Christian Sommer, Heidegger 1933, Hermann, 2013. Lu par Jean Kessler
Par Karim Oukaci le 02 septembre 2015, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Ce court texte a pour objet de mettre au jour l’inspiration platonicienne du Discours de rectorat prononcé par Heidegger lors de sa prise de fonction comme recteur de l’université de Freiburg, le 27 Mai 1933.
C. Sommer veut montrer que c’est une « rémanence du platonisme politique » qui « paraît conditionner, précipiter et structurer l’engagement de Heidegger » (p.13). La décision politique qui marque ouvertement (mais aussi de façon ambigüe) l’implication de Heidegger dans le nazisme, doit ainsi être comprise notamment à la lumière des cours et séminaires des années 1932-1934 – ce que C. Sommer nomme la « constellation Heidegger 1933 » (p.10), lesquels constituent une interprétation et une « explicitation » avec Platon, et plus précisément avec la question de la vérité, telle qu’elle se déploie dans la fameuse allégorie de la caverne. Certes, C. Sommer rappelle qu’une compréhension approfondie de cet engagement supposerait une mise en perspective plus large, montrant que le Discours de Rectorat, loin d’être un objet singulier, s’inscrit dans le Zeitgeist de cette époque marquée par la révolution conservatrice. Ces influences ne sont cependant ici esquissées « qu’à titre programmatique », dans un réseau de notes assez dense. Est privilégiée une compréhension de « l’architecture philosophique interne, afin de circonscrire l’horizon de son [de Heidegger] intention fondamentale » (p. 10 souligné par nous).
Situer cette prise en charge d’une fonction politique sous l’égide de la République et de sa théorie du philosophe-roi implique de voir dans le Discours une « volonté de fondation métaphysique du politique, une métapolitique spirituelle » (p. 12-13). Celle-ci apparaît dans la définition que le Discours propose de l’Université : « L’Université allemande est pour nous l’école supérieure qui éduque et élève à partir de la science et par la science, les guides et les gardiens du destin du peuple allemand » (Discours de rectorat, cité par C. Sommer, p.21), C. Sommer rappelle que l’éducation des gardiens, joue pour Platon comme pour Heidegger un rôle fondamental « parce qu’elle contribue plus que les autres à la cohésion et à l’unité de l’État » (p.22). Par ce rôle qui lui est attribué, on comprend dès lors que la Selbstbehauptung, « L’auto-affirmation de l’Université allemande » (titre de ce discours), ne signifie pas pour Heidegger une défense des prérogatives de celle-ci vis-à-vis de l’Etat, une proclamation d’indépendance fondée sur la séparation du politique et du savant, car une telle indépendance reposerait sur une conception libérale de la liberté (académique) que Heidegger récuse avec effroi. Cette indépendance, au contraire, « lie » (bindet) l’Université au peuple et à l’État en lui assignant une place au sein de la structure trifonctionnelle qui distingue et unit le service du savoir, celui du travail et celui de la défense. La question du rapport de l’Université à l’État est pensée à partir de la question du rapport entre « gouvernement philosophique et gouvernement politique » (p.20)
A l’Université heideggérienne incombe donc la tâche platonicienne d’éduquer les gardiens « par et pour la science ». Une telle formule implique, pour être comprise, une rupture fondamentale avec le concept de science tel qu’il s’est développé dans les années Weimar. Cette rupture a lieu par un retour à l’essence du savoir, autrement dit par un retour au commencement grec. Savoir n’est pas l’accumulation de connaissances spécialisées, aboutissant à la dispersion des facultés et éduquer n’est certes pas se former à une profession. Le savoir est, conformément au texte fondateur de l’Allégorie de la caverne, la remontée de l’âme par le questionnement au-delà de l’essence, donc « n’est autre que le philosopher en acte qui déploie et réalise en la posant (la question sur) l’essence de la vérité » (p.25). Platonicien, le Discours l’est donc dans sa volonté de « conférer à la philosophie dans l’État » « une place architectonique » : cette place architectonique revient à la science, donc à la philosophie parce que « toute science est philosophie, qu’elle le veuille et le sache ou non » (Alle Wissenschaft ist Philosophie, mag sie es wissen und wollen –oder nicht, GA, 16, 109)
