Hoquet et Merlin (dir.), Précis de philosophie de la biologie, Vuibert, 2014 Lu par Jonathan Racine

Hoquet et Merlin (dir.), Précis de philosophie de la biologie, Vuibert, 2014 Lu par Jonathan Racine

Après les très utiles Précis de philosophie des sciences et Précis de philosophie de la physique, les éditions Vuibert nous proposent ce Précis de philosophie de la biologie. Cet ouvrage collectif est publié sous la direction de T. Hoquet, à qui l’on doit notamment des études sur Darwin, Linné, et une anthologie de textes sur le sexe biologique, et F. Merlin, auteur d’un intéressant ouvrage sur Le hasard dans la théorie de l’évolution. Il réunit les contributions aussi bien de jeunes chercheurs que des noms bien connus de la philosophie de la biologie, tels ceux de J. Gayon, M. Morange, E. Fox Keller.  On ne peut que saluer cette entreprise, qui contribue à donner un peu plus de visibilité à ce qui constitue un champ disciplinaire à part entière dans le monde philosophique anglo-saxon, et qui est en voie de s’établir solidement en France. Rappelons tout de même que le premier ouvrage de synthèse en français, le remarquable Philosophie de la biologie de F. Duchesneau, date de bientôt 20 ans (1997). Un nouvel état des lieux était nécessaire.

            L’introduction s’attache à préciser le sujet, dans la mesure où la réflexion philosophique sur la vie est, en France, peut-être un peu trop vite réduite aux analyses de Canguilhem sur le normal et le pathologique et sur l’émergence de certains concepts importants dans le domaine des sciences de la vie.  Même si l’approche historique n’est pas absente, il est clairement reconnu qu’ « un grand nombre des contributeurs […] se situent plutôt du côté de la ‘philosophie de la biologie’ anglo-saxonne ».

 

L’orientation générale étant fixée, venons-en à la structure de l’ouvrage : la première partie porte sur le cadre théorique de la biologie. Depuis les travaux importants de Ruse et du biologiste Mayr, on peut considérer que l’autonomie de la biologie d’un point de vue épistémologique est un fait acquis. On peut dès lors s’intéresser à la façon dont la discipline est structurée, et à ses relations avec les autres disciplines (sections 1 et 2 de la première partie). On peut également adresser à la biologie les questions classiques de l’épistémologie générale, étant entendu que des problèmes comme ceux de l’explication ou du réalisme ne pourront recevoir des réponses réductibles à celles que l’on peut faire en partant de la physique comme science paradigmatique. La seconde partie s’intéresse à l’ontologie de la biologie, aux types d’êtres ou d’objets qui peuplent le monde biologique, avec notamment la question principielle de la définition de la vie.

Première partie : le cadre théorique de la biologie

Section 1 : structurations intradisciplinaires

Après un regard historique sur la constitution de la discipline (chapitre 1, par J. Gayon), il s’agit d’analyser les discussions récentes sur quelques points fondamentaux. Ainsi, la prise en compte du monde microbien remet en question notre représentation de l’évolution fondée sur l’élaboration d’arbres généalogiques (chapitre 2). Pour ce qui concerne les rapports du génétique et de l’épigénétique, il faut abandonner le modèle d’une causalité linéaire du gène au phénotype, et admettre « la circularité (ou la récursivité) des systèmes vivants, […] inséparables de l’environnement à partir duquel ils prennent forme » (chapitre 3).

Section 2 : structurations interdisciplinaires

Dans cette section, comme le titre l’indique, il s’agit d’examiner les rapports de la biologie aux mathématiques, à la physique et à la chimie. Un dernier chapitre se penche, de manière plus paradoxale sur le rapport à l’économie. Le chapitre 4 s’intéresse à la modélisation mathématique : après avoir rappelé, d’une part, la forte résistance dont l’usage des mathématiques a fait l’objet en biologie (pas seulement chez des vitalistes, puisqu’on le trouve encore chez Claude Bernard), et d’autre part, dès le début du 20ème siècle, la tentative de mise au jour de lois biophysiques (susceptibles d’être traduites en équations), ce chapitre se penche sur la notion de modèle. On peut distinguer deux grands types de modèles (modèle de pattern – on recueille des données que l’on peut représenter mathématiquement – et modèle de processus – le processus étant censé produire le pattern), distinction à partir de laquelle on illustre l’usage qui peut être fait des mathématiques en biologie, en particulier dans le cadre de la génétique des populations.

