Gwendoline Jarczyk, L’Abîmement instaurateur dans la logique de Hegel, Kimé 2013, lu par Thierry Dupoux
Par Jérôme Jardry le 19 juillet 2018, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Gwendoline Jarczyk, L’Abîmement instaurateur dans la logique de Hegel, collection Logique hégélienne, éditions Kimé, octobre 2013 (233 pages). Lu par Thierry Dupoux.
Le titre de l’ouvrage résume bien à lui seul le caractère essentiel de la pensée dialectique qui consiste à supporter la contradiction. Le penser spéculatif se caractérise ainsi par sa capacité à affronter la contradiction, l’opposition de termes tels que le positif et le négatif, contradiction dont la résolution constitue le dynamisme même de la pensée.
L’abîmement instaurateur pose d’emblée le problème de la liaison indissoluble du positif et du négatif, de l’être et du néant, unité qui marque le commencement de la science de la logique.
Le titre de l’ouvrage est donc comme le modèle ou le symbole de l’unité de l’être et du néant qui constitue le point de départ du processus logique et est le moteur de son développement.
La notion d’abîmement y est d’abord présentée comme un terme en apparence totalement négatif. Cette connotation négative apparaît notamment quand on évoque l’immersion de l’esprit dans la nature. L’objectivation immédiate de l’esprit dans la nature est en effet assimilée au sommeil de l’esprit qui s’oublie et qui se perd dans l’inconscience d’une existence sensible.
L’abîme est ainsi le lieu même où l’esprit renonce à lui-même au profit de son opposé, et dans ce renoncement à soi on pourrait penser qu’il disparaît purement et simplement.
La notion d’abîmement renvoie ainsi à une chute vertigineuse de l’esprit perdu dans la naturalité en laquelle il s’est totalement plongé. Cette connotation signifie une détérioration, une dégradation de l’esprit sombrant dans la somnolence et l’inconscience, incapable de se réfléchir en lui-même.
Mais pour que la connotation négative soit entière, encore faudrait-il préciser l’impossibilité pour l’esprit d’assumer ce devenir autre, lequel ne pourrait lui advenir que de l’extérieur.
Or le titre de l’ouvrage nous interdit de fixer le négatif en une telle signification péjorative. Parce que l’abîmement est instaurateur il est indissolublement lié à un moment de positivité. Instaurer c’est en effet mettre en place, établir une institution, un régime, un état. En ce sens, c’est fonder, créer, inaugurer.
Que l’abîmement soit instaurateur signifie que la dimension négative qui le constitue n’est nullement une détermination isolée et fixée une fois pour toutes, mais qu’elle est liée à un élément positif et créateur : « cela, encore une fois, pour autant justement que l’aller au fondement, marqué habituellement d’un revif de positivité, conjugue l’acception double de positive en même temps que de négative, conforme en cela à la nature du procès dialectique. » (page 11)
De ce point de vue, l’abîmement de l’Esprit dans la nature n’est pas sa disparition pure et simple, son effacement définitif, mais son émergence comme Idée, comme principe du monde, principe créateur de la nature. Par son immersion, dans la matière le Logos (la pensée créatrice) ne devient étranger à lui-même que pour s’y effectuer lui-même et se poser comme principe d’organisation du réel.
Son objectivation dans la nature n’est pas une aliénation insurmontable ou définitive, elle est le moment même où il éprouve pour lui-même, de par son immersion dans la nature, sa capacité à en être le principe organisateur immanent.
Ce qui pourrait apparaître comme une chute n’est en réalité qu’un mouvement d’élévation du Concept accédant au statut de l’Idée. L’abîmement de l’Esprit dans la nature est un moment essentiel de son autoeffectuation.
Il ne saurait être le principe créateur de la nature en demeurant extérieur ou étranger à celle-ci. Ce qu’il est en lui-même il doit pouvoir le devenir pour lui-même en vérifiant sur le champ, à même la matière qu’il anime et organise, son pouvoir créateur.
