L’injustice sociale. Quelles voies pour la critique ? J. Christ et F. Nicodème (dir.), Paris, PUF, 2013. Lu par Pierre Arnoux

Tables des matières :

Avant-propos

I – L’injustice sociale – question sociale ou problème politique ?
Axel Honneth : Introduction
Étienne Balibar : La Justice ou l’Égalité. Pascal, Hegel, Marx
Robert Castel : Le droit social garant de justice sociale
Béatrice Hibou : Injustice et domination. De quelques figures concrètes de la justice sociale

II – Dire l’injustice
Jacques-Olivier Bégot : Introduction
Luc Boltanski : Inégalités et classes sociales. Quelles entités pour quelles sociologies ?
Pierre-Noël Giraud : Les discours économiques sur l’inégalité

III – Injustice et reconnaissance sociales
Jean-Claude Monod : Introduction
Alain Ehrenberg : La notion de pathologie sociale : un exercice de clarification
Bruno Karsenti : Identification et reconnaissance. Remarques freudiennes

IV – Des luttes contre l’injustice sociale
Étienne Balibar : Introduction
Antonia Birnbaum : Entre antagonisme et partage : les manuscrits de 1844 de Marx
Bertrand Ogilvie : L’exclusion n’est-elle qu’une injustice ? Ou qu’a-t-il manqué à Monsieur Klein ?
Axel Honneth : Des luttes perdues dans Le Capital – essai de correction normative de la critique marxienne de l’économie

Présentation :

La troisième génération de la théorie critique, dont les thèmes ont été fixés par A. Honneth depuis La lutte pour la reconnaissance, bénéficie aujourd’hui d’une assise certaine dans les milieux intellectuels et universitaires, en France particulièrement. Il semble donc compréhensible que sa réception et sa discussion prennent aujourd’hui un tour critique et informé. En témoigne ce recueil de textes, issu d’un colloque tenu en mars 2011 à l’ENS de la rue d’Ulm, et dont les auteurs n’étaient pas tant les tenants et continuateurs français de la théorie critique contemporaine que des intellectuels venus d’autres horizons, lointains ou parents, dont les préoccupations – la justice sociale, l’interprétation de l’injustice vécue – rejoignent celles d’A. Honneth, qui y a lui-même participé.

Ce moment de l’histoire récente de la réception française de la théorie critique, si on y ajoute la provenance disciplinaire des intervenants, explique sans doute que chaque texte, de manière plus (B. Ogilvie) ou moins (P.-N. Giraud) explicite, mette en question des points saillants de ce que l’on peut identifier comme la « théorie de la reconnaissance » d’A. Honneth – qu’il s’agisse de ses références revendiquées (Hegel, Marx, dans les articles d’E Balibar, A. Birnbaum ou B. Ogilvie), de ses données et concepts fondamentaux (l’expérience de l’injustice, notamment dans les article de B. Hibou et d’Alain Ehrenberg, ou la reconnaissance elle-même dans le texte de B. Karsenti), de ses visées (la reconnaissance institutionnalisée), de leurs moyens (luttes, revendications), voire de l’anthropologie et de la conception de l’histoire qui la sous-tendent (B. Ogilvie). Même lorsqu’il s’agit de proposer des approches alternatives de l’injustice (R. Castel, L. Boltanski, P.-N. Giraud), se laisse lire en filigrane ce qui pourrait manquer à la théorie critique ou suppléer à ses manques A. Honneth lui-même, dont la contribution clôt l’ouvrage, semble avoir été contraint de prêter attention à une figure souvent mobilisée – notamment dans ce recueil – pour mettre en question sa théorie, la lutte effective dans sa dimension historique.

Outre donc l’intérêt intrinsèque de discours se situant souvent hors de l’héritage critique stricto sensu (sociologiques, psychanalytiques, économiques ou relevant de l’histoire de la philosophie), et s’attachant à différents contextes (la tradition politique française, le « Printemps arabe » entre autres), nous trouvons dans cet ouvrage une véritable mise à l’épreuve, multilatérale, de la théorie critique contemporaine, puisant à toutes les disciplines dont elle se nourrit et qu’elle entend habituellement intégrer à son propos.

