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16 janvier 2013

Marivaux : Les Fausses Confidences (2) De la fausse confidence aux fausses confidences

Marivaux : Les Fausses Confidences (2)

De la fausse confidence aux fausses confidences ?

           

            Parole confiante et secrète, la confidence suppose le partage, même momentané, d’une sphère d’intimité. Or l’intrigue des Fausses confidences repose sur la divulgation de pseudo-secrets et sur la contamination de la falsification de la parole. Le suggère le passage de La Fausse Confidence , titre affiché lors de la 1ère représentation de la comédie, le 16 mars 1737,  en référence à l’acte I, scène 14, quintessence de la ruse de Dubois et moteur de la machine théâtrale, aux Fausses Confidences, titre donné définitivement par Marivaux à sa pièce, à partir de sa reprise un an + tard, en 1738. De fait, non seulement les confidences fausses de Dubois à Araminte sont démultipliées, puisque leur entretien initial se prolongeant en II,12 et III,9 ; mais la jeune veuve n’est + la seule à en faire les frais, puisque Dubois incite Dorante à donner le change à Marton, dont il fait naître les soupçons (I,17). Enfin le pluriel du titre définitif attire notre attention sur le fait que Dubois n’est pas le seul auteur de fausses confidences : tous les personnages se dupent ou croient se duper les uns les autres en se manipulant.

            Qu’est-ce donc qu’une fausse confidence et comment les fausses confidences circulent-elles dans la pièce ? La fausse confidence procède de l’occultation, de la dénégation du privé jusque dans son expression la + sensible : celle du rapport amoureux. Rupture du pacte de confiance (I), la divulgation du secret de l’amour de Dorante pour Araminte passe par le détour de la circulation des objets, destinés à provoquer un bruit, un scandale propre à resserrer le piège autour  d’Araminte, pour exaspérer le conflit et déclencher le dénouement (II). Fausse moins au niveau du dit, de l’énoncé qu’au plan du dire, de l’énonciation, la fausse confidence place alors, par la contradiction même des termes qui intrigue le lecteur/ spectateur, la dialectique du mensonge et de la vérité au cœur de la pièce (III). Fiction et métonymie de l’efficace du stratagème comique (IV), elle pose la question de savoir  quelle   vérité peut accoucher du mensonge.

 

            Mot formé sur la racine latine qui désigne « la foi » (fides), la confidence, doublet laïc d’une « confession » qui, elle, repose sur une racine grecque désignant la « parole », est une parole donnée, confiée, sous le sceau du secret, à qui l’on fait confiance en s’en remettant à sa discrétion. Le Dictionnaire de Trévoux (1732) la définit comme la « communication de pensées et de secrets, entre personnes amies » et ajoute qu’ « il n’y a rien qui désoblige plus qu’une fausse confidence ». Toute confidence supposant la révélation d’un secret dans un cadre intime, la fausse confidence est donc d’abord la trahison d’une relation de confiance et de proximité instaurée avec l’interlocuteur lors de la divulgation du secret. Trahissant le secret confié à un tiers, elle relève de l’indiscrétion. Ainsi Araminte se sent-elle trahiepar le dévoilement public de l’amour passion que Dorante lui voue, en contravention du pacte de discrétion noué, croyait-elle, entre Dubois, le valet babillard, et elle, après la révélation  de l’ »aventure » de l’extravagant amour de l’intendant pour sa maîtresse, à la fin de l’acte I, scène 14, p.55 : « J’aurai soin de toi ; surtout qu’on ne sache pas que je suis instruite ; garde un profond secret ; et que tout le monde, jusqu’à Marton,  ignore ce que tu m’as dit ; ce sont là des choses qui ne doivent pas percer »/ Je n’en ai jamais parlé qu’à Madame ». Araminte se sent dès lors autorisée à convoquer Dubois pour se plaindre des effets provoqués par l’esclandre qu’il a fait éclater en feignant de se disputer avec Arlequin au sujet d’un tableau représentant Araminte et devant lequel Dorante est censé rester en extase, gage de l’amour déplacé de l’intendant pour la riche et belle veuve qui vient de l’engager : « Viens ici : tu es bien imprudent, Dubois, bien indiscret ; moi qui avais bonne opinion de toi, tu n’as guère prêté d’attention pour ce que je te dis. Je t’avais recommandé de te taire sur le chapitre de Dorante ; tu en sais les conséquences ridicules, et tu me l’avais promis ; pourquoi donc avoir prise, sur ce misérable tableau, avec un sot qui fait un vacarme épouvantable, et qui vient ici tenir des discours tous propres à donner des idées que je serais au désespoir qu’on eût […] Eh bien ! tais-toi donc, tais-toi donc ; je voudrais pouvoir te faire oublier ce que tu m’as dit ».

           

            La rupture du lien de confiance est au cœur, tant du projet de vengeance de Dubois à l’encontre d’Araminte que du conflit opposant Marton à Araminte et de la manière dont Dorante se désolidarise de Dubois à la fin de la pièce. Manipulé par Araminte qui « triche » avec lui en lui cachant la vérité à la fin de l’acte II[1], Dubois, le dupeur qui a peur d’être dupé, confie en effet à Dorante son intention de se venger à l’acte III, scène 1 : »Ah ! je lui apprendrai à me souffler mon emploi de confident pour vous aimer en fraude », tandis qu’Araminte congédie Dubois quand il lui apprend qu’il est responsable de la divulgation de la lettre : « Méchant valet ! ne vous présentez + devant moi » (III ,9,p.122).  L’aveu par Dorante du stratagème dont Dubois disait dans la scène d’exposition que son maître et lui en étaient « convenus » achève du reste de rompre le pacte qui faisait du valet de deux maîtres le maître de ses maîtres et fait peser l’ombre d’une illusion sur la déclaration finale de Dubois : « Tous les incidents qui sont arrivés partent de l’industrie d’un domestique qui m’a […] pour ainsi dire forcé de consentir à son stratagème. Enfin à l’acte III, scène 10, quand « la fausse suivante », traitée « moine en suivante qu’en amie » (I,3) par une maîtresse/ rivale dont elle a trahi la confiance en acceptant de la tromper par intérêt, reconnaît son statut de « fausse confidente » quand elle se croit congédiée : »que ferais-je auprès de vous, à présent que je vous suis suspecte, et que j’ai perdu toute votre confiance », à quoi Araminte répond « Mais que voulez-vous que je vous confie ? Inventerai-je des secrets pour vous les dire ? ».

 

          Secret éventé, la fausse confidence est donc avant tout fausse sous le rapport de l’énonciation : discours vrai ou faux sur le pan de l’énoncé, elle est fausse avant tout sous son aspect confidentiel. C’est un secret dont le secret est qu’il n’y a + de secret. De fait, Dubois serait, de son propre aveu, quoique ironiquement, celui qui ne sait pas tenir garder un secret : « moi ! garder un secret ! Vous avez bien trouvé votre homme ! En fait de discrétion, je méritais d’être femme »,dit-il à Marton, en écho à la fable de La Fontaine, « Les femmes et le secret », et pour la rassurer à l’heure d’ourdir avec elle un complot qu’elle croit dirigée contre Dorante et dont elle fera en réalité les frais : »Rien ne pèse tant qu’un secret:/ Le porter loin est difficile aux dame ;/ Et je sais sur ce fait/ Bon nombre d’hommes qui sont femmes »[2].

          C’est pourtant sous le sceau du secret que Dubois révèle l’amour de Dorante à Araminte, dont il gagne la confiance en arguant précisément de cette gêne simulée pour accréditer son mensonge : « N’avez-vous pas vu comme il se détournait de peur que je ne le visse ?/ Araminte Il est vrai » (I,14 p.49).« Dubois, regardant toujours Dorante Madame, on m’a chargé de vous dire un mot qui presse/ Araminte De quoi s’agit-il ?/ Dubois Il m’est recommandé de ne vous parler qu’en particulier » (p.48).  Dans cette 1ère fausse confidence, la stratégie de Dubois, chargé d’arracher Araminte à sa tranquillité coutumière[3]consiste à procèder par énigme Il s’agit de faire de Dorante un personnage mystérieux pour faire désirer la parole sur lui. La description pathologique de sa folie amoureuse semble alors garante de sa sincérité et a pour fonction de susciter la curiosité, l’intérêt d’Araminte, tour à tour piquée au vif par la perspective  d’abriter sous son toit l’amoureux transi d’un objet qui ne la vaut pas, jalouse d’une rivale potentielle, « la grande brune piquante » qui lui ressemble par sa fortune, mais qui jouit peut-être d’un physique + séduisant qu’elle-même, qui en serait l’antithèse, et rassurée par le portrait d’un objet digne de sa (com)passion, puisque subissant les effets d’un philtre enchanté, dans la tradition romanesque : « vous avez dû voir qu’il a l’air enchanté quand il vous parle ». Ce faisantnous ne quittons pas le terrain du secret, puisque Dubois fait de l’amour de Dorante, dont Araminte est l’objet, un secret: le désir érotique, dont elle n’aurait, sans la fausse confidence de Dubois, pas entendu, écouté la voix. Là où Dorante, avec tous ses attraits objectifs, non seulement aux yeux de Dubois qui le détaille comme Dom Juan détaille Charlotte dans la pièce de Molière, mais aussi aux yeux d’Araminte, empressée de connaître le jeune homme bien fait, dont le salut silencieux lui a paru d’entrée de jeu si éloquent, si séduisant lorsqu’elle a entrevu sa silhouette à l’acte I, scène 6, n’aurait sans doute pas surmonté la force des obstacles matériels pointés dans l’acte I, scène 2, et aurait laissé Araminte elle-même dans l’expectative et dans l’indécision relativement à ses propres sentiments, le jeu du secret va le rendre irrésistible et transformer la passion en fatalité, qui aura raison des obstacles les + forts. Eprise de qui la place au lieu du secret, une femme soulève des montagnes : tel est, selon Pierre-Laurent Assoun, le « secret » que détecte le « psychologue » Dubois et dont il joue d’un bout à l’autre avec « maestria ». Mettant la femme aimée dans le (faux) secret du (vrai) secret, il se sert de l’hameçon d’un possible secret[4] et porte la curiosité progressivement jusqu’à ce point d’ébullition l’objet de cette folie secrète demande à être identifié et nommé : «Est-ce que tu la connais, cette personne ? », le tableau quasi clinique de l’aliénation  de l’amant possédé par l’objet de son « coup de foudre » ayant pour but de produire une identification d’Araminte à cette autre visée par une flamme mystérieuse. Or c’est au moment où Araminte accepte la représentation pathologique du problème, qui fait d’elle la cause d’un symptôme, lui attribue une responsabilité et justifie son maintien sur les lieux par un souci thérapeutique (« vraiment, je le renverrais bien ; mais ce n’est pas là ce qui le guérira »)  que Dubois énonce la clause du secret qui referme le piège en l’incluant dans un secret qu’elle voudra percer et que Dubois ne cessera de révéler « jamais vous n’entendrez parler de son amour » ; « il ne vous dira mot ». Le silence est donc vertu : on croit en l’amour de Dorante parce qu’il n’en parle pas. La mécanique est ainsi mise en place : il s’agit qu’à cette place qu’on lui fait occuper malgré elle, par une confidence forcée, Araminte aille de son plein gré. Dès lors l’intéressées, qui a entendu un propos dont elle aurait préféré ne pas avoir connaissance, a une  confidence sur les bras : « la vérité est que voici une confidence dont je me serais bien passée moi-même » (I,15) ; « sans toi, je ne saurais pas que cet homme-là m’aime, et je n’aurais que faire d’y regarder de + près » (II,12, p.84). « Le locuteur oblige le confident à écouter un discours qu’il préférerait ne pas entendre, car il l’oblige à fantasmer et accepter une situation qu’il n’avait pas encore envisagée ni acceptée », commente Patrick Pavis dans sa thèse, Marivaux à l’épreuve de la scène. Le malaise mâtiné d’excitation procède de ce qu’une partie d’elle-même reste extérieure à la « confidence » et à l’amour de l’Autre, quand l’autre partie est désormais liée à cette image désirée. La parole rendant possible, réelle, une situation sans elle purement fantasmatique, Araminte ne sait alors + ce qu’elle redoute le + : que le secret soit levé ou qu’il ne le soit jamais : « il est vrai qu’il me fâcherait s’il parlait. Mais il serait à propos qu’il me fâchât » (II,12). D’un côté elle joue avec la jalousie de Dorante envers le Comte pour arracher un aveu d’autant plus précieux qu’il ne sera jamais explicitement amoureux. De l’autre elle souffre de voir le secret de cet amour publiquement dévoilé, avec une redondance et une insistance qui contrastent avec sa propre discrétion : « quand je vous dis qu’il vous aime, j’entends qu’il est amoureux de vous, en bon français, qu’il est ce qu’on appelle amoureux, qu’il soupire pour vous, que vous êtes l’objet de sa tendresse » (III,6). L’amour est mis à jour et passe dans la réalité, par le fait des témoins, au 1er rang desquels la mère, et non par celui des intéressés.

 

         En effet Dubois s’attache à faire en sorte que le double « secret » de l’amour de Dorante pour Araminte et de la complaisance coupable d’Araminte vis-à-vis de cet amour fasse l’objet d’un dévoilement progressif aux yeux des autres protagonistes. Une fois dévoilé, sous le faux sceau du secret (I,14, p.55), le faux secret du soi disant secret  amour de Dorante pour Araminte, la stratégie de Dubois consiste à briser, en faisant flèche de tout bois, ce double sceau du secret par le triple scandale provoqué par la circulation des objets . C’est une façon pour lui de pousser Araminte à faire un choix, à se justifier de garder un intendant amoureux, décision scandaleuse eu égard aux mœurs de l’époque, comme le souligne Mme Argante : »seriez-vous d’humeur à garder un intendant qui vous aime ? », III,6,p.113.

 

          Pour cela, Dubois utilise deux stratagèmes, passant par deux types de détour : le détour des personnages tiers et celui des objets.

          Le détour des tiers indique que la 1ère fonction de la (fausse) confidence est de révéler l’horizon improbable de l’intimité, l’impossible transparence de la relation à l’autre, médiatisée par la présence de tiers de + en + envahissants. Les structures du dialogue attestent du caractère très socialisé de la communication dans la pièce : aucun monologue et, sur un total de 37 scènes, 6 seulement mettent en scène Dorante et Araminte seul à seule : I,12 et I,15 ;  II,1 ; II,13 et II,15 ; III,12. Encore la +part de ces duos sont-ils parasités par la parole sociale, les autres étant présents à travers les propos qu’ils ont tenus et qui font l’objet des préoccupations des personnages, p.45-46, p.57, 61-62, p.88-9, 93-94,126-128. Nul n’échappe au regard, à la présence et surtout au commentaire des autres dans un monde où le jeu social gouverne les relations, partant les discours, et interdit  l’échange direct : Dorante ne peut déclarer son amour que par l’intermédiaire de Dubois et à demi-mot. Entre les deux aveux , l’un médiatisé par la fausse confidence (I,14), l’autre par la formulation hypothétique, escamotée (III,12), les duos amoureux sont parasités par des interventions intempestives: après avoir créé un quiproquo amoureux entre Dorante et Marton par la 1ère fausse confidence de la pièce à l’acte I, scène 4, Monsieur Rémy interrompt le face à face de l’acte II, scène 1 par une 2ème fiction de mariage, sans doute inspirée de l’invention par Dubois de la « grande brune piquante » Dubois ; après avoir interrompu, à l’acte II, scène 14,  l’épreuve de la fausse lettre d’Araminte, par l’annonce intempestive du 1er projet de mariage de Monsieur Rémy, Marton surprend Dorante aux pieds d’Araminte, à la fin de l’acte II, scène 16. Enfin et surtout l’inflation du commentaire, la folle circulation des discours parasite le dialogue, médiatisé. Le discours rapporté est souvent déformé, falsifié. Le mensonge, la médisance, l’indiscrétion, la fausse confidence ne cessent de faire écran, de dévoyer la communication.

            Connaissant le caractère franc et autoritaire de Monsieur Rémy qui, soucieux de réparer l’infortune de son neveu par un mariage avantageux, donnera tête baissée dans la fiction d’un Dorante convoité par une riche veuve, clamera sa bonne fortune sur tous les toits et viendra retirer son intendant de neveu de chez Araminte, Dubois se sert de sa vanité pour donner corps à la fable de la « grande brune piquante », exciter ainsi la jalousie d’Araminte et donner du prix à l’objet de son amour naissant (II,12).

            Dubois utilise également Arlequin par deux fois. A l’acte II, scène 10, il entre en se disputant intentionnellement avec lui et, menaçant directement Dorante (« si je disais un mot, ton maître sortirait bien vite »), pousse Arlequin à défendre Dorante. Ce faisant il distille avec stratégie les informations nécessaires au déroulement de son plan, puisqu’il fait reporter sur Arlequin l’annonce bruyante de la contemplation du portrait d’Araminte par Dorante, tandis que lui-même tient des propos mesurés, pleins de modalisateurs, pour ne pas paraître trahir trop violemment l’amour de Dorante pour Araminte devant Mme Argante et le Comte. Enfin il encourage ainsi Arlequin à voir en Marton une alliée, ce qui lui permet de manœuvre à sa guise les deux personnages. A l’acte III, scènes 2 et 3, il suggère à Marton de récupérer la lettre dont Dorante a chargé Arlequin. Marton fera ainsi le jeu du jeune homme en faisant une lecture publique de cette lettre qi acculera Araminte.

            Après avoir conseillé à Dorante de faire en sorte que Marton prenne un peu de goût pour lui, moyen d’en faire une adjuvante auprès d’Araminte tout en préparant le dépit provoqué par la désillusion, Dubois emploie avec elle le ton de la confidence et du commérage pour, disant le vrai sans être immédiatement cru, jeter ultérieurement le soupçon (I,17). Il crée les fondements d’une rivalité qui s’avérera, une fois le portrait d’Araminte livré : à l’acte II, scène 14, Marton tente d’obtenir la main de Dorante en la demandant à Araminte, avant de se rendre aux arguments de Dubois à l’acte III, scène 2 et de constituer avec  celui-ci un clan don elle croit qu’il va faire tomber Dorante. Dans cette scène se fait sentir le caractère fallacieux d’une parole qui est pur artefact : l’assertion de Marton (« te me l’avais bien dit ») se réfère à la fausse confidence de l’acte I, scène 17, mensonge destiné à produire son effet au moment voulu. La réponse de Dubois feint de se référer à un souvenir précis (« Ah ! oui, vous parlez de ce regard que je lui vis jeter sur elle ») qui est pure invention. La 2ème occurrence du verbe dire (« j’ai déjà dit à Madame qu’on m’avait assuré qu’il n’entendait pas les affaires » constitue un 2ème mensonge, asséné péremptoirement. Quand Dubois affirme qu’il a « dit sa pensée » à Araminte, il donne à entendre qu’il l’a critiqué, alors que c’est l’inverse qui est vrai. Araminte est bien « prévenue » en faveur de Dorante, mais ce terme laisse entendre une critique à l’égard d’un sentiment qu’il encourage en réalité sous le manteau. La parole n’est ici qu’un moyen au service d’une fin cynique. Dubois n’a pas de pitié pour Marton, qu’il fait servir sans scrupules à ses desseins, peut-être parce qu’elle lui renvoie l’image d’une personne originellement libre (elle est « de bonne famille ») et qui, pouvant se comporter en « amie » à l’égard d’Araminte, préfère un « petit profit », 1000 écus de récompense, à l’attachement qu’elle lui devrait, selon un trajet inverse de celui de Dubois.

            Mais c’est surtout Araminte que Dubois manipule, d’abord en piquant sa jalousie, sa curiosité, son besoin de fiction pour la représenter comme l’objet du désir d’un amant hors du commun et, une fois affirmé le désir d’Araminte de garder Dorante, la conforter dans ce dessein en traçant de Dorante un portrait par le biais duquel il faut du même coup celui d’Araminte : »Oh ! il ne faut pas avoir peur ; il mourrait +tôt. Il a un respect, une adoration, une humilité pour vous qui n’est pas concevable. Est-ce que vous croyez qu’il songe à être aimé ? Nullement. Il dit que dans l’univers, il n’y a personne qui le mérite ; il ne veut que vous voir, vous considérer, regarder vos yeux, vos grâces, votre belle taille : et puis c’est tout : il me l’a dit mille fois ». De même, à l’acte II, scène 12, il ne cesse de suggérer à la jeune veuve de renvoyer son intendant inconvenant pour mieux l’amener à justifier les raisons de vouloir le garder. Puis, Araminte tentant de savoir si son prétendu amour pour Marton est vrai, Dubois la rassure en citant des propos fictifs de Dorante . Enfin, comme Araminte cherche à savoir ce que Dorante pense tout en donnant l’impression du contraire, il invente encore un portrait pathétique qui force Araminte à exprimer sa pensée, toujours sur le mode indirect : sous prétexte de pouvoir le renvoyer s’il avouait, elle reconnaît implicitement attendre une confession. L’échange devient alors révélateur des sentiments d’Araminte, qui croit mener le dialogue, mais est en réalité dirigée par le valet.

                                                              

 

          Pour que les protagonistes ne doutent pas de la ferveur amoureuse de Dorante, Dubois fait aussi circuler les objets.  Outre les « papiers » qui ont trait au procès dont il est question entre Araminte et le Comte, objets prétexte à se parler, voire à provoquer le tête-à-tête, lettres et portraits sont dans la pièce des signaux, des objets parlants, des signes intentionnels, au service de la confidence.

         C’est d’abord le cas du portrait, objet iconique qui dit l’amour mieux que le langage et qui, faussement caché,  ne se cache que pour mieux révéler, avec ostentation, ce qu’il veut dire : l’amour passionné, donc flatteur, mais socialement inconvenant, de Dorante pour Araminte. C’est ainsi que le double secret dont la miniature, que le garçon joaillier apporte, suscitant la curiosité quand il livre, sans le vouloir, un détail d’importance (c’est un portrait de femme), mais refuse de l’ouvrir, est  censée être porteur : secret du commanditaire et de l’objet représenté, est un faux secret, fabriqué pour être éventé, rendu public, pour faire parler autour de lui de ce qu’il signifie si éloquemment (« je t’aime »). L’arrivée du joaillier (II,6) manipulé par Dubois, est tout sauf discrète et sa remise à Marton prouve bien qu’il n’était pas destiné à être remis en mains propres à son destinataire, comme le prétend le garçon joaillier. Dorante le constate du reste avec cynisme : « elle prend le change à merveille » (II,8).  Objet de toute une mise en scène, ce portrait entre dans une stratégie de communication destinée à exposer Araminte aux regards d’une société qui la juge et la somme de se dévoiler, sans égards pour son amour-propre : on suppute sur l’objet qu’on n’a pas encore vu ; on voit ; on tire des conclusions (II,9). Le « bruit » fait par ce portrait est amplifié dès la scène suivante (II,10) par l’altercation, proche de la farce, qui cristallise un nouveau débat sur le «tableau » , portrait ornemental et non + miniature qui marque une gradation dans la révélation de l’amour de Dorante pour Araminte, puisqu’il ne pose + aucun problème d’identité et que la balourdise d’Arlequin confirme rétrospectivement l’identité du destinateur/ destinataire de la miniature : « Sans doute, de quoi t’avises-tu d’ôter ce tableau qui est tout à fait gracieux, que mon maître considérait il n’y avait qu’un moment avec toute la satisfaction possible ? Car je l’avais vu qui l’avait contemplé de tout son cœur et il prend fantaisie à ce brutal de le priver d’une peinture qui réjouit cet honnête homme. Voyez la malice ! Ôte-lui quelque autre meuble, s’il en a trop, mais laisse-moi cette pièce, animal ! » (II,10). Stimulus de la passion de Dorante, le tableau représentant Araminte devient ainsi l’objet d’un discours rapporté d’Arlequin, qui révèle aux yeux du monde les sentiments de Dorante pour Araminte et jette celle-ci dans l’inconfort d’une situation rendue publique. Araminte se débat maladroitement : la pauvreté de la feinte (« eh ! que m’importe ? »), la dévalorisation de l’objet (« vieux tableau…mis par hasard »), le souci de rompre l’entretien (« laissez-nous ») ne peuvent pas masquer son intention profonde : remplacer le tableau par l’original, comme le dira la dernière réplique de la pièce. La lente maturation de l’amour passe chez Araminte par une connivence de + en + ouverte avec Dubois, devenu à la fois un confident, presqu’un complice et un émule : « le voici, je vais lui tendre un piège » (II,12). 

          Autre objet parlant, littéralement (toute lettre comporte un message) et dramatiquement (elle accélère l’action et précipite le dénouement), la lettre est elle aussi fausse confidence. Par nature, une lettre confiée à un destinataire précis, homme que l’on s’engage à épouser comme dans le cas de la fausse lettre d’Araminte au Comte Dorimont, ou « ami » à qui Dorante est censé confier son désespoir amoureux et son intention d’embarquer avec lui pour les colonies, est de l’ordre de la confidence intime. Or sa fonction est ici de révéler, de rendre public ce qui se fait passer pour une confidence privée. Détournée de son caractère confidentiel, la lettre signale que toutes les confidences sont, dans la pièce, des leurres. Piège destiné à déclencher l’aveu amoureux de Dorante,  le message contenu dans la lettre qu’Araminte dicte à Dorante est faux : Araminte n’a pas l’intention d’épouser le comte Dorimont. Son caractère confidentiel est également faux : le fait qu’Araminte le fasse écrire par un tiers rompt l’intimité entre le destinateur et le destinataire de la lettre. Enfin le destinataire avoué est faux aussi, car l’exercice de la lettre s’adresse à Dorante, qu’Araminte veut ainsi pousser à l’aveu. La lettre est donc un instrument au service d’une manipulation menée par Araminte, qui assène son coup au moment où Dorante est sans armure : son mentor n’a pas eu le temps de « l’instruire ». Araminte, qui a vite appris l’art de distiller savamment les fausses confidences, le convie à assister au triomphe de son rival (« je vous garantis que vous resterez ici ») et à se faire l’instrument par quoi il apprendra la bonne nouvelle : « pour le Comte, que je vais surprendre bien agréablement par le petit mot que vous allez lui écrire en mon nom ». Au supplice, Dorante est, pour la 1ère fois, complètement sincère et tout trahit sa détresse : ses propos,  réduits à de squelettiques exclamations, le timbre de sa voix (« Dorante, d’un ton ému »), ses réactions physiques (il change de couleur), ses absences, soulignés par les a parte d’Araminte, qui recourt au portrait pour débloquer le dialogue dans l’acte II, scène 15. La confusion entre « elle » et « son portrait » montre bien le statut de l’objet, son rôle dans le jeu oblique où les protagonistes se montrent autant qu’ils se cachent. Ouvrant la boîte, Araminte prend l’initiative de l’aveu que Dorante n’a pas osé faire et va donc, de sa propre volonté, là où Dubois voulait la conduire. Comme le tableau est un double du portrait-miniature, la 2ème lettre fait écho à la 1ère, à ceci près que la 1ère lettre, composée par Araminte, sert de support à une scène intimiste, tandis que la seconde est de Dorante et va donner lieu à une lecture publique.  Dans la lettre que Dubois fait écrire par Dorante à un supposé ami et qu’il feint de faire intercepter par Marton, le message est à la fois vrai (la passion de Dorante pour Araminte) et faux (la décision de partir pour les Amériques). Le but étant de pousser Araminte à prendre position publiquement, le code de la confidence est perverti, puisque cette lettre n’a été écrite que pour être lue en public…par un tiers : Dorante écrivait à son rival une lettre d’amour de sa maîtresse ; le Comte lit une lettre d’amour de Dorante à Araminte. Les deux lettres ont une même plume, celle de Dorante. Mais alors que la victime de la manipulation d’Araminte était, à l’acte II, Dorante, celle de la manipulation de Dorante et de Dubois est, à l’acte III, Araminte, clouée au pilori de la réprobation sociale de sa mère et humiliée par Dubois, qui déshabille son cœur en public. Coup de théâtre,  la lecture publique de la lettre de Dorante réunit tous les personnages de la pièce, à l’exception d’Arlequin.  De +, ce qui n’était auparavant qu’image –portrait, tableau- devient langage, parole non + seulement prononcée, mais scellée sur le papier : le mécanisme de la révélation progresse vers l’inéluctable et le choix à opérer est à assumer aux yeux de la société formée par la communauté des protagonistes de la comédie. Cette scène précipite le dénouement en détournant la colère d’Araminte de la tête de Dorante sur celle de l’entourage d’Araminte et de Dubois, qui avoue avoir eu l’idée de subtiliser la lettre de Dorante, qu’il peint en passant comme « + mort que vif » afin de réveiller la compassion d’Araminte, à l’acte III, scène 9. Elle fournit aussi la déclaration en bonne et due forme que Dorante avait jusque là refusée à Araminte : « celle que j’adore ». Elle réserve enfin à Araminte une « épreuve » propre à la déterminer : la menace de l’embarquement, de la séparation définitive.

 

           « Batterie » propre à réduire efficacement le cœur d’Araminte et à la conduire au mariage, la confidence n’est + l’aveu sincère qu’elle est traditionnellement au théâtre, mais un moyen d’agir sur l’autre à son insu. Les tireurs de ficelle sont Dubois et Dorante, les principales dupes du jeu sont Araminte et Marton, que les fausses confidences savamment distillées (une par acte) visent à leurrer, à instrumentaliser (Marton ) et à déstabiliser (Araminte). Ce grand stratègede l’action n’hésite d’ailleurs pas à jouer habilement de la fausse et de la vraie confidence quand il distille une vérité qui doit agir comme un soupçon. Ainsi ne dévoile-t-il à Marton les sentiments de Dorante pour Araminte : »je me figure quelquefois qu’il n’est venu ici que pour la voir de + près » (I,17), que pour faire naître ultérieurement un soupçon propre à servir la machinerie complexe qu’il finit de mettre en place dans l’exposition : «aussi bien ai-je un petit avis à donner à Marton. Il est bon de jeter dans les esprits les soupçons dont nous avons besoin » (I,16). La « fausse confidence » est ainsi le moteur de l’action.        

 

            «On dit faire une fausse confidence à quelqu’un, pour dire lui dire en secret quelque chose de faux dans le dessein de la tromper », lit-on dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1740, à l’article « confidence ». La confidence peut donc être fausse sous le rapport de l’énoncé ou sous le rapport de l’énonciation, sous son aspect confidentiel.

           Dans le 1er cas, il s’agit d’un mensonge,  qui peut prendre dans la pièce +sieurs formes.   Quand Monsieur Rémy invente, pour que Marton donne dans son projet de mariage en tous points socialement convenable,  que Dorante est tombé amoureux de Marton dès le 1er regard : « il vous a déjà vue + d’une fois chez moi quand vous y êtes venue […] Savez-vous ce qu’il me dit la 1ère fois qu’il vous vit ? Quelle est cette jolie fille-là ? » (I,4), il ment délibérément à Marton , qui s’imagine aimée. Il l’abuse et abuse donc de son ignorance.  Quand Araminte met Dorante à l’épreuve en lui faisant prendre sous la dictée une lettre annonçant au Comte son consentement (II,13), le secrétaire se demande si c’est vrai ou faux : « Ne serait-ce point aussi pour m’éprouver ? ». Mais un personnage peut aussi mentir délibérément à un interlocuteur qui sait qu’il lui ment, comme quand Araminte cache la vérité à Dubois sur l’aveu de son amour pour Dorante à l’acte II, scène 16. Le valet manipulateur s’offusque de ce qu’elle ait pu imaginer en faire sa dupe : « Ne voyez-vous pas qu’elle triche avec moi, qu’elle me fait accroire que vous ne lui avez rien dit ? Ah !je lui apprendrai à vouloir me souffler mon emploi de confident pour vous aimer en fraude » (III,1). Le 3ème cas de figure est quand  un personnage colporte une fable à son insu, comme quand Monsieur Rémy, double naïf de Dubois, vient reprendre son neveu pour qu’il épouse une « dame de 35 ans dotée de 15 000 livres de rente » et qui ressemble trop à la fiction de la « brune piquante » inventée par Dubois pour que Monsieur Rémy ne soit pas la dupe du valet rusé. Le 4ème cas de figure est quand un personnage ment par omission comme quand Dorante tout redresseur de torts qu’il se donne l’apparence d’être quand il s’agit d’empêcher Araminte d’épouser le Comte et tout amant de la « vérité » qu’il paraisse devant Madame Argante, Araminte et Marton, ne dément pas les allégations de son oncle, laisse Marton faire des projets de mariage sans la détromper,  l’encourage dans ses illusions, car il suit les conseils de Dubois et calcule que l’appui de Marton lui sera utile auprès de sa maîtresse ou suit les conseils stratégiques de son mentor. Enfin un personnage peut se mentir à lui-même, voire se voiler la face pour ruser avec son propre désir comme quand Araminte continue à prétendre, envers et contre l’épreuve de la fin de l’acte II, que le Comte est l’auteur du portrait ou que, pour garder auprès d’elle un intendant qu’elle sait amoureux et qu’il serait inconvenant de garder, mais qu’elle aime ou va aimer sans se l’avouer, elle ne cesse de donner des raisons qui sont autant de petits mensonges de bonne foi, où se glisse pourtant une pointe de mauvaise foi, selon l’analyse de Jean Rousset. L’honnête Araminte, qui a donné à Dorante une situation, un serviteur, l’a installé chez elle et implicitement reconnu comme son égal, peut alors, en toute assurance, recevoir ses compliments à double sens : « je n’envierai la condition de personne », « je commence à être heureux aujourd’hui, Madame » (I,7). La «bonne mine » de Dorante et l’habileté de Dubois trouvent là une aide précieuse et le paraître cache l’être : à chacun son mensonge. La vertu est le voile des sentiments.