Ce mouvement dialectique est celui qui relie étroitement le fondement et le fondé, mouvement en lequel se conjuguent la médiation et l’immédiateté.
En effet, lorsque nous affirmons que le Logos doit pouvoir vérifier sur le champ sa capacité à organiser la matière, cela revient à affirmer que son mouvement de position de soi, ou encore d’auto effectuation se constitue en direction de l’immédiateté en laquelle il se transpose en lui communiquant toute la densité et la consistance qui le caractérise.
L’abîmement de l’Esprit est donc tout à la fois l’émergence de la nature en sa richesse et sa concrétude, et en même temps retour de l’Esprit en lui-même qui n’est plus simplement en soi (dans sa seule relation à lui-même) principe créateur mais qui le devient pour lui-même en se repoussant de soi par son extranéation dans la Nature : « Tout procès logique, fût-ce celui de l’abîmement qui paraît en être la négation pure et simple, implique donc indissolublement en son résultat l’immédiateté et la médiation. »
Ce processus dialectique est au cœur même du penser spéculatif et se retrouve à différents niveaux. La contemplation, par exemple, pourrait être considérée comme un processus d’abîmement du sujet s’effaçant au profit de l’objet qui occupe alors tout le champ de sa conscience. Dans la contemplation esthétique par exemple la conscience du sujet est entièrement dirigée vers l’objet qui, par sa beauté, accapare toute son attention. Il se produit une dissolution de la conscience de soi, un effacement du sujet que l’on peut considérer comme un moment négatif de passivité. Contempler l’objet esthétique c’est l’exposer à notre regard en le laissant être ce qu’il est, contrairement à la figure dynamique du désir qui s’approprie l’objet, le détruit pour l’assimiler à soi.
Dans la contemplation esthétique, donc, le sujet semble aller à l’abîme, renoncer à soi, s’effacer. Mais ce mouvement négatif de passivité apparente ne marque pas seulement la disparition pure et simple de l’activité du sujet, il est la mise en place, l’inauguration, l’instauration d’une activité supérieure, celle par laquelle le sujet produit une puissance d’inhibition active du désir, mis entre parenthèses.
Si on admet avec Kant que le jugement esthétique est désintéressé, cela signifie que ce n’est pas le désir qui est le principe déterminant de celui-ci. La valeur proprement esthétique de l’objet ne peut se révéler que dans la mesure où le sujet renonce à laisser libre cours à ses désirs, ce qui implique l’activité de la volonté par laquelle il s’affranchit de sa soumission et de sa dépendance à leur égard.
Le sujet contemplatif, s’il paraît extérieurement passif, effacé, n’en n’est pas moins actif intérieurement et si dans un premier temps il s’abîme dans la contemplation de l’objet, cet abîmement est lié à l’émergence d’une liberté intérieure, d’une activité réfléchie sur soi, par laquelle il agit sur lui-même et produit un effet immanent.
Notre attachement à l’évidence sensible est tel qu’on ne décèle la présence d’une activité que lorsque ses résultats sont extérieurement visibles, apparents. Mais le cheminement et la progression de la conscience, qui consiste à s’éloigner de l’évidence sensible, nous fait comprendre qu’une passivité apparente, loin d’être une disparition vertigineuse du sujet, est l’émergence d’un sujet libre, d’une figure nouvelle et plus élevée de la subjectivité.
C’est ce même mouvement que nous voyons d’ailleurs à l’œuvre au niveau de l’entendement dans la Phénoménologie de L’Esprit.
La connaissance scientifique est bien révélatrice de l’objet et non du sujet, le savant étant pris par ce que l’on peut appeler le vertige de l’objectivité. Le souci exclusif de l’objectivité propre à la connaissance scientifique implique un effacement de la réflexion du sujet en présence de l’objectivité extrême des lois de la nature.