Le chapitre 5 mène une comparaison entre physique et biologie en adoptant d’abord une perspective ontologique (l’auteur défend une forme de réductionnisme ontologique), puis une perspective épistémologique. On s’intéresse alors à la notion de fonction, puis à celle d’espèces. Le chapitre 6, sur les rapports entre biologie et chimie, s’ouvre sur des considérations historiques avant de s’arrêter sur un phénomène qui doit interpeller tout lecteur s’intéressant à la science : ce que l’auteur appelle l’invisibilité de la chimie. Alors que la biologie conquiert son autonomie épistémologique (ce manuel en est un indice), la réflexion théorique sur la chimie n’est sans doute pas à la mesure de son importance : « la conséquence en est que la philosophie de la biologie ne reflète pas les développements récents des sciences du vivant » (p. 88). Une fois rappelée cette importance de la chimie, l’auteur aborde les questions plus proprement épistémologiques et notamment la comparaison entre explications chimiques et explications biologiques. Le chapitre se conclut sur la signification de la biologie synthétique, dont l’auteur écrit qu’elle met ses pas dans ceux de la chimie du 19ème siècle : « la synthèse devient la preuve de la valeur des connaissances acquises par la démarche analytique qui l’a précédée ».

De manière à la fois compréhensible et surprenante, le chapitre 7 aborde le rapport de la biologie à l’économie. Cela est surprenant dans la mesure où l’on quitte l’orbite délimitée par les chapitres précédents, celui des sciences qui semblent situées à la ‘frontière naturelle’ de la biologie. Compréhensible néanmoins, dans la mesure où c’est un lieu commun de l’histoire des sciences de rappeler l’influence de Malthus sur Darwin. D’ailleurs, le chapitre s’ouvre ce point. La suite du chapitre s’intéresse à des thèses plus récentes, telles la théorie évolutionnaire des jeux, et finalement l’influence de modèles issus de la microéconomie pour décrire les phénomènes de mutualisme.

Le chapitre 8 traite de la « biologie de la conservation », définie comme la science de la protection de la biodiversité (un néologisme dont on nous rappelle qu’il n’apparaît qu’en 1987 !), et qui constitue bel et bien, rappelle l’auteur, un champ disciplinaire distinct. D’un strict point de vue biologique, cette discipline se trouverait au croisement de l’écologie et de la théorie de l’évolution ; mais elle comporte aussi un aspect pratique et, bien entendu, en période de crise environnementale, une dimension sociale.

Section 3 : Biologie et philosophie générale des sciences

Alors qu’une grande partie de cette section est consacrée aux questions les plus classiques de l’épistémologie, elle s’ouvre sur un très original chapitre consacré au « rôle des diagrammes et des schémas dans l’activité théorique en biologie » (chapitre 9). L’auteur part du constat que « l’expression des connaissances scientifiques […] repose en partie sur l’utilisation de différentes sortes d’images, de diagrammes, de schémas, et non pas seulement de représentations linguistiques ». Elle entend redonner leur importance à ces représentations non linguistiques quelque peu délaissées dans la philosophie des sciences. Après avoir proposé une typologie, elle fournit une ‘étude de cas’ à partir de l’exemple de la génétique classique.