            Tous les personnages (se) mentant et se manipulant le uns les autres, le tourniquet marivaudien ébranle la capacité de trancher entre le vrai et le faux.      Le régime de la parole étant réductible au mensonge généralisé, la vérité n’est + qu’un des registres d’une parole tout entière mensongère. Ainsi Dubois n’en est-il pas cru quand, disant pour une fois la vérité, il révèle à Marton l’intérêt que Dorante porte à Araminte : « Ne trouvez-vous pas que ce petit galant là fait les yeux doux […] Je me figure quelquefois qu’il n’est venu ici que pour la voir de + près » (I, 17). L’utilité de cette vraie confidence n’apparaît qu’après : quand Marton s’aperçoit qu’elle s’est leurrée sur les sentiments de Dorante, elle s’attribue l’erreur à elle-même, n’a pas l’idée de soupçonner le complot dont Dubois a été l’instigateur, puisqu’il s’est donné la peine de la prévenir, non sans avoir calculé au préalable que la confidence, loin de mettre son plan en danger, le servirait.Cette vérité reste impure : Dubois renforce sa réputation de franchise et libère la place pour d’autres manèges : victime de ses rêves et d’un apparent hasard, Marton est dans la situation de la femme trompée qui n’a à s’en prendre qu’à elle-même : elle s’éveille sans avoir compris que la réalité ne s’oppose pas au songe, mais en fait partie. Le pouvoir du mensonge est que la vérité même ne l’a pas démasqué, mais a découvert un no man’s land où, quand le paraître se dissipe, l’être vacille et oblige la victime à se méfier d’abord d’elle-même.  De même Dorante, maître de l’hypocrisie, ne dit le vrai que pour mieux dire le faux et se dégager de toute responsabilité concernant l’erreur dans laquelle il jette sciemment ses interlocuteurs. Sa parole, volontairement ambivalente, ne contredit jamais strictement la réalité. Quand il répond à la question de Marton : »votre amour me paraît bien prompt, sera-t-il aussi durable ? » (I,5) : « autant l’un que l’autre, Mademoiselle », il dit la vérité, puisque l’implicite de sa réponse est que son amour est aussi peu prompt que durable. Mais il prend soin que Marton ne s’en aperçoive pas, incapable de décoder l’implicite. De même, quand elle le remercie de dédaigner pour elle les avances d’une riche et belle jeune veuve, il dit vrai quand il se récrie qu’il ne pense qu’à lui, à la réalisation de son plan : »Vous n’avez point de gré à m’avoir de ce que je fais ; je me livre à mes sentiments, et ne regarde que moi là-dedans. Vous ne me devez rien : je ne pense pas à votre reconnaissance » (II,3). Pourtant il le sait, Marton n’a pas les moyens qui lui permettraient de prendre toute la mesure de ces paroles : la conquête d’Araminte. Dorante reste dans un flou calculé, qui autorise Marton à voir là une déclaration d’amour de + : quand il dit « je ne me livre qu’à mes sentiments », Marton croit qu’il s’agit des sentiments qu’il nourrit à son égard. Par un tour de force rhétorique, les paroles de vérité dispensées par Dorante rendent le plan + implacable, car, par elles, Marton est + profondément encore convaincue du faux : « Oh ! Dorante, que je vous estime ! Je n’aurais jamais cru que vous m’aimassiez tant ». Le mensonge est d’autant + redoutable que ces paroles ôtent à la victime toute possibilité de se retourner contre le coupable, une fois l’illusion révélée. Ainsi Dorante apparaît-il lui aussi comme un personnage manipulateur : dès le début de la pièce, le spectateur le voit « fein[dre] de détourner la tête, pour se cacher de Dubois (I,13) ; à l’acte II, scène 1, une didascalie nous le montre feignant un peu d’embarras ; il « fein[t] d’être déconcerté quand Marton le surprend aux genoux d’Araminte (II,15). Le pluriel du titre de 1738 nous invite donc à concevoir les relations entre les personnages comme autant de séries de tentatives d’intermanipulations grâce à l’usage de la parole. La parole est un reflet, insaisissable, de l’être, un masque qui déguise la personnalité du locuteur, sans faire pourtant totalement écran.

 

            Art du trompe l’œil, lieu privilégié de l’illusion, la parole théâtrale développe une maïeutique du mensonge + efficace que la vérité. Parler étant jouer sur les mots, avec l’autre, le statut de la parole est donc double : elle est medium déformant, trompeur  au sein d’une communication, pervertie ; néanmoins, par le jeu du faux, à travers les tours et les détours du langage, l’amour se révèle. Un des paradoxes de ce théâtre est   donc de faire accéder ses personnages à la vérité de l’amour par une systématique du mensonge. La ruse originelle, le piège soigneusement ourdi par Dubois et par Dorante débouchent sur l’amour, en un parcours qui va du faux au vrai par une surenchère de la falsification qui finit par en annuler les effets. Ainsi la parole étant proférée pour provoquer une autre parole, qui, en raison d’une résistance psychologique ou sociale, se refuse à toute publicité, le mensonge de Dubois à Araminte au sujet d’un Dorante qui se serait « jet[é] à [s]es genoux pour [le] conjurer de lui garder le secret sur sa passion » (II,12), celui d’Araminte dictant sa fausse lettre à Dorante ou de la fausse lettre de Dorante à son ami ont pour fonction de forcer les protagonistes à sortir de leur retenue et à dire leur amour. Le mensonge devient alors créateur de vérité et métaphore du statut de la pièce.

            Ainsi le mensonge accouche-t-il d’une vérité quand, prise au piège qu’elle tend à Dorante pour le pousser à l’aveu, Araminte donne au spectateur le spectacle de l’éclosion de son amour, manifesté par les didascalies et les a parte, lieux d’expression d’une parole vraie, vraie confidence de l’amour : « le cœur me bat » ; »il a des expressions d’une tendresse » ; « émue » (II,15)  . « Cette scène a révélé un secret, non de Dorante, mais d’Araminte : elle savait qu’il l’aimait, mais feignait de l’ignorer ; désormais il sait qu’elle sait qu’il l’aime, et il ne leur est + possible de ruser », commente Jacques Schérer dans son article « analyse des mécanismes des Fausses Confidences ». Araminte s’est donc ouverte à l’amour en s’ouvrant au secret, au mensonge, à la complexité de ses motifs et de ses actions. Elle s’est trouvée, à cause de Dorante, obligée de « prendre des biais » (II,12), s’est découvert une « envie de lui tendre un piège » et a fini par déguiser la vérité à celui qu’elle croyait encore con complice (II, 16). Mais si elle a fini par jeter bas le masque des convenances mondaines et des bienséances sociales dont elle voilait son désir et ses sentiments vrais, c’est aussi parce qu’elle a pris conscience qu’elle était entourée d’hypocrites et de menteurs qui ont soudoyé, menacé, injurié, ordonné de falsifier les pièces de l’affaire, fait venir un intendant à leur main et ainsi révélé, avec la vulgarité et la grossièreté de leur langage, la fausse vertu régie par l’intérêt et par la vanité : « Mais en effet je ne vous reconnais pas. Qu’est-ce qui vous fâche ? / Tout ; on s’y est mal pris ; il y a dans tout ceci des façons si désagréables, des moyens si offensants que tout m’en choque » (III,8, p.120). La lucidité  vient donc à Araminte avec l’effondrement des modèles familiaux et sociaux, dont elle est prête désormais à se déprendre pour prononcer, pour la 1ère fois, une parole propre : « Dans cette occasion-ci, c’est à moi-même que je dois cela ; je me sens offensée du procédé qu’on a avec moi, et je vais faire dire à cet homme d’affaires qu’il se retire ; que ceux qui l’ont amené sans me consulter le remmènent, et qu’il n’en soit plus parlé » (III,7). Enfin, le mensonge ayant accouché du vrai d’une « passion infinie », qui a pu se révéler grâce à lui au grand jour, ce mensonge, une fois le vrai advenu, peut et doit être dénoncé, car les protagonistes n’en ont + besoin. Leur amour, plein de la certitude de sa vérité, est assez solide pour se tenir seul, sans le secours des artifices qui l’ont aidé à venir à l’existence. L’épreuve que Dorante inflige à l’amour en prenant sur lui le risque de l’aveu est une épreuve de vérité en même temps qu’une nécessité de pureté. L’amour est devenu d’une telle évidence que les moyens importent peu, seule compte la fin : « après tout, puisque vous m’aimez véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon cœur n’est point blâmable ». (III,12). Cette marque de confiance que lui témoigne Dorante en confessant le complot signale la fin du règne du mensonge et de la dissimulation, l’avènement de la transparence entre les deux amants : « l’aveu que vous m’en faîtes vous-même, dans un moment comme celui-ci, change tout. Ce trait de sincérité me charme, me paraît incroyable, et vous êtes le + honnête homme du monde ». Ainsi le mécanisme de la parole est parti du faux pour le dépasser et conduire au vrai qui, devenu norme, dénonce en retour le faux  grâce auquel il est pourtant né.

           

            Les critiques l’ont souvent dit : tous les mensonges ne disent rien à proprement parler qui ne soit l’expression d’une « vérité ». En fait, tout est dit et ne cesse d’être dit : l’indiscrétion de Dubois(III, 9[5] et 12) ; la raisonde l’entrée de Dorante comme intendant d’Araminte (I,17[6], II,15[7] et III, 13[8] ) ; la passion de Dorante pour Araminte[9] et son mensonge par omission concernant Marton[10] ;  voire l’invention de la grande brune très piquante qui veut lui faire sa fortune et le stratagème du portrait. Dubois ne ment pas à proprement parler quand il révèle à Araminte que Dorante est passionnément amoureux d’elle. Le cœur de la fausse confidence, son énoncé, est véridique[11]. Les fausses confidences ne sont donc pas fausses au sens où elles diraient quelque chose de faux. Elles sont fausses parce qu’elles faussent les conditions d’énonciation. « C’est en un sens assez particulier que cette confidence est fausse, écrit Jacques Schérer de l’acte I, scène 14 des FC : l’adjectif ne signifie pas ici le contraire de vrai. L’information transmise par Dubois n’est pas inexacte ; mais l’intention avec laquelle il la transmet est trompeuse » ;  « Les fausses confidences sont fausses non en ce qu’il s’agirait de faire croire à un mensonge – car en somme, même s’il l’enjolive parfois, Dubois ne dit à peu près que la vérité-, mais en ce que la confidence n’y est pas une confidence, mais bel et bien un instrument d’action sur celui qui a confiance, et n’est donc que faussement un rapport de personne à personne », précise René Démoris. Il faut donc passer du sujet de l’énoncé au sujet de l’énonciation pour comprendre comment toutes les situations de discours de la pièce sont amenées à recevoir un double sens, manifeste et caché. Toute déclaration est en même temps la production d’une parole muette, qui ne s’entend pas directement, mais qui court tout le long de la parole proférée et sollicite une écoute, en produisant un dédoublement intérieur de l’énoncé. Ainsi Dorante peut-il faire lui-même la déclaration de son amour devant Araminte, sans que cela soit immédiatement identifiable comme telle : « mon amour m’est + cher que ma vie » (II,2). A la fois intendant et amoureux, il dit tout, mais en produisant une énonciation à deux voix et à deux portées qui sous-tend la scène sociale d’une scène amoureuse que la 1ère interdit et autorise tout à la fois. Le triomphe de l’amour est celui d’une vérité qui bouleverse les hiérarchies et mine de l’intérieur les positions d’autorité. Au principe même de l’énonciation, quiproquos et malentendus révèlent que la vérité de l’homme comme être parlant  est à rapporter au dialogisme de toute énonciation : faire entendre une autre parole qui ouvre de l’intérieur toute parole proférée à l’ambivalence.

           C’est que dans le système du marivaudage, chaque parole signifie + qu’il n’y paraît et pour entendre l’amour parler, il faut lire entre les lignes et écouter entre les mots. Ainsi l’unique déclaration d’amour de la pièce se fait-elle à la 3ème personne : « Araminte. – Est-elle fille ? A-t-elle été mariée ?/ Dorante.—Madame, elle est veuve. / Araminte – Et ne devez-vous pas l’épouser ?/ Dorante. – Hélas ! Madame, elle ne sait pas seulement que je l’adore. Excusez l’emportement du terme dont je me sers. Je ne saurais parler d’elle qu’avec transport » (II,15,p.94). Dorante sachant qu’Araminte connaît son amour, l’entretien est pour lui l’occasion de dévoiler ses sentiments, tout en faisant comme s’il s’agissait d’une tierce personne. Une déclaration frontale étant inconvenante, ce substitut lui permet d’employer des termes puissants (« je l’adore » appartient au vocabulaire religieux et « transport » souligne la démesure de l’attachement de Dorante pour sa maîtresse) pour dévoiler ses sentiments. Le stratagème de la lettre a le même effet à l’acte III. Les mots que Dorante ne peut employer face à Araminte deviennent possibles par papier et voix interposés, le rival malheureux qu’est le Comte se faisant involontairement le porte-parole de son rival heureux : « Le Comte- […] Elle ne peut + ignorer la malheureuse passion que j’ai prise pour elle, et dont je ne guérirai jamais/ Mme Argante—De la passion, entendez-vous, ma fille ! ».

            L’autre aveu indirect est bien sûr celui qui passe par l’entremise de la fausse confidence de Dubois : puisque Dorante ne peut assumer directement l’aveu qu’il est cantonné à faire à son ancien valet (« Je l’aime avec passion, et c’est pour cela que je tremble »), Dubois, double machiavélique de Dorante, s’en charge en prenant en charge la fiction et la ruse qui font de lui des doubles du romancier et du dramaturge Marivaux. Dorante déclare ainsi son amour à Araminte par l’intermédiaire du valet rusé, à l’acte I, scène 14, à l’acte I, scène 12 et à l’acte III, scène 9[12]. Grâce à ce système de parole d’amour par substitution, Dubois parvient à construire une image romanesque du jeune homme, obéissant  aux lois de l’amour passion : « il extravague d’amour » ; « il vous adore », » il perdit la raison », » comme extasié » (I,14, p.50-52). Parce qu’il excite l’imagination, le langage véhicule le fantasme grâce auquel l’amour va pouvoir éclore. Araminte tombe amoureuse d’une construction imaginaire, d’un cliché romanesque subtilement échafaudé par la fausse confidence de Dubois et la fausse lettre de Dorante. La parole est vectrice d’amour, mais jamais frontalement.              

 

            « L’histoire de cette pièce, c’est au niveau métafictionnel la fable du pouvoir performatif et, pourrait-on dire, congénitalement déformatif du langage […] On y observe comment le discours produit, ou du moins fortifie l’amour, en l’alimentant d’un discours sur l’amour, à travers lequel le fantasme de séducteur a tout loisir pour évoluer et prospérer », écrit Patrice Pavis des Fausses Confidences, illustration du pouvoir interne des mots à travers le pouvoir de la fiction : « l’amour est en rapport avec le besoin de fiction », dit René Démoris pour souligner le rôle de la parole de Monsieur Rémy ou de Dubois dans la cristallisation de l’amour de Marton et d’Araminte pour Dorante : le mensonge de Monsieur Rémy suffit à enflammer le cœur de Marton, qui « sourit », croit vivre « un songe » et s’étonne de « ce penchant dont on se prend tout d’un coup l’un pour l’autre », tandis que Monsieur Rémy s’étonne, lui, des progrès de cette passion soudaine : »Je ne fais que vous le montrer, et vous en êtes déjà toute coiffée » (II,3). Araminte n’aurait pas succombé au seul charme physique de Dorante si Dubois n’avait nourri cette inclination naissante du roman de leur 1ère rencontre et joué de la vanité de la jeune veuve en insistant sur la passion excessive de l’intendant, se faisant le porte-voix d’un portait idéalisé. La 1ère vertu du récit, précisément situé dans l’espace et dans le temps (« un vendredi », « dès quatre heures ») et où l’on découvre Dorante et son valet, « tous deux morfondus et gelés », suivant Araminte à la Comédie et jusque dans sa rue, ou encore la rencontrant par hasard aux Tuileries, est d’ériger Dorante en héros de roman, susceptible de cristalliser le fantasme amoureux d’Araminte, promue par contagion au rang de « dame » du roman courtois. Amant soumis, vénérant de loin sa Dame, en conformité avec la tradition du roman courtois, Dorante apparaît davantage  comme un miroir flatteur, un fantasme, que comme un personnage doté de qualités propres. La fiction transforme Dorante en amant chevaleresque, en héros courtois, autorisant par là même Araminte à l’aimer, par la constitution d’une communauté de valeurs, morales +tôt que matérielles. Stu­péfaite, Araminte découvre au sein de sa vie bourgeoise des aventures insoupçonnées. Son quotidien banal est comme transfiguré : par la magie du récit rétrospectif, la riche veuve devient, dans la bouche de Dubois, un véritable personnage de roman. Dubois fait vivre à Araminte une expérience à la fois troublante et particulièrement gratifiante, celle d'une « réalité augmentée » : il l'invite à réinterpréter son quotidien, lui permet de rêver sa propre vie. Il présente à Araminte l'image d'une femme épiée et désirée par un soupirant (un personnage à la troisième personne) et l'invite à se reconnaître en ce personnage. Le fait, pour Araminte, de s'identifier à cette héroïne produit chez elle un sentiment de surprise mêlé de plaisir : « Est-ce que tu la connais, cette personne ? / Dubois. J'ai l'honneur de la voir tous les jours ; c'est vous Madame. Araminte. Moi, dis-tu ! ». Dans le passage de la troisième à la deuxième personne (puis à la première), Araminte fait l'expérience d'un agrandissement de son moi, d'une transfiguration romanesque de son existence. Il y a donc un lien fondamental entre l'amour et le recours au récit, voire entre l'amour et la fiction.

             C’est une des explications du pardon des manoeuvres qui ont su gagner le cœur d’Araminte : « après tout, puisque vous m’aimez véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon cœur n’est point blâmable : il est permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui pardonner lorsqu’il a réussi ».  C’est la fiction qui a permis à Araminte de se découvrir elle-même et de se révéler aux autres en faisant d’elle le point nodal de l’intrigue, le centre de tous les regards, la cible de la plupart des fausses confidences. En lui faisant perdre le contrôle d’elle-même et oublier qui elle est, ces fausses confidences ont bouleversé ses certitudes, dérangé l’image  de femme tranquille que les autres et elle-même avaient d’elle et rythmé sa prise de conscience : alors qu’au début de l’acte I, scène 15, le trouble d’Araminte est manifeste (« voilà à une confidence dont je me serais bien passée moi-même » ; « de quoi vous parlai-je ? Je l’ai oublié »), elle déclare « et moi, je vois clair » une fois le véritable modèle du portrait révélé. La seule parade qu’elle imagine à la remise en question provoquée par la parole des autres réside dans l’invention d’une fiction concurrente : elle s’obstine à prétendre que le commanditaire de la miniature n’est pas Dorante, mais Dorimont. Ecrire ainsi l’histoire revient à nier toute idée de mésalliance, à occulter l’amour de l’intendant, à maintenir la situation dans un schéma socialement acceptable et surtout à repousser le moment où reconnaissant la réalité des sentiments de Dorante, elle se verra contrainte soit de le renvoyer, soit d’y répondre favorablement et de rompre avec les conventions sociales, bouleversant son confort moral et l’ordre de la maisonnée. Comme Dorante, Araminte ruse avec son désir quand, croyant formuler un fait (il faudrait que Dorante se déclare pour qu’elle ait une raison de le renvoyer), elle exprime en fait son souhait que l’homme dont elle tombe amoureuse lui déclare sa flamme : « Je ne sais de son amour que ce que tu m’en dis ; et je ne suis pas assez fondée pour le renvoyer ; il est vrai qu’il me fâcherait s’il parlait ; mais il serait à propos qu’il me fâchât » (II,12,p.87). La tournure impersonnelle et la contradiction de l’énoncé (elle veut être fâchée !) ont valeur d’euphémisme pour exprimer son désir d’entendre une déclaration d’amour. La parole signifie toujours + que ce que les mots sont censés désigner : elle est l’affleurement visible, la manifestation en surface des méandres complexes, enfouis, que sont les sentiments : « il faudrait donc, comme le disait très bien Marivaux lui-même, que les acteurs ne paraissent jamais sentir la valeur de ce qu’ils disent, et qu’en même temps, les spectateurs la sentent et la démêlent à travers l’espèce de nuage dont l’auteur enveloppe leurs discours », explique d’Alembert dans son Eloge de Marivaux. Le dialogue, purement matériel et presque prosaïque, sur quoi s’ouvre l’avant-dernière scène indique que la parole mécanique se vide pour signifier le comble, pour extérioriser l’amour, l’essence de l’amour, à laquelle seul le spectateur peut alors accéder, car lui seul peut comprendre que les mots des personnages expriment les sentiments violents qui troublent leur âme. La surprise de l’amour procède, comme la rupture de l’engagement vis-à-vis du Comte d’une ultime parole indirecte, l’énoncé « je vous aime » étant modalisé par la visée percontative qui lui confère la portée d’un discours rapporté, tandis que le Comte Dorimont lui épargne de prononcer publiquement les mots « amour »  et « mariage ». Comme il servait d’intermédiaire entre Dorante et le public quand il lisait la lettre, le Comte sert de médiateur entre Araminte et Mme Argante. En cela, le théâtre marivaudien est un laboratoire des sentiments, dans lequel l’enjeu est de parvenir à dire sans prononcer : « je n’ai rien à ajouter » (III,13, p. 131).

 

            Stratégie indirecte, la « fausse confidence » aura donc  montré combien la parole est au théâtre action. Appropriation de la langue à travers un acte de langage singulier, la maïeutique du marivaudage montre à quel point parler, c’est agir sur soi, sur autrui et sur le monde. Mais la métathéâtralité de la pièce de Marivaux prouve aussi que stratagème comique, la fausse confidence est métonymie d’une « machine théâtrale » qui dévoile ses propres mécanismes par un mouvement réflexif.

             «Allons faire jouer toutes nos batteries » (I,17) ; «Voici l’affaire dans sa crise » (II,6) ; « ouf ! ma gloire m’échappe » Pardi nous nous soucions bien de ton tableau à présent » ; « ah ! la belle chute » (III,,13) : les métaphores filées à la fin de chaque acte renvoient à l’univers de la scène et de la machinerie théâtrale. Le verbe « jouer » désigne à la fois le jeu théâtral et la machinerie scénique ; le mot de « crise » appartient au vocabulaire de l’analyse théâtrale où il désigne le climax  de l’action ; le « tableau » dont parle Arlequin est aussi celui que Dubois a peint dès l’acte I, scène 2, le tableau vivant des noces de Dorante et d’Araminte : »je vous vois déjà en déshabillé dans l’appartement de Madame » ; la « chute » est celle du rideau  qui tombe sur le dénouement ; enfin, la « gloire » peut désigner le triomphe de la comédie et la « fortune littéraire » de son auteur. La suite de la réplique, « je mériterais bien d’appeler cette femme-là ma bru » serait dès lors une revendication de paternité du créateur de personnages et de situations. Ainsi Dubois serait le Deus ex machina, la figure du dramaturge passant de l’espace de l’écriture à celui de la scène après avoir ourdi l’intrigue, dirigé les personnages comme autant d’acteurs et hésité entre les rôles d’auteur, de metteur en scène et de comédien. Il a « conduit » Dorante, dirigé Marton, joué la comédie avec Araminte et Arlequin. Il est donc « persona » au sens étymologique : masque du dramaturge travesti en serviteur de théâtre, en valet industrieux pour mieux s’affirmer en serviteur du théâtre, de la comédie.

            Il n’est du reste pas le seul: à l’acte I, scène 4, puis à l’acte II, scène 3 un heureux hasard fait que Monsieur Rémy, double naïf de Dubois, suit à son insu le scénario imaginé par le valet rusé en donnant la main au souhait que Marton prenne du goût pour Dorante, puis en corroborant, de bonne foi, le roman de la « grand brune piquante », achevant ainsi d’accréditer l’univers imaginaire et fictionnel convoqué par Dubois dans le hors scène du coup de foudre, du coup de fourbe.

            Dès lors on comprend que la grâce soit accordée par Araminte au nom de la réussite de la pièce qui plaît par l’artifice. Elle fait alors peut-être moins l’éloge de l’honnêteté du « trait de sincérité » de Dorante, que celui de l’efficacité poétique et dramatique du masque, qui a fait advenir le mensonge comme création dramatique. La fin justifiant les moyens, le triomphe de l’artifice confond la vérité du cœur avec celle de la comédie. L’aveu de Dorante n’est pas celui de son amour mais du stratagème, que sa justification par Araminte légitime au nom de l’efficacité dramatique, rhétorique, du mensonge. La fausse confidence ne serait alors rien d’autre que le trope communicationnel désignant et dévoilant les rouages de « la machine matrimoniale » de Marivaux Le mécanisme des fausses confidences serait la métonymie de l’efficacité du stratagème, acte de langage performatif, dont les fonctions  poiétique et métalinguistique sont intrinsèquement liées, le triomphe de l’artifice par quoi la fin justifie les moyens révélant que la vérité du cœur est en fait celle de la comédie, triomphe de l’avènement du mensonge comme création dramatique.

 

            Resterait à savoir ce que le stratagème des fausses confidences, lieu de réflexion des rapports de force et de pouvoir, mais aussi de la nécessité de recourir au détour d’une parole indirecte pour dire l’amour et concilier amour et reproduction sociale, nous apprend du pouvoir de la comédie comme lieu d’expression et de résolution imaginaire des conflits, par le jeu théâtral.

            En effet, si on s’intéresse au sort des personnages au dénouement de cette comédie, on s’aperçoit d’abord que les deux personnages «tristes » du dénouement, Marton, la fausse suivante et le Comte Dorimont à l’ethos longtemps fort peu aristocratique, ratent le mariage de convenance ou d’intérêt que leur avaient fait miroiter la fausse confidence de Monsieur Rémy et la manipulation d’Araminte par sa bourgeoise gentilhomme de fille. Le pouvoir de Mme Argante, contesté par la fin de non recevoir que Dorante a opposée à son injonction de tromper sa fille à son avantage, est définitivement aboli par le refus de sa fille de renvoyer l’intendant que Monsieur Rémy lui a donné pour prendre celui qui  le Comte Dorimont a amené sur sa proposition. Forte de la liberté que son statut de veuve lui accordait et séduite l’image que le roman inventé par Dubois lui a donnée de Dorante et d’elle-même, Araminte a choisi de donner raison à la logique fictionnelle de la comédie. Dorante voit son rêve d’unir l’amour à l’argent se réaliser. Double naïf , burlesque et dégradé de Dubois,  Arlequin, + ambivalent qu’il n’y paraît, oscille entre les larmes qui font de lui ce qu’il a paru être tout le long de la pièce, le fidèle serviteur d’un ordre intériorisé jusqu’à l’aliénation, et la consécration cynique du triomphe de Dubois. Quant à Dubois, serviteur de deux maîtres et auxiliaire de l’Amour, il aura tout à la fois servi de père de substitution à Dorante (« je mériterais d’appeler cette femme-là ma bru »), rêvé à travers son succès de fusionner avec le corps interdit de son maître (« il faut qu’elle nous épouse »), assumé la part cyniquement intéressée de l’homme à bonnes fortunes (« votre mine est un Pérou »), et pris une revanche imaginaire sur ses maîtres devenues proies : »Fierté, raison, richesse, il faudra que tout se rende » (I,2). Tout doit capituler face à la puissance de la machine de guerre lancée contre les prérogatives des maîtres que sont l’amour propre, la supériorité économique, l’ascendant social   et le pouvoir de congédier. Récusé comme confident, trahi par Dorante, il pourrait bien faire les frais d’un mariage dont il risque fort de n’avoir pas les récompenses promises successivement par Dorante et par Araminte. Mais s’il peut, sans leurre, se féliciter d’être le père de la comédie, c’est qu’il garde, vis-à-vis de l’expédient comique, la distance qu’il affichait quand  Dorante s’inquiétait d’un éventuel échec de la machine matrimoniale : la finalité de ce rôle de comédie qu’est le valet industrieux est d’ourdir des intrigues pour nouer un conflit, en déployer les péripéties et le dénouer par l’artifice du mariage.

             

 



[1]              « Dubois Dorante s’est-il déclaré, Madame ? et est-il nécessaire que je lui parle ?/ Araminte Non, il ne m’a rien dit. Je n’ai rien vu d’approchant à ce que tu m’as conté ; et qu’il n’en soit + question : ne t’en mêle +. Elle sort. Dubois : Voici l’affaire dans sa crise » (II,16).

[2]              Rien ne pèse tant qu'un secret
Le porter loin est difficile aux Dames :
Et je sais même sur ce fait
Bon nombre d'hommes qui sont femmes.
Pour éprouver la sienne un mari s'écria
La nuit étant près d'elle : O dieux ! qu'est-ce cela ?
Je n'en puis plus ; on me déchire ;
Quoi j'accouche d'un oeuf ! - D'un oeuf ? - Oui, le voilà
Frais et nouveau pondu. Gardez bien de le dire :
On m'appellerait poule. Enfin n'en parlez pas.
La femme neuve sur ce cas,
Ainsi que sur mainte autre affaire,
Crut la chose, et promit ses grands dieux de se taire.
Mais ce serment s'évanouit
Avec les ombres de la nuit.
L'épouse indiscrète et peu fine,
Sort du lit quand le jour fut à peine levé :
Et de courir chez sa voisine.
Ma commère, dit-elle, un cas est arrivé :
N'en dites rien surtout, car vous me feriez battre.
Mon mari vient de pondre un oeuf gros comme quatre.
Au nom de Dieu gardez-vous bien
D'aller publier ce mystère.
- Vous moquez-vous ? dit l'autre : Ah ! vous ne savez guère
Quelle je suis. Allez, ne craignez rien.
La femme du pondeur s'en retourne chez elle.
L'autre grille déjà de conter la nouvelle :
Elle va la répandre en plus de dix endroits.
Au lieu d'un oeuf elle en dit trois.
Ce n'est pas encore tout, car une autre commère
En dit quatre, et raconte à l'oreille le fait,
Précaution peu nécessaire,
Car ce n'était plus un secret.
Comme le nombre d'oeufs, grâce à la renommée,
De bouche en bouche allait croissant,
Avant la fin de la journée
Ils se montaient à plus d'un cent.

[3]              Noter que celle-ci est signalée par Dubois et Mme Argante, puis regrettée par Araminte elle-même.

[4]              « De quoi peut-il être question ? …En vérité, j’en suis tout émue »

[5] « Dubois . En un mot vous êtes quitte, et cela par le moyen de cette lettre qu’on vous a lue et que Mademoiselle Marton a tirée d’Arlequin par mon avis ; je me suis douté qu’elle pourrait vous être utile, et c’est une excellente idée que j’ai eue là, n’est-ce pas, Madame/ Araminte, froidement Quoi ! c’est à vous que j’ai l’obligation de la scène qui vient de se passer ? / Dubois, librement Oui, Madame/ Araminte Méchant valet ! ne vous présentez + devant moi/ Dubois, comme étonné Hélas, Madame, j’ai cru bien faite/ Araminte Allez, malheureux ! il fallait m’obéir ; je vous avais dit de ne + vous en mêler ; vous m’avez jetée dans tous les désagréments que je voulais éviter. C’est vous qui avez répandu tous les soupçons qu’on a eux sur mon compte, et ce n’est pas par attachement pour moi que vous m’avez appris qu’il m’aimait ; ce n’est que par plaisir de faire le mal […] et je le trouve bien malheureux d’avoir eu affaire à vous, lui qui a été votre maître, qui vous affectionnait, qui vous a bien traité, qui vient, tout récemment encore, de vous prier à genoux de lui garder le secret. Vous l’assassinez, vous me trahissez moi-même. Il faut que vous soyez capable de tout, que je ne vous voie, et point de réplique ».

[6] « Dubois […] je me figure quelquefois qu’il n’est venu ici que pour la voir de + près » (I, 17).