Mais c’est l’« Avant-propos » pugnace des éditeurs, J. Christ et F. Nicodème, qui se charge, après avoir présenté les différentes interventions, de poser le problème de fond vers lequel elles convergent par delà leur propos spécifique : celui du rapport de la théorie aux pratiques sociales dans l’élaboration des critères grâce auxquels la première peut justifier son statut de théorie critique (de la société). Si c’est bien des pratiques ou des expériences de l’injustice réelles, et non d’une théorie transcendante, que doivent provenir ces critères – ou pour le dire autrement, si la théorie ne peut en définitive être pertinente qu’en relayant, en « reconstruisant » la critique qui s’exerce déjà de manière plus ou moins active et plus ou moins explicite dans la société elle-même – se pose immédiatement la question de la valeur et de l’interprétation de ces expériences et de ces pratiques, qui ne peuvent en aucun cas être comprises comme des données allant de soi et se soustrayant à l’élaboration conceptuelle. Ce qui réintroduit dès lors la théorie dans ce qui, pour relever de la pratique, était censé fonder sa légitimité.

Cette question de l’origine et de la légitimité des critères de la critique fournit un fil de lecture efficace pour se diriger à travers les différents textes, organisés en quatre sections, toutes introduites par quelques pages (successivement d’A. Honneth, J.-O. Bégot, E. Balibar et J.-C. Monod) posant les principaux enjeux soulevés par les articles qu’elles rassemblent.

Articles :

E. Balibar, « La justice ou l’égalité : Pascal, Hegel, Marx »

L’article d’E. Balibar, l’un des plus denses du recueil, se propose d’interroger l’articulation de la philosophie morale à la philosophie politique, soit celle des notions de justice et d’égalité qui sont leur objet - tout en soulignant les liens de dépendance et de détermination qui les unissent. Situant la « philosophie sociale » contemporaine (stimulée ces dernières années par A. Honneth et représentée en France aujourd’hui par F. Fischbach, E. Renaut et C. Lazerri principalement) dans la lignée de la philosophie morale du XIXe, il semble qu’E. Balibar cherche à proposer un autre type d’articulation entre morale et politique, qui aurait en ligne de mire la lutte effective des groupes dominés.

Ce projet se déploie sur trois points, en référence à chacun des auteurs mentionnés dans le titre de sa contribution.

Ainsi, dans la première partie de son article (« I. Justice et pouvoir : Pascal »), l’auteur expose différentes interprétations de la formule de Pascal sur la justice et la force (« Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fut juste », Pensées, n 103) pour la porter à son niveau le plus paradoxal, celui de la critique d’institutions (justice légale) destinées à être dépassées et modifiées par les exigences d’une justice qui se manifeste par la revendication ou le conflit – soit la force. C’est à la fois la condition d’une évolution du droit, corollaire de son caractère nécessairement inachevé, et le motif d’un certain type de discours (qu’E. Balibar situe dans la lignée de celui de Machiavel) qui ne doit pas être exclu des débats actuels.

La deuxième partie de l’article concerne Hegel (II. Justice et droit : Hegel) et reprend le débat de l’inscription dans le texte hégélien des perspectives dégagées par A. Honneth dans La lutte pour la reconnaissance, mais il en prolonge la portée en pointant dans le corpus hégélien les conséquences – notamment l’épisode de la Terreur – d’une reconnaissance qui ne passerait pas par la limitation étatique de la revendication d’une égale liberté. E. Balibar pose en somme la question de la viabilité, tout autant conceptuelle que réelle, d’une théorie de la reconnaissance qui produirait ses effets sui generis et que se contenterait d’enregistrer le droit.

Enfin, E. Balibar étudie Marx et la référence marxienne en tant que source revendiquée de la théorie critique actuelle. Discutant de la fonction théorique de l’expérience de l’injustice, point de départ de la « philosophie sociale » contemporaine, E. Balibar replace cette question dans l’économie générale de l’œuvre de Marx (du Capital en l’espèce) afin de montrer sa fonction essentiellement heuristique pour une analyse approfondie et méthodique des causes, de l’histoire et même du système de l’oppression des travailleurs. Ce rappel méthodologique (et implicitement critique) se double d’une invitation à déplacer dans divers champs et pour diverses formes d’injustice ce type de questionnement, tout en rappelant que le rétablissement de la justice à partir de l’expérience de l’injustice revêt, logiquement, comme négation de la négation et tel qu’on le trouve chez Marx, un caractère polémique et conflictuel.

