’exhiber crûment l’inceste, exhibition dont le voyeurisme ordinaire se délecterait,  il est impératif de tout dire, de tout raconter. Sans concession.

Il est impératif de ne pas omettre les effets, tantôt visibles tantôt invisibles, qu’il produit sur les êtres qui en sont victimes.

Effets sur les corps et sur les âmes.

Entreprise difficile : elle exige un travail sur soi que la reprise écrite porte au plus haut.  Les mots réfléchis et liés ont puissance de révélation créatrice et recréatrice. Ils sont chargés de chair. Et d’espoir au-delà du désespoir.

Que resterait-il du désespoir si l’écriture transfiguratrice ne subsistait pas infiniment vive? Qui se soucierait des deux petits martyrs ? Au lecteur de répondre. Et au lecteur d’apprendre.

Comment la petite fille abusée par son père, comment la jeune fille endeuillée par la mort de son frère, a-t-elle réussi à exister sans se résoudre à survivre ?

Comment la petite Mathilde a-t-elle surmonté les souffrances physiques et psychiques que la brutalité incestueuse lui avait instillées au plus profond ?

Comment « Thilde» ( ce diminutif qui sort de la bouche de P----et M---)  a-t-elle pu échapper à l’anéantissement ? 

« A dix ans, j’espère esquiver la mort, celle que je porte en moi depuis longtemps. Je me suis habituée à elle. C’est comme une sorte de cohabitation, régie par des accords mutuels, en suspens. Je ne peux plus m’endormir. Je ne peux plus. J’ai tant de raisons de mourir.

L’inceste, ça n’est pas un non lieu. », (page 296).

 Le livre de Mathilde Brasilier est leçon d’existence : cette leçon passe par la puissance de vérité d’un  récit salvateur qui tire sa force de l’épreuve endurée – est-elle jamais passée ?- et du travail sur soi que cette épreuve terrible a engagé - serait-il preuve d’une recréation de soi continuée ?

 Travail sur soi, reconstruction de soi, méditation sur les profondeurs : le livre montre les détails d’une histoire douloureuse, continuellement magnifiée par la texture des phrases révélatrices, à travers une suite de chapitres qu’aucune table n’annonce ni ne présente de manière pré ou post programmatique.

Non… pas de table des matières, avec chapitres numérotés,  pour une telle matière.

Le récit touffu, très œuvré, sédimente réseaux et entrelacs : les souvenirs sont repensés et repris, la reconstruction l’emporte.     

Au lecteur de découvrir lentement les titres-phrases qui font dates et qui chacun à sa manière, exposent des évènements, des endroits, des conjonctions et des retours, par delà l’espace et le temps  – contenus toujours intenses, de faits comme d‘émotions, qui entrelacent le court et le long : chapitres très inégaux, d’intensité dramatique constante, ayant chacun sa physionomie et son rythme.

Deux longs chapitres inaugurent le récit (pages 7 à 124), avec pour seule numérotation le chiffre des années: Le premier : Paris, mars 2005.  Le deuxième : Paris, mars 1985. Ensuite se succèdent des chapitres plus courts, dont les titres-phrases, ponctués de dates et de lieux, entrelacent des périodes décisives, avec allers et retours, entrecoupements. Par exemple pages 237 à 248 « Les maisons en carton- 1964 »  Ces quelques pages entremêlent impressions, images, métaphores, souvenirs, réflexions : absolue évocation arrivant soudain au cœur du récit, écho des supplices sexuels programmés … écho bruissant de mots.        

Si on s’avise de les rassembler les titres-phrases constituent à eux seuls un petit texte singulier  incitant à approfondir la lecture …pour rencontrer la narratrice en chemin, en divers moments de son cheminement.

Le chemin retracé et repensé exige un lecteur prêt à lire lentement,  soucieux de respecter le rythme de la remémoration qui a fécondé le texte.  

Le livre de Mathilde Brasilier requiert un lecteur patient, disposé à méditer l’épreuve d’une existence confrontée à la violence et à la mort. Un lecteur méditatif et profondément troublé… par la puissance de l’intériorité combattante.  

 Michèle Sultana.