[7] « Araminte. Mais dans la situation où vous êtes, quel intérêt aviez-vous d’entrer dans ma maison, et de la préférer à une autre ? / Dorante Je trouve + de douceur à être chez vous, Madame »

[8] « Le Comte « j’ai deviné tout ; Dorante n’est venu chez vous qu’à cause qu’il vous aimait » (III,13)

 

[9] I,2 « Dubois […] Vous l’avez vue et vous l’aimez ?/ Dorante Je l’aime avec passion, et c’est ce qui fait que je tremble ! » ; I,14 «Dubois Il vous adore ; il y a six mois qu’il n’en vit point, qu’il donnerait sa vie pour avoir le plaisir de vous contempler un instant. Vous avez dû voir qu’il a l’air enchanté, quand il vous parle ». II,2 « Dorante  J’ai le cœur pris ; j’aime ailleurs […] Je ne saurais changer de sentiment, Monsieur […] Il n’y a pas moyen, Madame, mon amour m’est + cher que ma vie » ; II,2 Araminte à Dorante : « sans toi je ne saurais jamais que cet homme-là m’aime » ; Dubois à Araminte à propos de Dorante : »il n’y a qu’un moment, dans le jardin, il a voulu presque se jeter à genoux pour me conjurer de lui garder le secret sur sa passion » ;

[10] II,15 « C’est une erreur où Monsieur Rémy l’a jetée sans me consulter ; et je n’ai osé dire le contraire, dans la crainte de m’en faire une ennemie auprès de vous. Il en est de même de ce riche parti qu’elle croit que je refuse à cause d’elle ; et je n’ai nulle part à tout cela. Je suis hors d’état de donner mon cœur à personne : je l’ai perdu pour jamais, et la + brillante de toutes les fortunes ne me tenterait pas/ Araminte Vous avez tort. Il fallait désabuser Marton./ Dorante Elle vous aurait peut-être empêchée de me recevoir, et mon indifférence lui en dit assez  ».

[11]             ».           Tout n’est en effet pas faux dans cette déclaration, corroborée notamment par les protestations d’amour de Dorante, à l’acte I, scène 2 et à l’acte III, scène 12 : « je l’aime avec passion, et c’est ce qui fait que je tremble » ; « dans tout ce qui s’est passé chez vous, il n’y a rien de vrai que ma passion qui est infinie, et que le portrait que j’ai fait » (p.129). Or je vous rappelle qu’il est difficile, compte tenu des règles de la dramaturgie classique, qui exigent qu’on éclaire le spectateur, et de celles du théâtre de Marivaux, qui punit toujours le libertinage, de postuler l’hypocrisie des deux compères, la fausseté entière de cet amour extatique si méthodiquement révélé d’un commun accord, de transformer du coup l’aveu final de Dorante en chef d’œuvre de rouerie bien différent du sincère repentir qui ravit Araminte.

[12]             « Au reste, je viens seulement de le rencontrer, + mort que vif, qui traversait la galerie pour aller chez lui. Vous auriez trop ri de le voir soupirer ; il m’a fait pitié ; je l’ai vu si défait, si pâle et si triste, que j’ai eu peur qu’il ne se trouve mal ».

09 janvier 2013

Introduction à la lecture des "Fausses Confidences" de Marivaux

Dernière longue comédie en 3 actes[1] de Marivaux, après 20 ans d’effort dans trois genres différents : l’essai moral, le roman[2] et le théâtre, Les Fausses confidences occupe une place singulière dans la dramaturgie de l’auteur. Ecrite pour une troupe des Italiens sur le déclin, elle conduit à repenser le marivaudage, superpose à l’intrigue proprement amoureuse la question de la mobilité sociale, étroitement dépendante des questions d’argent et de condition et montre surtout combien, au théâtre, la parole est action (sur soi, sur autrui et sur le monde) autant et + que réflexion et quand elle est ré-flexion, elle réfléchit + sur les relations de pouvoir induits par les stratégies indirectes de manipulation annoncées dès le titre de la pièce que sur le conflit de l’amour et de l’amour-propre censé occuper le centre de la « machine matrimoniale » de Marivaux.

 

 

            Siècle de la parole, brillant et raffiné, le XVIIIème voit se développer des lieux de sociabilité, de divertissement et d’échange où la parole circule : théâtres[3] bien sûr [4][5]; cafés littéraires comme le Procope ; académies donnant naissance à des discours comme ceux qui lancent Rousseau sur la scène du débat public ; salons de la nouvelle préciosité, dont celui de Mme de Lambert et celui de Mme de Tencin, que Marivaux fréquente et où se déploie un art de la conversation qui se caractérise par la maîtrise et le sens des nuances du langage, l’amour de l’esprit, la vivacité du verbe : « c’est un instrument dont on aime à jouer et qui ranime l’esprit comme la musique chez les autres peuples », écrira Mme de Staël. En effet, la civilité est alors conçue comme un idéal policé consistant à observer les règles de savoir-vivre qui régissent la vie en société et qui visent notamment à la maîtrise des corps et à l’atténuation de l’agressivité par la parole. Pendant tout l’âge classique, la conversation érigée au rang d’art constitue l’expression privilégiée de la politesse, « manière de vivre, d’agir, de parler, civile, honnête et polie, acquise par l’usage du monde », et dont certains contes comme Les deux filles de Charles Perrault se font l’écho à la fin du XVIIème siècle. De ce triomphe de la civilité de la parole polie/ policée sur l’incivilité de la parole triviale, la logique des Fausses Confidences procède qui repose sur un e opposition entre les petits maîtres de la parole, incapables de rentrer dans la subtilité d’un échange indirect et les adeptes de cette parole indirecte, policée

            En effet le marivaudage se fait volontiers le reflet de cette « belle conversation » dans un dialogue entre les valets passés maîtres dans l’Île des esclaves : « Ma belle demoiselle, qu’est-ce que nous ferons à cette heure que nous sommes gaillards ? / -Eh ! Mais la belle conversation ! ». C’est d’ailleurs sur ce thème que s’ouvrent Les Fausses confidences, puisqu’Arlequin s’acharne jusqu’au comique à faire la conversation à Dorante, comme s’il s’agissait d’un impératif catégorique de l’honnêteté », de la civilité, une marque de politesse et de bienséance en même temps qu’un remède contre l’ennui (relire I,1). Ainsi les conflits se détachent-ils sur fond d’échanges « urbains », -c.à.d. originellement propres à la ville, par opposition à la balourdise rustique-, tels que les définit la culture de la civilité puis de la politesse depuis le XVIIème siècle et son idéal de l’honnête homme. Ce modèle comportemental et discursif joue du reste discrètement le rôle de toile de fond, en particulier dans les scènes où Araminte et Dorante s’entretiennent. Dès leur 1ère entrevue, à l’acte I, scène 7, Araminte excelle dans l’art de valoriser son interlocuteur, sans tomber pour autant dans l’emphase obséquieuse : « je suis obligée à Monsieur Rémy d’avoir songé à moi. Puisqu’il me donne son neveu, je ne doutre pas que ce ne soit un présent qu’il me fasse ». Le compliment est mis en valeur par le discret jeu de mots sur le verbe « donner », qui signifie « confier à », et qu’Araminte réinterprète spirituellement dans le sens de faire un cadeau, un « présent ». Le but de ces formules est de  désamorcer toute forme d’agressivité en ménageant l’amour propre de l’interlocuteur.  C’est ainsi que Dorante répond à Araminte, qui lui suggère qu’il mérite une meilleure place : « je ne sens rien qui m’humilie dans le parti que je prends, Madame : l’honneur de servir une dame comme vous n’est au-dessous de qui que ce soit, et je n’envierai la condition de personne ».

            Toutefois, cet art subtil de la politesse peut, s’il est mal compris, se réduire à un ensemble de procédés mécaniques et de formules creuses, comme dans cet échange inaugural, où la   conversation, fleuron de la société du temps, devient un ressort comique et dramatique. Le spectateur comprend en effet rapidement que le zèle envahissant d’Arlequin, à la parole naïve et qui semble prendre au pied de la lettre la recommandation d’Araminte, dont il ne saisirait pas la délicatesse, ne fait qu’importuner Dorante, pris au piège des règles du savoir-vivre. Cherchant à se débarrasser du « fâcheux » pour pouvoir convenir avec Dubois de la stratégie à adopter pour exécuter le plan « convenu » hors-scène, il répond par les formules de politesse vides : »je vous suis obligé », »je vous remercie », « ce n’est pas la peine », au risque de passer, sinon pour incivil, du moins pour original quand il se voit enfin contraint de déclarer franchement qu’il souhaiterait rester seul. La 1ère leçon de la scène réside dans le malentendu sur la conception erronée qu’Arlequin se fait de l’honnêteté : « nous avons ordre de Madame d’être honnête, et vous êtes témoin que je le suis ». Parce qu’il n’a pas perçu l’esprit raffiné de la politesse, il n’en retient que les signes ostentatoires, dont il fait une lecture superficielle et simpliste :il s’agit pout lui de « désennuyer » son interlocuteur, de meubler le silence, de se donner les apparences de l’honnêteté. Privée de l’esprit de la politesse et étouffée sous le poids des bienséances, la parole « honnête » n’est + qu’un moyen de garder contenance. La 2ème leçon est dramaturgique : à la parole vaine d’une scène dramatiquement inutile s’oppose la parole qui, procédant d’une intention d’action, porte sur les moyens verbaux et non verbaux de cette action qui procédera, à travers la « fausse confidence », des interactions verbales.

            Le conflit dramatique naissant tout à la fois de la confrontation des projets de mariage de Madame Argante, de Monsieur Rémy et du valet Dubois et de la manière dont le valet rusé contourne l’obstacle de l’interdit social en provoquant le double aveu de l’amour et de la manipulation, le schéma de la conversation se trouve aussi au centre  de deux types de duels verbaux : les échanges verbaux reposant sur la raillerie et qui dégénèrent en invectives quand les personnages ne savent pas manier l’esprit ; la capacité des échanges sur le mot à dégénérer en querelles.

            La raillerie, qui peut désigner au XVIIIème siècle le badinage, donc relever du jeu, mais aussi l’ironie, le sarcasme, donc la dérision, ne doit normalement pas être confondue avec l’insulte ou l’invective, car elle ne se conçoit pas indépendamment de la politesse et du respect des bienséances, avec lesquelles elle doit composer. Au sein d’une culture de l’honneur, il s’agit de tourner autrui en dérision tout en faisant mine de respecter les règles de la civilité. A l’échange des coups se substitue l’échange de bons mots révélant l’esprit du locuteur, son art de la répartie, son habileté linguistique. A condition de respecter quelques règles élémentaires de bienséance, l’ agressivité, devenue socialement acceptable, peut se donner libre cours sous le vernis de la politesse. C’est ainsi qu’on peut comprendre le persiflage du Comte et la répartie d’Araminte au début de la scène 11 de l’acte II : « Le Comte, d’un ton railleur Ce qui est sûr, c’est que cet homme d’affaires-là est de bon goût/ Araminte, ironiquement Oui, la réflexion est juste. Effectivement, il est fort extraordinaire qu’il ait jeté les yeux sur ce tableau ». La raillerie du comte sur le bon goût de l’intendant est une façon détournée de complimenter Araminte, mais aussi, peut-être, de faire référence à la faible valeur esthétique du « vieux tableau », pour mieux souligner surtout l’indécence de la contemplation du portrait d’Araminte par Dorante. La réplique d’Araminte vise, elle, à démontrer l’absence de jugement du comte : tenir pour « extraordinaire » le comportement de Dorante serait lui accorder une attention qu’il ne mérite pas et méconnaître les charmes naturels d’Araminte. La critique est d’autant + efficace qu’elle demeure implicite et sujette à interprétation. Or de cette raillerie fine, les adeptes du langage direct que sont Monsieur Rémy et surtout Madame Argante sont incapables. Quand celle-ci prétend faire des bon mots, ils sont âpres et leurs piques explicites : « Adieu, Monsieur l’homme d’affaires qui n’avez fait celles de personne », dit-elle en reprochant à Dorante d’avoir refusé de mentir à Araminte pour qu’elle épouse Dorimont, à l’acte I, scène 10. Le jeu de mots sur le syntagme « homme d’affaires » vise à remettre Dorante à sa place en lui rappelant que l’autorité réelle d’un discours est fonction de la condition sociale du locuteur. Mais dans la bouche de cette femme « brusque et vaine », qui ne sait guère manier l’ironie, la raillerie tourne vite à l’invective, par exemple quand elle déclare sans détour à Monsieur Rémy : »votre Dorante est un impertinent » (III,5).  La culture de la politesse est donc ouvertement mise à mal par les petits maîtres de la parole, dont les apparences policées se craquellent devant la crudité des intérêts et des conflits de personne. Cette dérive de la politesse vers l’incivilité est mise en évidence par Monsieur Rémy qui, ignorant les désillusions de Marton, s’étonne de la brusquerie de ton de celle qu’il voyait déjà comme sa nièce : »Marton, brusquement Passez, Monsieur, et cherchez votre nièce ailleurs : je n’aime pas les mauvais plaisants. Elle sort/ Monsieur Rémy. Voilà une petite fille bien incivile ». Lui-même n’est pas en reste quand, fâché que Dorante refuse de quitter le service d’Araminte pour épouser l’avatar de la « grande prune piquante » aux 15 000 livres de rente, il le traite d ' »imbécile », de « sot », ou qu’il se querelle avec Argante sur un mot.

            En effet l’enchaînement des répliques se fait volontiers sur le pivot du mot dans le théâtre de Marivaux comme dans la conversation de salon: « c’est sur le mot qu’on réplique, non sur la chose », disait Marmontel, théoricien du XVIIIe siècle ; « dans cette broderie qu’est le marivaudage, le fil qui passe de main en main est bien un mot que chacun des interlocuteurs reprend à l’autre », selon Frédéric Deloffre, auteur d’une étude fondatrice sur une préciosité nouvelle : Marivaux et le marivaudage. Deux scènes sont à cet égard exemplaires : la scène du tableau, où c’est justement le terme « mot » qui circule d’un personnage à l’autre et constitue une forme de « tourniquet »[6] dans lequel les personnages sont pris et qui confère une dynamique certaines aux échanges de répliques, donc à l’action, conduite par la parole dans ce théâtre + que dans tout autre (II,10, repris au début de II,12) ; le duel de mots qui préside à la scène de dispute entre Monsieur Rémy et Mme Argante (III,5). Mais l’inanité de la dispute entre ces petits maîtres de la parole triviale que sont Monsieur Rémy et Madame Argante prouve cependant combien le modèle de la civilité est parodié par les empêcheurs de « marivauder en rond ». En effet ces « fâcheux », qui prétendent opposer aux broderies subtiles, aux méandres et aux circonlocutions de la parole indirecte et des bonnes manières le réalisme trivial d’une parole directe et directive, qui va droit au but et se veut efficace, parlent pour ne rien dire quand ils parodient dans leur « querelle » de l’acte III, scène 5, la technique du « tourniquet » de la « dispute ». Celle-ci vire à l’insulte, comme si les personnages étaient incapables de maîtriser l’art de la conversation par « ricochets ». Sombrant dans un vain duel de mots, parodie d’ une joute oratoire[7] qui n’a d’autre but que de prendre le pouvoir sur l’autre grâce à un mot si bien asséné qu’il ne pourra être repris, ils ont beau se prendre aux mots l’un l’autre, rebondir sur un terme ou sur un  rythme, se parodier et s’assassiner verbalement à grands coups de stichomythie, leur passe d’armes est stérile et ne fait que traduire un conflit d’intérêt qui transpose sur le plan verbal une âtre lutte économique : « Bagatelle ! Ce mot-là ne signifie rien dans votre bouche/ Dans ma bouche ! A qui parle donc ce petit praticien, Monsieur le Comte ? Est-ce que vous ne lui imposerez pas silence ? / Comment donc ! m’imposer silence !A moi, Procureur ! Savez-vous bien qu’il y a 50 ans que je parle, Madame Argante ?/ Il y a donc 50 ans que vous ne savez ce que vous dites ». Le Comte ne se prête du reste même + au jeu, qu’Araminte interrompt au début de la scène suivante: »Qu’y a-t-il donc ? On dirait que vous vous querellez ». Araminte  donne ensuite une leçon de « belle conversation », d’ironie policée et polie, mais mordante à sa mère, qui pense rompre le charme, mettre fin au jeu subtil de l’amour et du discours en exigeant le prosaïsme d’une explication lexicale qui n’est somme toute qu’une accumulation plate de synonymes, comble de la vulgarité dans le domaine de l’amour : « j’entends qu’il est amoureux de vous, en bon français, qu’il est ce qu’on appelle « amoureux ; qu’il soupire pour vous ; que vous êtes l’objet secret de ses tendresses ». Jouant de la litote[8] et de la question rhétorique[9], Araminte reprend au vol le mot « secret », ironise sur l’antiphrase et file le motif tout entier de la fausse confidence.

            Ainsi donc l’efficacité comique de la pièce repose sur une opposition entre les personnages qui posent la question de l’éthique du discours et font la part belle à la sensibilité, gage de sincérité, et les  « empêcheurs de marivauder » en rond, qui refusent la stratégie du détour et sont adeptes du parler brusque, c.à.d. d’une parole qui entend « faire court » et « aller droit au but », parce qu’ils ne parlent pas le langage du cœur, mais celui de l’argent et de l’établissement social. Affaire non de cœur, mais de placement « raisonné », le mariage n’est pour Mme Argante, « brusque et vaine » d’après la didascalie qui la définit en établissant une équation entre la parole brutale et l’inefficacité d’une morgue sans effets (I,10)  et pour Monsieur Rémy qu’une affaire d’argent, d’intérêt commercial bien compris et de couronnement de la fortune par l’anoblissement[10]. Que vaut l’amour d’une Marton face à « 15 000 livres de rente bien venants », comme Monsieur Rémy le signale à l’intéressée à l’acte II, scène 3 : « Assurément, vous êtes fort jolie, mais vous ne le disputerez pas à un pareil établissement ; il n’y a point de beaux yeux qui valent ce prix-là ». « Bourgeoise » enrichie, Madame Argante imite la parlure et la morgue d’une aristocratie à laquelle elle rêve de s’agréger par le mariage de sa fille avec le bien (ou mal) nommé « D-or-imont »), mais manque de la générosité et de la noblesse par quoi le Comte souligne, dès la scène de la lecture de la lettre et jusque dans l’avant dernière scène, où il se met au diapason de la noblesse d’âme d’Araminte, le contraste entre la vraie grandeur et sa caricature. Alors que le Comte contient son dépit, Mme Argante « explose » en invectives, soulignant la vulgarité d’une personne qui ne sait pas « se tenir », c.à.d. maîtriser son discours : « Ah ! la belle chute ! ah ! ce maudit intendant ! » (III,13)[11], la débauche d’exclamatives exagère la fatuité du personnage et souligne sa vulgarité. Alors que le discours, le paraître et l’être finissent par coïncider chez l’aristocrate, incarnation de l’éthos aristocratique fait d’honneur[12] et de générosité[13], leur divorce éclate chez la bourgeoise parvenue, qui privilégie la sphère des intérêts privés.

 

            Pourtant il n’est pas sûr que le langage émanant du cœur, garant de la sincérité d’une surprise de l’amour, d’un triomphe de l’amour sur l’amour propre, ordinairement au cœur du marivaudage linguistique et dramatique ne sorte pas sérieusement malmené du jeu de masques qui prévaut dans Les Fausses Confidences.

            En effet, le lecteur des Fausses Confidences est bien en peine de reconnaître dans la « machine matrimoniale » ourdie par Dubois et Dorante l’une des définitions successives du marivaudage, terme apparu du vivant même de l’auteur et devenu un nom commun désignant tout à la fois un  « genre » et « une certaine manière », selon Sainte-Beuve. Au XVIIIe siècle, le mot n’a pas bonne presse. La Harpe l’emploie de manière dépréciative pour désigner une parole affectée, un dialogue brillant mais creux et plein d’afféteries : »Marivaux se fit un style si particulier qu’il a eu l’honneur de lui donner son nom : c’est le mélange le + bizarre de métaphysique subtile et de locutions triviales, de sentiments alambiqués et de dictions populaires». Diderot écrit à Sophie Volland que « marivauder équivaut à disserter à perte de vue sur de menus problèmes » ou constitue une forme trop raffinée d’analyse morale.  Dans ses Causeries du lundi, Sainte Beuve résume ces griefs : «sans doute le marivaudage s’est fixé dans la langue à titre de défaut : qui dit marivaudage dit + ou – badinage à froid, espièglerie compassée et prolongée, pétillement redoublé et prétentieux, enfin une sorte de pédantisme sémillant et joli ». Mais la 2ème moitié du XIXe siècle – Verlaine participe de ce mouvement dans son recueil Fêtes galantes- se prend à rêver sur un XVIIIe siècle idéalisé et, sous l’influence des peintres de fêtes galantes, notamment Watteau, donne une nouvelle connotation au terme : le marivaudage devient synonyme d’esprit fin, subtil, délié ; c’est un échange qui allie la grâce, la tendresse et l’esprit. Enfin la critique marivaudienne du XXe siècle, de Frédéric Deloffre à Jean-Paul Sermain relie le « dialogue spirituel et galant », le « badinage gracieux » de cette « préciosité nouvelle » à une maïeutique à la fois linguistique et dramatique. « Avouer ce que l’on ne veut même pas s’avouer, exprimer ce que personne n’a jamais su exprimer auparavant, tels sont les deux aspects fondamentaux du marivaudage », écrit Frédéric Deloffre qui voit dans Marivaux le spécialiste du cœur humain, qui a su inventer un langage pour le dire, le marivaudage étant le moyen d’exprimer par le dialogue des sentiments qu’on ignore soi-même. Le marivaudage a donc une fonction quasi maïeutique, qui fait de la dramaturgie de la « surprise de l’amour », une dramaturgie du « triomphe de l’amour » sur l’amour-propre, un théâtre du « préjugé vaincu » en même temps qu’une dramaturgie de « l’aveu » par quoi le sujet progresse vers une clarté intérieure, une transparence de soi à soi et de soi à l’autre et accouche ainsi, dans la douleur, par et au terme de bien des détours, d’une intériorité qui se cherchait et qui s’est enfin trouvé : « Ah! je vois clair dans mon coeur », cette réplique du Jeu de l’Amour et du hasard serait censée résumer la dramaturgie de Marivaux.

            Or ce modèle, pour pertinent qu’il soit, n’en est pas moins sérieusement remis en question dans les Fausses Confidences.

            En effet, la parole étant à la fois dévoilement intérieur, qui permet de savoir qu’on aime,  notamment à travers les a parte, vraies confidences sur le plan de l’énonciation et confidences vraies  sur le plan de l’énoncé[14], ainsi que par la gestuelle échappant à la volonté des personnages dont les didascalies externes[15] ou internes font parler le corps[16], et instrument d’une maïeutique propre à « faire dire qu’on aime », Les Fausses confidences constituent une nième surprise de l’amour. Cette surprise de l’amour a d’abord touché Dorante, ému par la beauté d’Araminte au sortir de l’Opéra (I,14). Dès lors, Dubois invente un stratagème pour qu’Araminte soit touchée à son tour et introduit Dorante chez elle. Et de fait, le regard d’Araminte est immédiatement attiré par la beauté de Dorante, qui passe entre salon et jardin et qui lui adresse un salut aussi éloquent que muet à l’acte I, scène 6 : « Marton, quel est donc cet homme qui vient de me saluer si gracieusement, et qui passe sur la terrasse ? Est-ce à vous à qui il en veut ?/ Marton Non, Madame, c’est à vous-même/ Araminte, d’un ton assez vif  Eh bien, qu’on le fasse venir ; pourquoi s’en va-t-il ? ». L’enjeu dramatique de cette comédie de l’aveu est donc pour chacun des deux protagonistes de faire accoucher l’autre de cette vérité-là, Araminte sachant par la 1ère fausse confidence de Dubois l’amour que Dorante lui porte. Dubois, qui endosse ainsi le rôle de maïeute vis-à-vis d’Araminte, a 24 heures, unité de temps oblige, pour faire naître en elle un sentiment amoureux capable de triompher des obstacles extérieurs (la pression qu’exercent sur elle le spectre d’un procès, les manœuvres conjointes de sa mère et du Comte Dorimont pour conclure un mariage qui satisferait la vanité de l’une et les intérêts de l’autre) et intérieurs (l’amour propre, la fierté de la jeune veuve[17]) au projet de mariage qu’il a conçu : « vous réussirez, vous dis-je. Je m’en charge, je le veux, je l’ai mis là […] et on vous aimera, toute raisonnable qu’on est ; on vous épousera, toute fière qu’on est, et on vous enrichira, tout ruiné  que vos êtes, entendez-vous ? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l’amour parle, il est le maître et il parlera ». De fait l’amour parle dans la grande scène des aveux, où la didascalie d’un ton vif et naïf, c.à.d. dépouillé de tous les faux-semblants de l’amour-propre, trahit la sincérité du mouvement par quoi Araminte rend les armes, entraînant par contagion  l’aveu de la manipulation dont elle a été l’objet : »Vous donner mon portrait ! Songez-vous que ce serait avouer que je vous aime ? […] Et voilà pourtant ce qui m’arrive » . Dernier sursaut de fierté, l’exclamation précède ce mouvement d’interrogation introspective par quoi Araminte sonde son cœur et débouche sur l’affirmation d’un aveu tant espéré, mais aussi tellement différé. Or cet aveu apparaît sous la forme de la prétérition, nième détour de langage qui en souligne peut-être la force, le « ton vif » suggérant la décision rapide et irrévocable d’un personnage qui tombe le masque et se jette à l’eau, mais qui l’escamote aussi, l’aveu en retour du stratagème auquel  Dorante a prêté la main laissant planer un doute sur l’avenir du couple à peine formé.

            Où va résider le marivaudage, par quoi les personnages découvrent le plaisir et l’étonnement de trouver en son interlocuteur un « autre », dans une pièce où, Dorante ayant déjà jeté son dévolu sur Araminte, celle-ci est victime d’une manoeuvre ? Y a-t-il une place pour un dialogue qui fasse la part belle à la découverte de soi et de l’autre ?  De fait, et en dépit de la passion de Dorante pour Araminte, passion alléguée par Dubois, (I,14) apparemment confirmée par l’éloquence du corps, affolé à la perspective de voir Araminte épouser Dorimont, dans la scène de l’écriture de la lettre où la jeune veuve met l’amour de son intendant à l’épreuve (II,13-15)[18], passion attestée enfin par le désespoir de Dorante quand il se croit congédié après le double scandale de la survenue de Marton à l’instant fatidique et de la lecture publique de sa fausse lettre de départ (III,12), l’ombre du doute plane sur ce jeu de l’amour sans hasard auquel se prêtent les protagonistes. Confronté à une situation inconnue comme celle de l’acte II, scène 13[19], il apparaît bien démuni, incapable de parler d’amour, de marivauder comme l’espérait Araminte : « ciel ! je suis perdu. Mais Madame ; vous n’aviez aucune inclination pour lui » ; « Ah ! Madame, songez que j’aurais perdu mille fois la vie, avant d’avouer ce que le hasard vous découvre ». Dans ce moment qui pourrait enfin constituer un duo amoureux, Dorante s’esquive : son corps le trahit, mais il garde le silence, la peur de faire un faux pas et de voir Araminte lui échapper l’emportant sur son désir de la conquérir. Dorante se montre incapable d’improviser, de tenir une parole libre, d’exprimer un désir. Son mutisme dans cette scène montre qu’il refuse le risque du marivaudage, c.à.d. le risque de parler d’amour, de se découvrir à l’autre et de découvrir l’autre. Incapable d’offrir à Araminte l’occasion d’explorer les plaisirs du marivaudage, au sens de la découverte progressive du sentiment amoureux, Dorante est celui qui n’ose rien. Une parole libre, affranchie des directives de Dubois, lui paraît un risque trop grand : celui de tout gagner, mais aussi de tout perdre. Il est celui qui réclame qu’on lui écrive son rôle, un personnage en quête d’auteur  (II, 17) qui ne prononcera in fine un aveu sincère que pour renier un valet à l’avenir bien incertain. Sa parole ne reflète donc rien d’autre qu’un rôle : celui du héros de roman, de l’amant inquiet, de l’intendant qui proteste de son dévouement et de sa probité, alors même qu’il donne la main à un stratagème. Si l’aveu d’Araminte est un modèle du genre, celui de Dorante, extorqué par l’exhibition du portrait,  vient bien tard, quand il n’y a + de risque pour l’amour-propre de se voir éconduit.  Certes, il est possible qu’Araminte le haïsse, mais cette haine ne serait que l’autre visage de l’amour (comme à la fin de l’acte II, scène 15), la raison tout autant, sinon + que l’amour, contraignant Araminte à pardonner : aux yeux du monde et à ses propres yeux, aucun retour en arrière n’est possible après un tel aveu, ce qui confirme les prévisions de Dubois, à savoir qu’Araminte est ferrée au piège des vraies fausses confidences. La tonalité de cette fin de scène n’est du reste pas celle de l’exaltation de l’amour qui se découvre ni la tendre émotion qui en baignait le début, mais la rationalité d’un discours –le 1er dans la bouche d’Araminte- qui s’exprime en maximes impersonnelles («il est permis à un amant de chercher des moyens de plaire »), qui tente de trouver des arguments recevables pour masquer sa chute (« ce trait de sincérité me charme, me paraît incroyable, et vous êtes le + honnête homme du monde ») et rend finalement hommage à la machine théâtrale, au « coup de fourbe » de Dubois.

            En effet tout, dans ces confidences a été organisé, pensé à l’avance par Dubois et Dorante. Face à cet « artifice » d’une intrigue concertée et concotée dans le seul but de « séduire », c.à.d. de tromper, d’abuser la jeune veuve, seule celle-ci improvise vraiment. Le redoublement des effets de la double énonciation théâtrale, par quoi le spectateur partage la vision surplombante du dramaturge, dont Dubois est une allégorie par le décalage d’information entre les personnages fausse le jeu. Les dés sont pipés par « l’industrie » d’un domestique, qui a tout prévu, même la résistance d’Araminte[20], et qui peut ainsi provoquer son intérêt, flatter son amour-propre (I 14), ou encore exciter sa jalousie en fabriquant des rivales comme la grande brune très piquante, métaphore de l’aiguillon de la jalousie, ou dicter à Dorante sa ligne de conduite : jouer la corde sensible pour éveiller la compassion d’Araminte. La place de l’improvisation est donc si réduite qu’on peut s’interroger sur la sincérité de son désespoir à l’acte II, scène 13. En effet Dorante calcule sans cesse ses paroles et leurs effets : le commentaire de l’acte I, scène 16 (« Qu’elle est aimable ! Je suis enchanté ! ») jette ainsi un voile sur le jeu de l’amant éploré dans la scène qui précède : »Je ne suis pas heureux ; rien ne me réussit, et j’aurai la douleur d’être renvoyé ».

          Dans son article « Le ‘marivaudage’, essai de définition dramaturgique », Jean-Paul Sermain insiste sur le caractère indirect et ambivalent de la parole des personnages, lié à leur travestissement et au changement de conditions sociales, qui interdisent toute clarté, toute évidence du sentiment et du langage, amenant les personnages à s’interroger sur le monde, sur l’autre, sur eux-mêmes. En ce sens, le marivaudage des FC serait bâti sur l’implicite de la parole, joint aux effets de décalage produits par le rôle d’intendant endossé par Dorante et celui du confident endossé par Dubois, rôles qui déstabilisent Araminte et lui font prendre conscience des effets inattendus de la parole séductrice. En construisant l’ethos romanesque de l’amant dévoué corps et âme, Dorante permettrait à Araminte d’échapper au réel pour entrer, le temps de l’intrigue, dans l’ordre de l’imaginaire où la qualité d’âme compte autant que le nom. Cependant les aveux du dénouement lui interdisent avec une certaine brutalité de croire en l’authenticité complète de son amant, la forcent à accepter l’idée qu’elle n’a jamais rien maîtrisé de leur relation et des propos échangés et à accepter le caractère aléatoire de la réalité. Les répliques de Dorante amant soumis, anxieux et démuni, contrasteraient avec l’ensemble de ses répliques à Dubois, à soi-même et à Mme Argante, qui trahissent un désir de tout  maîtriser, ce qui jette un voile trouble sur son ultime aveu, sur sa dernière confidence : est-elle vraie, ou s’agit-il d’une ultime fausse confidence, renvoyant au « projet », hors-scène et antérieur à la scène d’exposition qui l’évoque ? Dans le chapitre qu’elle consacre à la pièce dans le 3en 1 Ellipses, Karine Bénac-Giroux propose de voir dans le titre programme de la pièce, Les Fausses Confidences, la preuve qu’ « aucune parole ne peut échapper totalement à la fausseté et au mensonge », un « avertissement de Marivaux », voire un « jeu ironique avec lui » : en nous présentant, dans la scène d’exposition, Dorante comme un jeune homme sincèrement épris d’Araminte (« je l’aime avec passion, et c’est ce qui fait que je tremble »), le dramaturge nous proposerait en creux, implicitement une 1er fausse confidence initiale, à déchiffrer à la lueur de la perfection du jeu de Dorante tout au long de la pièce et de la trahison finale. Le marivaudage dramaturgique, système d’échos et de reprises entre les scènes, permettant au spectateur une autre lecture de la pièce, se manifesterait dans l’impossibilité faite au spectateur de croire en la vérité du discours et dans l’image rétrospective d’un Dorante calculateur cynique, dépositaire d’un véritable secret et inquiétant séducteur.  Sans nier que Marivaux ait pu imaginer pareil scénario, Jean Goldzink pense, dans le chapitre qu’il consacre aux FC, dans son essai sur  Le comique et la comédie au siècle des Lumières, qu’ il est difficile, compte tenu des règles de la dramaturgie classique, lesquelles exigent qu’on éclaire le spectateur, et de celles du théâtre de Marivaux, qui punit toujours le libertinage, de postuler l’hypocrisie des deux compères, la fausseté entière de cet amour extatique si méthodiquement révélé d’un commun accord, de transformer du coup l’aveu final de Dorante en chef d’œuvre de rouerie bien différent du sincère repentir qui ravit Araminte : fin calculateur, Dorante se prémunirait contre tout chantage de son complice, devenu renvoyable ou payable au moindre prix ; libertin jubilatoire, et donc comédien achevé, il pousserait l’art du mensonge jusqu’à (se) jouer la comédie vertueuse du sacrifice amoureux, si ses discussions troublées avec Dubois (III,1) et son désarroi quand Araminte le presse d’avouer n’étaient. Mais il fait remarquer que s’il est exclu que Marivaux porte un tel sujet au théâtre, surtout sans le dire, il ne l’est pas qu’il l’imagine, comme le prouvent certains épisodes de ses deux romans de la maturité : Le Paysan parvenu et La Vie de Marianne. Notant cependant que, même dans ces derniers, les purs machiavéliens n’accèdent pas à la régie du récit et sont dévoilés comme tels, ce qui n’est pas le cas dans Les Fausses Confidences, pièce équivoque de par son sujet, il préfère lire la pièce comme elle se donne : une tromperie où l’amour récompense l’amour et l’intérêt réunis, pour le plaisir comique du spectateur, à la fois charmé par un rêve de séduction et éclairé sur les ambiguïtés du coeur comme sur le prestige des mots bien conduits. En acceptant ce qui a eu lieu, en lui conférant un sens noble, Araminte laisse ouverte la question du « trait de sincérité », de la vérité et du mensonge et rend avant tout hommage au stratagème comique.

