Thomas Boyer-Kassem : Qu'est-ce que la mécanique quantique ? Vrin, collection « Chemins Philosophiques », 2015, lu par François Chomarat
Par Florence Benamou le 10 février 2016, 05:55 - Épistémologie - Lien permanent
Recensions de philosophie antique
Thomas Boyer-Kassem : Qu'est-ce que la mécanique quantique ? Vrin, collection « Chemins Philosophiques », paru en avril 2015 Lu par François Chomarat
Le titre de ce petit ouvrage, sous la forme « Qu'est-ce que... ? », est conforme au cahier des charges de la collection des « Chemins philosophiques » aux éditions Vrin. Cependant, en lisant « Qu'est-ce que la mécanique quantique ? » de Thomas Boyer-Kassem, on découvre non pas une présentation générale du sujet, mais plutôt un livre d'initiation clair et dénué de formalisme mathématique au problème spécifique de l'interprétation de la mécanique quantique et, au-delà, de l'interprétation des théories physiques. Le pari de l'auteur, tel qu'il l'exprime dans son introduction, est de permettre au lecteur qui n'a pas fait plusieurs années d'études de physique de « commencer à entrevoir » les problèmes philosophiques soulevés par cette mécanique quantique qui continue d'être bien intrigante.
La thèse de Doctorat de l'auteur sur ce sujet est disponible en ligne : « La pluralité des interprétations d'une théorie scientifique ; le cas de la mécanique quantique » (soutenue à l'Université Paris I le 2 Déc. 2011, co-dirigée par J.Dubucs et A.Barberousse, https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00667791) On peut également lire un article complémentaire, co-écrit avec Anouk Barberousse, pour la revue Methodos, n°13/2013 : « Interpréter une théorie physique » (http://methodos.revues.org/)
Dans une première partie (p. 11-76), une synthèse en 6 chapitres traite de la question de l'interprétation des théories physiques, et expose les 3 principales interprétations de la mécanique quantique retenues par l'auteur : l'interprétation orthodoxe (Chapitre III, p. 34-47), l'interprétation de David Bohm (Chapitre IV, p. 48-56) et l'interprétation des mondes multiples d'Everett (Chapitre V, p. 57-67). Le dernier chapitre établit une « synthèse comparative » de ces interprétations avant de conclure pour savoir selon quels critères il nous serait possible de déterminer quelque chose comme la « meilleure interprétation » (p. 73-76).
Dans une seconde partie (Textes et Commentaire, p. 79-123), un commentaire de deux extraits (des textes de présentation non-technique parus dans les revues Pour la Science et Physics Today, le second du physicien David Mermin étant assez connu, traduit ici sous le titre : « La lune est-elle là lorsque personne ne regarde ? » ) permet de creuser le problème de la non-localité, en relation avec les travaux décisifs du physicien Irlandais John Bell. Le lecteur peut découvrir ici un des débats décisifs de la philosophie de la physique, qui a pris naissance à partir de la fameuse expérience de pensée dite EPR (voir ci-dessous). L'enjeu est alors de montrer que chaque interprétation de la théorie quantique permet de rendre compte de ce qui se passe dans une expérience du type de celle de Bell. La thèse finale est donc qu'aucune expérience réalisable ne permet de trancher entre les interprétations concurrentes de la mécanique quantique. S'il nous faut choisir entre les « images du monde » distinctes proposées par ces différentes interprétations, c'est selon d'autres critères que celui de la validité empirique.
I. Première partie de l'ouvrage : La théorie et ses interprétations.
I.1. Que signifie « interpréter une théorie physique » ?
Une théorie physique se présente comme un « formalisme » : familièrement, ce sont les équations avec leurs symboles mathématiques. Il faut pouvoir établir un lien avec les résultats expérimentaux, faire se rejoindre calculs et mesures. On peut très bien considérer que l'interprétation d'une théorie ne consiste qu'en cette liaison, de façon à doter le formalisme d'un sens physique. Ce qui correspond à une interprétation « faible », souvent désignée par le terme d'instrumentalisme : la théorie y est considérée uniquement ou principalement comme un instrument au service des prédictions expérimentales.