Les questions posées en conclusion sont d’abord un moyen de mettre en avant l’idée selon laquelle une autre articulation entre morale et politique est possible : non sous forme de traitement politique (juridique, dans le cadre des institutions) de questions envisagées d’un point de vue moral mais comme nécessaire transformation en lutte politique d’une expérience morale rendue consciente de ses déterminations sociales ; la question, posée dans les dernières lignes, de la capacité des groupes ou individus à communiquer dans le langage dominant et historiquement déterminé leur expérience semble en creux indiquer également la nécessité d’une information des « non-reconnus » ou du moins le caractère problématique de leur participation aux moyens légaux de la reconnaissance.

R. Castel, « Le droit social, garant de la justice sociale »

L’article de R. Castel se présente de manière tonique comme un apport exogène aux problématiques de l’École de Francfort, s’appuyant sur la théorie du solidarisme, défendue notamment par Léon Bourgeois, dont il pense qu’elle peut, à travers le concept d’une « société de semblables », « caractériser une référence critique majeure à la fois pour caractériser ce que l’on peut entendre par justice sociale et pour combattre les injustices sociales qui mettent en danger une société démocratique » (p. 40). De fait, s’appuyant sur l’histoire de l’évolution politique et sociale de la France depuis la IIIe République, et reprenant quelques éléments de l’analyse du salariat de Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat (Fayard, Paris, 1995), R. Castel propose un traitement original de la question des « inégalités justes », posant la nécessité pour une société de préserver un continuum d’interdépendance entre les individus, passant notamment par l’obtention de droits sociaux, à défaut d’accession à la propriété privée – ce qui lui permet également une lecture et une critique efficace des errements et des inégalités produits par les derniers avatars du capitalisme.

B. Hibou, « Injustice et domination : de quelques figures concrètes de la justice sociale »

B. Hibou s’appuie sur le « Printemps arabe », et tout particulièrement sur l’exemple tunisien, pour proposer, dans la lignée des travaux de M. de Certeau, de privilégier une « approche par les pratiques » (p. 51). Le premier effet de ce choix est de montrer de quelle manière les principales revendications des acteurs du Printemps arabe ne portent pas tant sur la justice que sur l’égalité et l’égale participation à « l’économie politique des interventions incessantes » - comprenant « clientélisme et monnayage d’une vie meilleure » (p. 50). Plus généralement, il s’agit de saisir, à même des exemples concrets (Russie, Allemagne nazie, RDA) les ambivalences du concept et de l’expérience de l’injustice sociale, cette dernière exprimant souvent dans les faits un désir d’inclusion, de stabilité, de croissance économique, plutôt qu’un désir de liberté politique ou de reconnaissance. Cette revendication n’est pas incompatible avec l’exercice de la domination, qu’elle s’appuie précisément sur ces désirs ou se donne les apparences de la légitimité, et peut même susciter des craintes vis-à-vis de changements politique susceptible d’y mettre fin. En définitive, cet article invite le lecteur à nuancer les propositions trop abstraites, les connexions tenues pour acquises entre expérience de l’injustice et émancipation politique ou reconnaissance.

L. Boltanski, « Inégalités et classes sociales »

L. Boltanski analyse ici l’effacement du concept de « classe sociale », qui servait aussi bien des fonctions d’identification sociale, d’idiome de contestation qu’il permettait de désigner le sujet des redistributions, au profit d’une conception centrée sur l’individu, s’appuyant sur la philosophie politique anglo-saxonne (dont Rawls serait le principal représentant). Il met en regard de cette évolution l’accroissement des inégalités consécutives au changement de nature du capitalisme – tel que l’auteur l’a analysé, avec E. Chiapello, dans Le nouvel esprit du capitalisme (Paris, Gallimard, 1999).

Le responsable de cet effacement, qui regarde davantage les « dispositifs épistémologiques des sciences sociales elles-mêmes » (p. 85) que l’évolution de la société, est pour L.Boltanski le sociologue K. Popper, qui lègue à la tradition sociologique et intellectuelle l’opposition binaire entre « sociologie du complot », faisant intervenir des entités supra-individuelles dans le discours sociologique, et « individualisme méthodologique ». Après avoir passé en revue les différents courants de pensée du social qui succédèrent à l’injonction poppérienne de renoncer à la première au profit de la seconde, c’est finalement dans l’analyse de réseaux que l’auteur voir les perspectives d’explication les plus prometteuses, appelant lui-même à l’invention de « cadres intellectuels susceptibles de mettre en jeu des relations de causalité saisies simultanément à différentes échelles » p. 101

P.-N. Giraud, « Les discours économiques sur l’inégalité »