 

 

            La dernière caractéristique des Fausses confidences est, dans ce XVIIIe siècle postérieur à la banqueroute de Law qui ruina, avec Marivaux, le père de Dorante, et où l’argent des financiers constitue un argument décisif dans la mobilité sociale autorisée par les mariages d’intérêt entre nobles désargentés comme Dorimont et bourgeois fortunés comme Araminte, le « réalisme » d’une intrigue, dont le but est de surmonter le double obstacle de l’écart de fortune et de conditions entre Araminte et Dorante pour permettre à celui-ci de gagner sur le triple plan de l’amour, de l’argent et de la reconnaissance sociale.

            Précision des chiffres, des lieux, des statuts sociaux et des représentations qu’ils induisent : le « réalisme » des Fausses confidences est patent si on le compare à l’espace abstrait du Jeu de l’amour et du hasard, aux lieux allégoriques des ïles (l’Île des esclaves, l’ïle de la Raison, La Colonie). Toute femme (Marton, Araminte, la « brune piquante », pseudo-candidate au mariage imaginée par Dubois et aussitôt commercialisée par Monsieur Rémy) se calcule en livres, au comptant ou à crédits, et en relations. L’obstacle dû à l’infériorité de Dorante par rapport à Araminte résulte de l’effet conjugué de l’écart de leurs fortunes et de la condition de domestique endossée par nécessité et par jeu/ stratégie par Dorante. Surtout, échanges verbaux, conflit dramatique et visée de l’action des protagonistes tournent autour du thème du mariage, alternative qui pose elle-même des questions de convenance et d’inconvenance. Ainsi Araminte, riche veuve d’un financier, qui envisageait de se marier avec le comte Dorimont pour satisfaire les ambitions nobiliaires de sa mère et éviter un procès ruineux pour les deux parties, doit surmonter en elle l’obstacle extérieur et intérieur de l’inégalité, moins des fortunes que des conditions. Madame Argante, bourgeoise gentilhomme et type comique, mais personnage parfaitement conforme aux représentations contemporaines du mariage et dont la dernière réplique rappelle que, dans la réalité, elle aurait effectivement son mot à dire sur le (re)mariage de sa fille, revenue habiter sous son toit après un veuvage peut-être récent, voit dans le mariage un moyen d’allier fortune et naissance pour éviter d’entamer la rente foncière, principale source de revenus dans cette France pré-industrielle + agricole que commerciale et pour pallier l’humiliation d’être roturière. Monsieur Rémy, procureur et substitut de la figure paternelle, avec toute l’ambivalence du rapport de ce  type comique à l’héritage et au remariage, ne songe qu’à établir son neveu par un mariage convenable au sens propre du terme et à tous points de vue ou par un mariage avantageux avec une femme pesant 15 000 livres de rente. Marton et le Comte partagent longtemps ces vues intéressées, conformes à la construction du personnage de soubrette de comédie pour l’une, à la réalité des alliances matrimoniales entre aristocrates ruinés et grands financiers bien en cour pour l’autre, mais qui entament leur moralité, dévaluent leur ethos et justifient qu’ils soient victimes de la machine matrimoniale du couple Dorante-Dubois. Or tout amant courtois et tout digne qu’il soit d’Araminte par sa naissance, Dorante, dont la bonne mine est un « Pérou », n’en vise pas moins à faire d’une pierre de coup en alliant amour et fortune par l’obtention d’un mariage, dont Dubois entend qu’il (re)fasse la fortune de son maître.  C’est que Dubois et Dorante, complices du hold-up, savent le prix des rentes et des fins de mois difficiles. Pour romanesque qu’il soit, et le contraste entre le roman imaginé par Dubois à l’acte I, scène 14 et la trivialité des alliances + conformes au principe de réalité réglant les alliances matrimoniales d’Ancien Régime est là pour opposer à la banalité des trajectoires vraisemblables l’intérêt dramatique des rêves extraordinaires mais inconvenants, le couple dissymétrique et le mariage de théâtre entre Dorante et Araminte ne s’en inscrit pas moins dans un espace saturé d’allusions au monde : argent, droit convenances.

            En effet, échanges verbaux et conflit dramatique portent d’abord et jusque dans l’infra-dialogue amoureux, sur le choix d’un intendant et sur la terre contestée entre Araminte et le Comte : Araminte engagera-t-elle, gardera-t-elle Dorante comme intendant, alors même qu’elle sait par Dubois, puis que tous savent par le scandale du secret éventé l’amour littéralement « fou », car socialement inconvenant, de l’intendant pour elle, ou prendra-t-elle celui que le Comte lui envoie, que sa mère l’enjoint d’engager, gage de son obéissance aux convenances ? Le fait même que l’épreuve, « canonique figure de la dramaturgie marivaudienne », selon la formule de Jean Goldzink à qui j’emprunte l’analyse, prenne la forme d’un projet de règlement à l’amiable d’un litige foncier, dicté au domestique amoureux dont elle veut forcer l’aveu, à l’acte II, indique qu’Araminte passe par le statut social, qui devrait interdire l’aveu, pour faire parler l’homme sous l’intendant. L’on retrouve dans l’amorce de l’avant dernière scène le détour des affaires pour éviter, avec la prononciation du congé, la suspension de la relation amoureuse, née sous les auspices du langage indirect des relations d’affaires. Le conflit provoqué par la circulation des 3 autres objets : le portrait d’Araminte accroché dans l’appartement donné à Dubois, la miniature remise à Marton, de suivante revenue rivale de sa maîtresse, pour exciter sa jalousie et instrumentaliser l’adjuvante devenue opposante et d’autant mieux manoeuvrable, la fausse lettre de Dorante à un ami achève de poser la question, au cœur de l’intrigue, de la compatibilité du service domestique avec le service amoureux : doit-on décrocher le tableau, pour satisfaire aux exigences des convenances ou le laisser, aveu de complaisance, sous l’œil ému d’un employé qui le contemple indéfiniment ? Qui est représenté sur la miniature, topos du gage d’amour, qui a peint cette miniature, symbole d’un amour romanesque, et à qui est-elle destinée ? Enfin un salarié a-t-il le droit au registre sentimental ? Bref, un intendant peut-il aimer et dire qu’il aime une personne de qualité, qui l’emploie ? Le héros d’une histoire d’amour peut-il être pauvre et intendant ?

            Pour n’être pas nouvelle chez Marivaux, qui dénonce dans ses Journaux la solitude du pauvre, la morgue des Grands et la dureté des riches, cette problématique morale reçoit dans Les Fausses confidences un traitement et une résolution originaux. C’est la seule pièce où le héros, en principe amoureux, - et il n’est pas sûr qu’il y ait lieu de douter de cet amour, indispensable à la machine matrimoniale des comédies de Marivaux-, « vise à la fois le cœur et la bourse, l’amour et l’argent. Dorante serait donc le seul personnage théâtral de Marivaux qui, n’ayant rien, veut tout et obtient tout […] à coups de mensonges joués sur un dernier coup, l’aveu final, qui fonde la sincérité de l’amour sur l’aveu des fourberies. ». Le terme « fortune », sur quoi se clôt presque l’aveu passionnel de l’acte I, scène 2, est ambigu : absolu vague du bonheur dans un 1er temps, cette fortune devient nettement matérielle lorsque Dubois se la voit proposée, et précise a posteriori l’emploi précédent : « ce terme de fortune est très souvent employé à l’époque dans son double sens de ‘chance, succès’, ou de ‘richesse, haute situation’, note Frédéric Deloffre dans son édition des Journaux de Marivaux. Araminte fascine ici non par sa beauté, son charme ou son esprit, mais parce qu’elle a un « rang », est « veuve d’un mari qui avait une grande charge dans les finances » et «  a + de 50 000 livres de rente ». Dorante l’aime peut-être, l’admire sûrement, mais sa position l’impressionne et il ne s’indigne pas des anticipations osées de Dubois , quand il le voit déjà « en déshabillé dans l’appartement de Madame ».

 

…….   L’amour ni l’intérêt ne seraient donc les seuls mobiles du déchaînement de mensonges et de manipulations dans cette conquête, par l’intrigue, de la beauté et de la richesse, désir sexuel et désir monétaire étant inséparablement liés, parce qu’incorporés dans l’image de la femme surgie un jour à l’Opéra comme le fantasme absolu du bonheur, aux yeux éblouis d’un jeune homme sans le sou, sans idées et sans scrupules, mais qui, venu trop tôt pour rencontrer Vautrin, mise sur le théâtre, autrement dit sur les tours de son valet. De l’Opéra à la Comédie, on ne quitte pas l’illusion, mais la comédie dévoile les machines, enlève leurs draperies aux héros et la grande dame de l’Opéra, redevenue femme en son hôtel, apparaît à Dubois, dont la vision est moins romanesque que celle qu’il prête à son ancien maître pour séduire Araminte, en son déshabillé : « il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l’appartement de Madame » (I,2). Aussi Dubois, l’homme qui emprunte le détour de la fiction romanesque pour « mener Dorante en déshabillé dans la chambre d’Araminte, de l’Opéra au creux du lit, de la pauvreté à la richesse, est-il celui pour qui Dorante a tort de croire que, parce qu’il n’a pas l’or que possède Araminte, n’a rien, n’est rien : « point de bien ! Votre bonne mine est un Pérou :tournez-vous un peu que je vous considère encore : allons, Monsieur, vous vous moquez, il n’y a point de + grand seigneur que vous à Paris. Voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible » (I,2).Nonobstant la réification du maître, objet apprécié sur le marché matrimonial du valet comme Dom Juan évalue Charlotte à l’acte II de la comédie de M Molière, comme un maquignon jauge la bête qu’il achète à la foire, comme un maître évalue l’esclave qu’il achète sur le marché aux esclaves, le calcul de Dubois est que le corps de Dorante vaut de l’or, que la grande dame éblouissante donnera tout son or, parce qu’elle est femme, pour jouir de ce corps dont on lui donne la vue et dont tout le monde vante/ dénonce la (trop) « bonne mine » pour un intendant. « Le déshabillé de Dorante, appréciable à l’œil nu, vaut la couverture-or d’Araminte, à condition de le rendre irrésistible, de transformer une vue en vision, d’en faire un fantasme. C’est tout le travail de Dubois, c.à.d. de la pièce, de l’intrigue, que de faire de  l’or avec ce corps d’homme autrefois perdu dans la foule de l’Opéra, pour qu’il obsède Araminte comme elle obséda son admirateur anonyme, éperdu. Il s’agit donc de susciter une nouvelle fois, une naissance, une surprise de l’amour, en se donnant comme défi de faire gagner le désir contre une mère agitée et un Comte distingué et contre la pauvreté de la condition  domestique.

            Toute l’intrigue visera à transformer la vue d’une silhouette d’homme, aperçue un matin dans une salle d’attente, sans coup de foudre, une impression agréable, mais courante, en penchant, puis ce penchant en amour, en excitant d’abord la curiosité par la singularité, une surprise (un intendant bel homme), puis en enflammant son imagination pour propager le désir comme un feu inextinguible, en accaparant enfin l’esprit d’Araminte par la divulgation d’un secret qu’elle se serait d’abord bien dispensée de connaître, puis qu’elle aurait bien gardé pour elle. »

 

           

 

 



[1] Il lui reste à écrire L’Epreuve (1740), la Dispute (1744), les Acteurs de bonne foi.(1757)

[2] Marivaux vient d’écrire Le Paysan parvenu

[3] Dorante s’éprend d’Araminte au sortir de l’Opéra : « Hélas ! Madame, ce fut un jour que vous sortîtes de l’Opéra, qu’il perdit la raison ; c’était un vendredi, je m’en resouviens ; oui, un vendredi ; il vous vit descendre l’escalier, à ce qu’il me raconta, et vous suivit jusqu’à votre carrosse ; il avait demandé votre nom, et je le trouvai qui était comme extasié ; il ne remuait + ».  Il la guette à la Comédie-Française : »c’est à la Comédie qu’on va, me disait-il, et je courais faire mon rapport, sur lequel, dès quatre heures, mon homme était à la porte. » (I,14, p.52-53)

[4]

[5] Au XVIIIe siècle, 3 théâtres parisiens bénéficient d’un privilège royal qui leur permet d’obtenir le monopole d’un certain type de représentation :à l’Opéra, les spectateurs assistent à des spectacles lyriques, avec musique et danse ; à la Comédie Française, vouée à la préservation du répertoire et dont le jeu reste artificiel et classique, sans contact physique entre les acteurs, ils jouissent des tragédies en 5 actes, des « grandes comédies » de caractère ou de mœurs ou des comédies larmoyantes à visée morale ou cathartique ; au Théâtre italien, d’abord réservé à la commedia dell’arte en italien, puis + ou moins autorisé à parler en français après son interdiction à la fin du règne de Louis XIV (en 1697, Madame de Maintenon s’était sentie visée par La Fausse Prude) et son retour à Paris sous la Régence en 1716, les acteurs, dont le jeu est très physique et  dont le corps, acrobate et burlesque, est dansant, ont l’habitude d’improviser sur un canevas et de nourrir leur personnage. Le théâtre de Marivaux, qui écrit une dizaine de pièces pour le théâtre de la Comédie Française et le reste, dont Les Fausses confidences, pour la Comédie italienne,  est indissociable de cette troupe des Italiens, qui est un vrai laboratoire de jeu dramatique par la complicité  qui s’instaure avec le public susceptible de reconnaître des types, par l’art de l’improvisation sur un canevas, le comique de gestes et la pantomime. + libre, + fantaisiste, + audacieux que le jeu empesé et classique de la Comédie Française, le théâtre italien nourrit l’inspiration de Marivaux, qui écrit notamment pour Thoasso Antonio Vicentini, Arlequin réputé capable de faire une pirouette à l’envers, un verre d’eau à la main, sans en renverser une goutte et pour Zanetta Rosa Giovanna Benozzi, dite Silvia, qui devient son actrice fétiche et joue tous les 1ers rôles féminins, dont celui d’Araminte dans La Fausse Confidence, devenue en 1738 Les Fausses Confidences. Mais lors de la création des Fausses confidences, le 16 mars 1737, la troupe de Riccoboni, qui en a quitté la direction,  connaît des difficultés et cherche un nouveau souffle : Zanetta a 36 ans ; Thomassin, imbibé d’alcool et en deuil,  est malade. Cela explique le rôle secondaire d’Arlequin, faire-valoir de Dubois, valet dont le nom français s’inscrit + dans la tradition du servus callidus de la comédie latine, du valet rusé des Fourberies de Scapin que dans celle de l’Arlequin glouton, mais agile, excentrique et jubilatoire des grandes comédies italiennes de Marivaux : Arlequin poli par l’amour, La Double Inconstance, Le Jeu de l’Amour et du hasard.

[6] Bernard Dort, « le tourniquet de Marivaux », Cahier du Studio-Théâtre n °16, 1979.

[7] Comparaison possible avec Phèdre 236a-b

[8] « Mme Argante : « seriez-vous d’humeur à garder un intendant qui vous aime ? / Araminte Mais en effet, pourquoi faut-il que mon intendant me haïsse ? »

[9] « Seriez-vous d’humeur à garder un intendant qui vous aime ? / Mais en effet, pourquoi faut-il que mon intendant me haïsse ? ».

[10] « Avec une femme, on a des enfants, c’est la coutume ; auquel cas serviteur au collatéral » (I,3) ; « Oh ! le sot cœur, mon neveu ; vous êtes un imbécile, un insensé ; et je tiens celle que vous aimez pour une guenon » (II,2)

[11] Voir aussi III,17 et III,13 « la fortune ! à cet homme-là ! »

[12] « J’ai dit que je ne plaiderais point, et je tiendrai parole ».

[13] « Vous êtes bien généreux ».

[14] « il me touche tant qu’il faut que je m’en aille », s’avoue Araminte à l’acte II, scène 2, aveu sinon d’amour, du moins d’un trouble bien grand, d’une émotion bien vive. « Je n’ai pas le courage de l’affliger […] je n’oserais presque le regarder » révèle à l’acte I, scène 15 un cœur sensible qui se méfie du magnétisme du regard. « Il souffre, mais ne dit mot ; est-ce qu’il ne parlera pas ? » révèle qu’Araminte aussi est sur le gril quand elle met Dorante à l’épreuve (II,14). Dans la scène suivante, elle laisse échapper qu’elle n’est pas insensible aux paroles de Dorante : »à part Il a des expressions d’une tendresse ! »

[15] L’air rêveur est ainsi le signe d’un amour qui ne s’avoue pas encore. Il touche d’abord Marton lorsqu’elle croit que le portrait est le sien (II,9), puis Dorante ( Dorante reste rêveur II,13) et enfin Araminte « qui ne l’a pas regardé jusque-là et qi a toujours rêvé (III,9). Enfin la récurrence de la didascalie « ému€ » à l’acte III, scène 12,  dit la sincérité des cœurs qui s’aiment.

[16] Dans l’acte III, scène 11, le corps d’Arleqion prend le relais de la parole pour dire la détresse : « je suis dans une détresse qui me coupe entièrement la parole », s’exclame-t-il en pleurant et sanglotant. Inversement, el sourire ou le rire de Marton dit la joie qu’elle éprouve lorsqu’elle entrevoit la possibilité d’un mariage avec Dorante, à l’acte I, scène 4. « Je crois que la main vous tremble », dit Araminte à Dorante quand elle l’oblige à écrire la lattre au Comte.

[17] « Voulez-vous qu’elle soit de bonne humeur avec un homme qu’il faut qu’elle aime en dépit d’elle ? Cela est-il agréable ? Vous vous emparerez de son bien, de son cœur, et cette femme ne criera pas ! » : le cri accordé à Araminte est bien celui de la fierté rudoyée dans ce duel de l’amour et de l’amour-propre et l’exclamation ne fait que souligner l’âpreté de ce duel.

[18] Cf II,12 « j’ai envie de lui tendre un piège » ;  II,13 « ne serait-ce point aussi pour  m’éprouver ? ».

[19] « Dubois ne m’a averti de rien », confie-t-il en a parte.

[20] « Si vous lui plaisez, elle en sera honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu’elle ne pourra se soutenir qu’en vous épousant »

20 septembre 2012

introduction


 


« Un personnage mis en scène par Diderot dans l’Entretien qui fait suite au Rêve de d’Alembert, évoque « au Jardin du Roi, sous une cage de verre, un orang-outang qui a l’air d’un saint Jean prêchant au désert ». Le cardinal de Polignac, admirant un jour la bête, lui aurait dit : « Parle, et je te baptise … » […] Seulement l’orang-outang n’a pas répondu au cardinal. Il n’ pas proféré le maître-mot qui lui aurait décidément fait franchir le seuil de l’animalité. Le langage est la condition nécessaire et suffisante pour l’entrée [1]dans la patrie humaine »[2].

De fait, l’aptitude au langage, qui entre dans la définition de l’espèce humaine, marque un saut qualitatif, dont Claude Hagège[3] fait remonter l’origine au paléolithique supérieur, quand la conjugaison du doublement de la boîte endocrânienne, d’une structuration de + en + complexe du néocortex (signe  de la pensée conceptuelle avec ses quelque 30 milliards de neurones), de l’adoption d’un régime omnivore, de la fabrication d’outils sophistiqués et d’un embryon de vie sociale permit à l’ »homo erectus » (- 200 000/ - 150 000 ans), de devenir « homo sapiens » (- 30 000 ans), pour  lutter collectivement contre les menaces d’extinction en utilisant, pour produire des sons articulés, des organes possédant d’abord des fins nutritives, respiratoires et défensives : le nez, les lèvres, la bouche, le palais, la langue, les dents ; mais aussi le larynx, les poumons, la cage thoracique et le haut de la colonne vertébrale. Le primat, parmi les récepteurs à distance, du canal vocal auditif sur le canal visuel, probablement antérieur au canal sonore et toujours utilisé dans la langue des signes, mais non exploitable dans l’obscurité ou quand les interlocuteurs ne peuvent se voir, explique que « dans le sens commun, le + usité », la parole, « élément du langage parlé », reste « soudée à l’oral » : dans la Genèse, livre de commencements dans la Bible[4], Dieu dit et les choses sont ; le verbe créateur appelle le monde à l’existence, le nomme et fait à l’homme don de ce pouvoir de  nommer, et ce faisant de maîtriser le monde que le logos ordonne. Le sens de cette parole ontologique demeure présent à l’horizon de la révélation chrétienne, de cette bonne nouvelle qu’est la Parole de Dieu, véhiculée par les prophètes et faite chair dans la figure de Jésus-Christ, Verbe incarné, au pouvoir proprement salvateur, et rabbi de la tradition orale, enseignant par « paraboles», étymologie grecque du terme « parole » qui en est la contraction, mot signifiant littéralement « lancer à côté » et qui désigne le détour que l’on choisit pour signifier + éloquemment, l’analogie que l’on établit entre un récit et un discours qui se laisse ainsi mieux discerner que par un enseignement direct. Parabole de l’espace de parole, la parabole du Semeur, dans l’Evangile selon saint Marc (4, 3-9),  exprime pleinement le sens du mot « parole » et sa fonction : si la parole de vérité est d’abord parole sacrée, Logos divin dont le Christ vient réapprendre le sens aux hommes, en le plaçant à la mesure de l’homme, pour qu’il le comprenne et se l’approprie, la métaphore s’écartant du langage utilitaire pour éveiller une compréhension inédite de l’univers par de nouvelles associations, de nouveaux mots, de nouveaux sons, cette parole reste stérile, lettre morte, si le manque de constance, la faiblesse, les tentations faciles offertes par le divertissement du monde empêchent le grain de la parabole de lever, la bonne Parole d’être reçue, entendue, comprise et transformée en acte par l’auditeur actif, co-créateur d’un sens actualisé parce qu’incorporé : « la parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l’écoute »(Montaigne, Essais, III, 13). 

Une pareille conscience de la nécessité de doubler la médiation du langage humain par le détour du trope, - métaphore ou allégorie-, du mythe réécrit ou inventé, de la fiction herméneutique et didactique pour approcher, en la figurant, une réalité proprement indicible par un autre discours que le logos divin, préside au choix, par Socrate, de décrire la constitution de l’âme par le mythe de l’attelage ailé, dont le voyage, la chute, l’incarnation, l’exil et la nostalgie figurent le caractère divin de l’éros , sous l’autorité duquel Socrate, l’amoureux des discours proprement philo-sophiques, place sa palinodie, destinée à arracher le brillant Phèdre à sa fascination pour les discours morts et mortifères du logographe, vain orateur indifférent aux exigences d’une vérité qu’il controuve d’autant + aisément qu’il la méconnaît, si bien que, proprement séducteur, partant réellement corrupteur, il ne peut, par son réductionnisme intéressé et sensualiste, que détourner l’âme de l’amant séduit de sa vocation à retourner vers l’intelligible, par la médiation d’une  paideia philosophique, authentique voie et finalité d’un eros proprement religieux.

Si le commentaire du mythe de Theuth, inventeur mythique de l’écriture, perçue par Socrate comme un « pharmakon » ambivalent de la mémoire et du savoir, accorde au logos vivant, conscience discursive du savoir qui s’écrit dans l’âme sur la lettre morte, le discours muet du logos écrit, que la voix vivante de son père, locuteur incarné, n’est + là pour défendre, et que Socrate compare aux jardins d’Adonis, artificiellement poussés à maturité et par conséquent stériles, par opposition aux semences que le paysan ne peut faire fructifier que sur un terrain propice, ce n’est pas tant qu’il condamne l’écrit pour privilégier l’oral, faute de quoi l’entreprise même de Platon serait paradoxale. C’est que le « logos » propre à celui qui sait, et qui est « écrit dans l’âme de celui qui apprend » ne lui est pas extérieur. N’étant pas matériel, il n’est donc ni le discours oral, énoncé par des sons perçus par l’ouïe, ni un texte écrit, mais une affection, un état, un attribut de l’âme, une faculté à laquelle l’âme accède lorsqu’elle a su atteindre le savoir. « Dans ces conditions, on peut peut-être l’identifier à la pensée (dianoia) que le Thééthète définit comme dialogue silencieux de l’âme avec elle-même. + exactement, il est le discours que se tient l’âme à elle-même, et la pensée, dont la possibilité repose sur ce discours, consiste dans l’échange de l’âme avec elle-même de logoi. C’est donc de ce logos intérieur que le logos écrit est le simulacre, et non du discours oral, tout aussi matériel, malgré les apparences, que le discours écrit », conclut Laetitia Mouze[5]. Il faudra se souvenir de cette (in)distinction quand on étudiera les rapports entre l’oral et l’écrit dans les œuvres au programme, la question se posant tant pour la doctrine platonicienne, dont l’école de Tübingen défend l’oralité ésotérique, extrinsèque aux dialogues que nous lisons, que pour la littérarité du marivaudage ou pour l’analyse des rapports entre parole et musique dans les Romances sans paroles de Verlaine.

Faut-il entendre dans l’ironie de ce titre paradoxal, incontestablement démarqué des Lieder ohne Worte du compositeur romantique allemand Félix Mendelssohn, une « crise de la parole » verbale, cantonnée par cette poétique de la secondarité qu’est le « mode mineur » dans un « régime discret, proche de l’amuissement et du silence, si bien que l’instance n’advient elle-même qu’un niveau subvocal, en-deçà du dire et des mots, dans l’imminence de sa propre défection », la tension du genre populaire de la romance entre la parole[6], la musique et le chant, tout à la fois assourdis jusqu’au « frêle et frais murmure » du « chœur de petites voix » (ariette I) « caus[ant] bas dans le « boudoir d’Elle » (« Malines »), amuis jusqu’au silence paradoxal du train de « Malines »[7] ou du « roule[ment] sans un murmure » de la rivière de « Streets, II »,  dysphoriquement détruits  par les « aigres cris poitrinaires » , dissonants, de la  femme enfant[8] de « Child wife » et sans cesse rappelés par le jeu systématique des ressources musicales de la parole, voix et chant[9], avec la musique instrumentale, se résorbant dans l’utopie d’une poésie affranchie de la double articulation phonétique et morphosémantique du langage, auquel cas l’air proposant, à côté des paroles de l’ »Ariette V », une manière de signifier qui semble irréductible à la signification des mots,  la valeur du poème s’enracinerait dans une ontologie des limites, basculant du côté de la musique qui bornerait, en retour, l’être du langage, impuissant à dire ce qu’elle seule parviendrait à signifier? Ou, la musique ne signifiant intrinsèquement rien et ne relevant que de la métaphore dans l’approche impropre d’une parole poétique, toujours nécessairement formée de mots et de signes linguistiques, et qui fait la part belle au récit dramatisé de « l’histoire vraie de Bruxelles » dans « Birds in the night », ne faut-il pas privilégier, avec Arnaud Bernadet[10], une poétique du dire, fondée non sur la fonction expressive, informative, communicationnelle ou nominative du langage, mais sur la neutralisation de la double articulation par un mode de signification latéral et parallèle aux mots,  des relations transversales et imprévues opérant entre des unités phonétiques, indépendamment de la morphologie, de la syntaxe et de la matière sémantique des mots. Ainsi, dans « Simples fresques I », +sieurs séries consonantiques et vocaliques se croisent et interagissent pour suggérer, sans que jamais soit dit, le « dire » du poème : ici la série du deuil et la torpeur jouissive qui l’accompagne (thème en [s]), là l’enchantement de la vision et sa force de déréalisation des choses (thème en [an] ). La parole, chez Verlaine, peut donc rejoindre la pure impression sensorielle ou s’insinuer en nous comme une musique. Mais elle peut aussi, dans un autre usage des mots, rendre compte d’une manière autre de se mettre à l’écoute du monde et de se dire à autrui, dans la conscience claire que le poème ne doit pas se transformer en musique, reléguant le langage au loin, mais exploiter et révéler cet aspect du langage qu’une conception trop conceptualiste a relégué dans le domaine de la pure sensation : « le fait que les Romances sans paroles n’aient rien à dire ne signifie pas qu’elles ne disent rien » ; si le poète a rompu avec le « je parle », il n’en pas fini avec « ça parle », et loin de l’exigence d’une parole de vérité, comme c’est le projet donné à l’échange du dialogue philosophique de Platon, loin des mensonges, tromperies, engagements trahis, de la parole manipulée dont il est question dans Les Fausses confidences, la parole verlainienne donne à voir la misère grise d’une « âme qui parle malgré lui » : « on a l’impression,  non d’un auteur qui parle, mais d’une âme que l’auteur ne réussit pas à empêcher de parler », selon le mot de Paul Claudel.

 

Comme faculté d’émettre des sons articulés, la parole, même littéraire, partant écrite, reste donc soudée, sinon à l’oralité, du moins à la question de l’incarnation du discours dans une voix, qui se distingue tant du cri que de la musique, vers laquelle elle peut néanmoins tendre ou régresser, par la production d’énoncés linguistiques signifiants en situation. Acquise autant qu’innée, l’activité parlante de l’homme ne peut donc s’exercer qu’au sein d’une communauté, dont les hommes ne sont pleinement hommes que parce qu’ils se constituent comme receveurs, producteurs et transmetteurs de messages qui passent par la médiation d’interactions verbales. Ainsi l’enfant, terme dont l’étymologie gréco-latine infans désigne celui qui est privé de parole, n’entamera le processus d’hominisation qui l’accultureen le dotant d’un outil d’expression et de communication non violent de ses émotions/ passions, que s’il entre dans l’interaction verbale, ce qui suppose qu’on lui parle pour qu’il parle, la parole comptant autant que les gestes dans le développement psychique, intellectuel et moral de cet « animal politique qu’est l’homme ». Le contre-exemple des enfants sauvages et des enfants autistes, empêchés d’accéder au circuit relationnel de la parole dialogique l’atteste. Incapables de donner parce qu’ils n’ont rien reçu, les premiers ne parlent pas parce qu’ils n’ont pas été l’objet de parole. Refusant toute communication, ils ne peuvent se rapporter à eux-mêmes autrement que sur le mode désemparé de la conservation vitale, à l’instar de Victor de l’Aveyron, découvert à l’âge de 11 ou 12 ans dans un état de total dénuement, nu, dénué de tout outil, incapable de la moindre expressivité corporelle comme de se situer dans le temps, se déplaçant la +part du temps avec ses 4 membres  et que les médecins du XIXème siècle, qui ne parvinrent jamais à faire entrer dans une relation signifiante d’écoute et de parole, décrivent ainsi : « l’organe de l’ouïe insensible aux bruits les + forts comme la musique la + touchante ; celui de la voix réduite à un état complet de mutité et ne laissant échapper qu’on son guttural et uniforme ;  […]dépourvu de mémoire, de jugement, d’aptitude à l’imitation ; […] enfin dépourvu de tout moyen de communication, n’attachant ni expression ni intention aux gestes et aux mouvements de son corps, passant avec rapidité et sans aucun motif d’une tristesse apathique aux éclats de rire les + immodérés[11] ». Or dépossédé de son humanité d’homo loquax par l’absence de parole d’amour, qui place le désir au cœur de la rencontre de l’autre, cette sorte d’homo ferus qu’est Victor est aussi, et en fait pour la même raison, dépossédé de son humanité d’homo eroticus, les enfants sauvages que l’on a retrouvés étant tous, à la surprise de ceux qui avaient la tendance naïve d’associer la sexualité humaine au retour à l’état sauvage, caractérisés par une complète apathie sexuelle. Irréductible au besoin naturel, à la simple satisfaction d’un plaisir d’organe ou à une activité reproductrice, l’effervescence du désir amoureux est effervescence de la parole dialogique.