Une autre conception de l'interprétation consiste à voir en celle-ci la construction d'une image du monde, répondant non seulement à l'exigence de prédire des résultats expérimentaux, mais bien plus à nous permettre de répondre à la question suivante : si la théorie est vraie, quelles sont les entités constitutives du monde et quelles sont leurs propriétés ? Selon une « interprétation forte », aboutir à une représentation adéquate du monde physique est alors le but recherché. Cette question de l'interprétation rejoint le débat concernant le statut des théories scientifiques, entre les tenants d'une conception syntaxique et ceux d'une conception sémantique des théories. Thomas Boyer-Kassem reprend cette distinction (p. 27-30) de façon à expliciter ce que l'on peut entendre par « interprétation » : soit il s'agit, selon la conception syntaxique, qui a son origine dans l'empirisme logique, de « donner des règles de correspondance pour ses termes théoriques, de façon à ce qu'ils réfèrent in fine à des entités observables » (p. 28) ; soit il s'agit, selon la conception sémantique, initiée par Patrick Suppes et défendue notamment par Bas C. Van Fraassen, de présenter les situations dans lesquelles la théorie est vraie, d'en produire des modèles : « Sous quelles conditions cette théorie est-elle vraie ? À quoi dit-elle que le monde ressemble ? » (p. 29) – ce qui donne en quelque sorte de la chair à la seule structure syntaxique.
Force est de constater que l'expression « les interprétations de la mécanique quantique » s'est déjà largement répandue, y compris avec une certaine ambiguïté sur sa signification. L'auteur, s'appuyant plutôt sur la conception sémantique, retient ce qu'il appelle une « définition de travail » consensuelle : « l'interprétation d'une théorie fournit l'image d'un monde dans lequel la théorie est vraie, c'est-à-dire qu'elle précise les types d'entités et de propriétés que comporte ce monde. » (p. 30) Nous remarquerons que cette définition reprend la notion d' « image » et, certes, l'auteur la rattache à l'expression de Wilfrid Sellars parlant de l'« image scientifique » du monde (p. 31) ou encore à Van Fraassen qui en a fait le titre d'un de ses livres The Scientific Image. Mais on ne peut s'empêcher de penser également au rôle que cette notion a joué dans l'histoire des débats sur la mécanique quantique : ses fondateurs comme Bohr et surtout Heisenberg ont insisté dès le début sur la perte de son caractère intuitif ou « imagé » (son Anschaulichkeit). En-deçà même d'une thématisation explicite de l'interprétation des théories, le débat sur la théorie quantique a donc toujours été aussi une discussion portant sur l'image du monde. Le débat oppose alors ceux qui admettent qu'il faut abandonner toute « image du monde », au profit d'une forme de pragmatisme de laboratoire, à ceux qui pensent nécessaire d'en reconstruire une, sans quoi la théorie n'est plus qu'un algorithme certes efficace mais sans signification. Toujours est-il que, pour la pratique de laboratoire des physiciens, ces difficultés semblent avoir eu peu d'impact et ont toujours pu être contournées. Puisque les physiciens s'accordent au moins sur la façon d'utiliser la théorie quantique, « le fait de préférer une interprétation plutôt qu'une autre ne change pas, dans la pratique, la manière dont les physiciens font leurs calculs » (p. 21)
Pour l'auteur, une interprétation est néanmoins nécessaire à toute théorie scientifique pour qu'elle ait un contenu empirique : en effet, un instrumentalisme pur et dur n'est selon lui pas possible, dans la mesure où « il est nécessaire de préciser ce qui est susceptible de faire l'objet de prédictions » (p. 32) Pour éclairer cet argument, qui paraît un peu mince tel qu'il est présenté ici, on doit faire référence à une position intermédiaire entre l'interprétation forte et l'interprétation faible des théories. En effet, dans l'article de la revue Methodos cité plus haut dans notre introduction, l'auteur avait défendu une troisième voie, celle de l'interprétation minimale : il s'agit d'ajouter à l'interprétation faible une clause supplémentaire répondant à la question de savoir sur quoi portent les prédictions de la théorie. Une manière de considérer qu'une option quasi-ontologique s'engage déjà à ce niveau, sans qu'il s'agisse encore à proprement parler de prendre parti pour un monde, mais plutôt pour un ensemble de faits pertinents. Un peu plus loin (p. 42-43), un exemple est proposé qui semble aller dans ce sens : pour l'interprétation orthodoxe de la mécanique quantique, très souvent décrite comme instrumentaliste et donc parfois supposée ne pas être une interprétation du tout, quand un compteur Geiger émet un « clic » au bout d'un certain temps t, cela indique que l'atome radioactif placé devant s'est désintégré. Selon cette interprétation, « il existe un fait à propos de la désintégration de l'atome au temps t » (p. 43), ce qui n'est pourtant pas admis par toutes les interprétations, pas par celle dite des « mondes multiples » par exemple (voir plus bas sur ces différentes interprétations). Si, conformément à ce que vise la conception sémantique des théories, on constate que les différentes interprétations ne postulent pas les mêmes entités composant le monde, il faut aussi noter que l'objet des prédictions de la théorie n'est pas non plus le même (« elles ne reconnaissent pas les mêmes faits dans le monde, au sujet d'une même expérience », p. 69). Or il s'agit bien de la fonction première de la théorie : faire des prédictions.