La conception métapolitique du politique qui se dessine dans cette inspiration platonicienne est capitale car elle implique une modification des notions si chargées, placées en ouverture du Discours, de Führung et de Gefolgschaft, de conduction et d’obédience. L’insistance du Discours à affirmer, que celui qui conduit doit être conduit, que celui qui dirige doit être dirigé, et que cette conduction se fait par la science rattache en effet clairement celui-ci à la théorie platonicienne du philosophe-roi. Le Führer, le guide doit lui-même être guidé par l’Un-Bien, qui fonde tout savoir et constitue le terme de la contemplation philosophique, car « le Bien est donation de pouvoir (Ermächtigung) » (Cours du semestre d’hiver, 1933/34, GA, 36/37, cité p. 38). « Ici se situe la source du programme platonicien de Heidegger, lequel est porté par un geste qu’on pourrait qualifier de métapolitique : c’est bien parce que cette transcendance est considérée comme fondamentale et paradigmatique que les philosophes doivent gouverner et imprimer leur puissance, par l’Université, dans l’ordre politique, qu’ils entendent subordonner et dominer » (p. 39-40) Cette idée d’une politique « métapolitique » qui doit être comprise comme « établissement des conditions ontologico-transcendantales du politique » (p. 39, note 77) est aussi ce qui confère au Discours de Rectorat, son ton prophétique. Car la conversion de l’âme décrite par l’ascension platonicienne hors de la caverne est ici transposée au Dasein collectif du peuple allemand et devient ce par quoi le peuple allemand seul peut accéder à son essence, à son identité.
« L’exercice du savoir souverain au cœur de la métapolitique heideggérienne de l’Université » (p.47) devient la condition de la conversion de tout le peuple allemand à ce qui fonde son être, son soi, que Heidegger, entamant ici son dialogue avec Hölderlin, situe dans le retour aux Grecs, compris comme le moment où « un peuple, par la force de sa langue se dresse contre l’étant en totalité et l’interroge et le comprend comme l’étant qu’il est » (Discours, GA16, 109).
Le statut « métapolitique » du Discours le rattache donc à la « grande politique », et C. Sommer place justement en exergue de son livre, le §208 de Par-delà le Bien et le Mal qui annonce, lui aussi sur un ton prophétique la fin du temps de la petite politique. Mais comment une « grande politique » peut-elle se réaliser « politiquement » si on peut dire ? Comment entendre concrètement et comment croire à une telle conduction par le savoir ? Platonicien, le Discours le sera donc aussi jusque dans son échec (« avec cet ‘échec’ », écrit C. Sommer p. 50, « la perspective d’une influence directe sur l’État s’éloigne »). Et cet échec est une erreur, l’ « erreur » d’avoir cru pouvoir « guider le guide » et spiritualiser la révolution national-socialiste, qui faute d’avoir réussi à s’élever à une métapolitique ne sera par la suite, pour Heidegger, qu’une forme « classiquement » politique du pouvoir oublieux de ce qui lui donne pouvoir et de la volonté de puissance soumise au règne nihiliste de la domination technique.
Que conclure, à présent, de cette lecture platonicienne du Discours de rectorat ? Un peu à l’inverse de sa thèse, qui consiste, on le rappelle, à voir dans le retour à Platon ce qui conditionne et structure le Discours, l’auteur affirme, p. 15, que : « c’est, […] en complexifiant et en problématisant la constellation « Heidegger 1933 » […] que l’on peut espérer dégager les éléments nécessaires pour répondre à la question de savoir si « l’échec du Rectorat » coïncide ou non avec le « retour de Syracuse » ». La seule rémanence platonicienne n’explique donc pas un texte hautement ambigu, très surchargé, dont C. Sommer, on l’a dit, fait le choix de seulement esquisser la complexité et la problématicité. De celles-ci, nous ne donnons donc également que des indications.