C’est sans doute pour cela qu’un des objets fédérateurs du dialogue philosophique de Platon, des interactions verbales qui constituent l’intrigue ourdie par ce double du dramaturge Marivaux qu’est le meneur de jeu Dubois et de la parole poétique de Verlaine réside, sinon dans un « fragment du discours amoureux », du moins  dans une réflexion sur l’articulation de la parole et de l’amour. Si Socrate, l’amoureux des discours, ne dissocie pas le discours amoureux du discours philosophique, c’est que l’enthousiasme philosophique procède de l’enthousiasme érotique et que la psychagogie de la paideia érotique se distingue de la rhétorique sophistique par sa visée authentiquement didactique : en conduisant l’âme vers la vérité, elle réinscrit le sujet dans la cité. Les préjugés sociaux aliénant, avec la sincérité de l’aveu, l’identité du sujet, initialement empêché de manifester, d’exprimer, d’actualiser, voire d’éprouver un désir qui ne fût pas conforme, toute la stratégie du valet dramaturge vise à faire naître, en écho au désir longtemps inavouable de l’amant déclassé, un désir de s’affranchir des convenances pour exister en tant que sujets, en affirmant, par le marivaudage, la singularité et la con-venance de désirs socialement in-convenants. Enfin, si la parole poétique amoureuse de Verlaine est contrainte, dans cette «mauvaise chanson » que sont les Romanes sans paroles, pendant de la Bonne Chanson, socialement reconnue, du temps des fiançailles avec Mathilde, comme de la révolutionnaire, mais moralement et socialement scandaleuse Saison en Enfer de Rimbaud, aux subtilités du double langage, ce n’est pas seulement que le sujet lyrique, tiraillé entre les postulations hétérosexuelles et homosexuelles qui engagent son identité, redoute la censure d’une Justice répressive. C’est que son auteur, conscient du caractère proprement anomique de l’exténuation de son propre désir, cherche une voie qui exprime la dissolution du sujet.

 

En effet, transformation d’un acquis- la langue- en formulation articulée et audible d’un énoncé qui découvre le sujet en dévoilant son intimité, la parole n’obéit pas seulement à des règles anatomiques et sociales : elle procède également d’un psychisme qu’elle manifeste, exprime ou trahit jusque dans ses tentatives pour se dérober au regard extérieur en s’enfermant dans le huis clos d’un silence toujours nécessairement éloquent. Volontaire ou involontaire, stratégique, - partant dans une certaine mesure rhétorique-, ou pathologique,- au sens étymologique comme médical du terme-, silence, mutisme, aphasie, bredouillement, bégaiement ou au rebours logorrhée sont des troubles de la parole qui font partie de son fonctionnement, soit qu’ils procèdent, avec la méditation, la dévotion silencieuse, la prière ou la litanie d’un mode de communication parfois non verbale, mais conventionnelle, avec une réalité non matérielle, soit qu’ils trahissent, avec l’aporie du dialogue socratique ou la dispute marivaudienne ou conjugale, l’impasse du raisonnement et les clivages inconciliables, quand ils ne révèlent pas la schizé de la psyché, en conflit avec les valeurs du monde extérieur. C’est ainsi que l’on sera amené à dissocier, dans les œuvres au programme, le silence du sublime, sensible moins dans l’expérience poétique de l’ineffable, dont le dire devrait, selon le mot de Mallarmé, « authentiquer le silence », que dans la connaissance immédiate de l’intelligible par le « nous » platonicien, de la promesse du silence rhétorique, que la critique implicite mais puissante de la poésie du verbiage et de la prolixité conduise le poète des Romances sans paroles  à se priver des mots pour libérer la tradition poétique de son asservissement à la signification[12] ou que le contrat de silence protégeant le secret de l’amour de Dorante et d’Araminte[13] soit tour à tout délibérément transgressé par les « fausses confidences » de Dubois[14] et finalement utilisé par Araminte pour contrôler la parole : « voici le Comte et ma mère, ne dites mot, et laissez moi parler ». Si le silence de Gorgias, refus de dialoguer, fait obstacle à la maïeutique  et à la dialectique dialogique sans quoi la vérité philosophique ne peut émerger dans les dialogues philosophiques de Platon, et que les réticences des héros de Marivaux à avouer, à s’avouer leur amour maintînt une tension dramatique résolue par un aveu qui semble par contraste leur échapper, tandis que le silence de l’évanescence du monde et du sujet verlainiens ouvre sur une parole incertaine, parole du doute et du « je ne sais quoi » ou du « presque rien », le silence participe de l’écoute indispensable au déploiement de la parole de vérité: »silence donc, et prête l’oreille ; car véritablement ce lieu a quelque chose de divin et si, au cours de mon discours, les nymphes m’inspiraient le délire, n’en sois pas étonné ; maintenant déjà j’approche de ton dithyrambe ».

Car si la dialectique de la parole et du silence, de l’écoute et de la réticence, de la rupture et de l’échange est propice au voilement et à la dissimulation, comme au dévoilement d’une vérité sur le monde et sur le sujet, c’est que tout dans la psyché de l’homme est langage: « ça parle » à travers la parole poétique qui échappe au sujet verlainien comme dans le piège des mensonges, des méprises et des aveux où se prennent les sentiments des personnages marivaudiens, parce que le corps est discours et l’inconscient de la psychanalyse freudienne ou lacanienne langage : lapsus, phrasé, intonation, respiration, silences, parole fausse qui dit le vrai, dénégation ou refoulement, voire mouvement les + insignifiants du corps- tout est témoin révélateur d’un inconscient qui se fait jour et qui fait signe dans le symptôme, acte de langage invitant celui qui se met à l’écoute de ces signes pour les déchiffrer à permettre au sujet de se libérer, de se réaliser par l’avènement d’une parole vraie, objet peut-être tant de la maïeutique socratique que du stratagème marivaudien ou de la quête poétique : « qu’elle se veuille agent de guérison, de formation ou de sondage, la psychanalyse n’a qu’un medium : la parole du patient […] Or toute parole appelle réponse » ; »l’analyse ne peut avoir pour but que l’avènement d’une parole vraie et la réalisation par le sujet de son histoire dans sa relation à un futur »[15]. L’efficace analytique siégeant dans la réception de la parole du patient, le processus de dévoilement du sujet s’opère lorsque le verbe s’énonce en présence d’un autre qui est prêt à l’entendre. La situation d’écoute analytique est ainsi la transposition, toutes proportions gardées, de situations de parole plus courantes : toutes celles où il y a transfert, entendu au sens de transport affectif, amoureux, sur un sujet supposé savoir, le valet industrieux dans Les Fausses confidences, Socrate dans la paideia philosophique, le destinataire de l’aveu ou de la confession de Raskolnikov dans Crime et Châtiment de Dostoïevski.

La parole étant enfin manifestation extérieure de la pensée, « pensée expliquée par un signe extérieur, le + intelligible de tous les signes » selon Pancrace dans Le Mariage forcé de Molière[16], ou encore « faculté d’exprimer et de communiquer la pensée au moyen du système de sons du langage articulé émis par les organes phonateurs », selon la définition du Trésor de la Langue française, la question se posera de savoir comment articuler les rapports entre la parole et la pensée : la parole a-t-elle été donnée aux hommes pour « expliquer » et « communiquer » leur(s) pensée(s)  ou pour les dissimuler et pour les « déguiser » ? Peut-il y avoir une pensée, des catégories de pensée antérieures, extérieures ou transcendantes au langage, à la parole ?  

            La parole étant, + encore que le langage, un outil d’expression et de communication de contenus possiblement non verbaux dans des énoncés verbaux, on pourrait croire, avec Pancrace (personnage du Mariage forcé de Molière) que « la parole a été donnée à l’homme pour expliquer ses pensées » et avec Locke que la vie en société exige la communication de la pensée par la médiation d’un langage symbolique articulé : »comme on ne saurait jouir des avantages et des commodités de la Société sans une communication de pensées, il était nécessaire que l’Homme inventât quelques signes extérieurs et sensibles par lesquels ces idées invisibles dont se pensées sont composées, pussent être manifestée aux autres »[17]. La parole traduirait les pensées en adoptant la forme convenue de l’échange, et de pour deux raisons : la pensée dépend du langage ; la parole s’inscrit dans le cadre du principe dialogique caractérisant la vie en commun.

            Ainsi donc, et en dépit de la croyance classique en l’antécédence de la pensée sur le langage, croyance dont la théorie platonicienne des « idées » -antérieures, extérieures et transcendantes au langage humain- pourrait être le reflet et qu’étaye l’expérience poétique de l’inadéquation de la parole au vouloir-dire qui motive notre dire, il semble que la parole dépende du langage dans sa genèse, sa réalité et son contenu : la pensée est « parlante » autant que « parlée ».

            La connexion de la parole et de la pensée est d’abord génétique : « Ne demandez donc point comment un homme forme ses 1ères idées ; il les reçoit avec les signes ; et le 1er éveil de sa pensée est certainement, sans aucun doute, pour comprendre un signe. […] Sans aucun doute tout homme a connu des signes avant de connaître des choses. Disons même + ; disons qu’il a usé des signes avant de les comprendre. L’enfant pleure et crie sans vouloir d’abord signifier ; mais il est compris aussitôt de sa mère. Et quand il dit maman, ce qui n’est que le 1er bruit de ses lèvres, et le + facile, il ne comprend ce qu’il dit que par les effets, c.à.d. par les actions et les signes que sa mère lui renvoie aussitôt. « L’enfant, disait Aristote le Sagace, appelle d’abord tous les hommes papa ». C’est en essayant les signes qu’il arrive aux idées ; et il est compris avant de comprendre ; c’est dire qu’il parle avant de penser », écrit Alain dans Les idées et les âges.

            La pensée dépend encore du langage dans sa réalité : « Vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée […] Et il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui la lie au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de + haut c’est l’ineffable. Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement ; car en réalité l’ineffable, c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la + haute et la + vraie », écrit dans l’additif au § 462 de l’Encyclopédie des sciences philosophiques Hegel, qui dissipe ainsi le double mythe d’une pensée pure et d’un ineffable, supérieurs à tout ce qu’il est possible de dire. Qu’il y ait de l’intériorité spirituelle et de la subjectivité distincte de l’extériorité des mots et de leur objectivité linguistique n’implique pas que la pensée ait une réalité antérieurement à son objectivation dans les mots, car seul le mot lui permet de sortir de l’indistinction, de la confusion, de l’indifférenciation. Ni la pensée ni le son n’ont donc d’existence distincte, indépendante de leur articulation dans la langue, explique Ferdinand de Saussure qui compare la langue à une feuille de papier dont la pensée est le recto et le son le verso, si bien qu’on ne saurait pas + dissocier le son de la pensée qu’on ne peut découper le recto sans découper en même temps le verso d’une feuille : »psychologiquement, abstraction faite de son expression par les mots, notre pensée n’est qu’une masse informe et indistincte […] Sans le recours des signes, nous serions incapables de distinguer deux idées d’une façon claire et constante […] Il n’y a pas d’idées préétablies et rien n’est distinct avant l’apparition de la langue[18] ». La pensée se fait donc langage en se faisant par le langage, comme le rappelle la polysémie du terme grec « logos », qui signifie à la fois « parole », « nombre » et « raison »

             Enfin la pensée dépend de la langue dans son contenu : tirant les conséquences philosophiques de la consubstantialité de la pensée et du langage, Emile Benvéniste explique, dans son article consacré aux « Catégories de pensée et catégories de langue », que la langue, comme objet de culture, délimitant et organisant ce que l’on peut penser, nous ne saisissons la pensée que déjà appropriée aux cadres de la langue[19] : le dicible devient la norme du pensable[20] ? Ainsi Benvéniste montre-t-il que les dix catégories d’Aristote[21] sont la transposition des significations possibles de la relation entre le sujet et le prédicat du verbe « être » dans la grammaire grecque[22]. La métaphysique comme étude de l’être supposait, à titre de condition pour se développer les propriétés du verbe être dans la langue grecque[23] ; les penseurs grecs ont à leur tour agi sur la langue en créant de nouvelles significations comme l’ « ousia », essence ou étanté : « la langue n’a évidemment pas orienté la définition métaphysique de l’être, chaque penseur a la sienne, mais elle a permis de faire de l’ »être » une notion objectivable que la réflexion philosophique pouvait manier, analyser, situer comme n’importe quel autre concept ». La consubstantialité de la pensée et de la langue ne compromet donc pas l’existence d’une pensée idéale, elle en est +tôt la  condition sine qua non. Car une langue n’est pas un instrument neutre par rapport à la réalité qu’elle décode, mais une organisation particulière des données de l’expérience, l’expression d’un peuple avec ses croyances, ses coutumes, son rapport singulier au monde, si bien qu’apprendre à parler revient à apprendre à percevoir et à penser le monde d’une certaine manière et cette réparation est beaucoup + radicale qu’il n’y paraît dans la mesure précisément où « chaque langue reflète et véhicule une vision du monde » différente, comme l’exprime le mythe de la tour de Babel.

Mais la parole n’est pas seulement le langage ni la langue : l’homme étant avant tout une « présence » et non une essence, la parole est aussi  pour lui un phénomène qui le met en situation de vivre et de rencontrer le monde avant de le comprendre. Pour le phénoménologue contemporain Maurice Merleau-Ponty, je suis « jeté » dans la parole, emporté dans la « motricité des mots », si bien que le langage n’est pas seulement « parlé » lorsque nous verbalisons ce à quoi nous réfléchissons, mais « parlant », partant emporté vers un nouveau sens, c.à.d. que notre nature de conscience parlante donne au système de signes qu’a l’air d’être le langage une force de transcendance, de dépassement de ce qui existait déjà. Dans l’exercice de la parole - chez Merleau-Ponty, le langage se comprend d’abord et avant tout dans l’exercice de la parole, c.à.d. comme un phénomène corporel de l’homme conscient-, le langage se met à créer du sens, à devenir « parlant », c.à.d. agissant et non pas seulement instrument, « langage parlé ». « La parole n’est [donc] pas l’illustration d’une pensée déjà faite, mais l’appropriation de cette pensée même » par la parole parlante, enveloppement de la pensée par la parole, si bien que Merleau-Ponty évoque la pensée elle-même comme « parlante » : la pensée n’est pas une intériorité, un contenu, mais n’existe que dans le monde et actualisée dans les mots. « Toute parole est pensée et toute pensée parole » : dès que l’on pense, il y a de la parole, dès que l’on parle, il y a de la pensée. La parole n’est + uniquement une forme destinée à recevoir ce qui la dépasse (le vrai, l’idée, la réalité), mais participant de cette réalité, a un pouvoir de création et pas seulement de représentation. Dans cette conception + poétique que rationnelle du langage, exister en tant que conscience parlante, ce n’est pas acquérir un monde tout créé et constitué, mais collaborer à la création du monde en participant à un dialogue interhumain qui comprend la parole comme lien à autrui et au monde, comme tissu de sens jamais clos, fermé ou définitif, dans lequel nous sommes pris : « parler n’est pas seulement une initiative mienne, écouter n’est pas subir l’influence de l‘autre, et cela, en dernière analyse, parce que nous sommes sujets parlants, nous continuons, nous reprenons un même effort, + vieux que nous, sur lequel nous sommes entés l’un et l’autre, et qui est la manifestation, le devenir de la vérité ». En parlant, c’est comme si nous participions à l’immense dialogue interhumain qui ne cessera jamais entre les hommes et qui bâtit le monde.

Car la parole s’inscrit dans le cadre du principe dialogique caractérisant la vie en commun. Approcher l’autre implique donc la possibilité, voire le devoir, du dialogue. L’échange est sollicité, surtout si l’objet de la discussion est d’importance : le sort d’Araminte, apparemment suspendu au choix de son intendant, et à travers lui, à la question de savoir s’il existe une alternative, tant au procès qu’au mariage avec le Comte qu’elle n’aime pas ; le sort du poète, suspendu à la question de savoir s’il y a une alternative à la trahison du bonheur passé[24] ; le lien ou la déliaison, à travers le bon et le mauvais usage de la parole et du discours, de l’amour et de la philosophie. Car si l’attrait du dialogue, parole vivante puisque incarnée dans un corps et dans une pensée en mouvement est irrésistible pour  Socrate, l’ «amoureux des discours » à qui son « daimon » impose le devoir sacré de revenir sur son 1er discours, aussi faux que celui de Lysias, pour prononcer enfin un discours de vérité sur l’amour, et avec lui sur cet exercice de pensée dialogique et dialectique qu’est le discours, mieux le dialogue philosophique, c’est que la maïeutique est au cœur de paideia philosophique : il faut arracher Phèdre au pouvoir anesthésiant de la lettre morte de Lysias pour le faire accoucher d’une vérité essentielle pour l’âme comme pour la cité, à savoir que l’amour, au cœur du lien social, a pour vertu de ramener l’âme à son essence divine.  La question de l’articulation de la pensée et de la parole sera donc au cœur de la réflexion de Platon sur le logos, « le + grec des termes grecs, en lequel s’allient langage, pensée, rationalité, nombre », comme le rappelle Monique Dixsaut, dont nous résumerons ici les propos, appelés à + ample développement dans le cours sur Platon. En effet, « intérieur ou extérieur, le discours n’est une pensée, c.à.d. un dialogue, qu’à la condition que soit présent le mouvement consistant à s’interroger et à se répondre »[25]. Le paradigme de la pensée, qui est une activité, c’est donc le dialogue intérieur de l’âme avec elle-même. Quelque chose a lieu dans l’âme, que Socrate appelle pensée. Cette pensée réside dans un dialogue de l’âme avec elle-même, quand l’âme se dédouble et se réfléchit perpétuellement sous la double forme de la question et de la réponse, sans arriver à s’immobiliser dans aucune des deux : « une âme qui pense ne m’apparaît en effet rien faire d’autre que dialoguer, elle s’interroge elle-même et se répond » (Le Théétète, 189e-190a). Pensée (dianoia) et discours (logos) sont donc une seule et même chose, sauf que « c’est au dialogue intérieur de l’âme avec elle-même qui se tient sans passer par la voix (phonè) que nous avons donné ce nom, pensée », alors que le discours est « un courant qui émane de l’âme en passant par la bouche et en s’accompagnant de son » (Sophiste, 263e-264b). Le discours proféré, passant par le corps, n’ajoute ni ne soustrait rien au dialogue intérieur[26]: « si certains ont dit du corps (sôma) qu’il est le sépulcre (sèma) de l’âme », c’est cependant « au moyen du corps que l’âme signifie ce qu’elle peut avoir à signifier » (Cratyle, 400b-d). Le discours est donc une pensée qui se fait parole (422e-424a). Quand l’âme pense, elle pense seule à seule, isolée du corps. Mais quand elle parle, sa pensée est portée par une voix qui va frapper le corps d’un autre. La traduction sonore ne la trahit pas, le corps ne fait alors pas obstacle. Il est pure docilité expressive. La présence d’autrui et la parole ne sont donc pas indispensables au dialogue de l’âme avec elle-même, l’essence du dialogue résidant non dans la conversation, échange d’opinions, ni même dans l’interaction, menace de dispersion, et encore moins dans la dispute éristique, objet de la rhétorique des sophistes, mais dans la contradiction qui plonge l’âme dans l’incertitude et qui invite l’intelligence en mouvement à penser, c.à.d. à s’interroger sur les messages contradictoires transmis par la perception ou par la doxa (République, VII, 523a-524d). La pensée réside donc dans un mouvement par lequel l’âme s’interroge et se répond et le dialogue oral, adressé à l’autre, dans la multiplication de cette pensée par deux : un qui parle, qui s’interroge et se répond ; un qui écoute, qui s’interroge et se répond. La pensée est donc la condition du dialogue : pour répondre, il faut se questionner, éprouver la validité de la question et la recevabilité de la réponse. Le dialogue suppose qu’on examine la même chose, qu’on se pose la même question, de la même façon. Le mouvement de la pensée est donc essentiellement dialogique : on pense seul, mais si on pense, on n’est pas un, mais deux. Il est aussi dialectique, c.à.d. que la pensée ne cherche ni à exprimer des affects ou des opinions, ni à démontrer ou à argumenter, mais elle veut comprendre ce qui est : « mais, moi, je ne peux lui répondre si je tiens l’art rhétorique pour une belle ou pour une vilaine chose, tant que je n’apporte pas d’abord une réponse qui dise ce que c’est » (Gorgias,447b-c). Le but du dialogue n’est donc pas de réfuter la thèse de l’adversaire, mais de « mettre à l’épreuve la vérité aussi bien que nous-mêmes » (Protagoras, 348a) pour dire  quelle est la chose en question, en l’occurrence dans Phèdre qu’est-ce que le logos ? Sait donc parler celui qui sait questionner, c.à.d. se demander quelle est la définition qui rendra le nom adéquat à l’essence qu’il nomme (l’amour) ou quel nom convient à la définition qu’on a donné de la chose (un délire, une mania), ce qui nous amène à la question des rapports entre le savoir, la pensée, la parole et la langue.  Juge de l’œuvre du nomothète qui devrait en référer à lui s’il veut « instituer les noms de la belle manière », le dialecticien peut, en certains cas, forger lui-même les noms qui lui conviennent (et Platon ne s’en prive pas). Mais il ne peut pas les fabriquer tous, sous peine que sa langue ne soit compréhensible que de lui seul et du tout petit nombre de ses semblables La +part du temps, il se contentera donc de rectifier la signification des noms usuels dont il s’empare et n’en créera que quand il lui est impossible de faire autrement. Il possédera alors à la fois la science de la production et la science de l’usage des mots, mais il n’aura la 1ère que parce qu’il a la 2de. Car au même titre que la rhétorique, la dialectique permet de parler, mais à la différence de celle-ci, elle permet aussi de penser, c.à.d. dans Phèdre de rassembler et de diviser : « rassembler » pour « rendre manifeste », expliciter, définir l’objet du discours (l’eidos de l’eros est la mania) ; « diviser » (le côté gauche et le côté droit de l’eros comme mania) pour mieux cerner la vérité, à savoir que le désir est bien de l’amour, mais que ce désir érotique a une autre dimension, philosophique. Or ce désir est incarné dans la relation de Socrate à Phèdre. La dialectique n’est donc pas une « méthode » pour parler techniquement de l’eros, mais l’incarnation d’une Forme dans un discours vrai, puisque expérimenté : « de cela, c’est sûr, Phèdre, je suis pour ma part très amoureux, de ces divisions et de ces rassemblements » (266b). Le dialecticien sait donc qu’aucune méthode n’est capable d’arriver à la vérité de quoi que ce soit si elle n’est pas animé par erôs. L’erôs est l’autre nom de la philosophie : le désir de comprendre.

Car il faut penser et décrypter la parole pour n’être pas dupe de ses usages sociaux, qui nous imposent souvent de dissimuler notre pensée en la dissociant de la parole, quand nous ne trahissons pas notre pensée véritable par un mensonge, qui en cache l’intention.

C’est ainsi qu’un locuteur peut ruser, consciemment ou inconsciemment, avec sa pensée en l’exprimant sans en assumer pleinement la responsabilité : « on a bien fréquemment besoin, à la fois de dire certaines choses, et de pouvoir faire comme si on ne le avait pas dites, de les dire, mais de façon qu’on puisse en refuser la responsabilité », explique Oswal Ducrot[27]. La modalisation des énoncés d’Araminte permet ainsi à Marivaux de montrer la complexité de la négociation intérieure entre le désir profond du personnage – que Dorante avoue son amour- et les bienséances de la parole sociale : « je ne sais de son amour que ce que tu m’en dis[28] […] Il est vrai qu’il me fâcherait s’il parlait ; mais il serait aussi à propos qu’il me fâchât ». Mis au défi par Phèdre de rivaliser avec Lysias sur le motif de la folie amoureuse, Socrate se voile la tête pour prononcer son 1er discours, nécessaire à sa démonstration, mais dans le fond aussi « sot » et «impie » que le discours du rhéteur. L’ironie du préambule dénonce alors par avance la manipulation que le naïf n’a pas perçue. Dans « Birds in the night », Verlaine pratique l’autocitation[29] pour dénoncer l’hypocrisie de Mathilde, qui n’aurait simulé l’amour fou que pour mieux piéger Verlaine en réendossant le rôle de la comédie sociale.

En effet le mensonge, qui trahit la pensée et crée une pensée apocryphe, annulant la véritable pensée et cachant la véritable intention, sera au cœur de la réflexion de nos trois auteurs sur le pouvoir de ce « pharmakon » qu’est la parole. Car le discours, faux, mensonger et inauthentique, peut mystifier son destinataire en le persuadant de la justesse d’une idée, en réalité erronée et fausse en soi, à l’instar du discours de Lysias, qui oblige ses auditeurs à « concevoir l’amour comme une réalité conforme à ses propres souhaits », des mensonges distillés par Monsieur Rémy, Dubois, Madame Argante, Araminte et Dorante eux-mêmes,  des regards et des paroles dont l’hypocrisie jette la suspicion jusque sur la déclaration censément performative d’amour, dans Birds in the night : «et vous voyez bien que j’avais raison/ Quand je vous disais, dans mes moments noirs, Que vos yeux, foyers de mes vieux espoirs, / Ne couvaient + rien que la trahison » ; « et votre regard, qui mentait lui-même[…] et de votre voix, qui disait « je t’aime » ».

Car la parole n’étant pas, dans les enjeux sociaux, un acte gratuit, mais demeurant parfois un écueil qui risque de faire échouer le projet qui la sous-tend, l’homme peut être tenté d’utiliser la parole pour faire taire la penser ou de s’enfermer dans un silence + ou – tactique, + ou moins contraint, refusant de s’exprimer et de révéler ses idées, réprimant sa pensée pour ne pas subit un échec cuisant ou subjuguant la parole sociale par le silence. Ainsi Dorante tait-il son projet à Monsieur Rémy, ne dément-il pas la fausse confidence de son intérêt pour Marton ou de son refus de brillants mariages pour ménager ses intérêts. Toute la stratégie de Socrate consiste en l’art de réprimer sa pensée pour mieux la révéler et ainsi étouffer son interlocuteur réel et c’est justement au moment où il confesse, « conscient de son ignorance », n’avoir + rien à dire[30], qu’il devient redoutable et prononce une palinodie, engage un dialogue d’autant + assassins pour l’adversaire visé que, par (fausse) modestie, il attribue alors la parole de vérité à une source étrangère et mystérieuse[31], à son « daimon ». Enfin le poète, qui joue de l’ambivalence des pronoms pour taire l’identité de l’interlocuteur de bien des poèmes, oppose au procès la plainte de son silence et aspire à une parole qui fût à ce point dissociée de la pensée qu’elle n’en exprimât + aucune.

Le dicible ne serait plus alors la norme du pensable, mais le lieu où la parole se substituant à la réflexion, la pensée n’est + qu’un ramassis d’idées reçues, le sujet parlant littéralement pour ne rien dire, comme dans le cas d’Arlequin, quand il veut « tenir compagnie » à Dorante et « discourir » avec lui sans rien avoir à lui dire, du Verlaine de la VIème Ariette oubliée, traversée par des lieux communs de la chanson populaire, ou du rhéteur, si indifférent au contenu de vérité de son discours qu’il est capable  de persuader l’auditoire de n’importe quelle thèse.

Mensonge, silence, troc des idées ou discours creux sont donc autant de manifestations de la démonétisation de la parole dissociée de la pensée. Mais la parole n’étant pas neutre, le constat de cette démonétisation oblige la pensée à faire de la parole l’objet de sa propre réflexion en la pensant.

Or pour penser la parole, il faut repenser l’articulation de la parole et de la pensée, en posant la question de l’articulation de l’opinion et de la vérité (Platon), c.à.d. finalement de la valeur de vérité non seulement du dit, mais de l’acte d’énonciation du vrai dans la praxis de la parole en acte. Car parler n’est pas un acte arbitraire, ne se référant à rien, mais produire un sens relatif à un fait consistant, hisser la vérité au-dessus de toutes les tentations, qui peuvent inciter l’homme à tromper son auditeur : « Croyez-moi, disons la vérité » rétorque Dorante à Marton quand elle l’incite à tromper Araminte sur le contentieux qui s’oppose au Comte ; « il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses ;/ De cette façon nous serons bienheureuses […] Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles,/ Eprises de rien et de tout étonnées ».

Alors la valeur et la vérité des êtres se mesurera à celles de leur discours  et la réflexion sur la parole consistera à classer des énoncés qui ne se valent pas : aux grotesques, qui dénient aux mal-lotis le droit à une parole exprimant leur vérité, Marivaux oppose les âmes nobles, dont la parole se déprend du préjugé pour s’acheminer vers la vérité de l’être ; à la fausse rhétorique, qui expose un savoir qu’elle ignore, Socrate oppose la dialectique, qui s’inscrit dans l’ordre des essences ; au discours écrit fini[32], il oppose « le discours vivant et doté d’une âme » de celui qui, dialoguant, pense avec et sous le regard de l’autre. A la « froide sœur », qui gesticule et crie, Verlaine oppose dans « Child Wife » le « chant » de jadis, « [l’]oreille avide d’entendre/ les notes d’or de sa voix tendre » (La Bonne chanson).

Aspirant à forger son propre langage, le sujet procède alors à une codification personnelle de la parole, « art poétique », « bonne rhétorique » ou redéfinition d’une comédie distincte de la comédie d’intrigue en ce que l’action ne réside pas dans les rebondissements et les péripéties, mais dans la parole qui engendre l’action. Ainsi les romances (= chansons à couplets avec refrain) sans paroles et les Ariettes (= air court et léger) oubliées peuvent-elle se lire comme la mise en œuvre de l’Art poétique de Jadis et Naguère : « De la musique avant toute chose ». Après avoir énuméré les règles propres à la rhétorique sophistique[33], Socrate propose sa propre codification : la rhétorique dialectique, qui englobe l’induction et la division d’une part, la synthèse et l’analyse d’autre part : « tant qu’on ne sera pas capable de définir toute chose en elle-même ; tant que, après avoir défini cette chose, on ne saura pas à l’inverse, la diviser selon ses espèces jusqu’à ce qu’on atteigne l’indivisible ; tant que après avoir, selon la même méthode, analysé la nature de l’âme et découvert l’espèce de discours qui correspond à chaque nature, on ne disposera pas et on n’organisera pas son discours en conséquence […] On sera incapable de manier le genre oratoire ». Engagement dont on ne peut se défaire, l’éclaircissement de la vérité est au cœur de ce théâtre de la parole qu’est, parc excellence, le théâtre de Marivaux, théâtre dans lequel la parole engendre l’action, qui ne lui est nullement extérieure. 

 

Cette dimension singulière de la pensée parlante, de la parole pensante, nous conduit à nous intéresser, avec la pragmatique du discours, à l’usage que chaque locuteur fait de sa langue dans un contexte précis.

 « Ce qui est reçu est de la langue », quand « ce qui est produit est de la parole », dit Claude Hagège : chaque fois qu’un sujet parle, il invente un message en utilisant les ressources d’un système dont les règles lui sont transmises par la langue, code constitué d’un ensemble de signes, dont la parole est la mise en œuvre et que le locuteur reçoit.

 La distinction entre le langage, -système généralisé d’expression et de communication par des signes, symboles[34] ou signes linguistiques[35]-, la langue et la  parole remonte à Ferdinand de Saussure: « la langue est un ensemble de conventions nécessaires adoptées par le corps social pour permettre l’usage de la faculté du langage chez les individus. La faculté de langage est un fait distinct de la langue mais qui ne peut s’exercer sans elle. Par la parole on désigne l’acte de l’individu réalisant sa faculté au moyen de la convention sociale qui est la langue »[36].

3 critères fondent ainsi la distinction entre la langue et la parole :

1- la langue, constituée d’un ensemble de signes, est un code, dont la parole constitue la mise en œuvre ;

2- « la langue n’est [donc] pas une fonction du sujet parlant », mais « le produit que l’individu enregistre passivement », l’activité intellectuelle de production de phrases, d’agencement du discours relevant de la parole, comme le rappellent les trois états de la rhétorique : l’inventio, la, dispositio, l’elocutio ;

3- enfin la langue est un phénomène social, tandis que la parole est toujours individuelle.  