 Les deux chapitres suivants abordent deux questions incontournables : celle de l’explication (chapitre 10), où l’on défend notamment une approche pluraliste, « la pratique biologique impliquant une stupéfiante diversité d’explications » ; et celle du réductionnisme (chapitre 11 : « réductionnisme, holisme et émergentisme). Après avoir examiné deux formes de réductionnisme (qualifiées de ‘moléculaire’ et de ‘génétique’), les auteurs s’intéressent à la tendance anti-réductionniste qu’ils décèlent dans le développement de nombreux nouveaux domaines au sein de la biologie récente : par exemple, la « biologie des systèmes », la « théorie des systèmes en développement » d’Oyama, le champ dit de l’Evo-Devo… Le chapitre qui clôt cette section (chapitre 12 : « réalisme, pluralisme et naturalisme en biologie ») aborde des questions ontologiques et constitue ainsi une transition avec la partie suivante. Le débat sur le réalisme ne porte pas vraiment ici sur l’existence de certaines entités inobservables, comme c’est encore le cas en physique (les quarks existent-ils ?) ; « c’est plutôt quant à savoir dans quelle mesure les représentations des entités biologiques ou les modèles biologiques correspondent au monde » (p. 170)

Deuxième partie : ontologie de la biologie (ou l’ameublement du monde biologique)

 Comme l’indique l’introduction générale, dans cette seconde partie, « il s’agit d’exposer les problèmes relatifs à la définition même de la vie et aux principales entités et processus biologiques (cellule, organisme, hérédité, développement, évolution, sélection naturelle, espèce, sexe, altruisme et coopération) ». On voit que la notion d’ontologie est ici prise dans un sens très large : qu’est-ce qu’une cellule, un organisme, une espèce ? Il s’agit effectivement là de questions ontologiques incontournables. Mais on aura peut-être un peu plus de mal à distinguer entre ontologie de la biologie et ‘biologie tout court’ lorsqu’il s’agit d’expliquer des processus tels que l’hérédité, la morphogenèse ou la coopération. Dit autrement, alors que la première partie pose des questions qui concernent au premier chef le philosophe (des sciences), la seconde expose un certain nombre de résultats de la science biologique – que le philosophe qui entend réfléchir sur cette science ne peut certes ignorer.

 Le premier chapitre de cette partie (= chapitre 13 de l’ouvrage) porte sur la notion même de vie, et prend acte de la pluralité des définitions. Ce chapitre n’entend pas trancher en faveur d’une définition, mais bien plutôt réfléchir sur cette pluralité, et se conclut en prenant en compte le cas limite des virus. Le chapitre suivant s’intéresse à ce qui pourrait bien être l’unité de base du monde vivant, à savoir la cellule. Comme le notent les auteurs, « le niveau cellulaire est doté d’une ontologie forte, et le concept de cellule est davantage qu’un outil épistémique au service du chercheur », dans la mesure où les cellules peuvent même constituer des individus autonomes. L’article approfondit l’analyse en prenant en compte le cas particulier de la cellule souche, objet plus « fuyant ». Le chapitre 15, sur individu et organisme, nous propose de penser ces notions non d’un point de vue substantiel, mais plutôt en considérant les processus. Dans cette perspective, on peut chercher à définir l’individualité en partir de critères tels que l’immunité, le développement (en prenant en compte les phénomènes symbiotiques), ou encore l’adaptation.

Sur la question de la forme, le chapitre 16 revient sur la notion historique de préformationnisme – une conception qui est peut-être encore à l’œuvre dans la notion de programme. Mais de quel ‘programme’ parle-t-on ? Comment ce programme est-il compatible avec la plasticité phénotypique ? Le chapitre se conclut sur la spécificité de la génération de la forme en biologie, par rapport à ce phénomène en physique. Le chapitre 17 apporte des lumières importantes sur le concept majeur d’hérédité, un concept qui est en train de s’émanciper du « tout génétique ». En effet, précise l’auteur, « c’est seulement depuis une vingtaine d’année que l’idée selon laquelle les organismes héritent beaucoup plus que l’ADN parental a été sérieusement prise en compte ». Cela implique d’élucider les mécanismes de la transmission non génétique, et de modifier l’extension du concept d’hérédité

 Un précis de philosophie de la biologie ne peut sans doute pas se passer d’un chapitre sur l’évolution par sélection naturelle : le chapitre 18 propose un indispensable rappel historique sur Darwin et les principes de cette théorie. Il pose ensuite la question de la nature l’explication évolutionnaire : s’agit-il d’une explication causale ? Pour aborder la question absolument centrale des espèces, l’auteur du chapitre 19 propose de partir du contraste entre notre aptitude à une identification ‘profane’ des espèces, et la difficulté du concept théorique d’espèce dans le cadre de la théorie de l’évolution.