Adoptant un point de vue strictement économique, l’article de P.-N. Giraud pose d’emblée deux « thèses méthodologiques » (p. 104) : l’économie doit importer ses critères normatifs, car elle en est elle-même dépourvue ; toute formulation de la « dynamique des inégalités » (p. 103) est étroitement dépendante du contexte institutionnel et étatique qui délimite le domaine de sa pertinence. Après un tableau historique, instructif et utile, des descriptions économistes (Ricardo, Marx, Keynes entre autres) des dynamiques inégalitaires, l’auteur, à partir de la distinction, issue d’ouvrages antérieurs de l’auteur (L’inégalité du monde, Paris, Gallimard, 1996, et La mondialisation. Émergences et Fragmentations, Paris, Éditions des Sciences Humaines, 2008) entre travailleurs « compétitifs » et travailleurs « protégés », propose une grille de lecture des inégalités internes et indique, afin de les réduire, plusieurs champs d’action possibles pour la politique. Mais, conclut l’auteur, ces inégalités internes, du fait de la globalisation de la finance et du commerce, dépendent étroitement, dans la manière dont elles sont ressenties par ceux à qui elles sont défavorables, des inégalités externes – qui paraissent donc être l’horizon problématique de toute inégalité sociale.

Alain Ehrenberg « La notion de pathologie sociale : un exercice de clarification »

L’article d’Alain Ehrenberg met immédiatement en question la possibilité, pour une souffrance éprouvée par un sujet, de traduire de manière pertinente l’existence d’un injustice, et plus encore d’une injustice aux causes sociales – à plus forte raison lorsque, comme la théorie critique, on tente de penser ensemble la névrose individuelle et quelque chose comme une névrose collective produite par une société en disfonctionnement. Pour Ehrenberg, la théorie critique actuelle est victime d’une conception « individualiste », en vérité courante et peu réfléchie, de la société. Il s’emploie donc à montrer, en référence à Tocqueville et Dumont, que « l’individualisme » moderne n’est pas le nom de la déliaison du social mais l’explication que se donne une société de sa forme particulière – qui suppose toujours, quoique subordonnée au primat de l’égalité sous-jacent à l’idée d’individualisme, une interdépendance qui est précisément le lien social. Dès lors, l’individualisme prend le sens d’une inquiétude propre à ce type de société, et la forme, que critique l’auteur, d’une conception des relations sociales comme relations intersubjectives entre sujets moraux – individuels en ce sens. Point de vue biaisé donc, auquel il convient de substituer une réactualisation des questions classiques portant sur les inégalités (dans le sillage d’A. Sen par exemple) dans le contexte de ce qu’Ehrenberg nomme le « tournant personnel de l’individualisme » - soit la récente valorisation, dans le monde du travail, de l’autonomie comme vecteur de création de richesses, et ses conséquences sur l’individu.

B. Karsenti, « Identification et reconnaissances. Remarques freudiennes »

B. Karsenti choisit d’interroger à partir de Freud la notion d’identification qui fonde dans le discours d’A. Honneth, à travers l’idée d’une « identification préalable », le « primat de la reconnaissance », soit de l’intersubjectivité, dans la construction de l’identité de l’individu. Notant que, dans ce cas, A. Honneth, ne fait pas appel à Freud, B. Karsenti se propose de tirer toutes les conséquences, pour la reconnaissance, d’une interprétation proprement freudienne de cette identification primordiale. Or, selon Freud, lorsque les individus s’identifient, ils ne se reconnaissant pas à proprement parler : il partagent certains traits de leur idéal du moi. La reconnaissance serait alors en premier lieu un rapport du moi à son idéal, et les sujets eux-mêmes « s’identifient, c’est-à-dire qu’ils reconnaissent un même point valant pour leur idéal » (p. 159). Or ce point étant, dans l’analyse freudienne, le meneur, B. Karsenti décèle dans toute reconnaissance entre égaux la présence, et le danger, d’une relation fondamentalement inégalitaire, celle de moi à son idéal, c’est-à-dire potentiellement celle de la foule au meneur. L’origine de cette idéalisation, au niveau phylogénétique, étant la horde, cette dernière menace de reparaître dans toute formation de foule. La reconnaissance entre égaux a donc en ce sens selon l’autuer un « caractère second, c’est-à-dire un caractère institué » (p. 163) par rapport à la reconnaissance primordiale comme identification à l’idéal qu’incarne le meneur. C’est à ce niveau second qu’elle doit fonctionner, ce qui implique une constante vigilance politique vis-à-vis des menaces de régression à la « reconnaissance-identification » qui en est pourtant la condition.

