Claire Crignon, Locke médecin, Garnier 2016, lu par Gilles Barroux

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Claire Crignon, Locke médecin. Manuscrits sur l’art médical, Classique Garnier, mai 2016 (541 pages). Lu par Gilles Barroux.

Que John Locke fut attaché à la médecine par sa formation, qu’il a écrit des textes consacrés à cette matière, ou encore que cette formation initiale put constituer un laboratoire pour ses productions ultérieures, ce sont des informations connues et évoquées de manière récurrente, tant par les historiens de la philosophie que des sciences (exemple des travaux de François Duchesneau). Il manquait cependant un travail conséquent et exhaustif sur cette période de l’histoire de la formation de la pensée de Locke, ce maillon manquant est désormais comblé par l’ouvrage de Claire Crignon, Locke médecin. Manuscrits sur l’art médical, paru en 2016.

 

Ce volume de plus de cinq cents pages comprend une étude aussi conséquente que fouillée des manuscrits du philosophe, de leur gestation en lien avec les enjeux épistémologiques de l’époque. S’y trouvent revisités les rapports entre médecine et philosophie, interrogée la « fabrique du vivant », restitués les débats relatifs aux méthodes dans l’évaluation des maladies, interrogée la critique de l’anatomie, et relaté le cas d’une affection particulière. Ce développement est suivi par la traduction des manuscrits de l’auteur dont Anatomia et De arte medica.

Les conceptions de Locke sur l’économie animale et sur la pathologie y sont scrutées en résonance avec les figures de la médecine et de la physiologie qui imprègnent toute cette période : Van Helmont, Willis, Harvey, Sennert, Boyle ou encore Sydenham dont le nom est historiquement associé à celui de Locke. Les développements de cet ouvrage fournissent ainsi l’occasion d’appréhender de manière ciblée les modalités d’une filiation entre les deux savants. Un autre mérite est de nous plonger au sein de l’univers scientifique et médical qui marque l’Angleterre et l’Europe du XVIIe siècle, et de découvrir un corpus de textes qui attestent de la fécondité et de la vivacité des débats de toute cette période.

Il serait trop long de restituer la démarche caractérisant cette étude sans précédent sur le sujet. Évoquons ici les rapports de Locke et de Sydenham à l’anatomie. Une évocation superficielle et surfaite pourrait vite réduire leur position à un rejet de cette matière, tel un aveu d’ignorance, comme si toute critique de l’anatomie correspondait à un désintérêt pour la machine du corps, comme si une telle position révélait la posture d’un charlatan. La réalité est nettement plus nuancée, car se logent des enjeux épistémologiques et philosophiques gravitant autour de notions aussi centrales que celles d’expérience et d’observation. Que la connaissance des organes et des parties du corps constitue une géographie utile aux médecins et aux chirurgiens, cela ne fait pas problème en soi. Que de ces connaissances on en tire quelque induction et que cette dernière produise une espérance illusoire au sujet d’une médecine et d’une thérapeutique renouvelées, voilà ce qui engage la médecine dans des chemins sans issue : « L’anatomiste est incapable de faire de son scalpel un moyen de diagnostiquer la maladie, alors que le médecin observateur n’a de son côté qu’à exercer son nez pour reconnaître les « pustules » et l’odeur caractéristique de la maladie » (p. 310).

Cibler ainsi les limites de l’anatomie génère nécessairement une série d’enseignements et d’interrogations, portant notamment sur le rôle de l’observation comme boussole empirique contre les tentations de produire des systèmes abstraits ou de générer d’improbables hypothèses. Ainsi, nul impératif ne saurait exiger que l’acte de soigner dépende de la quête d’une vérité générale sur le corps, renvoie à une causalité dominant toute compréhension de la physiologie ou fixe une essence des maladies. Cette réflexion reflète les distorsions sensibles chez la plupart des médecins entre théorie et pratique, entre système prôné et pratique adoptée au chevet du malade.

Claire Crignon évoque également une contribution de Locke à l’étude d’un cas : celui de Lord Ashley opéré d’un kyste hydatique – lequel n’a été diagnostiqué tel quel qu’au XXe siècle – confrontant les médecins à un phénomène singulier dans l’ordre des maladies. L’émergence d’une affection non identifiée, plongeant les médecins de l’époque dans le doute offre l’opportunité de soumettre la conception développée par Locke sur l’observation à l’épreuve des faits. Plus généralement, cette évocation et les contributions de Locke à la médecine permettent de faire de l’intérêt qu’il a porté envers la matière médicale, non pas seulement la réunion de possibles matériaux susceptibles de se retrouver dans son œuvre majeure, l’Essai concernant l’entendement humain (importance de la sémiologie, empirisme, critique de l’induction) mais une contribution à part entière à la science médicale de son temps.

                                                                                                                                  

Gilles Barroux (03/03/2017).