1.- Le Discours s’ouvre sur l’affirmation que « la prise en charge du Rectorat est l’engagement (Verpflichtung) à sa conduction spirituelle (geistige Führung) » (GA, 16, 107) Le terme d’esprit et de manière générale, la volonté de « spiritualiser ce qui prenait forme sous le terme de national-socialisme » (p. 12) se laisse-t-elle comprendre de façon platonicienne ? Quel terme grec ou platonicien correspond ici à l’allemand Geist ? Il n’est bien sûr pas possible d’envisager ici cette question, et nous renvoyons sur ce sujet à J. Derrida, De l’esprit. Heidegger et la question, Flammarion, 1990.
2.- C. Sommer rappelle (p. 23) le caractère problématique du parallélisme « entre le Dasein individuel et le peuple-État, le Volks(Staat) » impliqué par la volonté de faire jouer à l’Université, c’est-à-dire à la science, c’est-à-dire à la philosophie, ce rôle dirigeant. Loin de prétendre à l’universalité, ou de se situer comme chez Platon dans l’optique de la Justice, le Discours s’adresse « dans une rhétorique exhortative et révolutionnaire » (p. 11) au peuple allemand, à son destin, à sa « mission spirituelle » (geistiger Auftrag, GA, 16, 107). Ici, c’est une rémanence du Fichte des Discours à la nation allemande de 1807 qu’il faut entendre (p. 13) et aussi, comme on l’a entrevu, de la grande politique nietzschéenne.
3.- Un terme des plus fréquents dans le Discours est celui de volonté, de volonté d’essence (Wesenswille). « L’auto-affirmation de l’université allemande est la volonté originelle, commune, de son essence » (GA, 16, p.108) Le Discours se rattache ainsi clairement à la notion d’Entschlossenheit ; et Karl Löwith écrit : « Il [le Discours] transpose la philosophie heideggérienne de l’existence historique dans l’événement allemand, la volonté d’action du Maître trouve ainsi pour la première fois un terrain favorable et le contour formel des catégories existentiales reçoit un contenu déterminé » (« Les implications politiques de la philosophie de l’existence chez Heidegger », Les Temps modernes, n° 14, novembre 1946, p. 350) C’est en ce sens que le Discours constitue un « document crucial » (p. 9) : parce que cet engagement ne se comprend d’abord et essentiellement à partir des implications internes de la pensée de Heidegger (son « réseau de notions », p. 12). À ce titre, la référence platonicienne n’est peut-être qu’un « habillage » de cette motivation à chercher d’abord dans l’œuvre antérieure.
4.- Malgré cette liaison « compromettante » que le Discours nous contraint à faire entre la « philosophie » de Heidegger et son engagement politique, le texte de C. Sommer affiche sur ce point une sorte de neutralité. Concédant l’aspect problématique des emprunts à la LTI, C. Sommer échappe au débat toujours vif sur la portée et les conséquences à tirer de l’engagement de Heidegger dans le national-socialisme en renvoyant dos à dos ceux qui « réduisent l’œuvre à une forme sublimée d’un national-socialisme vulgaire » et ceux qui « la détachent de l’engagement politique ». Car selon l’auteur, les deux approches « contournent la complexité réelle des liens entre philosophie et politique tels qu’ils se nouent dans la pensée de Heidegger à partir de 1933 » (note 7, p. 9). L’éclairage platonicien nous aide certes à mieux comprendre le lien qui est censé unir gouvernement politique et philosophie dans l’Université du IIIème Reich, et à introduire ainsi dans cette complexité une certaine clarté ; mais nous aide-t-elle pour autant à mieux estimer le degré de compromission avec l’idéologie nazie qui ne cesse de faire débat depuis qu’il existe « une affaire » Heidegger ? Ce qu’on ne peut plus refuser d’appeler le nazisme de Heidegger prend-il un tour plus acceptable dès lors qu’il peut se revendiquer d’une parenté platonicienne ? Sur ce point, le livre de C. Sommer nous laisse livrés à nous-mêmes, à nos doutes et à nos questions sur l’insondable énigme de cet engagement.
Jean Kessler