Un second argument répond aux tenants d'une reconstruction de la théorie à partir de principes, de préférence à son interprétation. La réponse tient au fait qu'il s'agit alors de loger l'interprétation dans les axiomes de la théorie, plutôt que d'ajouter une interprétation à sa formulation. L'interprétation de la théorie physique reste donc bien nécessaire, à un niveau ou à un autre.
On pourrait se demander si cet appel nécessaire à une interprétation pour compléter la théorie est une caractéristique de toute théorie physique, ou si la mécanique quantique manifeste ici sa singularité. Notons tout d'abord que cette présentation impose de cesser de parler de l « image quantique du monde » sans la mettre au pluriel, même si nous ne pouvons négliger la domination de l'interprétation dite orthodoxe de la théorie quantique. La théorie quantique est bien compatible avec plusieurs images du monde concurrentes, c'est-à-dire avec plusieurs réponses à la question : « à quoi dit-elle que le monde ressemble ? » On pourrait néanmoins objecter que le cas s'est déjà présenté dans le cadre de la physique classique. En effet, celle-ci admet également différentes interprétations, au sens de la conception sémantique : la formulation newtonienne parle de forces, alors que la formulation lagrangienne parle d'énergie ; la structure géométrique de l'espace dans lequel l'état des systèmes est représenté n'est pas non plus la même ; cependant, là encore, cela n'implique aucune différence empirique.
Thomas Boyer-Kassem insiste à son tour à plusieurs reprises sur le fait que, dans le cas des diverses interprétations de la théorie quantique qu'il envisage ici, elles conduisent toutes aux mêmes prédictions empiriques : il ne s'agit donc pas de théories concurrentes au sens strict, car elles ne conduisent pas à des désaccords sur les prédictions expérimentales.Cependant, le cas de la mécanique quantique paraît bien singulier : « les interprétations quantiques ne reconnaissent pas les mêmes faits au sein d'une même expérience […] jamais, dans aucune théorie physique, les images du monde proposées pour une même théorie n'ont été aussi différentes entre elles. » (p. 70) Thomas Boyer-Kacem écrit ainsi : « Il n'y a donc pas d'accord sur des faits bruts ou des données brutes que la théorie devrait prédire ou interpréter. Ce qu'une interprétation considère comme une donnée brute, par exemple le résultat d'une mesure selon l'interprétation orthodoxe, n'est pour une autre qu'une illusion qui mérite d'être expliquée, par exemple à partir d'une multiplicité de mondes. » (p. 71)
D'où le déplacement du débat, du statut de la théorie au statut des interprétations d'une même théorie. L'auteur suggère implicitement que le choix entre ces interprétations est une décision métaphysique, l'éventail des possibles pouvant toutefois jouer un rôle heuristique pour ce qui concerne les avancées empiriques de la recherche : « que l'on s'intéresse seulement aux avancées empiriques de la recherche, alors la pluralité des interprétations peut être considérée comme un avantage : les chercheurs peuvent adopter l'interprétation qu'ils préfèrent, et avoir d'autant plus d'idées dans leur travail. » (p. 22)
Le lecteur pourra se demander logiquement comment un désaccord véritable sur des prédictions pourraient naître, si les prédictions ne portent même pas sur le même objet. Implicitement, le cadre du débat suppose donc de distinguer deux niveaux dans les prédictions expérimentales, et c'est bien là où se loge l'interprétation. Il y a un niveau qui fait consensus et un autre où ce consensus n'existe pas. Comment affirmer qu'il s'agit de la même théorie, et que toutes ses interprétations sont empiriquement équivalentes, alors qu'elles ne portent pas sur les mêmes objets ? Page 72, l'auteur donne une réponse prudente pour un problème que le livre ne traite pas véritablement jusqu'au bout : « Un accord existe cependant : les interprétations quantiques sont équivalentes au sens où aucune expérience n'est capable de mettre en défaut l'une de ces interprétations plutôt qu'une autre » (pour toutes les expériences réalisables au moins).
Les trois interprétations de la mécanique quantique retenues et présentées dans le livre sont les suivantes : l'interprétation orthodoxe – qui est l'interprétation de la majorité des manuels universitaires et qui a sa source historique dans l'interprétation dite « de Copenhague » de Bohr, Born et Heisenberg ; l'interprétation de Bohm, également nommée « mécanique bohmienne » proposée à partir de 1952 par David Bohm et qui a sa source dans les travaux de Louis de Broglie (elle représente les théories à variables supplémentaires dites « variables cachées ») ; l'interprétation dite « des mondes multiples » due à Hugh Everett à partir de 1957 (qui l'avait d'abord nommée : « interprétation de l'état relatif »).
