Sigmund Freud - Benedictus de Spinoza : Correspondance 1676-1938 Gallimard NRF, mars 2016, lu par Jean-Baptiste Chaumié

Les lecteurs de Spinoza connaissent cette fameuse formule de l’Ethique selon laquelle « les hommes se croient libres par cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les déterminent » (Ethique, III, scolie de la proposition 2). De là, on fait parfois un peu rapidement de Spinoza  un précurseur du fondateur de la psychanalyse.

Si ces deux auteurs partagent en effet de nombreux points communs, on peut cependant mettre à l’épreuve ce rapprochement comme le fait Michel Juffé en imaginant une correspondance entre Freud et de Spinoza à la fin de leur vie, et  en prenant comme point de départ une lettre – authentique - de Romain Rolland incitant Freud à lire le Traité théologico-politique pour l’aider dans la rédaction de L’homme Moïse et le monothéïsme.

Sigmund Freud, Benedictus de Spinoza

Au delà de tout ce qui les rapproche ce sont bien sûr les désaccords qui fournissent la matière de cette correspondance fictive. Spinoza récuse radicalement l’existence d’une pulsion de mort - ce qui donne deux lectures différentes de la montée du nazisme -, trouve que Freud  extrapole sur le mythe d’Œdipe, comme dans son interprétation des rêves (longue discussion autour du « père, ne vois-tu pas que je brûle », mais reconnaissance d’une méthode herméneutique commune), refuse de faire de la pulsion sexuelle une pulsion à privilégier parmi d’autres désirs, et trouve généralement que la rigueur logique et scientifique manque largement aux hypothèses de son correspondant, particulièrement en ce qui concerne les récits « originaires » conçus par Freud concernant le meurtre du « père primitif ». Freud, pour sa part, ne voit pas bien ce en quoi consiste la béatitude et la connaissance du troisième genre pour Spinoza, et encore moins en quoi celle-ci nous permettrait de faire l’expérience de l’éternité.

Une part de la correspondance porte sur le judaïsme, en lequel Spinoza voit moins que Freud de véritable spécificité par rapport à d’autres croyances religieuses, si ce n’est la particularité de son histoire. L’antisémitisme, « dont le fondement est le fruit de l’ignorance » (et notamment la croyance délirante des chrétiens faisant du Christ le « fils » de Dieu), est rapporté au fait que « la barbarie n’est jamais loin ». Constatant l’ambivalence commune de Freud et Spinoza vis-à-vis du judaïsme, Michel Juffé fait écrire à ce dernier que « je me rends compte que je suis moi-même affligé de deux désirs opposés : d’un côté, j’aimerais que les juifs se perpétuent en tant que tels et ne disparaissent pas comme peuple, de l’autre, j’aimerais qu’ils se débarrassent de leurs croyances et rites puérils mais resteraient-ils alors des juifs ? »

Mais pour l’auteur de ces lettres, la ligne de séparation la plus radicale entre Freud et Spinoza semble être d’ordre ontologique, et tient à ce que celui-ci récuse tout substantialisme, ou, pour le dire autrement, refuse de considérer que le simple soit antérieur au complexe, car il « n’existe pas de simplicité réelle et profonde » (« il n’y a pas de différences entre « choses » et « rapports entre les choses » fait aussi écrire Michel Juffé à Spinoza) ; ce qui interdit de donner une sorte d’antériorité à l’inconscient, et de réifier le « ça », ce dont Freud se défend par ailleurs. Les rudes objections auxquelles Spinoza confronte la psychanalyse mettent en même temps en valeur la profonde honnêteté d’un Freud soucieux de justifier ses hypothèses (donnant au lecteur de précieuses précisions et références, notamment sur le processus - illogique selon Spinoza - du refoulement), mais aussi d’accepter et de s’enrichir des critiques qui lui sont faites, allant jusqu’à avouer que « d’une certaine manière, malgré tous les détails cliniques accumulés, malgré toutes les spéculations bâties, je reste assez ignorant concernant l’inconscient, alors que je suis supposé être celui qui l’a le mieux « exploré ».

 En somme cette correspondance, en exposant chacune de ces deux œuvres à l’autre, permet au lecteur d’en approfondir la connaissance. C’est aussi un exercice d’admiration pour la puissance heuristique et la modernité de la pensée spinoziste d’une part, et d’autre part une incitation à considérer la psychanalyse comme une discipline en devenir, capable de résister au réductionnisme dont elle est souvent victime, et dont les hypothèses suggestives peuvent évoluer et se développer à l’épreuve d’une lecture critique.

                                                                                                                    Jean-Baptiste Chaumié