Jacques André, L’imprévu en séance, Gallimard, « Folio Essais », 2013, lu par Valérie Badaracco

Jacques André, L’imprévu en séance, Gallimard, « Folio Essais », 2013, lu par Valérie Badaracco

L’imprévu dont il est question dans le livre de Jacques André, psychanalyste de formation d’abord philosophique, ne sera jamais défini mais ne cessera d’être donné à voir comme ce qui, au cœur de la cure, vient attirer l’attention de l’analyste, pas seulement dans les attendus que sont le  lapsus et le rêve mais plutôt ici « quand tout est à sa place, que règne l’ordre sur la langue et que soudain, l’inouï naît de la « chose entendue », celle que depuis  longtemps on n’entend plus ». Comment restituer ce qui fait l’originalité de la cure psychanalytique, si ce n’est en montrant qu’elle voisine avec l’étonnement philosophique dont elle a même appétence à faire entendre ce dont l’ordinaire est porteur, et qui de familier devient soudain étranger ? En partant de fragments de séance, Jacques André revient sur des « fondamentaux » de la psychanalyse – le cadre, le rêve, l’interprétation, le transfert, etc. – pour les interroger, en raviver la pertinence, en signaler les limites et ce faisant, éclairer la complexité de la « réalité psychique ». Nous en retiendrons quelques-uns seulement et choisirons, par commodité,  d'appeler récit les différents moments de ce livre, même si  le terme de récit ne convient pas exactement à ce qui nous est donné à lire, qui est plutôt une sorte de cheminement s’appuyant sur des fragments de cas, sur l’histoire de la psychanalyse, sur des écrits philosophiques, permettant à l’auteur d’aller titiller les concepts établis.

Sur la rencontre analytique d’abord où, dès le premier récit L’un parle, l’autre pas (p . 9) il est rappelé que rien « ne garantit par avance qu’elle aura lieu » et combien il est difficile d’en mesurer les effets, lesquels peuvent se produire sans que l’on en sache rien ou se refuser alors même que l’on était convaincu de leur advenue. (« il faut aussi concevoir, pouvoir accepter que quelque chose se produise sans qu’aucun signe en soit repéré, a fortiori déchiffré » (p. 183).

L’analyse non seulement ne cesse de se confronter aux limites du langage, dans ce qu’il tait – et donc ce qu’il révèle tout à la fois – mais également ne cesse d'être aux prises avec la perte qui le fonde, avec la distance avec le réel qu'il instaure et qu'il ne cesse d'essayer de suturer. Qu'est-ce alors qu’entendre  pour un analyste « quand entendre commence, déborde là où s’arrête la chose dite » quand l’analysé parle pour ne rien dire ? Son attention peut alors être retenue par l’absence systématique  du « ne » dans la langue qui, pour être très fréquente, insiste –dans le cas relaté …ne…(p. 85 à 89) « comme pour lisser la langue, jusqu’à en estomper la négativité et ses déterminations » empêchant l’expérience des pertes de se dire.

Ailleurs une distinction essentielle est rappelée entre la perte et l’absence, entre « le temporaire de l’absence et le durable de la perte », distinction dont l’analyse rend possible parfois l’émergence et qui permet ici à Jacques André de revenir sur le jeu du fort/da, de montrer que la séparation est toujours un espace conflictuel et que le plus angoissant est sans doute quand elle ne parvient pas avoir lieu. Impossible séparation (p. 51).

La question du « rien » en métaphysique porte en partie sur la possibilité de le penser ; en psychanalyse que faire quand il se présente comme un non-affect, quand le sujet a le sentiment de n’exister pour personne, quand personne ne le voit ? Ce rien que Freud retiendra sous le terme d’indifférence du parent qui laisse l’enfant hors du monde. L’analyse sera le lieu où ce rien peut se dire, peut être entendu. Pour personne (p. 21 à 25)

L’énoncé de la règle en psychanalyse – celle de tout dire –est bien connu et apparait comme l’un des rouages essentiels de la possibilité pour la cure de se déployer. Or ce texte de Jacques  André invite à s’interroger sur les raisons de l’intangibilité supposée d’une telle règle. La règle de tout dire est-elle généralisable ? Il arrive parfois que, pour que quelque chose naisse, l’analyste doive déroger à cette règle et inventer une autre façon de procéder, faire un pas de côté qui permette à l’analyse de redevenir  un « comme si » La règle (p. 146).