On remarquera que leur présentation dans les trois chapitres dédiés (chapitre III, IV et V, p. 34-67) se conforme toujours à la distinction entre la formulation de la théorie et l'image du monde qui lui est associée, selon une distinction implicite entre les plans syntaxique et sémantique.
Ce qui les sépare est essentiellement le statut accordé au vecteur d'état. On sait qu'en mécanique quantique, est attribué au système étudié un état caractérisé par une fonction d'onde. Ce qui permet de calculer c'est-à-dire de prédire le résultat d'une expérience. En mécanique classique, cet état est donné par la position et le moment cinétique (la masse multipliée par la vitesse). L'état semble alors renvoyer directement aux propriétés d'un être à l'existence déterminée dans l'espace et le temps, la donnée de son état au temps t permettant de prédire son état à tout autre temps t'. En mécanique quantique, l'état – qui est mathématiquement représenté par un vecteur dans un espace défini sur les nombres complexes – ne permet d'obtenir que des prédictions probabilistes. Cette médiation par un espace symbolique et l'introduction des probabilités est à l'origine du débat toujours vif sur le statut du vecteur d'état : représente-t-il des entités individuelles ou des ensembles ? Décrit-il la réalité physique ou la connaissance (partielle) que nous en avons ? L'information qu'il véhicule est-elle une information complète sur les entités en question, ou seulement celle dont nous disposons dans nos rapports avec elles ? Que signifie exactement la « trajectoire » que calcule la mécanique quantique, et qui est suivie par le vecteur représentant en quelque sorte le virtuel du système étudié ?
(On lira dans ce petit livre, notamment pages 36-37, une présentation simple de la question des états quantiques, tout spécialement de la superposition des états, à l'origine de bien des perplexités.)
Pour ce qui concerne les 3 interprétations retenues, nous n'en donnerons ici que quelques traits distinctifs (l'ensemble des chapitres III, IV, V, p. 34-67, en donne une présentation synthétique claire) :
-pour les orthodoxes, l'état du système est bien calculable selon la fameuse équation de Schrödinger, cependant le processus effectif de la mesure modifie l'état du système de manière aléatoire ; ce qui est fixé, ce n'est que la régularité statistique avec laquelle les différents résultats de mesure sont obtenus. Il y a donc ici un hiatus entre le calcul et la mesure. Dans tous les résultats possibles mis sur le même plan par la théorie, comment expliquer qu'il n'y ait qu'un seul résultat à l'issue d'une mesure ? Selon l'interprétation orthodoxe, il y a bien des systèmes étudiés, mais ils n'ont pas toujours et à tout instant un état déterminé : « Il existe un cas où un système a une propriété à coup sûr : il s'agit du moment juste après une mesure […] Cela est cohérent : juste après une mesure où le système a été trouvé là, on peut encore dire qu'il est là. » (p. 41) On se retrouve avec deux lois d'évolution pour l'état du système, selon qu'une mesure est effectuée ou non. Et avec deux « parties » distinctes, aux frontières arbitrairement posées par l'expérimentateur, entre le système étudié, de nature quantique, et l'expérimentateur avec ses appareils de mesure d'autre part, de nature classique. Dans ce cadre, le problème est que « la mécanique quantique orthodoxe ne donne pas de limite à ce qui vaut comme mesure » (p. 46).
-Dans la « mécanique bohmienne », la fonction d'onde ou le vecteur d'état ne sont pas considérés comme une description complète du système, il faut pour cela y ajouter les positions des particules, ces « variables cachées » ou supplémentaires rétablissant en quelque sorte la trajectoire réelle en accord avec l'image « réaliste » de la physique classique (les particules bohmiennes ayant toujours une position et une trajectoire, contrairement à ce qu'affirme l'interprétation orthodoxe, voir p. 51). En plus de l'équation de Schrödinger, une nouvelle équation, l'équation-pilote, détermine les positions des particules à partir de la fonction d'onde. Fonction d'onde et particules sont alors considérées comme des entités authentiquement physiques. Position et vitesse varieraient alors de manière déterministe. Cependant, ce monde bohmien nous apparaît indéterministe, car nous n'avons pas accès aux positions des particules. (Cf. p. 55) On peut exprimer ses limites ainsi : « L'interprétation bohmienne esquisse une histoire déterministe sous-jacente aux probabilités, mais ne dit pas complètement comment celle-ci se déroule » (p. 56)
-Selon l'interprétation des mondes multiples, l'équation de Schrödinger est la seule et vraie équation du mouvement (p. 58), ce qui revient à supprimer le postulat de réduction de la fonction d'onde, c'est-à-dire le hiatus entre l'évolution virtuellement déterministe du système et la donnée aléatoire d'une mesure effective. En effet, l'observateur est traité comme un système physique, en interaction avec d'autres systèmes, et qui doit donc être traité sur le même plan que l'environnement, macroscopique ou microscopique. À chaque fois qu'un phénomène correspondant à une mesure se produit, c'est plutôt que l'observateur est passé dans un nouvel état dépendant de la propriété observée. On dira qu'une des branches de l'univers s'est manifestée, l'univers se multipliant en une infinité de branches à chaque instant. Si le problème de la mesure disparaît alors, un autre problème surgit, concernant la superposition des états (p. 61) Selon Everett, « tous les résultats possibles d'une mesure sont toujours obtenus, chacun dans un monde. » (p. 64) Reste à savoir quel statut accorder à ces multiples branches ou mondes.
