Heidegger, Phénoménologie de l’intuition et de l’expression, Gallimard, 2014, Lu par Mathieu Cochereau

Heidegger, Phénoménologie de l’intuition et de l’expression, trad. fr. G. Fagniez, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 2014.

Les éditions Gallimard, après l’Ontologie. Herméneutique de la factivité en 2012 et l’Introduction à la recherche phénoménologique, poursuivent leur travail de publication des œuvres de jeunesse de Heidegger ou, du moins, des œuvres d’avant Être et temps (1927). Loin de n’être que de simples préparations à l’analytique existentale d’Être et Temps ces ouvrages sont une véritable réflexion sur la phénoménologie de la vie. Telle est l’ambition de Heidegger dans sa Phénoménologie de l’intuition et de l’expression, cours prononcé lors du semestre d’été 1920 à Fribourg. La traduction est assurée par Guillaume Fagniez.

Ce cours s’inscrit dans ce qu’on a coutume d’appeler l’ « herméneutique de la facticité », philosophie à laquelle travaille Heidegger alors qu’il est Privatdozent à l’université de Fribourg de 1919 à 1923. Ce que vise cette herméneutique c’est saisir l’effectivité de la vie propre de ce que Heidegger appellera par la suite le Dasein – cette saisie se fera notamment par une critique du néo-kantisme accusé de faire de la philosophie une simple théorie de la connaissance qui oublierait par là même le monde. De même, on pourrait y voir un infléchissement de la phénoménologie husserlienne, encore trop préoccupée par la connaissance et pas assez par la facticité de la vie. C’est pourquoi ce cours de 1920 prend acte d’une mutation proprement heideggérienne : celle de la phénoménologie en phénoménologie herméneutique. Cette décision, ou inflexion, suppose d’abord de comprendre les connexions historiques dans les phénomènes : la phénoménologie n’est pas en position de surplomb, pour comprendre la vie elle doit plonger dans la sédimentation de ces phénomènes. Les concepts ne sauraient être extérieurs au réel. Ensuite, nous comprenons que si Heidegger maintient la nécessité d’un voir phénoménologique, la nécessité de dévoiler les phénomènes tels qu’ils apparaissent, cela ne prendra pas la forme d’une science eidétique comme chez Husserl mais d’un souci ou d’une inquiétude devant la difficulté de dévoiler ce dont il y va dans la vie. Par « vie » il faut comprendre l’origine à partir de laquelle tout phénomène doit être accueilli.