A. Birnbaum, « Entre antagonisme et partage : les manuscrits de 1844 de Marx »

A. Birnbaum tente ici de préciser, à partir de certains textes de Marx, la dimension utopique du communisme, en tant qu’elle est la fois liée et distincte de sa dimension antagonique, mieux connue, la lutte des classes, et innerve discrètement l’ensemble de l’œuvre. La première se manifeste certes d’abord dans les moments d’opposition concrets (notamment la révolte des tisserands de Silésie telle qu’analysée par Marx) mais dépasse aussitôt la logique des besoins, de la survie, qui la suscite immédiatement pour, en excès sur elle, se faire l’expression de l’humanité générique de l’homme, « individu singulier, réel », telle qu’elle ne peut exister que dans du commun, et se trouve préfigurée dans sa revendication même. De là l’auteur peut déduire que l’être de l’homme, a fortiori du prolétaire, ne réside pas dans sa fonction oppositionnelle (et en dernière instance dans « la dialectique de la contradiction », p. 188), et même, que cette dernière ne prend sens qu’à partir de cette affirmation communautaire première. L’humanité ne se définit pas par son envers, l’aliénation, qu’annulerait la reconnaissance, mais ne saurait à l’inverse se passer des perspectives de la lutte. La communauté du communisme peut bien, selon l’auteur, sembler proche d’une communauté littéraire, scientifique ou de celles des amants, elle ne s’y incarne toutefois pas mieux que dans la communauté du combat prolétaire. La générosité du commun « coïncide avec l’inachèvement par lequel elle se maintient ouverte aux contradictions du milieu dont elle s’arrache » (p. 191) – ce qui implique en définitive que toute émancipation authentiquement marxienne doit passer par une praxis commune prenant appui sur les forces auxquelles elle résiste, et non sur l’accord d’une reconnaissance qui ferait aujourd’hui figure de « besoin vital ».

B. Ogilvie, « L’exclusion n’est-elle qu’un injustice ? Ou qu’a-t-il manqué à M. Klein »

L’article de B. Ogilvie, vigoureux et polémique, prend pour point de départ l’hypothèse d’un déni, de la part d’Honneth et de la théorie critique contemporaine, qui consiste à « parler de l’injustice pour ne pas parler, une fois encore, de la dimension exterminatrice de la politique contemporaine » (p. 200), à l’œuvre de manière particulièrement manifeste aussi bien dans les « guerres contemporaines à tendances génocidaires » (p. 199) que dans la réorganisation du travail « qui détruit les individus dans leurs corps et leurs subjectivités dans tous les pays du monde » (p. 200). Son propos consiste alors à opposer frontalement à « l’a priori implicite de positivité » (p. 201), dans le champ de la politique, une histoire et une anthropologie négatives (selon les termes de la présentation d’E. Balibar), s’appuyant dans diverses mesures sur Foucault et Lacan, et un agir qui, tel le mouvement Occupy Wall Street analysé ici, doit manifester son refus d’adopter le langage même de ceux à qui et de ce à quoi il s’oppose – en refusant notamment de formuler toute revendication – pour être à la hauteur de l’impossible réconciliation des hommes et du pouvoir.

A. Honneth « Les luttes perdues dans le Capital : Essai de correction normative de la critique marxienne de l’économie »

A. Honneth enfin choisit d’interroger l’écart, chez Marx, entre la conceptualisation de l’action – économique, politique – des écrits historico-politiques d’une part, et du Capital de l’autre. Il tend à montrer que le Marx du 18 Brumaire et de La guerre civile en France fait de l’action politique une activité porteuse d’une normativité singulière et un facteur réel – capable d’être à l’origine d’événements « au sens fort du terme » - de modification de l’histoire. A l’inverse, note-t-il, grâce à la figure de la « subsomption réelle », le Marx du Capital dissout tout événement et toute action dans ses catégories exclusivement économiques. Aussi se pose-t-il la question d’une reprise de la conceptualisation marxienne de l’économie, qui resterait le « noyau » (p. 237) de l’analyse économique, mais resterait ouverte aux modifications que peuvent produire les actions porteuses de normativité des acteurs historiques – afin de « critiquer le Capital de Marx par des moyens … extraits du fonds de sa propre œuvre » (p. 242).