Si la parole est inséparable de la langue, qu’elle ne suppose que parce qu’elle est sa seule raison d’être, l’originalité de la parole singulière, qui ne parle la langue et ne cite le discours commun que pour mieux s’en écarter, refondant langue et surtout parole sur la critique du discours reçu est particulièrement sensible dans la parole poétique, genre dont le dire se démarque le + des fonctions et du fonctionnement du langage, de la langue, de la parole usuels  Ainsi Verlaine, qui privilégie à dessein la « méprise » dans son « Art poétique », défait jusqu’à la double articulation du langage quand, partant de la voix, de cette part silencieuse du langage que constituent le chuchotement, le murmure,du « chœur des petites voix », ce « presque », ce «quasi », cet «à peine » audible, il met l’accent sur le rôle des composantes prosodiques du texte, c.à.d. sur l’association généralisée des voyelles et des consonnes, pour constituer un mode de signification latéral et parallèle aux mots, à partir de masses sémantiques qui s’établissent non dans les mots, mais à travers eux et entre eux. Ce qui importe, ce n’est alors pas les propriétés acoustiques et sonores des phonèmes, mais les relations transversales et imprévues qu’ils opèrent entre certaines unités du texte, indépendamment de la position qu’elles occupent dans les phrases, de leur matière lexicale propre ou de leur statut grammatical. Ces séries ne font pas moins sens que le sens des mots : elles disent autrement, elles suggèrent. Ainsi se refonde, sur les débris d’un lexique et d’une syntaxe déconnectés de la logique du signe perçu dans sa capacité à tisser une relation stable entre le mot et la chose une parole qui porte atteinte à l’équilibre du sujet et de la langue, mais qui nous donne l’occasion d’entendre le chant du monde et de l’âme Les certitudes du langage sont aussi malmenées que les règles de la vie sociale. Poétiquement, l’écrivain impose sa volonté d’affranchissement, ce qui le conduit à s’émanciper des règles trop contraignantes de la poésie. En rompant avec ces habitudes, il nous contraint à un regard neuf et l’on voit ou revoit ce que l’usage ordinaire des mots a fini par éroder. La parole, quoique destituée en apparence, y gagne en « signifiance ». Parler est alors, chaque fois, un mode de dire singulier et le conflit que Verlaine livre au langage académique la valeur d’engagement. Il met en doute la croyance dans un langage qui dirait le vrai et désignerait assurément les choses. L’impropriété des mots les met en lumière et invite à se les réapproprier, à en faire un usage individuel que ne sauraient fixer, une fois pour toutes, les dictionnaires et les grammaires. C’est ce qui permet de distinguer un auteur, de dire qu’il a un style.

 

S’intéresser à la parole, à l’acte de parole dans ce que son surgissement a de singulier et d’irréductible, c’est donc se demander qui parle, à qui le locuteur s’adresse et dans quel contexte sa parole s’inscrit, ce qui suppose, dans le cas de mimesis comparables à l’effet d’oralité produit par des textes littéraires extrêmement  « écrits », c.à.d. tout à la fois pensés et construits, dans une prose ou une prosodie propres au style de chaque auteur, et inscrits dans une relation dialectique au genre philosophique ou littéraire qu’ils (re)créent : le dialogue philosophique platonicien, la comédie de Marivaux, la poésie lyrique, tout à la fois de tenir compte des paramètres qui conditionnent la prise de parole de ces êtres d’encre et de papier que sont les personnages et de dissocier ces créatures de leurs créateurs, pour ne s’interroger que sur l’identité des personnages et sur l’effet de sens produit, à l’intérieur de la situation d’énonciation instaurée par l’acte de parole dialogique, théâtral ou poétique, par la duplicité des interactions.

 

            Au moment où Platon compose le Phèdre (vers 370-369 avt JC), soit 60 ans après la mort de Socrate (399), une dizaine d’années après la disparition de Lysias (379 avt JC)  et alors qu’Isocrate n’est + le jeune homme évoqué à la fin du dialogue, mais un homme de 60-70 ans, la parole est toujours reine à Athènes, mais la démocratie qui l’a portée au pouvoir est en crise depuis que victoire de Sparte dans la guerre du Péloponnèse (-434-404), puis la révolte des cités d’Asie Mineure contre l’expansionnisme agressif de la cité phare ont eu raison, avec l’empire d’Athènes, du modèle de la cité. La mort de Périclès (429 avt JC), début du déclin de la    grandeur d’Athènes, puis la défaite contre Sparte, en 404, ouvrent une période d’instabilité politique et de crise morale, qui se solde par l’ effritement de l’unité de la cité et le développement d’un individualisme forcené : le pouvoir politique échappe aux stratèges, renvoyés à leurs compétences strictement militaires, au profit des sophistes et des rhéteurs, qui font et défont l’opinion. Le pouvoir étant désormais à la parole, la rhétorique acquiert une puissance exorbitante. En effet, la parole publique étant le pivot des institutions politiques et juridiques de l’Athènes démocratique[37], la nécessité de persuader un auditoire nombreux[38] pour l’amener, par le discours, à approuver une certaine thèse et à agir en conséquence[39], la prise de conscience de la nécessité de recourir, pour + d’efficacité, à un « art de persuader par la parole »[40] conduit le « rhéteur », d’abord simplement et ponctuellement citoyen amené à prendre la parole en public, puis orateur professionnel et finalement maître de rhétorique, à élaborer une technè [41] distincte de la pratique, qui s’enseigne et coïncide avec l’extension de l’emploi de l’écriture par les logographes.  Dans le prologue du Phèdre de Platon, Socrate rencontre ainsi Phèdre au moment où le jeune homme  sort d’un cours de Lysias, auquel il a assisté, dans la maison d’un particulier (227b), pendant « +sieurs heures d’affilée », depuis le lever du soleil (227a), et dont il a écouté, réécouté, commenté, retranscrit, étudié un de ces discours épidictiques, proposés comme modèles de discours exemplaires au jeune élève, qui en a encore la tête toute remplie et brûle d’en parler à Socrate (228a-b).

            Ce dialogue, composé en 370-369, est censé rapporter une conversation que le Socrate et le Phèdre historiques auraient eue entre 418 et 415 dans un lieu parfaitement identifiable : « dans le lit de l’Ilissos ou sur l’une de ses berges, à 2 ou 3 stades en amont de la barre rocheuse d’Agra », selon les précisions de Luc Brisson[42] [43]. Socrate, Phèdre, Lysias et Isocrate, cible potentielle de Platon, évoqué à la fin du dialogue, sont des personnes qui ont historiquement existé.. Phèdre, dont le nom signifie « le brillant », et que Platon met aussi en scène dans Le Protagoras[44] et Le Banquet[45]est connu pour avoir dû s’enfuir d’Athènes après avoir été accusé de participation à la profanation des Mystères d’Eleusis, raison pour laquelle le dialogue commence par un débat sur la croyance ou non dans les mythes (229b-230a). Un des + célèbres « orateurs attiques », avec Démosthène et Isocrate, Lysias (445-379), fils du Syracusain Céphale[46] et frère de Polémarque, est un métèque[47] qui soutint le parti démocratique et dont la principale occupation était d’exercer le métier de logographe, consistant à écrire des discours judiciaires pour les citoyens en procès. Dans Le Phèdre de Platon, il nous est présenté sous le double aspect d’un maître de rhétorique composant des discours épidictiques à qui veut étudier la technique de composition de discours (227a, 228a-b, 272) et d’un « logographe » écrivant des plaidoyers que les parties demanderesses et défenderesses récitent devant le Tribunal (257c)[48]. Enfin Isocrate, que Platon évoque à la fin du Phèdre (278-279) et qui pourrait bien être la cible qu’il vise à travers le personnage de Lysias, fonda en 393 avt JC, quelques années avant que Platon ne fonde son Académie (- 387) une école dont le programme polémique tant avec les Sophistes, dont la rhétorique se bornerait à la chicane et à l’enseignement de procédés automatiques, qu’avec la paideia mise en avant par Platon. Enfin l’essentiel de notre savoir sur Socrate provenant de l’œuvre de Platon, qui ne s’exprime jamais explicitement en son nom propre dans ses dialogues, la personne de Socrate, né en 469 d’un tailleur de pierre et d’une sage-femme, dont la sagesse consiste, selon l’inscription sur le fronton du temple de Delphes, à « se connaître soi-même » (230a), qui sait qu’il ne sait rien et transforme ce non-savoir en « obligation de vivre en philosophant et en procédant à l’examen de soi-même et d’autrui », se confond largement avec le personnage d’encre et de papier, que Platon met en scène dans les interactions verbales de ses dialogues.

            Texte et intertexte platoniciens tracent donc l’espace de personnages d’encre et de papier que l’on ne peut se représenter qu’in situ, à travers les interactions verbales qui les caractérisent. Confondu avec la parole qui est la forme vivante de son discours philosophique, Socrate apparaît dans Phèdre comme un « amoureux des discours », doté de  traits archétypaux, qui font de lui un véritable mythe, relayé notamment par L’Apologie de Socrate et par le Banquet : atopos, cet « homme surprenant » (230c) et désargenté, physiquement disgracié mais intellectuellement irrésistible et habile aux choses de l’amour va nu-pieds, qui préfère la ville à la campagne (230d), mais semble connaître mieux que Phèdre les rives de l’Ilissos (229c), exprime son émotion devant la beauté du lieu où Phèdre et lui font halte (230b-c), s’étonne de ce qui va de soi pour l’opinion (doxa), et est contraint par son daimon de prononcer une palinodie (242b). Alors que, dans le Protagoras et le Gorgias, il oppose aux longs discours rhétoriques la brièveté de l’échange dialogique, il apparaît ici comme « un homme pour qui la passion d’écouter des discours est une maladie » (228b) et prononce deux longs discours qui font montre d’une remarquable connaissance des principaux procédés de rhétorique, maniés avec habileté, notamment dans le 2ème discours, esthétiquement très beau. La parole de Socrate incarnera donc dans le Phèdre l’Eros philosophique et la bonne rhétorique, envers de la lettre morte, de la persuasion et de la mauvaise rhétorique incarnée par le logographe absent physiquement, mais représenté par l’effet rhétorique de son discours sot et impie. Lysias, présent par la métonymie de son discours écrit, incarne ici l’imposture d’un maître de rhétorique à l’autorité usurpée et dont le discours masque à peine une lettre de séduction  : le paradoxe censé faire briller son habileté et son métier aux yeux d’un « brillant » frappé de cécité par l’efficace de la rhétorique dissimule mal les failles d’un discours sot et blasphématoire, formellement faible, puisque répétitif et commençant par la fin, et d’autant + vain que reposant sur l’occultation d’un objet méconnu dès lors que non défini. Surtout le modèle dissimule une demande amoureuse dont le but est de persuader un joli garçon que son intérêt est de céder aux avances d’un amant qui le désire sans l’aimer. Cette lecture à haute voix du discours de Lysias vaut alors pour métonymie de Lysias lui-même, qui devient du même coup un personnage à part entière, locuteur absent, mais représenté  et comme présentifié par l’effet que son discours produit sur Phèdre, et alors même que tout porte à penser que Platon invente en en pastichant les procédés, un discours que le Lysias historique n’a jamais écrit : « Lysias lui aussi est présent ». Ainsi Socrate peut, à la fin du dialogue, envoyer ironiquement Phèdre voir Lysias pour le convaincre de se convertir à la dialectique philosophique : au lieu de venir de chez Lysias pour aller le retrouver sous la forme, morte, de son texte écrit et tenter de soumettre Socrate à son prétendu charme, comme au début du dialogue, il ira voir Lysias de la part de Socrate. Dans l’intervalle Socrate aura réfuté non seulement la valeur, mais même l’originalité du pseudo-discours de Lysias (234e) en prononçant deux discours au statut énonciatif problématique : en prononçant « tête encapuchonnée » le blâme, Socrate ne se livre pas seulement à un exercice de style consistant à corriger la forme du discours de Lysias en en conservant le fond ; il en dénonce le caractère « faux » en refusant d’en assumer la responsabilité, la paternité. C’est une manière de signaler que ce discours impie ne l’engage pas, que cette parole est littéralement vaine et qu’il n’en est pas l’auteur. Mais l’est-il davantage de la palinodie que son « daimon » le pousse à prononcer, à l’instar du poète épique Stésichore (243b), pour purifier sa bouche d’une « faute envers Eros » (242e), d’un blasphème qui valut à Homère d’être puni de cécité ? Certes, par ce 2ème discours, Socrate s’accorde de nouveau avec sa parole, qu’il peut enfin prononcer sans honte, la tête découverte, parce qu’il peut en assumer la paternité. Mais ce discours est un discours enthousiasmé, au sens propre du terme, c.à.d. non seulement placé sous l’autorité du Dieu Eros et dédié à Pan, comme si les dieux restaient les seuls garants d’une parole de vérité, mais encore inspiré, à l’instar de la parole prophétique.

 

            L’identification, à partir de la situation d’énonciation, du statut qu’il convient de conférer  à l’instance d’énonciation poétique des Romances sans paroles de Verlaine est encore + problématique. D’un côté le paratexte de la correspondance, la dédicace prévue à Rimbaud[49], certains textes métapoétiques de Verlaine[50], certains épigraphes, les titres des deux dernières sections (« Paysages belges », « Aquarelles ») et de certains de leurs poèmes ainsi que certaines dates et notations de lieu en marge de ces poèmes semblent nouer un contrat de lecture poético-biographique singulièrement provocateur. Cela incite à lire le recueil comme un itinéraire biographique et poétique. Pour cela on identifie le «je » lyrique au poète et le référent des pronoms de 2ème et parfois de 3ème personne à Mathilde ou à Rimbaud. On lit Paysages belges comme un journal de voyage poétique retraçant l’itinéraire ferroviaire des deux fugitifs en Belgique, de « Walcourt » (« juillet 1872 ») à « Malines » (« août 1872 ») en passant par « Charleroi » et « Bruxelles ». On voit dans les indications de lieu (« Soho », Paddington », «  bord de la Comtesse de Flandres ») la confirmation que les titres anglais d’Aquarelles renvoient au séjour en Angleterre. On lit dans Birds in the Night le récit poétique dramatisé de la crise conjugale provoquée par le départ de Verlaine, marié et père d’un petit Georges, avec Rimbaud et par leurs « fugues », d’abord en Belgique (8 juillet 1872), où Mathilde vient le chercher (le 22 juillet) pour des retrouvailles manquées à l’hôtel Liégeois[51], puis en Angleterre (7 septembre 1872-avril 1873) et à nouveau à Bruxelles, où Verlaine tire sur Rimbaud et le blesse à la main à la suite d’une dispute[52], et d’où Verlaine instruit le procès poétique de Birds in the Night, « mauvaise chanson » et pendant du procès que sa femme lui intente effectivement pour obtenir le divorce à ses torts. On se perd même dans le décryptage d’un double langage autorisé par le cryptage de l’homosexualité dans certains poèmes, porteurs, de l’aveu même de Verlaine, d’un sens érotique ou provocateur : <Les petites pièces : le piano…etc, -oh triste, triste etc, - J’ai peur d’un baiser…,- Beams…et autres témoignent au besoin assez en faveur de ma parfaite amour pour le sesque, pour que le notre amour n’est-il là niché me puisse être raisonnablement reproché, à titre de « terres jaunes » pour parler le langage des honnêtes gens »[53].

            Sans être illégitime ni dénué de fondement, ce contrat de lecture n’en est pas moins opacifié par les fluctuations déroutantes du discours : alors que la 4ème « Ariette oubliée » fait surgir un « nous » visiblement féminin (« du moins serons-nous, n’est-ce pas, deux pleureuses »), le locuteur affiche son identité masculine à la rime, dans Birds in the Night : »Bien que je déplore, en ces mois néfastes,/ D’être grâce à vous le moins heureux homme » ;  la référence du pronom « Elle », dans la 5ème « Ariette oubliée » comme dans « Beams », reste par ailleurs en suspens : s’agit-il d’une femme, d’un masque pour désigner Rimbaud, ou d’une allégorie de la poésie ? Il convient dès lors d’autant moins de soumettre les Romances sans paroles au seul prisme d’une lecture autobiographique, qui en éclaire la structure, la circonstance, la conjoncture, mais n’en sature pas le sens, que ce journal d’une âme procède d’une dilution du paysage comme  du « je » lyrique, amui. Outre les épigraphes et la polyphonie, qui traversent le discours poétique en le dépersonnalisant et en l’encanaillant (cf l’Ariette VI), la crise de la parole se mesure à une crise du sujet qui s’interroge, tend vers l’expérience de la dépersonnalisation caractéristique de la « poésie objective » de Rimbaud (« je est un autre »), ne s’explique elle-même qu’à travers l’expérience du je-ne-sais-quoi, dont la section des « Ariettes oubliées » porte particulièrement la trace. Dès la 1ère ariette, l’évanescence se déploie à travers l’anaphore des démonstratifs impersonnels, qui nous plongent dans l’univers équivoque de sensations, de sentiments ambigus car habités de contraires qui menacent à tout instant de renvoyer la parole, atténuée à l’excès, au rien, au « tiède soir » incertain qui vient, dans les contours d’un monde délité, où le verbe à l’impératif « dis » paraît inséparable de la sourdine (« tout bas ») et d’une recherche angoissée d’un dialogue incertain. Car s’il s’agit d’atteindre l’autre, d’obtenir son adhésion (« n’est-ce pas ? »), c’est en interrogeant l’existence confuse et évanescente des choses, qui ne peuvent être énoncées que sous l’espèce indéfinie d’un « cela ». Dans l’ariette II, censée marquer l’avènement explicite du « je » dans le recueil, la formule « l’ariette, hélas ! de toutes les lyres » suggère que le sujet lyrique, qui cherche à exprimer une sensation subjective sur l’instrument orphique par excellence, n’obtient qu’une « ariette », qu’un petit air : la parole, diminuée, est inapte à rendre compte de la singularité de la sensation et parce que le sujet ne peut exprimer ce qu’il appréhende qu’avec difficulté, le lyrisme est mis à mal. Tout suggère dans la suite du poème la dilution du « je » et l’amenuisement de la parole et le moi, effacé , fuyant, ne transparaît + qu’à travers un écran et un voile : rejoignant ceux qu’il a qualifiés lui-même de « poètes maudits », il se fait voyant grâce  cet étrange « œil double », exprime l’idée d’un lyrisme impersonnel et, dans un mouvement amorcé par la tournure restrictive « ne sont + », puis consolidé par l’infinitif « ô mourir de cette escarpolette », s’efface et ne parle + que comme absence. La parole poétique conduit ainsi le poète vers une expérience limite du néant, où il est comme mort à soi-même, après avoir été ballotté entre présent et passé, cette instabilité intérieure étant suggérée par l’image de l’escarpolette. Dans la 3ème ariette, cette hésitation, ce « tremblotement » verlainien entre la subjectivité et l’impersonnel dans le passage de « mon » cœur à «ce » cœur, puis à « un » cœur, tandis que l’impersonnel « il pleure » crée, selon JP Richard « cette tristesse anonyme, aussi gratuite qu’une tombée de pluie » et qui est la marque de sentiments semblant « exister en eux-mêmes et que la conscience paraît éprouver du dehors ». Le sujet éprouve alors les limites de la nomination, dans une syntaxe exclamative caractérisée par l’absence de toute marque personnelle, où le sujet se heurte à l’inconnaissable, au « je ne sais quoi » d’une peine qui ne viendrait pas tant de la « langueur » elle-même que de l’impossibilité de répondre  la question posée dans la 1ère strophe, autrement dit d’approcher, de nommer, de traduire cette langueur en mots. Le « je » poétique se met en retrait, s’éclipse au profit du « on »(« on croirait voir vivre et mourir la lune », ariette VIII, « on dirait »), voire du « tu » : « que voudrais-tu de moi, doux chant badin ? » ; « qu’as-tu voulu, fin refrain incertain ? ». Impuissante à ressaisir le monde, la parole se réduit à des syntagmes nominaux ou à des prédicats très partiellement descriptifs : « le piano que baise une main frêle/ Luit dans le soir rose et gris vaguement » (ariette VIII) ; « le ciel est de cuivre, sans lueur aucune » ; entre le « demi-jour » de « Simples fresques I » et les brumes de l’Ariette IX ou de « Streets II », le vague aboutit à « l’herbe noire » et aux « horizons/ de forges rouges » de « Charleroi ». Les souvenirs mêmes échappent à toute nomination et la délitescence de « je », entre présence et absence, se prend au piège de cet effacement à la fin de l’ariette VII, où la rime « siège »/ « piège » suggère l’impossibilité de trouver, dans le présent comme dans le passé, une manière de se dire, tant l’instance est en quelque sorte cernée et se tend à elle-même un piège : les « ariettes » sont oubliées car les souvenirs ne peuvent faire l’objet d’aucune anamnèse, d’aucun récit ; ils sont convoqués et aussitôt niés . Dans l’ariette V, « le fin refrain incertain »affecte le « pauvre être » du poète, épris d’une parole qui lui échappe et les questions rendent indistincte la différenciation entre sujet et objet pour exprimer « le vrai vague ou le manque de sens précis projetés ». La crise concomitante de la parole, spectrale, et du sujet conduit à la dissolution du paysage et manifeste, à travers la crise syntaxique, l’oscillation entre le « je-ne-sais-quoi » et le « presque-rien ».

 

            Dans une comédie bourgeoise du « préjugé vaincu » et du secret éventé comme Les Fausses confidences de Marivaux, la difficulté des protagonistes à accéder à une parole qui leur appartienne pleinement et soit authentiquement la leur tient à la duplicité, à l’équivocité des énoncés induits par le dispositif de la « fausse » confidence, témoin révélateur de la tension entre une parole sociale, émanant de la persona, prise dans les interactions sociales et une  parole émanant du moi profond .

            En effet l’éventement du secret par un discours dont la fausseté ne réside pas tant dans le dit, la +part du temps finalement vrai, que dans la trahison du pacte de confiance induit par la confidence, ici faux secret sans cesse divulgué, n’engage pas seulement le rapport du locuteur et de l’interlocuteur à la vérité ou au mensonge de l’information énoncée : elle pose la question de l’identité du personnage qui parle. Ainsi, si on sait qui sont Madame Argante et Monsieur Rémy, petits maîtres de la parole tout entiers dans leur parlure de manigances grotesque, on sait moins bien qui sont Marton, Dubois et Dorante. Marton est-elle une « fausse suivante », bourgeoise déclassé, qui va peut-être pouvoir se libérer par un héritage ou par un mariage, et que sa maîtresse « traite moins en suivante qu’en amie » (I,3) ou une vraie rivale, qui reçoit les confidences de sa maîtresse avec malhonnêteté, lui prodigue des conseils intéressés et trahit sa confiance en ménageant ses intérêts[54]  : « Que ferais-je auprès de vous, à présent que je vous suis suspecte, et que j’ai perdu toute votre confiance ? » (III,10) ; « mais que voulez-vous que je vous confie ? Inventerais-je des secrets pour vous les dire ? » Dubois, valet de deux maîtres, double machiavélique de Dorante, double du dramaturge et relais du lecteur-spectateur possédant une position surplombante sur les personnages, vrai instigateur et faux confident, est-il : 1-un valet industrieux, qui manipule tous les autres personnages pour permettre à son maître ruiné de se refaire une fortune et de reprendre son rang en épousant une jeune et riche veuve ?; 2- un fourbe passé maître dans l’art de maîtriser ses maîtres, comme le suggèrent ses monologues[55], son lâchage par Dorante à l’acte III, scène 12 [56]  et sa dernière réplique ?; 3- ou  un accoucheur d’amour et de vérité, qui aide Dorante et Araminte à s’affranchir d’une parole sociale aliénante, parce qu’il cumule deux avantages : la maîtrise la parole et la parfaite connaissance de la psychologie des personnages[57] ? Maître déclassé et vrai faux valet, Dorante est-il un jeune 1er, héros de roman précieux que son déclassement contraint à accepter l’expédient inventé par son valet industrieux pour approcher un objet amoureux interdit par son déclassement même ? Ou est-il un croqueur de dot fourbe et passé maître dans l’art de dissimuler ses sentiments pour parvenir à ses fins ? La simulation étant 1ère et ne portant pas sur ce qui est dit, mais sur le rattachement de ce qui est dit au sujet supposé de l’énonciation, la pièce peut devenir l’objet d’interprétations diamétralement opposées, selon qu’on en reste ou non au sens apparent de ce qui est dit : le personnage central de Dubois peut nous apparaître comme un Lysias, abominable manipulateur oeuvrant en vue de permettre à son ancien maître, Dorante, de s’approprier la fortune d’une jeune veuve naïve[58], ou comme un Socrate, accoucheur de vérité à la bonté d’âme exemplaire[59].  

            En fait il semble que la question de l’équivocité de la parole puisse être tranchée si l’on pointe la nature exacte de cette ambivalence, qui tapisse la parole proférée d’un silence valant secret, quoique révélé. Ainsi Dorante peut-il faire lui-même sa déclaration d’amour devant la 1ère intéressée, Araminte, sans que cette déclaration soit directement identifiable comme telle quand il proclame : « mon amour m’est + cher que ma vie », puisqu’il dit tout, mais en produisant une énonciation à deux voix ou à deux portées, la voix explicite de l’intendant connu comme tel par tous et celle, secrète et comme tue, mais assourdissante pour lui comme pour le spectateur bien informé, de l’autre Dorante, éperdument amoureux d’Araminte, chose inacceptable sur le plan des conventions sociales. L’altération de l’identité du locuteur se rejouant à travers l’altération de l’identité de l’interlocuteur, on peut se demander à qui Dorante s’adresse : au destinataire présent, identifiable à partir du contexte social de référence, ou au destinataire absent dans la situation discursive associée à l’énoncé dans sa littéralité, l’être aimé ? « Dès lors que l’on se déplace du côté des conditions énonciatives, la parole proférée se trouve donc partagée   de l’intérieur par une double écoute engageant une double scène : la scène sociale et amoureuse, la scène éclairée par la parole publique et la scène nocturne du secret de l’amour », concluent les auteurs du volume « Ellipses poche » auxquels nous empruntons l’analyse. Car pour parvenir à dire l’amour, c.à.d.,  en termes marivaudiens, à être authentiquement, il leur faut  s’émanciper de la parole sociale aliénante et aliénée pour conquérir la parole. Ainsi la pièce peut-elle être lue comme l’appropriation, par Araminte, dont les 1ères prises de parole restent formelles, voire timorées, tant elle connaît la valeur de la réputation et craint qu’une indiscrétion ne la place dans une position délicate, d’une parole qui serait vraiment sienne. Or sa (re)prise en main de la situation, à partir de l’épisode du portrait (II ,10), passe par la maîtrise de la parole de Dorante (au moyen du piège de la lettre, destiné à lui faire avouer son amour, et qui a la vertu de lui permettre, à elle, d’investir enfin l’espace d’une parole intime, personnelle), l’apprentissage du mensonge (III,1), vecteur d’émancipation de la double tutelle du confident et de la mère, et le refus de confier désormais quoi que ce soit à qui que ce soit. La veuve parlant désormais de sa voix propre et l’imposant à autrui, y compris à Dorante, c’est une voix inédite que le Comte Dorimont reconnaît, sans qu’elle ait rien à expliciter : « Je vous entends, Madame, et sans l’avoir dit à Madame (montrant Madame Argante), je songeais à me retirer ; j’ai deviné tout ; Dorante n’est venu chez vous qu’à cause qu’il vous aimait ; il vous a plu ; vous voulez faire sa fortune ; voilà tout ce que vous alliez dire »/ « Je n’ai rien à ajouter ». Ainsi la parole dans la pièce de Marivaux procède-t-elle d’un double enjeu : elle est un pouvoir des personnages les uns sur les autres ; et elle est l’instrument de révélation des replis les + profonds de leurs cœurs.

            « Words, words, woerds »[60], « paroles, paroles, paroles »[61], « ce n’était que des mots » : quand on oppose l’homme d’action au beau parleur, ses paroles aux actes, bref la parole et l’action, c’est généralement pour reprocher aux paroles de ne pas valoir grand-chose en termes d’efficacité pratique, pour minimiser leur portée, voire pour les innocenter en arguant précisément de cette innocuité née de leur défaut d’efficace intrinsèque. Dans Lorenzaccio de Musset, par exemple, le héros romantique impute au « bavardage humain » l’impuissance des Républicains à saisir l’opportunité de son tyrannicide pour libérer Florence du joug de la tyrannie exercée par le duc Alexandre de Médicis, protégé par la soldatesque de Charles Quint et instrumentalisé par le pouvoir du pape. Pendant l’épuration en revanche, des intellectuels notoires, politiquement et moralement intègres, ont pétitionné pour sauver la vie de confrères notoirement compromis en arguant du fait que leur prose, rien moins qu’idéologique, n’était pas directement responsable des crimes perpétrés par les nazis.

            De fait, nous l’avons vu l’an dernier avec l’assassinat de Jim Casy par les milices patronales et nous le reverrons cette année avec le procès et la condamnation à mort de Socrate pour impiété et corruption de la jeunesse, la parole du juste est impuissante face à la violence d’une société régie par des intérêts mercantiles. Mais l’impuissance de la philosophie face à la rhétorique des sophistes traduit aussi la toute puissance de la parole publique dans une cité qui en a fait le pivot de ses institutions politiques et judiciaires, tandis que le rôle de la propagande dans le déchaînement des violences confirme le pouvoir, extrinsèque et intrinsèque à l’acte de parole, de transformer le moi, l’autre qui en est le destinateur autant que le destinataire et le monde dans lequel elle s’inscrit et s’actualise.

            En plus de dire des choses, de parler du monde et de l’autre pour agir sur lui par son truchement, la parole est acte qui engendre des actes.  «Pharmakon » doué, comme la drogue du médecin, du pouvoir de guérir comme d’empoisonner locuteur, destinataire et délocuté, la parole agit sur l’état du monde qu’il transforme pour le meilleur et pour le pire. Il ne s’agit + alors, rhéteurs, orateurs, politiciens, démagogues, avocats, publicistes, conseillers en communication et commerciaux, mais aussi prêcheurs, confesseurs, psychologues, enquêteurs, philosophes et enseignants le savent, de dissocier la parole des actes, en définissant le langage comme l’outil expressif des idées, des représentations mentales, ayant pour fonction de dévoiler les pensées du locuteur en en étant le véhicule le + clair possible. Il s’agit +tôt de penser la parole comme action, de comprendre la nature et la complexité de l’efficace inhérent à l’acte de parole.

 

Car il y a bien  un pouvoir, au demeurant éminemment ambivalent, de la parole. Ce pouvoir créateur ou destructeur, cathartique, partant libérateur, ou aliénant, salutaire, salvateur même ou au contraire délétère, voire mortifère, tient au fait que l’acte de parole, locutoire, perlocutoire ou illocutoire, ne se contente pas d’orienter l’action qu’elle vise et induit par son effet rhétorique, mais vaut en lui-même comme acte et comme action.

La parole produit ainsi des actes, qui engagent la responsabilité de celui qui les profère et qui transforment le moi, l’autre et le monde dans lequel elle s’inscrit. En effet « l’acte locutoire », qui est le fait d’émettre des sons et de combiner des signes pour former un énoncé verbal, oral ou écrit, achevé ou plein de réticences, assertif ou empreint de doute et d’hésitation, audible et lisible ou à peine murmuré et quasi illisible, intelligible ou sibyllin, implique que le seul fait de réussir à dire, à écrire quelque chose est un acte. Je peux échouer, provisoirement ou durablement, partiellement ou jusqu’à l’aphasie, à dire l’indicible: pour le poète de « A poor young shepher » à avouer, autrement que par la prétérition,  « la terrible chose »[62] ; pour l’intendant d’Araminte à écrire lisiblement, sous la dictée de la femme qu’il aime, la lettre censée consacrer, avec le triomphe de son rival, la ruine de ses espérance (II, 14). Je peux, avec Socrate, préférer emprunter le détour de la parabole, de la représentation figurée, pour décrire analogiquement l’ineffable intelligible. Mais dès lors que j’ai verbalisé une pensée, le simple fait de dire quelque chose engage ma responsabilité de locuteur. Quelque chose a été dit ou écrit, qui ne peut être dédit ni effacé de la mémoire vive du palimpseste : comme le repentir du peintre que le carbone 14 révèle, comme l’identité de l’actant que son ADN trahit, l’activité linguistique inscrit quelque chose de nouveau dans l’état du monde : une fois que l’aveu, pivot et télos de la dramaturgie marivaudienne, échappe à Dorante, menacé de perdre l’amour qu’il vient enfin de déclarer par l’aveu d’une manipulation qui pourrait lui valoir la haine d’Araminte, une fois qu’Araminte a révélé, publiquement, un amour qui ne serait sans doute jamais né sans la 1ère « fausse confidence » de Dubois, l’irrévocable, l’ irréversible s’accomplit : ni l’un ni l’autre ne peuvent se dédire et le sort de Dorante est suspendu à la réaction d’Araminte à ce double aveu, tout à la fois attendu et inattendu, surprenant pour celle-là même qui l’a provoqué, pour celui-là même qui s’est employé à le dissimuler (relire III,12, p.129-130). La surprise de l’amour est surprise de la manipulation, mais la généreuse pardonne la faute en quoi elle ne veut voir que preuve d’amour, comme la palinodie de Socrate vaut rétractation, destinée à conjurer, avec le blasphème, le châtiment d’Eros outragé par le discours blasphématoire[63]. Verlaine, qui s’attire les foudres de l’ordre et de la famille bourgeoise en instruisant, à charge pour Mathilde comme pour lui, le procès qu’il sait devoir lui être intenté pour outrage aux bonnes mœurs et rupture coupable du pacte conjugal, n’aura pas cette chance, qui module à l’optatif la prière de blanchiment de la conscience innocentée (Ariette oubliée IV). Car l’acte locutoire donne un contenu à l’énoncé abstrait, indéterminé, dont il fait un usage situé. L’utilisation contextuelle que le locuteur en fait le dote d’un sens précis, lui donne une référence identifiable en dépit de « toutes les fautes d’orthographe » que le mensonge fait faire, de toutes les précautions oratoires dont l’énonciation s’entoure. La dimension active de la parole consiste donc à utiliser les mots d’un langage, d’une langue donnée, pour dire et signifier une chose précise, selon une normativité qui a pour critère de réussite le caractère signifiant de l’énoncé.

