Michel Lallement, Tensions Majeures. Max Weber, l'économie, l'érotisme. Nrf Essais, Gallimard, lu par Magali Lombard
Par Florence Benamou le 07 septembre 2013, 18:42 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Michel Lallement, Tensions Majeures. Max Weber, l'économie, l'érotisme, Nrf Essais, Gallimard
Une nouvelle approche de Max Weber. L'ouvrage de Michel Lallement présente une tentative pour lire Max Weber non pas tant à partir des objets d'étude nombreux du sociologue mais en essayant de retrouver par-delà la diversité des thèmes une unité méthodologique et un schème structurant toutes les sphères sociales, qu'il s'agisse par exemple du droit, de l'économie, de la religion ou encore de l'érotisme (il faut entendre sous ce terme ici à la fois la question des relations entre les sexes et la place de la sexualité).
Ce schème provient d'une tension entre deux formes opposées de rationalisation : une rationalisation formelle (l'effort de rationalisation interne et propre à une sphère donnée) et une rationalisation matérielle (l'intrusion et la prise en compte de contraintes extérieures, d'une logique provenant d'une autre sphère sociale). Cette tension, cette conflictualité à l’œuvre dans chaque sphère sociale (du fait de leurs interactions) n'est pas à regretter mais elle est au contraire féconde à deux points de vue : pour le penseur, le sociologue qui cherche à approcher le fait social et à en rendre compte, et pour la société même puisque le conflit devient moteur. L'objectif de Michel Lallement dans ce livre est donc de produire la démonstration de l'effectivité et de la fécondité de ce schème en abordant des domaines aussi opposés que l'économie et l'érotisme.
L'introduction du livre présente assez classiquement l'objectif de l'auteur, et rappelle la multiplicité d'interprétations dont l’œuvre de Max Weber fait l'objet. L'originalité de la démarche de M. Lallement est de ne pas tant chercher à placer Weber dans un courant de pensée mais à mettre en évidence et à comprendre de quoi relève son apport indéniable dans les sciences sociales. Contrairement aux lectures classiques de Weber, on ne retrouve pas dans l'ouvrage de Michel Lallement la distinction habituellement utilisée entre rationalisation en finalité et rationalisation en valeur (qui ne sont pas nécessairement conflictuelles), ou bien encore il s'efforce d'amoindrir le thème du désenchantement du monde. On peut lire ce texte comme une réponse aux objections habituellement formulées à l'encontre des thèses wébériennes, notamment la critique de la prédominance de la rationalisation instrumentale : en effet, l'auteur insiste en réalité sur la conscience aiguë de Weber qu'il existe une multiplicité de formes de rationalisation. Les sciences sociales ont à penser ce qui échappe et résiste aux savoirs scientifiques et économiques classiques, et c'est le schème de la tension entre une rationalisation formelle et une rationalisation matérielle qui permettra au mieux d'en rendre compte.
La première partie de l'ouvrage va chercher à démontrer l'effectivité et la fécondité de ce schème en économie. Mais le premier chapitre vise d'abord à justifier l'importance de la question de la rationalisation chez Max Weber, l'auteur ayant conscience qu'une telle lecture est contestable. Il ne faut pas entendre rationalisation dans un sens trop strict, c'est-à-dire uniquement comme un processus formel et logique, pouvant aboutir à des conséquences inhumaines. M. Lallement réfute une lecture trop univoque de Weber, qui considérerait le processus de rationalisation comme un phénomène propre à l'Occident et qui décrirait un sens de l'histoire. Au contraire, le travail de Weber sur la religion met bien en évidence que toute religion relève d'un processus de rationalisation (et non seulement le protestantisme) : c'est un effort, conduit par la raison, pour rendre compte du monde tel qu'il est et de la conduite à tenir dans ce monde. Avant de passer à l'étude de l'économie, la fin de ce premier chapitre démontre la fécondité de la tension entre rationalisation formelle et rationalisation matérielle dans le domaine du droit. Il faut entendre par rationalisation formelle dans le domaine du droit tout processus fondé sur des arguments et des intérêts purement juridiques, et par rationalisation matérielle la prise en compte de valeurs et d'intérêts extra-juridiques. Lallement montre ainsi, à partir des travaux de Weber, que l'évolution du droit s'explique d'une part par une autonomisation du droit qui devient (dans les grandes lignes, car il ne s'agit pas d'y voir ici une téléologie du droit) de plus en plus formel et rationnel, et d'autre part par des facteurs matériels (rationalisation matérielle) qui le rendra compatible avec le capitalisme : élargissement des marchés, transformation des structures sociales, apparition de la bureaucratie, urbanisation. Ces deux mouvements opposés et contradictoires sont en réalité féconds et permettent de penser les transformations du Droit, tout en refusant la recherche d'un mouvement d'ensemble unifié et harmonieux.
La question est donc de savoir si cette thèse est toujours valable une fois que l'on quitte le domaine juridique. Les chapitres suivants de cette première partie portent sur le travail de Weber en économie. Les chapitres deux à cinq questionnent le statut de Weber : est-il économiste ? Dans quel courant de pensée se situe-t-il ? Les ambiguïtés des positions de Weber permettent à l'auteur de mieux démontrer sa thèse. Avant de montrer concrètement les tensions à l’œuvre dans le champ économique et social et au cœur des actions individuelles, tout se passe comme si les sciences sociales elles-mêmes reflétaient ces tensions en présentant deux formes possibles de rationalisation, d'approche et d'explication du social (l'école historique allemande ou la théorie économique pure), deux formes opposées qui pourtant disent toutes deux quelque chose de la réalité sociale, tout en étant incapables de penser ce qui leur résiste. C'est précisément parce que Weber se situe dans cet entre-deux qu'il serait difficile à classer, mais la thèse de Lallement est qu'il se situe dans cet entre-deux parce qu'il cherche à penser ce qui résiste.