On peut alors situer les unes par rapport aux autres ces interprétations (Thomas Boyer-Kassem a retenu ces trois principales mais il y en a encore d'autres), selon les paramètres suivants qui les distinguent (voir le tableau de la page 69) : la formulation mathématique de la théorie ; les entités composant le monde ; l'objet des prédictions de la théorie ; l'interprétation des probabilités ; le déterminisme ou l'indéterminisme du monde. Sur cette base, comment caractériser ces interprétations, de façon à mettre en évidence des critères de choix, puisque aucun résultat expérimental n'est susceptible de les départager ? L'analyse proposée met en lumière l'existence de critères qui, selon l'auteur, ne sont pas si différents de ceux qui président au choix entre théories concurrentes tel que Thomas Kuhn du moins l'envisage dans sa Structure des révolutions scientifiques, plus précisément dans les moments de crise de la science (voir p. 76 et, pour le livre de Kuhn : La Structure des révolutions scientifiques, Flammarion, « Champs », 1983, notamment p. 214 sur l'importance de considérations dites esthétiques pour l'implantation d'un nouveau paradigme non encore érigé en science normale). C'est-à-dire quand les évidences empiriques manquent et qu'il faut alors – si l'on peut s'exprimer ainsi -, sur-déterminer les théories par rapport aux données disponibles. Ces critères sont les suivants : la cohérence (interne comme externe), la simplicité, l'étendue et la fécondité.
Les bohmiens peuvent argumenter en faveur de la cohérence (externe) de leur interprétation avec l'image classique du monde procurée par les autres théories physiques, voire même avec l'image du monde de sens commun (des entités ayant une position à chaque instant composent le monde). L'interprétation des mondes possibles ne se réfère qu'à l'équation de Schrödinger, et pourrait avoir pour elle sa simplicité au moins sur ce plan de la formulation. Si ce n'est que les « mondes multiples » font problème (mais peut-être ne s'agit-il en fait que d'un seul et unique « multivers » dont on doit admettre qu'il est toujours dans une superposition d'états.) Le critère de l'étendue favorise les interprétations bohmiennes ou encore des mondes multiples, car la mécanique quantique peut y être appliquée à tout l'univers, ce que ne permet pas l'interprétation orthodoxe qui repose sur la distinction entre un système étudié et un observateur extérieur au système en question. Enfin, au niveau de la fécondité, on peut se demander – comme on l'a cité déjà plus haut – si ce n'est pas la multiplicité même des interprétations qui pourraient susciter de nouvelles découvertes. (Sur ces critères, voir les pages 73 à 76 du livre.)
II.1. La non-localité
En fait, le problème de la non-localité est central pour l'interprétation de la mécanique quantique, et ce depuis les discussions de son statut par Einstein à partir de la fin des années 1920. Le premier texte présenté dans cette seconde partie est : « Localité, non-localité et intrication » de David Z.Albert et Rivka Galchen. Il s'agit juste de l'introduction d'un article pour présenter la non-localité. Le second et principal texte reproduit et commenté de manière développée est une traduction partielle d'un article de semi-vulgarisation, devenu célèbre, du physicien David Mermin : « La lune est-elle là lorsque personne ne regarde ? Réalité et théorie quantique. » (« Is the Moon there when nobody looks ? Reality and the quantum theory », Physics Today 38, p. 38-47, Avril 1985) Il contient une reformulation simple de la fameuse expérience de pensée EPR et de l'expérience de Bell.
Rappelons ici quelques données dont la connaissance est requise pour comprendre cette articulation.