En présence de cette objectivité le sujet doit s’effacer, se mettre entre parenthèses, ne pas faire intervenir ses croyances, ses sentiments, ses préjugés qui pourraient constituer des obstacles épistémologiques. Le sujet s’abîme dans l’objectivité, oubliant que, ce qu’il considère comme une loi objective de la nature est le produit de sa propre réflexion sur les phénomènes naturels, d’où ce vertige de l’objectivité en lequel s’abîme le sujet.
Pourtant cet oubli est là encore inséparable de son mouvement opposé de positivité, le ressouvenir. En s’immergent dans la nature et en y séjournant, l’Esprit, la pensée, le Logos créateur du monde, par sa compréhension parfaite du monde et de son fonctionnement saisit en celui-ci le parfait reflet de lui-même.
Il comprend que le monde est constitué selon les structures mêmes du Logos, que le processus biologique est en même temps un processus logique : le rapport de l’individualité naturelle à la vie universelle, médiatisé par la particularité du genre, est le reflet dans la nature de la structure même du Concept.
En se consacrant à la connaissance des lois de la nature, l’Esprit, qui paraît aller à l’abîme dans un premier temps, contemple dans la nature une parfaite image de lui-même qui lui est renvoyée comme dans un miroir.
Il faut rajouter que, ce qu’est ce principe, auto engendrement du réel dans sa totalité, il l’est de façon plus authentique par ce retour sur soi, précédé par un détour apparent (l’investigation objective des lois de la nature), comme si sa réflexion en lui-même était indissolublement liée à sa réflexion hors de soi.
Le concept doit devenir étranger à soi, aller à l’abîme, avant de revenir parfaitement sur lui-même.
La notion d’abîmement est ainsi liée au « devenir autre que soi », mouvement de réflexion hors de soi nécessaire au processus même par lequel l’esprit revient sur soi et coïncide avec lui-même :
« … Faire de soi l’autre de soi et ainsi aller au gouffre et pour en cela en même temps coïncider avec soi-même. » (page 175).
L’abîmement instaurateur est ainsi l’expression emblématique de ce processus dialectique en lequel sont indissolublement liés le négatif et le positif, la réflexion hors de soi et la réflexion en soi. Or ce processus dialectique est celui-là même qui caractérise l’Essence comme moment de médiation entre l’Etre et le concept.
C’est donc par une attention privilégiée à ce moment de la Logique que nous pouvons comprendre toute la richesse de sens de l’expression « L’abîme instaurateur dans la Logique de Hegel ».
Le point de départ de la Logique, l’unité de l’Etre et du Néant, n’est pas seulement une base fixe mais le principe même de toute la progression de la pensée spéculative. Cette unité se retrouve à d’autres moments du processus logique, notamment au niveau de l’Essence, comme unité du positif et du négatif, et cette unité est constitutive du réel.
On peut déceler dans cette vertu qu’est la tolérance cette même unité.
On a l’habitude d’opposer la tolérance comme vertu positive, basée sur l’acceptation de pensées différentes de la mienne, à l’intolérance, attitude négative de refus de ce qui s’oppose à mon opinion.
En effet, la tolérance est bien un phénomène positif opposé à l’attitude négative de rejet et d’exclusion inhérent à l’intolérance. Pourtant on ne peut en rester à cette opposition abstraite du positif et du négatif.
La tolérance, en effet, si elle est bien vertu positive d’acceptation et de compréhension de l’autre, ne peut être véritablement ce qu’elle est sans s’opposer à l’intolérance et exprimer un refus à l’égard de l’intolérance. Autrement dit, elle ne peut être une vertu effective qu’en devenant elle-même négative, en adoptant une attitude combative de lutte contre l’intolérance.
Cette lutte signifie bien une attitude négative de refus et de négation de l’intolérance, mais par cette lutte précisément la tolérance emprunte à son opposé l’élément de négativité dont elle a besoin pour devenir une vertu effective.