Le dernier chapitre de cette première partie (Les tensions de la rationalisation économique) présente donc des exemples concrets dans le domaine des activités économiques où la tension entre une rationalisation formelle et une rationalisation matérielle rend compte des crises, des évolutions, des contestations sociales... Ainsi, par exemple, la recherche de la rentabilité d'une entreprise (rationalisation formelle), est conditionnée par le pouvoir d'achat (rationalité matérielle : il faut chercher à vendre des produits à ceux qui peuvent effectivement les acheter), et aboutit à la contradiction que les besoins les plus urgents d'une société, ou d'un groupe social ne seront pas nécessairement satisfaits s'ils ne sont ni rentables ni solvables. D'autres tensions paradoxales alimentent les activités économiques : la libre concurrence sur le marché du travail et le droit du travail, les propriétaires et les dirigeants d'entreprise, une politique monétaire en vue d'une monnaie forte travaillée par des intérêts extérieurs visant plutôt à favoriser l'inflation, l'ambivalence intrinsèque des activités boursières... Chacun de ces exemples concrets peut être lu au travers du schème de la tension entre rationalisation formelle et rationalisation matérielle, et Michel Lallement met ainsi en évidence sa fécondité sociale (puisque ces tensions donnent lieu à des évolutions des institutions sociales) et sa fécondité épistémologique (puisqu'elles sont aussi l'instrument du sociologue pour mieux rendre compte des actions des individus).
Si démonstration a été faite de la validité de ce schème au niveau du droit et de l'économie, peut-on prétendre en faire usage dans d'autres sphères sociales, et en particulier là où il ne semble pas y avoir de processus de rationalisation ? C'est la raison pour laquelle l'auteur confronte son hypothèse à un dernier champ, l'érotisme.
Le chapitre 6, avec lequel s'ouvre cette deuxième et dernière partie, fait l'état des lieux des questions de la femme et de la relation entre les sexes à la fin du XIXème siècle et au début du XXème. L'époque est marquée par l'émergence de mouvements féministes, de mouvements de réflexion sur le statut de la femme (portés notamment par le socialisme), et de mouvements naturistes prônant l'érotisme et la vie affective. Mais malgré cela, le discours dominant, y compris chez les intellectuels, présente le masculin et le féminin comme deux natures distinctes, auxquelles il convient d'attribuer les fonctions qui leur reviennent strictement. C'est une telle dualité entre les sexes, soutenue notamment par le sociologue G. Simmel, que cherche à réfuter Marianne, l'épouse de Max Weber, sans que celui-ci n'intervienne encore personnellement dans le débat avant 1910.
C'est avant tout pour des raisons personnelles, l'histoire de sa vie amoureuse même, que le sociologue s'intéressera de plus près à l'érotisme (les chapitres 7 et 8 rendent compte de ce tournant). Dans un premier temps, l'érotisme (considéré comme une attitude qui échappe au processus de rationalisation) n'est pas l'objet en tant que tel de l'analyse du sociologue : seule la question de la sexualité et de sa place dans le mariage est lue à l'aune de la question de la rationalisation. Ainsi un mariage pur (rationalisation formelle) serait parfaitement conforme à l'éthique religieuse et se réaliserait au travers d'un rigoureux ascétisme sexuel, mais des questions extérieures au mariage (rationalisation matérielle) peuvent intervenir (procréation, alliances politiques ou financières, érotisme) et dégrader plus ou moins un tel idéal. Cette conception n'est pas, aux yeux de Michel Lallement, qu'une lecture sociologique puisque Max et Marianne ont revendiqué tous les deux l'ascétisme sexuel dans leur mariage. Comment expliquer alors le changement de statut intellectuel de l'érotisme dans les écrits de Max Weber, qui devient une sphère autonome célébrant les valeurs de l'existence ? Pour l'auteur, l'intrusion de l'érotisme dans la vie personnelle de Max Weber, grâce à deux aventures amoureuses extra-conjugales rendrait mieux compte de ce changement que les débats avec les analyses d'Otto Gross (ancien disciple de Freud) prêchant la révolution sexuelle et la sortie du mariage. Mais l'on y retrouverait in fine (chapitre 9) les préoccupations du sociologue relativement aux processus de rationalisation. L'érotisme, dans son idéal, tend à l'affirmation de valeurs propres (celles de vie et de beauté), détachées des préoccupations matérielles, des exigences de la nature, d'un rapport instrumental au monde. Néanmoins, il y a bien une tension interne dans l'érotisme qui est aussi recherche de plaisir, et par là même recherche de domination de l'autre, et ne peut donc se lire uniquement comme relation désintéressée, pur abandon de soi.
La démonstration proposée a donc été effectuée, même si, concernant l'érotisme, les écrits de Weber semblent manquer pour la rendre plus précise, et si d'une manière générale l'ouvrage souffre de passages trop descriptifs ou trop biographiques – mais l'auteur assume parfaitement ce parti pris. Néanmoins, la démarche proposée par Michel Lallement a le mérite de nous inviter à une nouvelle lecture de Weber, qui peut aussi constituer une manière de pérenniser l'approche du sociologue : ces tensions, ces conflits sont bien évidemment toujours à l’œuvre dans nos sociétés, et c'est précisément parce qu'elles résistent à la pensée qu'elles alimentent le travail sociologique. Par ailleurs, que tout processus de rationalisation soit travaillé par d'autres processus de rationalisation concurrents, comme le met en évidence l'ouvrage de M. Lallement, permet de nourrir une réflexion sur le statut de la raison même.
Magali Lombard