En 1935, Einstein fait paraître un article avec deux de ses collaborateurs à Princeton, Boris Podolsky et Nathan Rosen, sous le titre : « La description de la réalité physique par la mécanique quantique peut-elle être considérée comme complète ? » Ce sera l'origine du fameux « paradoxe EPR » qui est plutôt un argument qu'un paradoxe, voire même peut être considéré comme l'énoncé d'un théorème. C'est ainsi que le présente notamment dans un ouvrage de synthèse sur ces questions, Franck Laloë : « Si toutes les prédictions de la mécanique quantique sont correctes et si la réalité physique peut être décrite dans un cadre local, alors la mécanique quantique est nécessairement incomplète : il existe dans la Nature des éléments de réalité qui sont laissés de côté par cette théorie. » (extrait de : Comprenons-nous vraiment la mécanique quantique ? CNRS éditions/EDP sciences, 2011, p. 64)
Soit un système de deux particules corrélées et qui se propagent vers des régions éloignées de l'espace de sorte qu'on puisse alors les considérer comme séparées après avoir interagi initialement. Pour Einstein, le principe de localité est une condition nécessaire pour la formulation des lois physiques. Selon ce principe, il est notamment essentiel que les choses physiques « revendiquent une existence indépendante l'une de l'autre, dans la mesure où elles se trouvent dans différentes régions de l'espace » (citation d'Einstein de 1948 d'après M.Esfeld, Physique et Métaphysique, p. 93, PPUR, 2012 – le principe a un second volet concernant non plus la séparabilité mais le caractère local de l'action). Dans l'expérience de pensée dite EPR, les deux particules sont soumises chacune à des mesures, dépendantes d'un paramètre choisi arbitrairement par l'expérimentateur (par exemple : mesurer la position, ou bien l'impulsion ; ou encore, selon une version ultérieure, mesurer la polarisation rectilinéaire ou diagonale d'un photon ; ces quantités ne peuvent pas être définies simultanément selon la mécanique quantique orthodoxe dont Einstein admet ici la validité). L'idée est d'imaginer un type d'expérience où il soit possible d'attribuer une propriété en propre à un système physique en vertu de sa corrélation avec un autre système, ce qui élimine le fait de la perturbation incontrôlable qui a lieu si on réalise au contraire directement une mesure. Einstein pose alors le problème ainsi : il faut admettre, conformément au principe de localité, que la situation physique réelle du sous-système S2 est indépendante de ce qui est effectué sur le système S1, particulièrement de la mesure qui est censé transformer l'état de S1 ; or, selon le type de mesure que j'effectue sur S1 (le paramètre qui est choisi arbitrairement par l'expérimentateur), je vais obtenir un état différent pour le second système qui est corrélé avec le premier, et ce sans interagir directement avec lui. Il y a donc, pour une même situation effective ou « réalité » de S2, différents types de fonction d'onde et la relation entre fonction d'onde et réalité n'est donc pas univoque et ne peut pas être considérée comme une description complète de l'état du système. Sauf à considérer deux solutions possibles : soit il existe une action à distance de type magique ou une « télépathie », de telle sorte que la mesure faite sur S2 puisse instantanément influencer la situation réelle de S1 ; soit il faut abandonner le principe de localité et considérer que S1 et S2 ne sont pas indépendants. La thèse de Einstein, qui rejette ces deux possibilités, est que la mécanique quantique – dont les prédictions sont exactes – n'est cependant pas complète, au sens où elle ne procure pas une description de tous les éléments de réalité des systèmes physiques. (On mentionnera ici que l'ouvrage de Karl Popper : La logique de la découverte scientifique, contient dans son appendice nouveau XII, Paris : Payot, 1973, p. 468-471, le texte d'une lettre d'Einstein à Popper expliquant nettement la teneur de l'argument EPR.)
Les travaux ultérieurs de Bell (à partir de son premier article en 1964 : « On the Einstein-Podolsky-Rosen paradox », Physics, I, p. 195-200) développés sur la base de l'argument EPR, vont montrer que les prédictions statistiques de la mécanique quantique rentrent en contradiction avec le postulat de localité, fondement de la théorie de la relativité et de la conception des théories physiques selon Einstein, et qu'il faut se résoudre à accepter un monde non-local. L'article de Mermin repris ici décrit fort bien la situation de problème (p. 87-90) : les statistiques de l'expérience avec ces paires de particules intriquées ne peuvent pas trouver d'explication plausible si l'on part du principe que la mesure est l'enregistrement d'un élément de réalité pré-existant. Dans la présentation de Mermin : les particules ne peuvent être en quelque sorte dotées d'un « jeu d'instruction » à l'avance qu'elles transporteraient aux détecteurs avec lesquels on mesure leur propriété ; elles ne sont compatibles qu'avec l'absence d'instructions prédéfinies, conformément à l'idée de Bohr selon laquelle l'élément de réalité n'existe pas avant que l'appareil de mesure ne le fasse apparaître ou ne le détermine. Autrement dit : les inégalités de Bell, qui devraient être respectées s'il y avait une explication classique par un élément de réalité pré-existant que le détecteur mesure, sont violées par les résultats expérimentaux conformes aux prédictions de la mécanique quantique. L'intrication quantique, donnée expérimentale qui impose d'admettre la non-localité, semble bien incompatible avec toute explication fondée sur des éléments de réalité tels que Einstein les définit.
