Erotisme païen. Erotisme biblique, Le Banquet et le Cantique des cantiques, sous la direction de François Félix et Philippe Grosos, Lausanne, Ed. L’Age d’homme, 2012 lu par Guy Renotte

Erotisme païen. Erotisme biblique, Le Banquet et le Cantique des cantiques, sous la direction de François Félix et  Philippe Grosos, Lausanne, Ed. L’Age d’homme, 2012, 184 pages

Les textes rassemblés dans l’ouvrage Erotisme païen. Erotisme biblique, ont fait l’objet d’une série de conférences tenues dans le cadre d’un master de spécialisation en philosophie intitulé « Herméneutique et réception des textes fondateurs » qui fut organisé en 2009 par la section de philosophie de l’Université de Lausanne, à laquelle ont été associées la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Lausanne, la Faculté autonome de théologie protestante de l’Université de Genève et l’Institut Romand de systématique et d’éthique.

L’axe majeur de l’ouvrage consiste dans une lecture croisée du concept d’amour dans la tradition hellénique et chrétienne à partir du Banquet et du Cantique des cantiques. Ces deux textes fondateurs se trouvent insérés dans des monuments fondateurs de l’Occident : le corpus platonicien pour l’un, la Bible hébraïque et l’Ancien Testament chrétien pour l’autre.

Dans notre civilisation occidentale fondée sur le Banquet de Platon ou le Cantique des cantiques, de l’Agapè chrétienne à l’érotisme post-moderne, l’amour ne va cesser de s’entremêler à l’héritage chrétien.

Ces différents exposés explorent ainsi la place de l’amour — affectif, charnel, spirituel ­— dans la quête de la sagesse occidentale, tant philosophique que religieuse ; mais c’est surtout le dialogue de Platon qui est privilégié puisque sept des neuf contributions lui sont consacrées.

François Félix se penche d’abord sur le célèbre mythe raconté par Aristophane, montrant que l’éros est la nostalgie qu’éprouve l’homme pourfendu de cette plénitude perdue, et qu’il représente aussi le désir — impossible à satisfaire puisque l’unité ne pourra jamais plus se reconstituer — du fond métaphysique qui est derrière notre vie, dont celle-ci sourd. L’érotique est ainsi une recherche de soi (car chacun désire la moitié qui lui manque) qui ouvre à la véritable réminiscence qu’est la philosophie.

Lorraine Mathey quant à elle revient sur le hoquet intempestif d’Aristophane dans le Banquet. Ce hoquet tient une place centrale dans le dialogue platonicien, il a valeur de discours à lui seul. Est-il la conséquence du discours que Pausanias vient de prononcer sur le caractère double de l’amour, une part céleste et une autre part inspirant l’amour sensuel « d’en bas » ? Ou apparaît-il comme un moyen de passer son tour, de laisser la place au discours d’Eryximaque ? Il y a manifestement une volonté de burlesque dans cette discussion sur un hoquet, discussion d’apparence  futile alors que le sujet est « sérieux » : l’amour. Ce hoquet permet donc pour Lorraine Mathey, en relativisant le discours du poète comique, de créer une rupture avec les autres éloges, en rappelant que eux aussi ne sont peut-être pas dépourvus de toute vérité.

Curzo Chieso  s’interroge sur le problème de l’altérité dans l’amour et soulève de nombreuses questions : dans l’amitié avec soi-même et dans l’amour de soi-même, qui aime qui ?

Que signifie s’aimer soi-même ? Et qu’en est-il de l’unité ou de la multiplicité de l’âme dans l’éros ? L’altérité en ce sens permet de se penser soi-même comme un autre mais surtout de penser l’autre comme soi-même. Du désir, à l’amitié en en passant par l’amour de soi-même, l’éros exprime un mouvement vers l’autre, une envie d’aller vers lui et ce mouvement, qui répond selon l’auteur  à différentes « pulsions », nous permet de participer à la vie de pensée divine.