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Rappelant que le cadre est constitutif de « l’instauration de la situation analytique (qui) a pour condition de possibilité –nécessaire sinon suffisante – la délimitation d’un mur d’enceinte, le tracé d’une frontière » Le lit (p. 66), et qu’en ce sens là il fait de tout analyste un héritier dépositaire d’une règle établie, l’auteur se confronte à cette question essentielle « l’analyse récolte-t-elle autre chose que ce qu’elle sème, ou pire, ne perçoit-elle que ce qu’elle encadre ? ». Il met alors l’accent non sur la rigidité du cadre mais sur sa polysémie, à la fois « contenant et tiers » dont l’assouplissement peut générer une libération de la parole et permettre « aux figures celées dans le discours de se délier ». Qu’il faille réinterroger les héritages de la psychanalyse, dont le cadre et la règle font partie mais aussi la position allongée, le temps long d’une séance… pour en revivifier la pertinence est pleinement assumé dans cet ouvrage. Et cela a pour effet de réactualiser leur raison d’être tout en pointant une nécessaire souplesse dans leur application, parce que cette souplesse est  la condition même pour que de l’inattendu puisse surgir. Ainsi la distinction, analysée dans Le manteau (p. 34/35), entre le rêve et le rêver, reprenant ce que Freud lui-même avait élaboré permet de rechercher ce qui est en-deçà du déjà constitué et invite à prendre garde que le rêve, voie reconnue comme royale, ne vienne pas masquer « l’absence du rêver ». La vigilance est de mise face à une analyse qui se passe trop bien et qui se transforme alors en fiction d’analyse : « comment l’oreille pourrait-elle encore tinter quand « tout est chargé de sens et interprétable ?» Passage du rêve (p. 83). Comment pourrait-elle repérer les mots-choses, ceux par lesquels quelque chose de l’intime est attrapé ?

La nature du fantasme est ici aussi abordée . « A force de tirer la réalité du fantasme du côté de l’œuvre de symbolisation (…) on en est venu à méconnaître l’excès de sa présence, ses capacités de nuisance et de déliaison. » Un cri du corps (p. 61). A partir du récit d’une analysée et de la crudité de ses propos  Jacques André revisite la violence du cas de l’Homme aux rats pour accrocher  le fantasme du coté de la réalité psychique dont il devient un moment de vérité  et non comme ce qui permettrait d’y échapper .

Ailleurs est tentée une genèse du temps psychique qui prend à rebours la supposée familiarité d’une conscience intime du temps pour chacun d’entre nous. Le récit intitulé Présent, passé, conditionnel (p. 96) interroge la possibilité de dire le temps intime. « Peut-on faire le récit du présent, de son invention ? »(p. 98). Il arrive que le sentiment du présent n’apparaisse qu’au long de récits sur l’absence ou qu’il se conquiert dans l’énoncé même de ce qui semblait l’écarter : un récit au conditionnel qui, recréant l’histoire, manifeste que quelque chose a eu lieu mais qui est impuissant encore à s’énoncer sous la forme d’un souvenir. « Que quelque chose ait lieu n’en garantit en aucune façon l’inscription historique, non que la chose soit oubliée (…) mais parce qu’elle n’est pas passée .(…). Comme si le lieu n’en était pas tracé. »

Quand la question de l’identité se pose en analyse – être soi-même ou plus exactement la difficulté de l'être – elle se heurte à l’impossibilité d’y répondre. Elle a cela de commun avec la recherche philosophique. L’intérêt porte ici sur la  recherche de ce qui la fait surgir comme question ou plutôt comme souffrance en lieu et place de « la certitude narcissique » qui emporte « la conviction de l’être, celle qui permet d’en ignorer la question ». Désespoir d’être (p. 113). De quel lien à l’autre le moi a-t-il été privé pour n’avoir d’autre ressource que de s’enfermer dans un cercle réflexif qui le désespère et ne lui offre d’autre écho que l’identification mortifère de soi à soi. « Le même, l’existence du même, a l’autre pour condition de possibilité et initiateur, via les processus d’identification. »

Enfin une petite incursion dans les mots inventés par la psychanalyse que la langue commune s’est appropriés au point d’en neutraliser le sens. Ainsi en est-il du terme d’ambivalence trop vite rabattu sur celui de contradiction. Si celle-ci se surmonte, celle-là résiste à son intégration par le moi et ne se donne à entendre bien souvent que dans l’imprévu du lapsus « entendre contre la langue et son principe de non-contradiction ». La contradiction (p. 105).

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Soucieux d’éclairer l’extra-ordinaire de la situation analytique sans en renier la complexité et de  montrer  ce que l’écoute flottante, loin d’une forme de passivité, doit avoir d’innovant ,d’« ouvert à l’inattendu », ce livre se réclamant d' un double héritage - à la fois philosophique et psychanalytique-trace  quelques perspectives fécondes sur la façon de réfléchir le temps, le moi, le besoin, le féminin, la mort… Il est beaucoup plus que le point de vue d’un analyste réfléchissant sur sa pratique : il permet d’ouvrir le concept de réalité à ce que nous aurions trop souvent  tendance à reléguer dans ses marges.

 

                                                                                               Valérie Badarocco.