La tolérance semble ainsi se renverser en son contraire, se réfléchir hors de soi dans son autre pour pouvoir être véritablement ce qu’elle est, pour revenir sur elle-même.
En empruntant à son opposé la négativité dont elle a besoin pour mener son combat contre l’intolérance, elle peut paraître s’abîmer en son opposé (commed’ailleurs la lutte de la raison contre la violence peut prendre la forme d’une lutte violente), aller au gouffre, se renverser en son contraire.
Mais il est à remarquer que cet abîmement est indispensable à sa propre constitution intime. En effet si cette vertu positive se maintenait dans une coïncidence immédiate avec elle-même, pure de toute manifestation négative, préservant son égalité avec soi par le refus de tout élément susceptible de l’altérer, elle resterait indifférente à l’égard de l’intolérance, de son rapport à son autre.
Si elle se maintenait dans une attitude purement positive elle devrait alors tolérer, accepter l’intolérance, ou du moins s’abstenir de la combattre.
Mais serait-elle encore ce qu’elle est, vertu positive, en renonçant à ce combat et en s’enfermant dans une pure et simple indifférence à l’égard de son opposé ?
On peut penser qu’une telle indifférence ou neutralité cesserait de faire de la tolérance une véritable vertu et la réduirait à une vertu tronquée pour reprendre l’expression de Nietzsche. Elle se réduirait alors à une simple vertu apparente dissimulant une incapacité de la volonté à dire non, une passivité totale qui utiliserait le masque de la vertu pour être présentable.
Donc la tolérance en tant que vertu authentique ne peut demeurer dans un rapport intime et exclusif à soi sinon elle court le risque de n’être qu’une vertu potentielle privée d’effectivité.
Elle n’est vertu en acte que par la médiation selon laquelle elle s’arrache à sa propre immédiateté pour devenir autre et se réfléchir hors d’elle-même.
Mais en allant ainsi à l’abîme et en devenant étrangère à elle-même elle revient sur soi et se pose comme pour elle-même comme vertu effective. Telle est d’ailleurs la principale caractéristique de l’Essence comme unité de l’immédiateté et de la médiation, unité de la réflexion en soi et de la réflexion hors de soi.
Le moment du devenir autre est donc instaurateur au sens où il permet à la tolérance d’être pleinement et véritablement ce qu’elle est, à savoir non une vertu virtuelle (réduite à une forme d’indifférence ou de neutralité) mais une vertu effective, une vertu de combat.
Ainsi en devenant autre que soi, la tolérance ne se détruit pas, elle ne disparaît pas définitivement dans l’abîme vertigineux de l’indifférence, mais elle en ressort grandie et ennoblie. En allant au gouffre elle est en réalité à elle-même son propre fondement, elle ne fait que s’appuyer sur ses propres forces créatrices pour inaugurer un monde nouveau qui accorde une place à la diversité humaine et à la diversité des cultures.
C’est justement cette unité du positif et du négatif qui constitue la structure dialectique du fondement :
« Il apparaît ainsi qu’en s’effondrant contradictoirement le positif s’avère être dans son passage en son contraire sa propre position de soi, son propre fondement de soi. »
André Léonard, Commentaire littéral de la Logique de Hegel, page175.
De ce point de vue, ainsi que le confirme le titre de l’ouvrage de G. Jarczyk, le fondement est bien la clé de la compréhension de la structure dialectique de l’Essence.
Si le fondement parachève le mouvement de réflexion de l’Essence sur elle-même, il n’est pas simplement le lieu où la contradiction est définitivement résolue, il n’est pas un résultat fixe et immobile qui marquerait l’achèvement de la pensée spéculative, mais il est lui-même pris dans le mouvement de la contradiction, ce qui veut dire qu’il va lui-même au gouffre, à l’abîme.