Au-delà de l’évidence naïve de ce qu’est une espèce, il faut constater la pauvreté des données dont nous disposons pour répondre à l’exigence de classer l’ensemble du vivant : nous n’observons jamais qu’un petit nombre d’organismes – et les observations concernant la possibilité de fécondation (élément central de nombreuses définitions) sont encore plus limitées. Ce constat fait, l’auteur présente le débat autour de la définition de l’espèce, débat qui se serait apaisé récemment grâce à la distinction de la question ontologique et de la question épistémologique. Concernant la question ontologique, la meilleure réponse serait la réponse ‘phylogénétique’ : « les espèces sont des entre-nœuds du réseau généalogique formé par les organismes passés et présents ». L’auteur examine ensuite quelques objections faites à cette réponse phylogénétique. Le chapitre se conclut par un examen de la crise de la taxinomie (point de vue épistémologique).Le chapitre 20 traite du sexe biologique. Il s’agit d’une notion qui n’a rien d’évident : de quoi s’agit-il chez les plantes ou les méduses ? Pourquoi certains êtres vivants ont-ils choisi la reproduction sexuée et d’autres non ? Comment se détermine la différence des sexes au sein d’une espèce ? Thierry Hoquet fournit quelques éléments de réponses, que l’on pourra compléter à l’aide de ses ouvrages sur la question (outre l’anthologie en plusieurs volumes sur le sexe biologique paru chez Hermann, on peut signaler le récent Des sexes innombrables paru au Seuil).

 L’avant dernier chapitre aborde un thème qui est en train de devenir classique : celui de la coopération et de l’altruisme. Certes, la biologie a pu tenir parfois, dans certaines formes de vulgarisation, un discours qui pouvait nous rappeler l’état de nature hobbesien, l’égoïsme semblant être le moteur du vivant même au niveau génétique (cf. Dawkins, Le gène égoïste).  Telle n’est plus la tendance dominante (cf. par exemple Le gène généreux de J. Roughgarden). Le chapitre s’ouvre par des citations de Darwin qui montrent sa conscience du problème : comment expliquer aussi bien le cas des fourmis ouvrières stériles que la possibilité du sacrifice individuel dans le cadre de la théorie de l’évolution par sélection naturelle ? Comment de tels comportements ou de tels formes de vie peuvent-ils être sélectionnés (ce qui impliquerait qu’ils puissent représenter un avantage) ? Le chapitre rappelle la solution déjà ancienne de la sélection de parentèle, et envisage de nouvelles perspectives en s’intéressant plus particulièrement à la spécificité du comportement coopératif humain.

 Dans le chapitre conclusif, biologie et métaphysique, T. Hoquet propose application au cas de la biologie de la question classique de la relation entre science et métaphysique. On peut distinguer :

- la perspective positiviste, selon laquelle la science doit se défaire des illusions de la métaphysique

- une conception très large de la métaphysique, comme vision générale du monde et on n’aura alors pas de mal à considérer que le darwinisme, par exemple, est porteur d’une métaphysique en ce sens là.

- un sens plus étroit, où la métaphysique est considérée comme ontologie. On rejoint alors une réflexion présentée par exemple dans le chapitre 12 où J. Dupré se posait la question du réalisme en biologie et appelait à favoriser la pluralité de modèles des phénomènes biologiques.

J’espère que ce résumé reflète l’intérêt que j’ai pris à l’étude de ce volume. Comme il convient à un précis, les chapitres sont parfois rapides (13 pages, par exemple, sur la question des espèces, là où Duchesneau lui consacre un chapitre de près de 70 pages), mais cela permet de soulever un très large éventail de questions, faisant ainsi de cet ouvrage un très stimulant instrument de travail.

                                                                                                                                                                         Jonathan Racine