Si l'on s'en tenait là, il semblerait – en première lecture – que la question des interprétations de la mécanique quantique soit réglée. On lit d'ailleurs souvent que l'interprétation orthodoxe dite de Copenhague l'a emportée sur les positions d'Einstein ; que le problème théorique est devenu une question expérimentale quand l'expérience de pensée de Bell a fini par devenir une expérience de laboratoire effective, avec John Clauser à Berkeley en 1972 puis surtout Alain Aspect à Orsay en 1982. Dans ces expériences décisives, on mesure les états de polarisation d'une paire de photons émis dans des directions opposées à partir d'une source centrale, mais de telle sorte que l'on ne décide des directions dans lesquelles cette polarisation va être mesurée qu'après que les photons soient déjà « en vol » entre la source et les détecteurs. La probabilité conjointe des états de polarisation des photons détectés s'accorde sans équivoque avec les prédictions de la mécanique quantique. Les expériences ont été améliorées depuis, des corrélations mesurées sur plus de 10 kilomètres.
Cependant, la thèse défendue par Thomas Boyer-Kassem consiste à affirmer que l'expérience de Bell peut recevoir une explication dans les 3 interprétations, et donc que – là encore et conformément à l'option générale du livre – il n'y a aucun moyen de les départager sur ce plan. Selon l'auteur, le seul fait de reconnaître l'existence de résultats de mesure suffit à admettre l'existence d'influences non-locales dans la nature, autrement dit : la « non-localité du monde » n'est pas tributaire de la théorie de la mécanique quantique (et donc encore moins de ses interprétations), mais seulement du sens commun, lequel part du principe qu'il existe toujours des faits ou des résultats lorsque des expériences sont réalisées. Ce qui nous renvoie à notre discussion de départ, sur la nécessité d'une interprétation au moins minimale. La différence entre les interprétations réside dans la manière dont elles rendent compte de cette non-localité (l'auteur écrit significativement ici, page 115, que la théorie doit « refléter » cette non-localité – et nous sommes donc bien, avec le reflet, dans une relation de sens commun entre une théorie et des entités ou des propriétés).
Selon l'interprétation orthodoxe (p. 115-119), il faut commencer par spécifier un système. Dans cette expérience, les deux particules produites par la source sont considérées ensemble, comme constituant un seul et même système. Leurs états sont dits intriqués. On peut alors attribuer des propriétés quantiques au système des deux particules, mais non uniquement à une d'entre elles seule. Les probabilités pour une particule dépendent de ce qu'il advient de l'autre. L'idée-clé est la suivante : « Alors que la mesure concerne seulement la particule qui est arrivé en A, la projection agit sur l'état de tout le système, composé ici des deux particules […] Dans la mécanique quantique orthodoxe, la non-localité réside ainsi dans la règle de projection (ou de réduction) de l'état, agissant sur un état intriqué. » (p. 119)
Selon la mécanique bohmienne (p. 119-120), la position d'une particule dépend de la position des autres particules, de façon instantanée et à distance, selon l'équation-pilote. Or, dans les expériences en question, il ne s'agit pas de la position de la particule qui est mesurée. La réponse est que, selon les tenants de l'interprétation de Bohm, « la mesure d'une quantité physique quelconque peut toujours se réduire à (ou s'exprimer en fonction de) la mesure de positions de particules bohmiennes. » (p. 120) Mesurer une propriété revient à mesurer une position, donc à modifier la fonction d'onde du système et à modifier la position de l'autre particule, donc la probabilité qu'elle ait telle propriété.
Selon l'interprétation des mondes multiples (p. 120-122), la difficulté est plus grande, dans la mesure où cette interprétation nie l'existence de résultats de mesure au sens où l'entendent les autres interprétations (voir ci-dessus). Dans ce cadre, les arguments d'EPR et de Bell ne peuvent plus s'appliquer. On ne peut lier non-localité et réduction de la fonction d'onde, l'évolution de la fonction d'onde étant toujours locale et continue selon l'équation de Schrödinger. On ne voit plus dès lors comment il serait possible d'expliquer les « résultats » de l'expérience de Bell. La solution consiste alors à maintenir une localité dans les mondes au lieu d'une non-localité dans le monde. Lorsqu'une mesure est effectuée sur le premier système, par exemple, ce qui était initialement un seul monde se sépare en deux mondes : l'accord des résultats de mesure se fait dans un même monde ou plutôt dans une même branche (on aurait ici aimé plus de développements sur l'interprétation d'Everett ou des « mondes multiples », dans ses différentes versions, d'autant que pour certains, comme Franck Laloë dans le livre cité plus haut, cette interprétation implique une description intrinsèquement non-locale de la réalité.)