En effet, si le fondement peut être conçu comme une détermination fondamentale de l’Essence comme raison d’être de tout ce qui est, le fondement ne peut demeurer ce qu’il est en son immédiateté en restant extérieur ou étranger à ce qui est fondé.
Pour reprendre une idée de Louis Lavelle aucune chose ne peut exister sans un acte intérieur qui la soutient et la maintient dans l’existence. Si le fondement est bien ce qui soutient l’existence de toute chose, comme le suggère le mot, il ne peut accomplir sa fonction qu’en agissant pour ainsi dire de l’intérieur, ainsi que le remarque Louis Lavelle.
En ce cas le fondement ne peut demeurer un terme transcendant, étranger à la diversité des choses et des existants qu’il fonde.
Par un mouvement dialectique immanent le fondement pose nécessairement ce qui se trouve par lui fondé, autrement dit il se transpose lui-même dans la chose ou l’existant, il se supprime comme pure réflexion en soi (rapport intime et exclusif à soi) et cette suppression coïncide avec sa venue au jour dans l’existence, son émergence dans l’immédiateté retrouvée de l’existence :
« Où se voit ébauchée l’écriture des déterminations selon leur dynamisme réflexif, en même temps que celle du fondement comme s’abîmant en définitive dans le venir au jour de l’existence. »
G. Jarczyk, page 168.
Le fondement va ainsi à l’abîme par le mouvement négatif de son passage dans l’immédiateté de l’existence. Cet aller au gouffre du fondement signifie que toute la puissance créatrice qui est virtuellement contenue en lui n’est effective que par son déploiement au sein même de la richesse et la diversité des existants.
Cela veut dire également que cette puissance créatrice ne reste pas enfermée ou enveloppée dans le fondement comme une sorte de trésor caché ou enfoui, mais qu’elle sort de l’obscurité pour se communiquer à la totalité des existants dont elle constitue la force qui les anime intérieurement.
Le fondement doit donc sortir de lui-même, de son intériorité abstraite, et si ce mouvement de réflexion hors de soi est son abîmement, sa transposition dans ce qui est autre, cet abîmement est doublement instaurateur.
En un premier sens, il est instaurateur car en se transposant dans l’immédiateté de l’existence, le fondement revient sur lui-même et il est ainsi devenu en acte ce qu’il n’est au départ qu’en puissance.
C’est donc à l’issue de sa réflexion hors de soi que le fondement est devenu ce qu’il est par sa propre effectuation de soi. Il s’est fait lui-même fondement par sa propre activité et c’est ce dynamisme immanent qui le constitue en tant que tel, ce pourquoi le fondement ne doit pas être conçu comme une base fixe, immobile, comme pourrait le suggérer une représentation immédiate du fondement.
En un autre sens, par sa réflexion hors de soi le fondement qui se transpose dans l’existence confère à celle-ci la consistance qui lui est propre. En restaurant l’immédiateté de l’existence le fondement n’en revient pas à l’être pur mais il se supprime en direction d’une figure nouvelle, l’existence, qui, à la différence de l’être, a la consistance de ce qui est parfaitement fondé en sa raison d’être.
L’immédiateté de l’existence est en réalité médiatisée par la suppression de la médiation comme l’indique le préfixe « ex » qui signifie que l’existence tire sa consistance de son lien originaire à l’essence qui la fonde et se pose en elle.
L’être pur, immédiat, étant isolé en son abstraction initiale, c’est-à-dire séparé de son essence, n’a plus aucune consistance puisqu’il est séparé de sa raison d’être, ce qui justifie son rabaissement au niveau de l’apparence.
En s’abîmant, en se transposant dans l’immédiateté de l’existence, le fondement est bien instaurateur, il inaugure par son déploiement et sa diffusion dans le monde une figure plus élevée que celle de l’être, à savoir l’Existence en laquelle l’être s’unit à son essence.
Une telle dialectique pouvant apparaître très abstraite est en fait d’une richesse et d’une concrétude parfaite.