Mais en disant quelque chose, je ne me borne pas à le dire : je le crée et fais advenir ce que je dis, par la dimension performative d’un énoncé que la linguistique pragmatique, inaugurée par un essai d’Austin au titre éloquent, «Quand dire, c’est faire », appelle « acte illocutoire », et que le linguiste définit comme ce qui est fait au moyen de l’acte locutoire. Il ne s’agit + alors de dire en évoquant une réalité extralinguistique préexistante, mais d’accomplir quelque chose qui produit un effet du fait même qu’il est dit. Le dire et non le dit transforme alors le sujet qui le dit, le destinataire de cet acte de langage et le monde dans lequel les hommes concernés interagissent. C’est ainsi que l’acte de promesse n’est une promesse effective que s’il est pris comme tel et crée en conséquence un engagement, à l’instar de ce que dit Marton à Dorante, quand elle atteste que « Madame n’a pas deux paroles », et à l’opposé du soupçon que la parole poétique fait rétrospectivement peser sur les protestations de sincérité entourant les déclarations d’amours mortes de «Birds in the Night », que l’on serait tenté de qualifier de serments d’ivrogne si l’on ne connaissait précisément la part de l’ivresse, du mensonge et, sinon de l’hypocrisie, du moins du double langage dans la pitoyable histoire à laquelle la « mauvaise chanson » réfère : »Et vous voyez bien que j’avais raison,/ Quand je vous disais, dans mes moments noirs,/ Que vos yeux, foyer de mes vieux espoirs,/ Ne couvaient + rien que la trahison. // Vous juriez alors que c’était mensonge/ Et votre regard qui mentait lui-même/ Flambait comme un feu mourant qu’on prolonge,/ Et de votre voix vous disiez : « je t’aime ! »// Hélas ! on se prend toujours au désir/ Qu’on a d’être heureux malgré la saison…/ Mais ce fut un jour plein d’amer plaisir,/ Quand je m’aperçus que j’avais raison ! ». Car dans la littérature comme, hélas, bien souvent dans la vie comme elle va, les promesses, serments et autres actes de langage performatifs comme les ordres, les bénédictions et leur revers malédictions n’engagent que ceux qui y croient. Aussi bien les hommes, libres ou parjures, prennent-ils la responsabilité de révoquer ordres et quasi promesses quand ils contestent l’abus d’autorité ou qu’ils se délient de leur engagement. Ainsi Araminte, jeune veuve affranchie juridiquement de la double tutelle parentale et conjugale par le décès de son riche époux, ne se sent-elle plus tenue par l’engagement pris par sa mère, et en son nom, auprès du comte Dorimont, qu’elle n’envisageait d’épouser que pour éviter un procès au demeurant plaidable sans risque d’être déboutée, dès lors qu’amoureuse et enfin libre de décider de sa destinée, elle a la preuve qu’elle a été manipulée par sa mère, qui lui en a menti pour assouvir ses aspirations à une noblesse qui l’indiffère : « allez Dorante, tenez-vous en repos ; fussiez-vous l’homme du monde qui me convînt le moins, vous resteriez ; dans cette occasion-ci, c’est à moi-même que je dois cela ; je me sens offensée du procédé qu’on a avec moi et je vais faire dire à cette hommes d’affaires qu’il se retire ; que ceux qui l’ont amené sans me consulter le remmènent, et qu’il n’en soit + parlé) (III,7, p.116) ; « Monsieur le Comte, il était question de mariage entre vous et moi, et il n’y faut + penser : vous méritez qu’on vous aime ; mon cœur n’est + en état de vous rendre justice, et je ne suis pas d’un rang qui vous convienne « ; « je vous entends, Madame, et sans l’avoir dit à Madame je songeais à me retirer ; j’ai deviné tout ; Dorante n’est venu chez vous qu’à cause qu’il vous aimait ; il vous a plu ; vous voulez lui faire sa fortune :voilà tout ce que vous alliez dire » (III,13). De même le « poète maudit » s’affranchit-il des normes sociales, morales, esthétiques et poétiques de son temps en produisant un acte poétique risqué, sur le plan éthique comme sur le plan esthétique et peut-être même sur le plan politique. Il n’est donc guère que Marivaux et Platon pour faire de la parole amoureuse un acte illocutoire, le 1er pour en escamoter l’aveu, retardé jusqu’au dénouement, dérobé à la volonté des amants, à qui il échappe et qui s’en étonnent, obéré et concurrencé par l’aveu des mensonges qui l’ont précédé (III,12). Quant à Platon, il oppose au pouvoir délétère d’un effet rhétorique, qui exerce sur l’auditeur naïf et par avance conquis une fascination d’autant + pernicieuse que le locuteur s’avance masqué, dissimulant derrière l’éloge spécieux de la relation intéressée la séduction d’une jeune homme réduit à n’être qu’un objet de jouissance sexuelle, la psychagogie d’une parole d’autant plus formatrice qu’elle est doublement incarnée, par le locuteur amoureux de l’amour des discours, partant capable de faire en parlant ce qu’il fait faire en parlant et par l’interlocuteur, amené non à consentir à assouvir les appétits de qui ne l’aime ni ne se soucie de l’épanouissement de son âme, mais à éprouver en son for intérieur, la justesse d’une démarche susceptible de rendre l’âme à sa vocation 1ère et de lui inspirer le désir de se ressouvenir.

L’acte perlocutoire, obtention de certains effets par le fait de dire quelque chose, - dire et dit provoquant des effets sur les sentiments, les pensées, les actes de l’auditoire ou du locuteur- , diffère donc de l’acte illocutoire en ce que l’acte en lui ne réside pas dans une relation interne avec son effet, mais dans la simple relation externe de contingence. L’effet réalisé au moyen de l’usage du langage lui est donc consécutif, sans lui être nécessaire. Les conséquences dépendent non d’une normativité interne à l’acte de parole, - promesse, serment, ordre, bénédiction, malédiction-, mais de circonstances extérieures : la psychologie, les rapports entre locuteur et interlocuteur, l’histoire, le contexte, etc. , car rien ne peut déterminer à l’avance l’obtention des effets, appropriés et non prescrits par la procédure qui entoure certains actes illocutoires de conventions propres à conférer à l’acte de parole un caractère proprement sacramentel ou sacré. C’est ainsi que le discours de Lysias, que la réception ironique de Socrate soupçonne d’hypocrisie quand il esquisse la fiction d’une dichotomie entre l’indifférence affichée par le locuteur du discours adressé et la visée de séduction induite par la demande amoureuse[64], fascine le jeune disciple, dont la révérence au maître de rhétorique, logographe censé dicter à ses élèves des modèles de discours à apprendre, aveugle le jugement, tandis que la défiance de Socrate, hostile tant à la forme de cet enseignement magistral qu’à l’idéologie du discours sophistique, rend sa critique particulièrement sagace, puisque étonné du figement de la pensée par l’effet miroir d’un discours à ses yeux pourtant creux[65], il s’emploie à briser l’idole pour démontrer, avec la vanité d’un discours sans fondement, d’un argumentaire pauvre , répétitif et de surcroît mal bâti, l’imposture d’une rhétorique impuissante à convaincre, car dépourvue d’art[66]. En effet, la +part des définitions de la rhétorique, originellement liée au régime démocratique qui se met en place dans certaines cités grecques à la fin du VIème siècle et qui se développe dans cette Athènes démocratique de la fin du Vème et du IVème siècle, où tout citoyen est a priori libre de déposer un projet de loi et de participer à sa discussion dans l’Ecclésia (l’Assemblée), donc d’infléchir les décisions politiques par le pouvoir de sa parole publique, ou de poser candidature pour participer au tirage au sort des membres du tribunal de l’Héliée, appelés à juger au terme de joutes oratoires visant l’acquittement ou la condamnation, indépendamment de la vérité, tournent autour de l’idée d’un « art de persuader par la parole », cette parole se distinguant implicitement d’autres formes de persuasion, par les cadeaux, l’argent ou tout autre moyen de séduction. La persuasion, au départ figure de la séduction amoureuse, se définit donc comme un moyen d’action sur autrui, une façon d’utiliser le discours pour obtenir quelque chose d’un auditoire auquel on accorde une attention particulière, dans le dessein de l’amener, par le discours, à approuver une certaine thèse et, éventuellement, à agir en conséquence (acquitter un accusé, voter une loi etc. ), en l’occurrence accorder ses faveurs à un mentor indifférent[67]. Au départ, le rhéteur est donc simplement et ponctuellement le citoyen qui prend la parole en public, nullement un orateur de profession ou un théoricien de l’éloquence, jusqu’à ce que la pratique du discours cessant d’être spontanée –ce que prétend être l’improvisation brillante de Socrate- pour se préparer, se méditer, consciente de la nécessité que l’efficacité du discours adressé l’emporte sur le besoin de s’exprimer, ne conduise les rhéteurs, orateurs, puis logographes et maîtres de rhétorique, à acquérir une tekhné, un « art », distinct de la pratique, mais destiné à l’améliorer et susceptible de s’enseigner, non à un disciple en quête de vérité, mais à n’importe quel quidam « ordinaire », engagé dans la vie de la cité et seulement + astucieux que d’autres, car soucieux de ses intérêts. Convaincus que le pouvoir de la parole, d’obtenir des résultats concrets et de modifier le cours des choses, ne tient ni à la position d’autorité du locuteur ni encore moins à la source sacrée d’un pouvoir divin ou magique agissant directement sur les choses, mais à la parole elle-même, qu’on peut isoler de ses auditeurs divers et successifs, ils désincarnent la parole et, s’intéressant au « dire » +tôt qu’au « dit », dissocient l’art de parler de la quête d’une vérité, indiscernable en l’absence de marque intrinsèque, et souvent matérielle, de véridicité ou de fausseté[68]. Ainsi la rhétorique, qui ne soutient une thèse que dans un but intéressé, se soucie-t-elle si peu de la vérité que, susceptible de soutenir indifféremment une thèse fausse ou une thèse vraie, qu’elle préférera le mensonge vraisemblable à la vérité incroyable. Ainsi Dubois, double du dramaturge en ce que son action, résumée par le titre «Les fausses confidences », consiste en manipulations attestant sa volonté de domination et de maîtrise des êtres et des choses, fait-il naître l’amour d’Araminte en lui racontant une histoire si romanesque que le spectateur peut s’interroger sur l’authenticité de la scène de rencontre unilatérale censée avoir enflammé le cœur de Dorante (I,14). Dorante est-il un croqueur de bourse, cynique et libertin, ou le héros de roman infortuné, à qui il ne manque que du bien pour être à sa place et tenir le discours qui sied à un homme de sa naissance, de son apparence et de sa valeur ?

           

            On le voit, la question du pouvoir de la parole agissante, de son efficience, de sa valeur et de sa vertu, est au centre d’au moins deux de nos œuvres sur trois : Le Phèdre de Platon et Les Fausses confidences de Marivaux.

            + que toute autre dramaturgie, la dramaturgie de Marivaux est une dramaturgie de la parole, entendue moins comme expression que comme action, au double sens d’action théâtrale et de pragmatique du discours, reconnu dans sa capacité à produire une action perlocutoire ou illocutoire, partant performative.  L’originalité de la dramaturgie de Marivaux fut, dès son époque, associée à la place accordée à la parole dans son théâtre : « ses comédies sont, il est vrai, sans action proprement dite, parce que tout s’y passe en discours bien + qu’en intrigue ; cependant, si l’action d’une pièce consiste, au moins en partie, dans la marche et le progrès des scènes, on peut dire que celles de Marivaux n’en sont pas tout à fait dépourvues » (D’Alembert, Eloge de Marivaux). C’est en effet la parole qui, moteur de l’action, par l’induction de paroles et d’actions qu’engendrent les interactions, assure la progression de l’intrigue lancée et relancée par les fausses confidences distillées par Dubois et par Monsieur Rémy : à l’acte I, scène 14, la confidence, vraie ou/et fausse, de l’amour fou de Dorante pour Araminte éveille chez cette dernière un sentiment qui n’existait pas[69], tandis que la fausse confidence de l’intérêt de Dorante pour Marton fait dans un 1er temps de la suivante devenue rivale de sa maîtresse l’alliée et l’adjuvant involontaire d’un couple qui la condamne (I, 4-6). Aussi le coup de théâtre, qui met fin au quiproquo provoqué par la fausse/ vraie révélation du destinataire et de l’objet du portrait de femme (II,4-II,9) comme de l’objet inconvenant de la contemplation déplacée de l’intendant (II,10) est-il alimenté par la double fausse confidence, par Dubois, puis par Monsieur Rémy, du riche parti rejeté par un Dorante énamouré (I,14, p.51 ; II,3). Enfin la lecture publique de la fausse lettre, interceptée par la médiation de personnages manipulés à d’autres fins que ce qu’ils croient (III,8), déclenche, en même temps que la dispute et le conflit ouvert entre les bouffons Monsieur Rémy et Madame Argante d’une part (III,5), Araminte et le trio formé par sa mère, le comte Dorimont et Marton d’autre part (III,8), l’aveu visé par la machination de Dubois (III,12). Dans cette pièce, la parole est donc tactique et il n’y a guère qu’Arlequin, benêt naïf et incapable de comprendre le véritable fonctionnement d’une parole duplice, pour croire qu’on puisse discourir « en attendant ». Tous les autres personnages ont bien perçu le caractère stratégique d’interactions soigneusement préparées et mises en scène comme autant de pièges, de machinations, de manipulations : manipulation des sentiments d’Araminte par une mère ambitieuse et autoritaire qui, faute de réussir à corrompre l’intendant que sa fille s’est choisi, cherche à obtenir son congé par tous les moyens, pour imposer à sa fille, avec l’intendant du comte Dorimont, un époux + conforme à ses ambitions nobiliaires (I,10, III,4-8) ; manipulation des sentiments, de la crédulité, de la désillusion et de la rancune de Marton par Monsieur Rémy et par Dubois, avec la complicité de Dorante, qui ne dément pas + les allégations des uns et des autres qu’il ne révèle la véritable identité d’ « elle » (I,4-5 ; III,2-11) ; mais aussi participation en retour de Marton au complot ourdi par Madame Argante pour obtenir, par la publicité du scandale, le congé de Dorante et, avec lui, le retour d’Araminte dans le giron du préjugé maternel ; manipulation  d’Araminte par Dorante et, en retour, de Dorante par Araminte, dans la scène de la dictée de la fausse lettre de réconciliation avec le comte Dorimont (II,13); manipulation enfin et surtout, et ce jusqu’au dénouement –le dernier mot lui est presque laissé-, de tous les autres personnages par Dubois, double du dramaturge, dramaturge et metteur en scène lui-même, et sur la visée et la moralité duquel on continuerait à s’interroger si l’on ne devait conclure au « triomphe de l’amour » par son entremise. Dramaturgie de la révélation du secret trahi, la mise en scène de ces dévoilements successifs et la publicité qui leur est constamment faite visent à modifier constamment la situation en acculant les héros à l’aveu de leurs sentiments. Dramaturgie de la parole manipulée et du secret demandé, exigé, trahi et révélé, dont la révélation même est brandie comme une menace (« si je disais un mot, ton maître sortirait bien vite », II,10), la dramaturgie des Fausses confidences est une dramaturgie de l’aveu, dans laquelle tout dépend d’un mot qui soutient l’intrigue et alimente le conflit : l’aveu, d’abord controuvé, mal on non démenti, embarrassant, puis attendu, vainement forcé, car éludé, dénié, retardé, manqué et finalement frustré par la prétérition, avant qu’il n’échappe , dans une ultime et double révélation chargé de mettre en fin, en même temps qu’à la dilation, au mensonge des manipulations : « que vous m’aimez, madame ! – Et voilà ce qui m’arrive » (III,12) ; « Cette joie me transporte. Je ne la mérite pas, Madame. Vous allez me l’ôter, mais il n’importe, il faut que vous soyez instruite […] Dans tout ce qui s’est passé chez vous, il n’y a rien de vrai que ma passion qui est infinie, et que le portrait que j’ai fait. Tous les incidents qui sont arrivés partent de l’industrie d’un domestique qui savait mon amour, qui m’en plaint, qui par le charme de l’espérance, du plaisir de vous voir, m’a pour ainsi dire forcé de consentir à son stratagème ; il voulait me faire valoir auprès de vous. Voilà, madame, ce que mon respect, mon amour et mon caractère ne me permettent pas de vous cacher ». On pourra donc prendre tour à tour Dubois, inducteur d’interactions linguistiques perlocutoires, comme un machiniste, un metteur en scène, un dramaturge épris du spectacle que lui donnent des marionnettes dont il connaît assez les ressorts psychologiques pour être sûr de sa propre maîtrise[70] ou pour un accoucheur d’amour, un Socrate qui créerait en coulisses les conditions de la révélation de la vérité de l’amour, un guide et un pédagogue dont la maïeutique n’aurait rien à envier à celle de Socrate, puisqu’elle apprend à s’aimer : à s’aimer soi-même (Dorante) et à aimer l’autre (Araminte). Alors la parole, qui distribue les rôles, lie les uns aux autres à travers les situations qu’elle engendre par sa portée performative, serait vraiment libératrice : elle libère Dorante de sa timidité de jeune 1er désargenté ; surtout elle libère Araminte du poids des conventions sociales et en fait une femme émancipée, capable de décider par elle-même, contre l’avis dominant qu’incarne Madame Argante, sa mère.

            « Pharmakon » : le discours, ambivalent, peut, à l’instar de la « drogue » à laquelle il est comparé, aliéner l’âme au corps et à la doxa du rhéteur ou la ramener, par la vertu de la dialectique et de la maïeutique, à sa véritable nature philosophe. Pour mettre en œuvre cette psychagogie, par quoi Socrate, pédagogue, affranchit Phèdre du joug de la doxa pour lui apprendre non seulement à bien penser, mais à penser en vue du bien, Platon oppose deux usages de la rhétorique et deux modalités de l’énonciation : la rhétorique et la dialectique d’une part, le discours et le dialogue d’autre part. Alors que la parole doxique, rapportée dans un texte monolithe, place l’auditeur, Phèdre, dans une position de totale adhésion vis-à-vis du discours qui lui est adressé, la force d’entraînement de la rhétorique reposant sur le vraisemblable, c.à.d. sur ce qui est reconnu comme vrai par la multitude[71], la dialectique sous-jacente à l’articulation des deux discours de Socrate marque l’avènement d’une parole qui met à mal l’autorité de l’art du rhéteur et débouche sur un dialogue renvoyant à la capacité d’engendrer une nouvelle situation discursive, en dehors de toute convention établie. Le dire fait alors le contraire de ce qui est prescrit par la situation discursive de départ. Le faire de la parole dialogique réside dans la mise en question de l’autorité du discours rhétorique en faisant entendre une réponse qui est imprévisible au regard des conditions énonciatives de départ. Non conventionnelle, la pragmatique de l’énonciation devient alors la pragmatique de l’invention d’actes de parole inattendus au regard de l’univers énonciatif de référence. A la différence du discours monolithe du rhéteur, le dialogue platonicien est l’ouverture dans la parole d’une distance dialogique qui l’entraîne à un retournement permanent vis-à-vis de ses conditions énonciatives de départ. En demandant à l’auteur des discours d’être « l’ami de la sagesse », le philosophe, et non « le sage », le « sophos », Platon bouleverse le dispositif énonciatif de la rhétorique persuasive et, à travers lui, toutes les situations discursives que suppose la reconduction en l’état des fondements doxiques de la vie collective, puisque le destinataire, en l’occurrence Isocrate, visé à travers le discours de Lysias, ne peut + se voir confirmé dans son identité sociale : « ce nouveau Marsyas m’a souvent mis dans des dispositions telles que je trouvais insupportable la vie que je menais », dit Alcibiade de Socrate dans Le Banquet. La dialectique et la parole dialogique de Socrate ne cherchent pas seulement à apprendre à bien penser, à organiser ses idées dans un tout organique, comme il en a fait la démonstration en corrigeant par la définition les défauts du discours de Lysias pour mieux procéder, dans sa palinodie, à un éloge méthodique de cette forme de folie qu’est l’amour ; elles cherchent à apprendre à penser en vue du bien :  « il me force d’avouer qu’étant moi-même imparfait en bien des choses, je me néglige moi-même pour m’occuper des affaires des Athéniens ». La transformation personnelle que  produit le dialogue philosophique est donc inséparable d’un changement de régime énonciatif. Agir par la parole, ce n’est pas transmettre une vérité consignée dans un énoncé, ni laisser parler des conventions ; c’est dégager l’implicite de toute positions énonciatrice : le dédoublement dialogique qui institue chaque homme comme destinateur et destinataire de la pensée dialectique.

            Si la parole poétique de Verlaine relève de l’acte de langage, c’est qu’elle ne se réduit pas à une simple description. Elle ne dit pas ce qui est, mais fait advenir le monde et les choses dans une situation discursive qu’elle engendre elle-même en venant tout nouer autour de la position énonciative impliquée dans l’acte de son dire. La valeur déclarative de la parole poétique constitue ainsi sa valeur performative et, ce faisant, rattache sa valeur illocutoire à sa position énonciatrice de départ. Ainsi, il ne faudrait pas voir dans Les Paysages belges le récit d’une fuite de Verlaine quittant Paris avec son épouse Mathilde, mais bien +tôt l’avènement du poème comme fuite hors des conditions énonciatives de la parole avérée socialement. Ce ne serait donc pas le voyage qui fait exister le poème, le justifie et le fonde, comme une parole qui courrait après l’action pour en décrire les péripéties. Le poème actualiserait une existence qui se vit sur le mode du départ. On tiendrait là la clé de l’absence de pittoresque dans ces poèmes qui ne nous proposent pas des cartes postales de telle ou telle ville de Belgique. A chaque fois, c’est un acte de langage qui reconduit, fait exister, donne sens, à l’être en fuite du poète. A chaque fois le poème inaugure par son dire une situation nouvelle, discursive de part en part. L’absence de pittoresque descriptif comme d’épanchement lyrique des états d’âme du poète tiendrait au fait que si Verlaine habite poétiquement le monde, au sens fort du terme, c’est que le poème devient sa demeure, au sens dynamique du mot. Associant acte illocutoire et acte perlocutoire par la dédoublement dialogique, la parole poétique fait advenir l’un à l’autre le poète et le monde : « Combien, ô voyageur, ce paysage blême/ Te mira toi-même ? » (Ariettes oubliées, IX). Il ne faudrait donc pas chercher le poète ailleurs que dans cette parole qui le fait exister  par sa valeur déclarative dans son être poétique. Dans le vers « Triste, triste était mon âme, / A cause, à cause d’une femme » (Ariettes oubliées VII), il ne faudrait pas penser l’acte poétique à partir du référent autobiographique, mais seulement à partir de l’acte poétique même ou, ce qui revient au même, du rapport poétique au monde : ce sont les répétitions de l’épithète et de la préposition qui étalent infiniment la tristesse et qui créent les conditions d’un éloignement infini de l’âme et de la femme par l’effet de rime intérieure produit par l’assonance. « âme »/ »femme ».  Par là la parole poétique trouve son élan en elle-même, en perturbant toutes les conditions énonciatives qui sont au principe des conventions sociales. Bouleversant l’ancienne dichotomie entre énoncé constatif et énoncé évaluatif, l’énonciation subvertit le partage entre le subjectif et l’objectif, le personnel et l’impersonnel pour le rejouer à travers le dédoublement dialogique de l’acte d’énonciation dans une sorte d’être hermaphrodite qui conjoint les opposés : « soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles/ Eprises de rien et de tout étonnées » (Ariettes oubliées, IV). Une analyse du fameux vers « il pleure dans mon cœur/ Comme il pleut sur la ville » suffit pour s’en convaincre : la résonance se fait dans les deux sens, produisant une imprégnation de l’âme par le paysage en voie de liquéfaction, ce qui réunit la liquéfaction de l’âme et de la nature (« pleure »/ « pleut »).  Du coup, l’intériorité et l’extériorité, le subjectif et l’objectif n’ont + de frontière claires : tout se met à bouger, créant les conditions d’un flottement, d’une volatilisation de toute distance et d’une imprégnation mutuelle. Ensuite, l’utilisation du pronom « il » sur le mode impersonnel allège le cœur de toute dimension subjective pour en faire le lieu vide d’une pluie qui crépite mécaniquement. Enfin la tension entre la personne d’univers « il » et l’adjectif possessif «mon » fait entendre la souffrance muette d’un cœur aimant et pleurant l’absence de l’être aimé. La force d’action de la parole poétique passe donc par la création de cet « être à deux » entre soi et le monde ouvert de l’intérieur par le dédoublement dialogique qui laisse résonner la voix au loin de l’être aimé.

 

            « Romances », « confidences », discours sur l’amour : on pourrait croire que les œuvres retenues pour réfléchir sur le pouvoir de la parole excluent du champ de cette parole la question, politique et sociale, des rapports entre la parole et le pouvoir, dans des sociétés et dans des genres littéraires et philosophiques où elle est pourtant centrale. En fait il n’en est rien, tant la force de la parole dialogique, théâtrale et poétique, telle qu’elle est mise en voix dans les fictions philosophiques, comiques et poétiques de Platon, Marivaux et Verlaine, autorise une analyse critique du « principe de la logique et de l’efficacité du langage d’institution », pour reprendre les termes de Bourdieu (Ce que parler veut dire)

            On sait Platon (427-347), issu d’une famille aristocratique qui se rattachait au fondateur légendaire d’Athènes ainsi qu’à Solon et témoin de la décadence du pouvoir d’Athènes, écrasée à la fin de la guerre du Péloponnèse (431-404) et agitée de troubles politiques sans fin, hostile à la démocratie, tenue pour responsable du déclin d’Athènes, entraînée par son esprit de conquête dans une guerre ruineuse, de la condamnation à mort de Socrate (399) et de la décadence logos, coupé par les sophistes[72] de toute référence ontologique et livré aux mains des logographes et autres maîtres de rhétorique qui, sous couvert de savoir, dévoient la vérité et vendent une technique, espérant exercer, par leur influence et leur fortune, un pouvoir et une autorité certains. « L’objet de mon enseignement, c’est comment administrer au mieux les affaires de sa maison et, pour ce qui est des affaires de l’Etat, savoir comment y avoir le + de puissance, et par l’action, et par la parole », proclame avec fierté Protagoras (319a), tandis que Platon, qui voit l’appétit de pouvoir et la vanité orgueilleuse dans cette ivresse que procure le maniement virtuose d’un logos apparemment invincible, mais réellement stérile, dénonce, en même temps que la corruption mercantile de la parole et de la vérité, l’illusion d’une toute puissance du savoir, réduit  la technique d’un discours creux, dans le portrait à charge que Le Sophiste brosse du personnage : «Il est un chasseur salarié d’une jeunesse riche ; un trafiquant de connaissances qui se rapportent à l’âme ; un marchand au détail eu égard à ces mêmes articles ;  un athlète de la parole ; un controvertiste ; il fait naître dans la jeunesse l’opinion qu’il est, personnellement, sur toutes les choses, le + savant des hommes ; il est un sorcier, un imitateur qui s’est réservé pour sa par la portion verbale de l’illusionnisme ». C’est incontestablement à la vanité d’un tel pouvoir et de l’autorité morale et politique qu’il confère que Platon s’attaque dans le Phèdre quand il retourne ironiquement l’accusation naguère imputée à Socrate, et qui lui valut condamnation à mort par un jury insensible à une parole autre que le plaidoyer judiciaire : la corruption de la jeunesse et l’impiété. Dans notre dialogue en effet, c’est Lysias qui séduit, au sens étymologique du terme, la jeunesse. C’est lui aussi qui blasphème, puisque le daimon de Socrate lui dicte de purifier sa bouche par une palinodie proprement enthousiasmée et dédiée à Pan et Eros, de peur que le dieu ne le frappe en châtiment de cécité. Surtout on peut voir, dans la critique de la circulation des écrits, en eux-mêmes sources d’illusion en ce qu’ils s’en remettent à une technique – la conservation de la trace de parole figée dans un texte érigé en modèle institutionnel – du soin de créer l’illusion d’un savoir universel, le signe d’une extension, par-delà l’enceinte des institutions démocratiques – l’assemblée de l’Ecclesia et le tribunal de l’Héliée-  d’une pratique non dialogique de la parole. Le pouvoir, déjà en soi délétère, de la parole du rhéteur devient la parole du pouvoir par la position d’autorité que l’écrit confère au logographe qui refuse le débat, là où, par ailleurs, le débat est supposé être la condition même d’exercice de la citoyenneté dans une Grèce démocratique. Il promeut ainsi une parole qui se soustrait à la contestation ou qui fait de la neutralisation de toute contestation le principe même de sa réussite. « En cela, la critique platonicienne de la rhétorique est une critique de l’autorité usurpée d’un mode d’écriture qui repose sur une logique de la persuasion, et donc qui, prétendant parler au nom des autres, confisque de fait la parole à ses auditeurs », conclut le rédacteur de l’introduction du thème dans le volume de la collection « concours poche : un thème à travers des œuvres » de chez Ellipses. Dès lors se pose la question de savoir qui, du rhéteur et de Socrate, est le + démocrate: celui dont le discours, enseigné et érigé en doxa, doit être nécessairement obéi, alors même que demande d’amour, il devrait supposer la réciprocité ? ou celui qui, sachant se rétracter, entame le dialogue ? « La démocratie se mesure-t-elle à l’unanimité des voix, à la constitution d’un chœur sans dissonance ou à l’aptitude à s’ouvrir à ce qui témoigne d’une différence irréductible et donc, rouvre toute position constituée à une interrogation permanente ? Est-elle aussi une démocratie consensuelle (doxique en son principe) ou une démocratie critique (renversant toutes les positions d’autorité) ? » continue le critique qui voit dans la palinodie dictée à Socrate par la voix étrangère de son daimon  le « signe d’un retournement du discours qui l’arrache à la possibilité de se fermer sur lui-même ». Alors que le discours de Lysias est un discours sans retournement, qui ne s’inquiète pas de sa propre vérité, ne pluralise pas les voix, ne change pas de point de vue, mais répète du début à la fin les mêmes arguments, sans passer par la permutation dialogique des places, sans se dédire ni faire de la trahison à toute fidélité finalement narcissique le principe de son développement, Socrate réclame droit de cité pour une parole qui prend le contrepied de l’instrumentalisation du discours par la rhétorique. Ce faisant il met en question l’autorité toute-puissante, dont Gorgias fait l’aveu dans le dialogue éponyme : »Je veux dire le pouvoir de persuader par ses discours les juges du tribunal ; les sénateurs dans le Conseil, les citoyens dans l’assemblée du peuple et dans toute autre réunion qui soit une réunion de concitoyens. Avec ce pouvoir, tu feras ton esclave du médecin, ton esclave du pédotribe, et quant au fameux financier, on reconnaîtra que ce n’est pas pour lui qu’il amasse de l’argent, mais pour autrui, pour toi qui sais parler et persuader les foules ».  En manifestant, face à l’autorité tyrannique de la parole persuasive, l’obligation sacrée, partant impérative, et incontournable de prononcer une autre parole, dialogique, qui retire son adhésion à ce qui est l’objet d’un consensus collectif, brise les idoles de la cité et bouleverse les conditions énonciatives socialement établies, Socrate incarne un contre-pouvoir et défend la liberté d’expression.