Stefan Kristensen revient lui aussi sur la place qu’occupe éros et philia dans le Banquet. Mais il le fait en interrogeant la dimension du fondement du lien politique. L’amour et l’amitié qui scellent toute communauté politique se retrouvent au cœur de chaque discours du Banquet, et représentent donc la force qui, non seulement tient ensemble les hommes, mais fonde la structure de leur existence les uns pour les autres. Pour autant, Platon en montrant qu’Eros est de nature divine souligne aussi qu’il n’est certainement pas tout-puissant. La présence d’Alcibiade dans le Banquet (qui est le symbole de ce que Socrate a voulu proscrire avec son éloge d’Eros) introduit dans le discours platonicien une altérité irréductible qui remet en cause le fondement du vouloir-vivre-ensemble. Il faudrait donc en conclure, selon Stefan Kristensen, que l’éros platonicien n’a pas seulement une fonction de lien social mais peut agir aussi comme dissolvant de ce même lien.

Le texte suivant d’Anthony Feneuil nous confronte enfin, pourrait-on dire, à l’éros biblique, mais il le fait sans rompre totalement avec le dialogue du Banquet, puisqu’il interroge l’articulation du platonisme et du christianisme dans les Homélies de Grégoire de Nysse. Le saint du IVe siècle met en effet l’accent sur cette « blessure » d’Amour de nos profondeurs, qui suscite en nous une puissance érotique n’ayant de cesse jusqu’à ce qu’elle trouve l’Amour Divin dans notre tréfonds. En ce sens les termes d’éros et d’agapè dans les Homélies s’équivalent jusqu’à un certain point. Il semblerait donc  que le commentaire du Cantique des cantiques réunirait toutes les conditions pour la fusion de l’amour chrétien et de l’amour païen.  Il n’en est pourtant rien. Le commentaire du Cantique des cantiques par Grégoire de Nysse introduit en effet une rupture instauratrice de la mystique chrétienne qui rend finalement impossible l’identification de l’agapè grégorien à l’éros platonicien. Grégoire n’est pourtant pas aveugle à la possibilité de la lecture érotique du Cantique des cantiques. Mais il réaffirme avec force, reprenant le mot de Paul, « la lettre tue mais l’esprit vivifie », que c’est parce que la lettre est dangereuse, parce qu’elle peut tuer, qu’elle vivifie l’esprit de celui qui ne sait pas s’y perdre. Le commentaire allégorique, loin de rester indifférent à la lecture littérale, tient précisément dans le travail ascétique de dépassement du sens charnel. Les homélies sur le Cantique des cantiques constituent donc bien ce travail de purification, qui tient essentiellement en un détournement des passions charnelles vers l’amour divin. Quelle est donc la place de l’amour dans la connaissance de Dieu ? Comme l’écrit l’auteur, « alors que chez Platon l’Eros est la force qui meut l’âme en direction de la connaissance des intelligibles, de la connaissance, chez Grégoire de Nysse les intelligibles sont autant d’aiguillons qui mettent en branle l’âme et suscitent l’agapè jusque dans sa forme les plus violente, l’éros, en attisant sans cesse le désir ». Chez Grégoire de Nysse, la mystique investit par conséquent toutes mes puissances et n’a pas d’existence sans l’éros. Grégoire met l’amour au cœur d’une vie spirituelle spécifiquement chrétienne et intégrant la connaissance dans le mouvement même de cet amour, inverse par là-même le geste platonicien.

Philippe Grosos revient pour sa part sur la pensée de Marsile Ficin pour qui le Banquet de Platon, commenté dès 1469, sera pour lui le livre même de la continuité entre la philosophie des Anciens et des Païens et la théologie des Modernes et des Chrétiens. Dans ses Commentaires sur le Traité de l’Amour ou le Festin de Platon, Ficin met en évidence cette force d’appel de l’amour du beau qui selon l’auteur est le trait caractéristique de sa conception de l’érotisme et permet à la théologie, depuis la Septante, de poursuivre un dialogue si riche avec la métaphysique grecque.

Dans un vertigineux saut par-dessus les époques, David André compare l’éros platonicien avec l’érotisme de Bataille que ce dernier définit comme « l’approbation de la vie jusque dans la mort ». En ce sens, l’érotisme est engagé dans la tension d’un désir qui cherche à surpasser le sentiment d’effroi que l’homme a ressenti face aux mouvements aveugles de la vie. Pour cette raison il est très violent et est comparable à l’hybris dont se sont rendus coupables les androgynes dans le Banquet. Dès lors, aussi bien pour Platon que pour Bataille l’amour nous confronte à la mort, à cette différence que Bataille confère à la fin de l’érotisme l’inconnaissable, tandis que chez Platon, Eros a pour fin la Beauté. Dans l’un et l’autre cas, la mort est le seul horizon de l’amour, mais également le seul événement à surmonter.