Elle s’applique en particulier à l’homme et au vivant comme nous le rappelle justement le chapitre de conclusion de l’ouvrage.
A l’Homme en effet, si on admet que l’amour est le moteur le plus puissant de l’existence, qu’il constitue pour l’homme sa véritable raison d’être. En effet aimer, selon Hegel ou Feuerbach, c’est ne plus exister pour soi, ressentir comme une souffrance les limites de notre existence individuelle (souffrir de n’exister que pour soi) et placer dans l’être aimé notre raison de vivre. Par là même l’homme n’est plus seulement une individualité naturelle ayant immédiatement en elle une raison de vivre (la force de l’instinct).
La force d’exister qui l’anime intérieurement n’est plus liée à son seul intérêt pour lui-même, ce qui l’arrache à l’immédiateté d’une existence animale et naturelle. Un tel mouvement d’arrachement à l’immédiateté est bien ce qui caractérise l’Essence et il coïncide avec un processus de négation de soi (refuser de n’exister que pour soi) et de réflexion dans l’autre, la possibilité pour l’homme de se reconnaître dans l’amour de l’être aimé.
Selon ce moment négatif ce refus signifie bien pour l’ego aller à l’abîme, comme le suggère d’ailleurs la psychanalyse en évoquant la notion de blessure narcissique (Cf. Christian David, L’état amoureux).
Cependant si l’ego ressent comme une frustration le fait de placer dans l’être aimé sa raison d’être, cet abîmement n’est pas le simple effet d’une servitude passionnelle (telle que pourrait la concevoir Spinoza), il n’est pas l’anéantissement pur et simple de la personnalité, mais au contraire l’émergence d’une dimension plus profonde de la personnalité qui s’étend au-delà des limites de la simple individualité immédiate.
L’abîmement de l’individu est tout simplement son angoisse devant sa propre mort, réaction instinctive de la vie immédiate qui se préserve comme force d’affirmation. Mais une telle angoisse signifie que l’homme n’a pas encore conquis son « humanitude » et qu’il est enfoncé dans l’existence naturelle. En supportant et en dépassant cette angoisse l’homme inscrit durablement sa capacité à aimer dans le cours du temps et il s’élève à une forme supérieure de l’existence, il s’élève à la vie de l’Esprit : « ce n’est pas la vie qui s’épouvante devant la mort et se garde pure de la dévastation, mais celle qui la supporte et se conserve en elle qui est la vie de l’Esprit. Il ne gagne sa vérité qu’en tant qu’il se trouve lui-même dans le déchirement absolu. »
Hegel La Phénoménologie de L’Esprit, cité dans le livre de G. Jarczyk, page 170.
En effet en ayant conscience d’exister dans l’unité qu’il forme avec l’être aimé, l’homme confère une plus grande consistance à son existence puisque désormais il est porté par la force du tout (ici la communauté éthique qu’il forme avec l’être aimé) et non par sa seule force individuelle.
L’abîmement est bien en un sens instaurateur puisque par delà la mort de l’ego les énergies, les forces qui constituent l’existence de l’individu fusionnent avec les forces du tout.
Le titre de l’ouvrage nous renvoyant à la dialectique de la vie, celle-ci se référant à la vie de l’Esprit, nous renvoie ainsi à nous-mêmes, à notre humanité, au sens de notre vie. La réflexion de l’auteur produit en nous un effet remarquable de résonance, il s’adresse à ce qui en nous est le plus profond et nous propose ainsi un véritable cheminement intérieur. C’est probablement la qualité de ce cheminement qui permet aussi de surmonter progressivement les difficultés d’une pensée qui maîtrise parfaitement la pensée de Hegel et sait si bien en montrer la richesse et la profondeur.
Ce livre nous parle et nous touche d’autant plus que ce mouvement dialectique de L’Essence concerne les aspects les plus fondamentaux de notre être et engage aussi le sens de notre existence.