Comment parvenir à la vie ? Voilà ce que tâche de comprendre l’introduction de l’ouvrage. La vie peut s’entendre 1) comme le fait d’objectiver et 2) comme le fait de vivre, le vécu. Cette double signification de la vie justifiera une première partie consacrée au problème de l’a priori et d’une seconde consacrée au vécu (en son sens psychologique). Dans le sens premier, la vie consiste à se poser hors de soi, ce qui suppose d’envisager la vie dans son procès historique – ce qu’on pourrait appeler « culture ».  Si l’on peut dire que la vie se caractérise par des strates ou sédimentations qui se superposent au cours de l’histoire, la philosophie a tendance à vouloir dégager des concepts qui ont une validité universelle, ce qu’on nommera l’a priori. Dans un second temps, il s’agira de comprendre la vie comme vécu. Le vécu est d’abord dégagé par Kant et l’émergence d’un Je qui accompagne toute représentation.  Le problème de ce second sens est de savoir comment penser l’irrationnel alors que la philosophie semble s’intéresser au rationnel. Or, la vie comme vécu déborde le rationnel. Pour résoudre les problèmes de l’a priori et de l’irrationalité, il faudra utiliser une méthode que Heidegger appelle « Destruktion ». Cette destruction phénoménologique est ici pour la première fois explicitement formulée et trouvera son expression la plus aboutie dans le fameux paragraphe six d’Être et temps où Heidegger montrera que la tradition est recouvrante et empêche au Dasein le questionner en tant que tel, c’est pourquoi la phénoménologie se devra d’être destructive. On sait combien ce concept de Destruktion inspirera Derrida et sa déconstruction. Ainsi, par Destruktion, il ne s’agit pas d’entendre une entreprise de démolition mais un regard déconstructeur qui vise à restituer l’historialité des problèmes philosophiques. C’est pourquoi la tâche de la Destruktion consiste d’abord à « fureter autour de concepts et de significations attachés à des mots particuliers. » Il ne s’agit pas d’une simple explication lexicale mais d’une explicitation avec les concepts fondamentaux qui témoignent, dans leur obscurité, d’une plurivocité. La Destruktion est donc un travail visant à mettre au jour cette plurivocité et en avoir une entente car « À partir de cette entente tout juste amorcée du sens de l’élucidation, il faut revenir à la base philosophiquement originale de son accomplissement, d’où il faut qu’un tel travail d’élucidation et de détermination provienne. » Ce retour au fondement philosophique des concepts est donc le but de la Destruktion dont on voit qu’elle n’est pas une simple démolition : « toute dé-struction phénoménologico-critique est liée à une saisie préalable » et cette saisie préalable fait que la phénoménologie est ici une phénoménologie de la vie. Il s’agit de comprendre, à travers la Destruktion des concepts, ce dont il y va dans le fait (la facticité) de vivre. C’est pourquoi la Destruktion vient redéfinir la phénoménologie et lui donner une signification inédite : « la philosophie ne consiste pas en des définitions universelles d’ordre déductif, elle est au contraire toujours un élément de l’expérience factive de vivre » On comprend donc bien la nécessité d’appliquer la Destruktion phénoménologique aux deux groupes de problèmes dégagés : l’a priori et l’irrationnel.

C’est tout naturellement que la première partie de l’ouvrage s’attarde sur la Destruktion du problème de l’a priori. Il s’agit dans un premier temps de dégager la plurivocité du terme d’histoire. Par histoire, nous pouvons dire : 1) science de l’histoire, 2) ce qui s’est passé, 3) la tradition ou représentation du passé (par opposition aux peuples qu’on dira « anhistoriques »), 4) l’institutrice de la vie, ce qui donne des leçons pour le présent, 5) la familiarité avec le passé et, enfin, 6) un événement (au sens de « Qu’est-ce que cette histoire ? »). Il ne s’agit pas de dégager l’invariant de ces significations mais les différentes modalités du sens ou ce que Heidegger nomme le « sens de rapport ». Le problème du l’ouvrage tient ici à une certaine aporie dans la définition de ce sens de rapport, de sorte que si l’introduction est compréhensible à qui a déjà lu Heidegger (ce qui est déjà en soi un problème), la première partie est très difficile à lire. Ce qu’il faut comprendre ici c’est que le sens n’est pas quelque chose de théorique ou d’objectif, d’a priori, mais de toujours déjà déterminé par la vie elle-même, d’où la plurivocité des sens de l’histoire. Notre passé n’est donc pas ce qui est derrière nous et il serait faux de dire que celui-ci est objectif. Il est au contraire déterminé par notre propre posture ou nos motivations : « si le passé requiert un certain genre de rapport, ce n’est pas en tant que passé mais en tant qu’objet de la compréhension historique. » Le concept d’a priori s’oppose donc à une telle idée parce qu’il suppose qu’il y aurait des essences ou des idées indépendantes de toute posture. Or, l’a priori lui-même est une production historique qui va donner sens à la philosophie, surtout à partir de Kant. Sur ces fondements, Heidegger pourra critiquer la tendance historiciste qui veut faire de l’histoire une connaissance objective des choses, comme si nous n’étions pas toujours déjà impliqués ou pris dans une certaine tournure lorsque nous nous intéressons aux événements du passé.