C’est à une lecture du Banquet par Jacques Lacan dans le Séminaire VIII que nous convie Jérémie Wenger. Dans son séminaire sur le transfert, Lacan montre que Socrate dans le Banquet fait une manœuvre digne d’un analyste dans la mesure où lorsque Alcibiade lui déclare son amour, il le renvoie à un autre : Agathon. Le but de Lacan n’est pas à cet égard de parler de Platon, mais de parler d’amour et de transfert. L’intérêt de cette perspective, c’est que le transfert n’est pas considéré dans le sens de la relation intersubjective, mais plutôt dans le sens de la détermination symbolique. Ainsi, le savoir platonicien sur l’amour est inclus dans « l’ensemble » que constitue le savoir moderne, psychanalytique et philosophique.

L’ouvrage s’achève sur la contribution de Pierre Gisel qui, restant sur le terrain de la psychanalyse, s’interroge sur la lecture du Cantique des cantiques par Julia Kristeva et d’un point de vue plus général sur sa conception de l’érotisme dans le christianisme. Si avec la question de l’amour on touche au cœur du christianisme, c’est que l’éros renvoie à la question du sujet comme à celles du désir et du rapport à l’autre. La question centrale est celle de savoir par quelle justification explicite et selon quelle logique inconsciente le Cantique des cantiques a pu prendre sa place dans la Bible, comment de littéralement érotique, il est devenu sacré. Ni quête philosophique, ni enthousiasme mystique, l’amour biblique chante la bascule de la religion dans l’esthétique et dans la morale. Oscillant du positif au négatif, de la jouissance à la douleur, le Cantique des cantiques  est au carrefour « d’une suspension de la Loi et de la culpabilité, au profit d’une jouissance dans la souffrance idéalisée » comme l’écrit Kristeva. Comme l’affirme l’auteur de l’article, le « coup de force du christianisme » est un jeu avec le narcissisme : l’attrait énigmatique du Cantique des cantiques est sans doute en ce sens  d’être une légitimation de l’impossible tout en étant un impossible érigé en loi amoureuse.

 

Les textes rassemblés par François Félix et Philippe Grosos nous semblent avoir l’incontestable mérite de promouvoir une pratique d’analyse des textes phares de notre culture, qu’elle soit ancienne ou moderne, religieuse ou laïque. Ils induisent de ce point de vue une réflexion sur la portée et les enjeux de ces textes fondateurs en pensant leur genèse aussi bien que leur réception selon leurs différents impacts philosophiques, théologiques, symboliques, politiques ou psychanalytiques.

Pour autant, le titre très ambitieux de l’ouvrage, qui laissait présager une réflexion croisée sur le problème de l’amour dans la tradition païenne et chrétienne, nous semble usurpé. On peut à cet égard regretter que le champ d’analyse de l’érotisme biblique soit à peine effleuré, puisque c’est surtout le texte de Platon qui semble être au centre des analyses proposées. Il aurait été pourtant intéressant de montrer comment l’amour chrétien a voulu se distinguer de la notion païenne de l’Eros et comment la vision chrétienne a conçu l’Eros chrétien comme une pure et simple fiction, cependant difficile à identifier comme telle, en raison de la confusion permanente, et même délibérée dans la mystique, entre le langage de l’éros et celui de l’agapè.

On touche sans doute là à l’aspect le plus discutable de l’ouvrage : sa tendance à survoler les relations souvent ambiguës entre érotisme païen et érotisme chrétien, son goût pour les perspectives cavalières, sautant allègrement d’un genre à l’autre, établissant par-delà vingt siècles de culture des passerelles vertigineuses.

Au lecteur averti, à plus forte raison au lecteur érudit, Erotisme païen. Erotisme biblique apprendra sans doute peu de choses qu’il ne connaisse déjà. Pour les autres, il sera l’occasion de visiter ou revisiter quelques hauts lieux de notre littérature et de notre culture.

                                                                                         

                                    Guy Renotte