Peut-on défendre une « interprétation minimale » de la théorie quantique ? C'est ce qu'a voulu proposer Thomas Boyer-Kacem. Ce livre s'inscrit si l'on peut dire dans l'ère post- « chat de Schrödinger » de l'épistémologie et des vulgarisations de la mécanique quantique, en phase avec les dernières découvertes expérimentales et les grands débats en philosophie de la physique.
En un sens, la division entre prédictions empiriques d'une part et interprétation et image du monde d'autre part, peut apparaître trop binaire et simplificatrice. L'image du monde fonctionne également comme une heuristique, plus ou moins fertile, comme l'a d'ailleurs noté Thomas Boyer-Kassem. Certains cadres font apparaître certains problèmes plutôt que d'autres. Sans aucun doute, ce petit livre nous permet de réfléchir au rapport des théories et du monde. Dans le cadre proposé, nous devrions accepter la distinction entre 3 niveaux : celui des résultats expérimentaux (qu'on ne saurait qualifier de bruts, car ils sont déjà « interprétés », au sens où il faut savoir ce qui vaut comme un fait pertinent ici) ; celui de la théorie, qui permet de faire des prédictions ; celui de l'interprétation de la théorie, qui veut aller au-delà de l'accord entre résultats et prédictions, pour proposer une image du monde en cohérence avec la théorie.
La mécanique quantique est-elle un cas à part ? Pour le philosophe qui ne travaillerait pas spécialement sur ces questions, il nous semble d'un grand intérêt d'opérer une réflexion en retour sur l'ontologie de la physique classique, qui est celle des grandes philosophies classiques.
Les discussions entre les Cartésiens, les Leibniziens et les Newtoniens portaient également sur le cadre d'intelligibilité le plus cohérent à partir des connaissances disponibles. On peut considérer que, déjà, plusieurs images du monde étaient en concurrence. La différence étant que nous avons le plus souvent intériorisé une sorte d'image moyenne classique du monde. Le débat se poursuit, serait-on tenté de dire. Si nous devons construire une représentation cohérente de l'espace, par exemple, ne faut-il pas prendre en compte la non-localité, qui suggère qu'un même système physique n'est pas nécessairement composé d'éléments situés en un même lieu ? À moins que ce soit la notion de lieu qui soit sujette à caution. Toute une métaphysique de l'individuation est en jeu. La relecture de L'expérience de l'espace dans la physique contemporaine de Bachelard (Alcan, 1937) serait intéressante à plus d'un titre à la lumière de ce débat renouvelé sur la non-localité. On y verrait sans doute approfondie sa critique d'un réalisme de l'espace et de la substance. Une réflexion sur le holisme, à partir de textes de Michel Bitbol (De l'intérieur du monde. Pour une philosophie et une science des relations, Flammarion, 2010) et de Michael Esfeld (Holism in Philosophy of Mind and Philosophy of Physics, Kluwer, 2001, mais aussi Physique et Métaphysique, PPUR, 2012, ouvrage dont nous avons fait la recension précédemment pour l'Oeil de Minerve) par exemple, serait à convoquer également. La question en suspens réside dans la validité d'une distinction entre interprétations physiques de la théorie physique et interprétations philosophiques, si tant est que toute interprétation soit déjà à situer sur un plan métaphysique. Quoi qu'il en soit, cela nous force à effectuer un travail de mise à niveau de nos connaissances pour devenir nos propres contemporains, puisqu'il s'agit bien d'une des tâches centrales de la philosophie, d'évaluer la pertinence des différentes « images du monde » à la lumière des meilleurs savoirs disponibles.
Sur l'interprétation de la mécanique quantique :
Alexei Grinbaum : Mécanique des étreintes. Intrication quantique, Encre Marine, « À présent », avril 2014 ;
Manuel Bächtold : L'interprétation de la Mécanique Quantique, une approche pragmatiste, Hermann, « Visions des sciences », mars 2009 ;
Sébastien Poinat : Mécanique Quantique. Du formalisme mathématique au concept philosophique, Hermann, « Visions des sciences », août 2014.
Sur l'interprétation des théories scientifiques :
Marion Vorms : Qu'est-ce qu'une théorie scientifique ?, Vuibert, septembre 2011 ;
C.Ulises Moulines : La philosophie des sciences, Éditions ENS Rue d'Ulm, 2006 ;
Soazig Le Bihan et al. : Précis de philosophie de la physique, Vuibert, 2013.