Dans un second temps, après avoir montré la contradiction de l’a priori, il s’agit de s’intéresser au problème du vécu. Si l’a priori empêche de comprendre l’homme dans ce qu’il a de concret, la psychologie semble au contraire restituer l’homme dans toute la richesse de son vécu. C’est à travers l’irrationalité que la Destruktion du vécu sera menée et la conclusion sera finalement la même : la psychologie procède elle aussi d’une objectivation de la vie et recouvre sa concrétude ou facticité.  Et c’est là le piège dans lequel s’enferme toute tentative de description de la pensée, toute tentative de donner un logos à la psychè – et derrière cette critique de la psychologie, Heidegger vise Husserl et la phénoménologie transcendantale. Ce qui est clairement exprimé dans cette Phénoménologie de l’intuition et de l’expression :

 

Aussi longtemps qu’on appréhende le subjectif à titre de domaine réal propre et délimité pour lui-même, au lieu de l’envisager en son caractère subjectif, c’est-à-dire en tant que subjectif d’un objectif, en tant que cela même qui, bien que mis de côté dans l’objectivation, lui appartient nécessairement – l’objectivation elle-même n’est pas levée.

 

En d’autres termes, la psychologie n’est pas capable de reconstruire un subjectif sans que préalablement elle l’ait déjà construit. Telle est la raison pour laquelle Heidegger en passe par une analyse du Je comme point de référence vide et sans jugement préconçu chez Natorp. Néanmoins, il s’agit encore de penser le Je comme un objet car le Je devient le fondement de toute donation. C’est de cette façon que Heidegger s’attaque au néo-kantisme. Dans un second temps de cette seconde partie, le cours va s’attarder sur Dilthey qui semble avoir une posture radicalement différente de celle de Natorp. En effet, il ne s’agit plus de fonder une constitution dont le Je serait l’origine, mais de comprendre que les sciences de l’esprit supposent une empathie entre celui qui pense et ce qui est pensé, de sorte que notre rapport au passé ne saurait être objectif. D’où l’importance de la notion de complexe : je suis toujours déjà inséré dans un complexe de sens qui est une certaine tournure prise sur les choses. Mais il demeure chez Dilthey une constitution par le sujet de l’objet dont il traite, c’est pourquoi la facticité de la vie est dans une certaine mesure encore manquée.

Il incombe alors, conclut Heidegger, à la philosophie de poursuivre sa Destruktion afin de permettre à la phénoménologie de la vie de penser la facticité de la vie : « La philosophie a pour tâche d’obtenir la factivité de la vie et de renforcer la factivité de l’existence. »

Au terme de ce cours, il apparaît que sa lecture s’avère d’une grande difficulté même si la présentation du traducteur, Guillaume Fagniez, s’efforce de clarifier ce dont il est question dans cette Phénoménologie de l’intuition et de l’expression. La difficulté tient à la dimension aporétique du texte (on a bien du mal à définir une position claire de la part de Heidegger) et aux doctrines qu’il mobilise sans toujours les expliciter (Husserl, Natorp, Rickert, Dilthey, etc.). On s’interrogera néanmoins sur la complexité de certains choix de traduction. Le terme de « factivité » d’abord. Le texte allemand dit Faktizität. Pour ne pas confondre avec « factice » qui signifie artificiel au sens de faux, le traducteur choisit de suivre la traduction qui était déjà celle de François Vezin dans Être et temps (aux éditions Gallimard) mais qui n’était pas celle d’Emmanuel Martineau dans une autre traduction d’Être et temps qui nous semble, à bien des égards, beaucoup plus claire. Certes, l’option « factivité » est motivée mais ne faudrait-il pas faire le choix de la simplicité ici ? De même, le terme de Destruktion est déjà bien compliqué puisqu’il ne faut pas, nous l’avons dit, y entendre une simple démolition. Il aurait été judicieux de reprendre la traduction la plus simple, de nouveau celle d’Emmanuel Martineau, « destruction » mais on lit « dé-struction ». Le tiret semble compliquer inutilement le propos et surtout sans justification. Heidegger est déjà bien obscur, il n’est peut-être pas utile de l’obscurcir davantage.

 

Mathieu Cochereau