            Ce pouvoir de contestation de l’ordre établi, il eût été surprenant qu’on ne le retrouvât pas, d’une tout autre manière et dans un tout autre contexte, sous la plume de Verlaine, au lendemain de la Commune de Paris (18 mars-28 mai 1871), à laquelle il a participé aux côtés des insurgés, alors qu’il rompt avec les convenances de l’ordre social et moral bourgeois, en préférant à la vie rangée de père de famille qui s’offre à lui dans le milieu bourgeois de sa belle-famille le scandale d’une vie de bohème sulfureuse, puis en se lançant avec Rimbaud dans une longue errance à travers l’Europe et que l’ironie comme la refonte de l’oralité et la critique radicale de la subjectivité font de ses Romances sans paroles un recueil risqué, participant de la révolution poétique initiée par Mallarmé et poursuivie par ceux que Verlaine qualifiera en 1884 de « poètes maudits » : Charles Cros, qui publie Le Coffret de santal, la même année que Verlaine ses Romances sans paroles ; Tristan Corbière, dont les Amours jaunes sont édités la même année ; Rimbaud, dont Verlaine publiera en 1884 Une Saison en enfer, contemporain de l’expérience commune de « poésie objective ». De fait, et en dépit de la bipartition de l’œuvre de Verlaine entre, disons, des recueils lyriques, dont Romances sans paroles, et des recueils engagés, comme Les Vaincus, projet de poésie socialiste contemporain de la rédaction des Rsp, on ne saurait taxer cette poésie d’apolitisme : selon Arnaud Bernadet, « Streets II » dessine la géographie de Londres et de ses inégalités ; « Charleroi », qui évoque le monde des mines et de la métallurgie, peut être lu comme une dénonciation de l’exploitation des humbles, « une sorte de Germinal en mineur » : « Sites brutaux/ Oh ! votre haleine,/ Sueur humaine,/ Cri des métaux » ; quand aux chevaux de bois de « Bruxelles » qui tournent et retournent, avec leurs types sociaux caricaturaux, ils peuvent faire implicitement référence à la cavalerie déployée lors de la guerre franco-prussienne et mettre en tension la manière et l’idéologie. La clé du combat poétique et de l’insurrection contre les formes convenues de la parole autorisée dans une bourgeoisie bien-pensante nous est cependant avant tout livrée par un poème satirique de jeunesse, introduit en 1866 dans le recueil Poèmes saturniens : Monsieur Prudhomme :

Il est grave, il est maire et père de famille,
Son faux-col engloutit son oreille, ses yeux
Dans un rêve sans fin flottent insoucieux
Et le printemps en fleurs sur ses pantoufles brille

Que lui fait l'astre d'or, que lui fait la charmille
Où l'oiseau chante à l'ombre et que lui font les cieux
Et les prés verts et les gazons silencieux.
Monsieur Prud'Homme songe à marier sa fille,

Avec Monsieur Machin, un jeune homme cossu,
Il est juste milieu, botaniste et pansu
Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,

Ces fainéants barbus mal peignés, il les a
Plus en horreur que son éternel coryza
Et le printemps en fleurs brille sur ses pantoufles.

Manifeste de poésie autant que l’ « Art poétique », ce sonnet dénonce cette parole engoncée dans la certitude de tenir le monde entre ses mains, de faire du monde un chez soi aux couleurs de ses pantoufles. Armé de la parole poétique chauffé à blanc, Verlaine attaque la manière de ne vivre qu’à travers son appartenance à une société devenue terre d’élection de son bonheur olympien, de se croire l’orchestrateur de toutes choses, de prétendre détenir la clé des unions heureuses. Il raille la conviction intime, inébranlable, que tout doit se conformer à la volonté impériale de bonheur par une harmonie préétablie, quasi divine, avec soi-même et les autres. Il daube cette bourgeoisie soucieuse de respectabilité, qui veut tailler un monde à la mesure de son désir de confort et de sécurité et, surtout, de veiller à sa descendance en organisant des alliances heureuses. Monsieur Prudhomme face au poète que la société bien-pensante méprise, c’est madame Argante éprise d’élévation sociale pour sa fille. Mais c’est aussi Lysias, l’homme de la doxa qui trouve Socrate atopos.

Or au moment où Verlaine, sommé par Mathilde de Meauté à se ranger lui-même dans la vie tout ordonnée du couple bourgeois, avec travail et enfant, oscille entre les deux univers, puis, en fuyant la vie parentale et les obligations familiales induites par le mariage en 1870 et la naissance du petit Georges en 1871, s’ »exile » de l’ordre familial et bourgeois, le drame de Monsieur Prud’homme est devenu son drame, comme le montre clairement le portrait de « la petite épouse » et de la « fille aînée » reparue « en robe d’été/ Blanche et jaune avec des fleurs de rideaux », en écho à la robe grise à ruches vertes de la Bonne chanson, mais sans « plus l’humide gaieté/ Du + délirants de tous nos tantôts », au lendemain de la dernière extase amoureuse, langoureuse, de « Birds in the Night ». Dès lors on pourrait lire dans « Childe wife » un appel à voir revenir vers le poète la femme-enfant qui a fui[73] parce qu’elle n’est pas capable de  se laisse rpas surprendre par l’amour, qui reste raisonnable, soucieuse de sa respectabilité sociale ou du confort conjugal , à qui le poète des « Ariettes oubliées » n’oserait pas avouer « la terrible chose », parce qu’elle n’est pas capable de faire de l’amour le mot d’ordre de la contestation d’un mariage empesé de morale bourgeoise asséchante et de dire avec lui : « si notre vie a des instants moroses,/ Du moins nous serons, n’st-ce pas, deux pleureuses ? » (Ariettes oubliées, IV) : « Car vous avez eu peur de l’orage du cœur/ Qui grondait et sifflait,/ Et vous bêlâtes vers votre mère – ô douleur !- comme un triste agnelet ». La belle-mère de Verlaine serait une nouvelle madame Argante, qui aurait eu affaire à une Araminte cédant à ses conseils de modération et de prudence.  La poésie des amours jaunes, des amours scandaleuses et illicites avec Rimbaud obéissant non seulement à la même impulsion à situer l’amour par-delà toutes les règles de la vie conjugale et familiale, mais également à faire de la parole poétique un rempart contre l’entreprise de réduction de l’homme à un bonheur social, la mélancolie des Romances sans paroles ne seraient pas seulement le commentaire de l’âme en peine du poète confronté à des événements malheureux survenus dans sa vie. Ce serait la parole poétique et non la vie qui serait l’initiatrice du malheur du poète saturnien, de la tristesse de son âme, de l’exil inconsolable qui se dit dans l’Ariette oubliée VII : »est-il possible – le fût-il,-/ Ce fier exil, ce triste exil ? // Mon âme dit à mon cœur : Sais-je/ Moi-même, que nous veut ce piège// D’être présents bien qu’exilés,/ Encore que loin en allés ? ». La parole poétique n’exprimerait pas l’âme en peine, mais serait une âme en peine : «en ce sens l’expérience malheureuse du monde qu’elle fait naître est l’expérience heureuse de sa propre réussite performative. Là réside le secret de la force critique des Romances sans paroles : l’acte poétique est un acte politique en ce qu’il se produit en subvertissant par son seul retentissement la parole sociale sédimentée dans les conventions des usages communs.

            Dans la France de Louis XV, qui se souvient des plaisirs de la  Régence (Les Fausses confidences, qui datent de 1737, évoquent les lieux de mondanité parisienne qui ont caractérisé la fête de la Régence  (à l’opéra ou la comédie, la haute bourgeoisie côtoie la noblesse), mais où la mobilité sociale dépend des fortunes, compromises par la banqueroute de Law, la question financière est au cœur des relations sociales, des rapports sociaux, des mutations sociales, des mariages arrangés et l’on est finalement moins ce que l’on naît que ce que l’on vaut, en fonction de la nature des relations libres ou ancillaires que l’on entretient avec ses partenaires de jeu. C’est ainsi que dans la comédie des Fausses Confidences, mère d’une riche veuve à marier et oncle d’un neveu contraint par la ruine de son père à se (re)construire une fortune par un mariage d’intérêt, mesurent l’estime qu’ils accordent aux jeunes premiers à l’aune de leurs ambitions et de leur rapport à l’argent. Madame Argante, «extrêmement entêtée » du mariage de sa fille Araminte avec le comte Dorimont[74], ne comprend pas que sa fille n’ait pas l’ambition de faire le mariage[75] que sa fortune de veuve d’un financier l’autorise d’autant mieux à espérer que le noble Dorimont est intéressé à faire une alliance qui lui évitera un procès et l’aidera à redresser une fortune foncière, immobilière et mobilière peut-être compromise. Elle n’a en conséquence que mépris pour un intendant « bien pris », qui a l’insolence de ne pas entrer dans ses vues[76] et d’avoir une mine, un comportement et des aspirations déplacés pour sa « basse condition » d’employé dans la misère. Aussi lui dénie-t-elle le droit de parler, indiquant ainsi sur quoi se fonde la parole d’autorité, qui est ou non autorisé, habilité à parler par la société, en fonction de sa fortune, de sa condition et de son statut : »Il ne s’agit pas de ce que vous pensez, gardez votre petite réflexion roturière, et servez-nous, si vous êtes de nos amis » (I,10) ; « Adieu, Mosnieur l’homme d’affaires, qui n’avez fait celles de personne ». Disqualification (taisez-vous) et intimidation (attention si vous n’obtempérez pas) caractérisent ici l’autorité tyrannique d’une parole dont le pouvoir est habilité socialement, la dispute entre Madame Argante et Monsieur Rémy, porte parole alors d’un Tiers Etat convaincu de l’égalité des rangs, prouvant à l’acte III combien le combat entre Madame Argante et Dorante oppose le mépris social et économique de la parvenue pour le déclassé : « son sort ! Le sort d’un intendant ; que cela est beau ! » (III,7) ; « la fortune à cet homme-là (III,13) ; « ne fût-ce que par bienséance, il faudra qu’elle le chasse » (III,4). De son côté Monsieur Rémy, autre entremetteur et autre metteur en scène qui cherche, lui aussi, à écrire sa pièce, déshérite son neveu quand celui-ci refuse le riche parti qu’il lui a trouvé[77] : « ainsi mon neveu, prenez toujours vos petites précautions, et mettez-vous en état de vous passer de mon bien » (I,3). Pourtant la querelle des fâcheux n’empêche pas Monsieur Rémy, incarnation d’un Tiers-Etat parvenu aux responsabilités et sûr de lui, de défendre l’égalité des conditions, compte tenu du mérite, de la bonne mine et de la naissance. Ainsi s’esquisse, grâce à ce Pérou qu’est la « bonne mine » du chevalier servant, par la vertu des machinations de Dubois et en raison de la liberté conquise de haute lutte par Araminte, la possibilité d’un compromis qui consiste à socialiser le mariage d’amour pour faire coïncider le désir amoureux avec les exigences d’une société en évolution qui commence à rendre les classes + perméables les unes aux autres. Certes il ne s’agit pas de faire le grand écart, mais de combler un fossé raisonnable entre une Araminte qui n’est pas encore comtesse et un Dorante qui n’a jamais appartenu auparavant qu’à lui-même et qui pourrait devenir avocat, de sorte que la fiction, suggérée par Dubois, d’une entrée en condition par passion est vraisemblable. La didascalie qui coupe la parole d’Araminte, entre l’aveu de Dorante et son pardon, figure l’espace-temps de la voix sociale, qui dialogue avec le cœur de la jeune femme et en confirme le choix, en accordant la consécration sociale du désir amoureux : »Araminte, le regardant quelque temps sans parler. La pluie de pleurs qui ponctuent les scènes de réconciliations mèneraient les grandes âmes au bord du drame bourgeois ou de la comédie larmoyante, si le dernier échange entre Arlequin et Dubois ne rappelait la prise de pouvoir symbolique du valet confident, au statut de père détenteur du pouvoir familial propre à assurer la reproduction sociale par le mariage des enfants[78] et dont certaines paroles laissent échapper une volonté de fusion-confusion avec son maître Dorante[79], mais aussi un désir enfoui d’union avec le corps interdit du maître, ici Araminte, traité comme une proie, un bien ou un ennemi à vaincre par la puissance d’une machine de guerre lancée contre les prérogatives des maîtres que sont l’amour-propre, la supériorité intellectuelle et la domination économique : »Fierté, raison, richesse, il faudra que tout se rende » (I,2).

            « Fragments du discours amoureux »

            « Parlez-moi d’amour/ Redites-moi des choses tendres/ Votre beau discours, mon cœur n’est pas las de l’entendre/ Pourvu que toujours vous répétiez ces mots suprêmes : je vous aime ». Cette chanson populaire des années 1930, reprise par Barbara, montre l’intimité de la parole et de l’amour dans la pensée et la littérature occidentale, depuis le Banquet et le Phèdre de Platon, dialogues qui explorent par le logos la nature de l’amour jusqu’au Fragment du discours amoureux de Barthes, en passant par la poésie lyrique, le roman courtois, les codes de la Préciosité comme la Carte du Tendre… et le marivaudage. L’antinomie du discours de Lysias, hypocrite, et du discours de Socrate, placé sous le patronage d’Eros le dit : l’amour n’est pas à chercher dans les corps, mais dans le langage, la parole, le discours amoureux.

            La 1ère visée du discours amoureux est la séduction, la conquête amoureuse : il s’agit de faire tomber l’autre dans le piège de l’amour par de beaux discours et de l’amener à céder par de belles paroles. Ainsi procèdent les libertins Dom Juan, dans l’acte II de la pièce de Molière avec Charlotte et Mathurine, ou Valmont, dans Les Liaisons dangereuses de Laclos, pour capturer leurs proies, toutes classes sociales confondues. Ainsi procèderait, sans l’intervention de Socrate, Lysias, par la médiation de son éloge sophistique de l’amour, assimilé à un calcul de plaisir et d’intérêt : l’amour étant source d’inconvénients, mieux vaut opter pour une sexualité déliée de tout sentiment amoureux. Ainsi procède, d’une manière qui paraîtrait cynique s’il ne s’agissait, avant tout et in fine, de faire accoucher Araminte du désir, Dubois avec ses stratégies complexes de discours, dont le récit, dramatisé, sinon fictionnalisé, de l’inamoramento de Dorante ou la fausse lettre de l’acte III, scène 8, pour forcer l’aveu par la divulgation d’un secret cruellement divulgué : « Retirez-vous », dit à Dorante Araminte, qui en a trop entendu pour un amour qui ne saurait se dire avec autant d’éclat. Car l’amour, et c’est là toute la complexité de la parole amoureuse, peut appeler le silence, le secret, soit la tragédie de la parole révèle la tragédie de l’interdit, comme dans Phèdre ou La Princesse de Clèves, soit que l’amant transi cache son amour impossible, soit qu’il ne veuille pas étouffer l’objet aimé sous le poids de son amour, comme Dorante : »ne faut-il pas alors, précisément parce que je l’aime, lui cacher combien je l’aime ? ».

            Car, le glissement de la critique du désir d’incorporation, qu’accompagne la pulsion de mort[80] à l’éloge de la folie amoureuse comme transfiguration de l’âme au contact du corps sensible le dit dans le passage du discours de Lysias et du 1er discours de Socrate sur la « forme gauche » de l’amour à la palinodie enamourée, la parole amoureuse opère une substitution qui est d’abord une sublimation. On fait passer la violence de la passion, -Freud dit des pulsions sexuelles-, par le tamis des mots, eux-mêmes soumis aux codes culturels et artistiques, dans le dialogue de Platon l’ironique badinage amoureux de Socrate avec Phèdre et le mythe de l’attelage ailé. Ce n’est + la parole performative décrite par Austin dans Quand dire, c’est faire, c’est +tôt : « dire +tôt que faire », voire « dire et surtout ne pas faire ».  Dans le discours de Socrate, la pulsion orale cède le pas à ce que la psychanalyse appelle la « pulsion scopique » et la contemplation de la beauté sensible, expérience de la vision qui remémore à l’âme les formes et les idées pures qu’elle a contemplées en pleine lumière, provoque un transport amoureux qui rend les amants aphasiques, mais qui produit aussi une opération de transfert, par quoi l’âme quitte l’Eros sensible pour s »attacher à la parole amoureuse de l’amour, à savoir la philosophie. Tout un pan de l’amour courtois et du néoplatonisme repose ainsi sur l’idéalisation de l’objet aimé, idéalisation qui persiste en dehors de la littérature courtoise, par exemple quand Dorante parle de celle qu’il aime à Araminte, qui n’est pas censée savoir qu’il d’agit d’elle-même : »Etre aimé, moi ! non, Madame. Son état est au-dessus du mien […] Dispensez-moi de la louer, Madame : je l’égarerais en la peignant. On ne connaît rien de si beau ni de si aimable qu’elle ! et jamais elle ne me parle ou ne me regarde, que mon amour n’en augmente ». L’être aimé étant ainsi au-dessus de toute ce que l’amant peut produire comme discours, cette idéalisation culmine avec le topos du portrait qui suit immédiatement ces paroles : »le plaisir de la voir quelquefois, et d’être avec elle, est tout ce que je me propose […] Je veux dire avec son portrait, quand je ne la vois point » (II,15). De processus d’idéalisation a pour revers la dés-idéalisation, qui menace quand l’amour cesse : c’est précisément le thème de « Birds in the night » ou de « Child wife » dans Romances sans paroles.

            Le processus de substitution propre au discours amoureux peut aussi passer par un circuit de paroles, soit que le discours procède par détour, déplacement du sujet et de l’objet, comme quand Dorante et Araminte parlent d’affaires banales pour suspendre l’aveu ou que Socrate , qui ne parvient à produire son discours adéquat à son objet, l’amour, qu’après avoir écouté le discours de Lysias lu par Phèdre (1er déplacement, 1er transfert) et prononcé son 1er discours « voilé », biaisé (2ème transfert), passe par la médiation du mythe, faisant parler les autres avant de parler lui-même et d’entamer le dialogue, ce que Lacan commente ainsi : » c’est parce que l’on parle de l’amour qu’il faut en passer par là, et que Socrate est obligé de procéder ainsi ». Ainsi, non seulement le locuteur ne cesse de changer, mais, d’une discussion à l’autre, le destinataire du discours peut aussi changer : il est difficile se savoir sur le destinataire des « Ariettes oubliées » est Mathilde ou Rimbaud. Barthes décrit ainsi ces « glissements progressifs » qui constituent l’harmonique propre au discours amoureux qui est perpétuel commentaire : »La pulsion du commentaire se déplace, suit la voie des substitutions. C’est au départ pour l’autre que le je discourt sur la relation ; mais ce peut être aussi devant le confident : de tu je passe au il. Et puis, de il passe au on : j’élabore un discours abstrait sur l’amour, une philosophie de la chose, qui ne serait donc, en somme, qu’un baratin généralisé »[81]. Toute l’ambivalence du discours amoureux est là : discours d’amour adressé à un autre (Lysias par son discours contre l’amour tenterait de séduire Phèdre et Socrate, par son 1er discours, tenterait à son tour de séduire Phèdre) ou discours sur l’amour ? En fait il se pourrait que la question fût non pertinente, tant la parole d’amour est par définition parole de désir, « déplacée », non convenable : Socrate minaude, fait des manières, minaude, se cache le visage, tous signes empruntés à la rhétorique amoureuse, avant de prononcer un éloge de l’amour d’Eros, qui est aussi amour de la parole amoureuse, amour de l’amour. « Type qui est atteint de la maladie des discours », « amoureux des discours », Socrate est amoureux de la philosophie, c.à.d. d’un discours sur l’amour qui ne soit ni pure gymnastique rhétorique ni virtuosité verbale, mais parole vivante et inspirée, parole-don, dans un lien à l’autre toujours renouvelé. Loin de toute convention sociale, Socrate, Araminte et Verlaine cherche un régime énonciatif de la parole « sauvage », « délirante », »indocile », « fantomatique », qui soit autre que celui procédant de la logique de l’étiquetage social. Parler, c’est dans nos trois œuvres donner la parole à ce qui est exclu du jeu social, et ce qui est placé dans cette position du mort, c’est l’amour, le désir.

           

            Si le dialogue qui s’engage entre Socrate et Phèdre porte tout de suite sur l’amour, c’est que se demander comment parler, c’est avant tout se demander comment parler de l’amour, comment faire de la parole la parole de l’amour, comment faire que la parole naisse de l’amour et l’amour de la parole. En effet Lysias, en ramenant la passion amoureuse à un comportement insensé et en défendant la thèse selon laquelle il faut être « insensible à l’amour » pour être « maître de soi », « ceux qui n’aiment pas » restant « maîtres d’eux-mêmes », méconnaît tout à la fois la nature de l’amour et du logos. De même qu’il veut transformer la relation érotique en un contrat, qui réclame toute la lucidité des parties et un soin calculateur pour en retirer des avantages réciproques en termes d’adaptation harmonieuse à la vie sociale, il conçoit le logos comme l’outil d’une souveraineté subjective qui se protège du risque de basculer dans l’affolement du sens. Du coup, l’exigence d’une bonne conduite sociale vient réduire au silence l’amour dans sa turbulence native : »ceux qui ne sont pas épris n’ont jamais subi les reproches des leurs pour avoir à cause de l’amour mal calculé leur intérêt.

            Par la palinodie de Socrate, Platon s’inscrit en faux contre cet assagissement raisonnable de l’amour et contre cette célébration de l’amant sans amour, qui détériore la relation  entre l’éraste (l’amant adulte) et l’éromène (l’aimé jeune homme), institution athénienne que Platon voit comme une paideia (une relation éducative), source de vertu (arété). Or il le fait en nouant un lien indéfectible entre Eros et Logos. En effet, l’attaque de Platon contre la rhétorique comme maîtrise du discours et discours du maître (sophos) fait corps avec sa dénonciation de cet amour sage et discipliné qui relève d’une morale publique dont Lysias se fait ingénument le porte-parole : «ce sont de sots discours, et quelque peu impies ; peut-il y avoir rien de + fâcheux ? ».A la parole qui souille et stérilise l’homme, il faut donc opposer une autre parole, érotique, qui implique le principe de se dédire pour pouvoir faire entendre autre choses, de retourner le discours de Lysias pour faire entendre en lui la voix du désir amoureux. Cette parole n’est + une parole froide, impersonnelle, argumentée, mais une parole enthousiaste, prise au piège des passions, l’éloge de la folie (mania) sous ses 4 formes, divinatoire, expiatoire, poétique =, amoureuse) étant indissociable de la reconnaissance que le logos fait naître une dimension érotique irréductible en l’homme : c’est pour notre + grande félicité que cette espèce de délire nous a été donné ».

Enfin et surtout, la palinodie de Socrate témoigne que l’amour, qui fait parler, oriente vers l’autre et l’élève, alors que l’homme sans amour de Lysias, qui  est un homme sans logos, est un homme « gâté par une sagesse mortelle, appliquée à ménager des intérêts périssables et frivoles, n’enfantant dans l’âme de l’aimé que cette bassesse que la foule décore du nom de vertu ». En effet, parler en se laissant inspirer par  la parole, c’est être pris dans une relation dialogique en miroir, où l’amant voit en l’aimé son âme qui cherche à prendre son envol pour se porter vers une hauteur de vie inassimilable à l’existence des hommes dans la cité : « il aime donc, mais il ne sait pas quoi ; […] il ne s’aperçoit pas qu’il se voit dans son amant comme dans un miroir […] Son amour est l’image réfléchie de l’amour de son amant. Catastrophique au sens étymologique du terme, l’amour, comme le logos, fait donc accomplir ce mouvement sur soi-même qui fait changer de direction. Et c’est en cela que la parole amoureuse est inspirée ou possédée par l’appel d’un ailleurs qui reste protégé dans son lointain vis-à-vis de tout ordre institué. L’amour « se fait accuser de folie » parce qu’il éloigne de la cité, pour qui sa parole reste inaudible, dénue de sens, inarticulable dans les termes d’une vie sociale établie : « quand la vue de la beauté terrestre réveille le souvenir de la beauté véritable, l’âme… se fait accuser de folie ». Mais cette folie amoureuse qui éloigne la cité de l’homme lui permet aussi de se libérer de la pesanteur d’une parole tournée vers la reproduction en l’état de l’ordre établi. Si Socrate, l’amoureux des discours qui conçoit le discours philosophique comme un discours amoureux, est atopos, c’est que ne désire qu’un être qui parle et qui habite la parole comme le lieu de sa propre destination humaine, par-delà toute appartenance à la vie organisée de la cité, tout en y faisant retentir l’appel d’un lointain irréductible.

 

Avec le personnage d’Araminte, Marivaux explore cette force irrépressible du désir, qui se noue à l’intérieur de la parole et se répand en dédoublant le sens des échanges conditionnés par les rapports sociaux. Quand elle tombe sous le charme de Dorante, en réponse à la parole silencieuse de son salut, elle ignore son identité et sa condition, aussi touchante qu’embarrassante pour une belle âme aux prises sans doute moins avec les préjugés qu’avec la crainte d’avoir à subir et à faire subir des propos malséants : « Marton, quel est donc cet homme qui vient de me saluer si gracieusement, et qui passe sur la terrasse ? » (I,6). Le d »sir de s’entretenir avec celui qui l’a saluée si gracieusement est alors irrépressible : «Eh bien, qu’on le fasse venir : pourquoi s’en va-t-il ? ». Une fois connu le motif de sa visite (être engagé comme intendant), elle fait état de sa crainte, comme un aveu de son amour naissant pour lui, d’avoir à essuyer des propos malséants le concernant. Mais Marton fait tomber ses scrupules par la réplique qu’elle attend : »que voulez-vous qu’on dise ? Est-on obligé de n’avoir que des intendants mal faits ? » L’amour est déjà là, sans qu’Araminte puisse se l’avouer à elle-même, mais il passe par une autre parole, par une autre scène : la scène de l’engagement du contrat, de la visibilité sociale, si bien que l’enjeu dramatique de la pièce sera de trancher entre l’intendant qu’Araminte s’est choisi,  sur la recommandation de Monsieur Rémy, son procureur, il est vrai, mais envers et contre tous, y compris Dubois qui la manipule à l’insu de son plein gré, et l’intendant que sa mère souhaite lui voir prendre, sur la recommandation du comte Dorimont, qu’elle veut voir sa fille épouser. « Appelez-le ! Qu’il vienne ! » ; « un de mes amis me parla avant-hier d’un intendant qu’il doit m’envoyer aujourd’hui ; mais je m’en tiens  vous » (I,7) : la crue du désir prend la forme d’une promesse d’embauche,  et la réponse de Dorante noue le désir dans la parole sociale, selon la même logique de double entente, de double écoute : »j’espère, Madame, que mon zèle justifiera la préférence dont vous m’honorez, et que je vous supplie de me conserver. Rien ne m’affligerait tant à présent que de la perdre ». Quelque chose se scelle par des paroles, dont le sens reste indéterminé et échappe à la conscience des locuteurs ; quelque chose se dit par-delà ou en-deçà de ce qui est proféré, en porte-à-faux avec la situation, selon le principe d’un déplacement vers une autre scène, fantomatique mais déterminante, par rapport à ce qui est l’objet des échanges et le contexte social de leur déclaration. Mais en même temps, et compte tenu de la situation, c’est ce même medium qui permet à la relation de se nouer, en franchissant les frontières déterminées par les conditions sociales. Dans cette comédie du désir et des convenances, du désir inconvenant, la parole amoureuse doit se frayer un chemin obvie.

Le discours de et sur Dorante l’atteste : l’amour, qui franchit les frontières sociales et ne se laisse jamais réduire à des considérations de « condition »,mais qui n’est nulle part ailleurs que dans une société qui, au nom de la parole habilitée de l’ordre établi sur l’intérêt, le réduit à l’avance au silence ou au secret, partant à la dissimulation et au double langage suspect, est folie parce qu’il porte sur l’impossible. Dorante le reconnaît : le projet « me paraît extravagant, à moi qui m’y prête », « moi qui ne suis rien, moi qui n’ait point de bien », moi qui « l’aime avec passion », c.à.d. juste avec ma passion, sans argent, sans condition sociale prestigieuse, sans titre, sans nom. Dubois le dit à Araminte dans le portrait qu’il fais astucieusement de Dorante comme une personne inconvenante : il est « timbré », « tombé fou », «  a perdu la raison ». Monsieur Rémy s’étonne de sa conduite aberrante quand il refuse, après le mariage convenable avec Marton, la proposition de mariage avec la riche et estimable « dame de 35 ans » qui a « 15 000 livres de rente » et veut faire la fortune de l’infortuné : »Dorante, sais-tu bien qu’il n’y a pas de fou aux Petites-Maisons de ta force ? » (II,3). Ce « rêveur » au bord de l’apathie amoureuse n’a pas d’autre réponse pour justifier son refus que : « nous ne serions heureux ni l’un ni l’autre » ; « j’ai le cœur pris, j’aime ailleurs » ; j’aime l’ailleurs de mon amour, mon amour comme l’ailleurs de toute vie sociale instituée. Ainsi l’embarquement clandestin de cet amour secret sur la voie de la duplicité, du double sens, sinon du double langage, ne relèverait pas tant de la manipulation, de la machination d’un croqueur de dot complice des menées d’un valet intrigant que de la dissonance d’une parole amoureuse, secrète, silencieuse, tortueuse, qui met en crise l’autorité du mariage raisonnable, où les parties supposent un contrat permettant de déterminer les droits et les devoirs de chacun et reposant, sous la forme d’une transaction, sur l’intérêt bien compris. Dorante serait, dans la manière dont son amour ne peut s’avancer qu’en se dissimulant, qu’en faisant entendre silencieusement sa voix dans les paroles convenues, pétries de la bonne conscience morale, celui qui refuse le performatif de la scène sociale éclairée par les lois de la bienséance et qui opte pour le performatif de l’amour, sans scène attitrée, sans lieu patenté, juste à fleur de parole, comme un secret qu’il s’agit de faire tenir dans l’espace vide d’une déclaration, par une parole qui crée l’étourdissement de l’ailleurs du désir : « je me meurs ! » (III,12), à quoi fait écho l’égarement d’Araminte : « je ne sais + où je suis ».

 

Romances sans paroles : si l’amour s’inscrit dans le titre du recueil de Verlaine, c’est sous le signe de l’équivoque, entre présence (tension entre la parole et le chant, la « romance » présuppose le lyrisme amoureux) et absence (ce lyrisme sentimental est nié aussitôt qu’affirmé), singulier et pluriel, parole et silence. Aussi l’évocation d’amants unis ou désunis est-elle à la fois omniprésente et fragmentaire dans le recueil, où la voix amoureuse, confrontée au silence de l’objet aimé, dit ce qu’il reste d’une romance déclinée au passé, comme si le désir de l’autre ne pouvait jamais se dire que sur le mode testamentaire.

La 1ère remarque que l’on peut faire est que quand la romance « en allée » cherche à faire revivre par les mots son « amour qui n’est + que souvenance », elle ne saisit que des bribes, des fragments : ici la toilette, surface comparable aux toiles postimpressionnistes des Nabis, mais dont le sarcasme souligne le conformisme bourgeois[82] ; là le discours rapporté d’une promesse caduque[83] ou d’une exclamation bien pensante[84], un éclat de voix blessant ; ailleurs encore la caresse d’une main sur le piano familial, le son d’une voix qui s’élève pour entonner une romance, ou les derniers effluves du parfum d’ »Elle », à qui la majuscule confère le charme mystérieux de l’unique, de la Femme, déifiée : « Un air bien vieux, bien faible et bien charmant,/ Rôde discret, épeuré quasiment,/ Par le boudoir longtemps parfumé d’Elle ».

Pourtant l’identité de cet objet est aussi ambiguë que celle du sujet lyrique : qui est la « Kate » de « A Poor Young Shepherd » ? Qui est l’autre du « nôtre », à qui la parole incertaine de la 1ère ariette oubliée s’adresse pour questionner cet autre silencieux et le prendre à témoin de l’échange douloureux : »Cette âme qui se lamente/ En cette plainte dormante/ C’est la nôtre, n’est-ce pas ? / La mienne, dis, et la tienne,/ Dont s’exhale l’humble antienne/ Par ce tiède soir tout bas ? » Les pronoms, comme les personnes, sont interchangeables et ce trouble, ce flottement dans l’énonciation sont caractéristiques de l’esthétique de Verlaine, de son goût pour le « vague » et « l’imprécis », qui renforce l’ambiguïté liée au sexe en féminisant les « âmes sœurs » de l’Ariette IV[85] ou en rendant l’allégorie poétique du « Elle » de Beams proprement indiscernable.

Dans « colloque sentimental », le dernier poème des Fêtes galantes, le dialogue entre les amants fantomatiques, théâtralisé, opposait la voix qui idéalise l’union à celle qui désacralise l’aventure terminée :

 

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l'heure passé.

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l'on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.

- Te souvient-il de notre extase ancienne?
- Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne?

- Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom?
Toujours vois-tu mon âme en rêve? - Non.

Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! - C'est possible.

- Qu'il était bleu, le ciel, et grand, l'espoir !
- L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.

Dans Romances sans paroles, le poète ne reprend pas la forme dialoguée, mais conserve cette double tonalité, entre nostalgie et amertume. Dès la 1ère ariette, la fusion sensuelle des corps, mêlés aux éléments naturels, et la petite mort qui suit se heurte à une mélancolie dont l’instance poétique doute qu’elle soit partagée. L’on retrouve dans « Streets » cette double tonalité, entre nostalgie et amertume : le passé s’y oppose au présent et la mélancolie liée aux amours perdues est rompue par le refrain. L’alternance entre l’octosyllabe et le tétrasyllabe provoque un déséquilibre qui reflète le tiraillement intérieur du moi écartelé entre son désir d’ordre et d’innocence et l’envie de plonger dans le désordre de la passion. Récit dramatisé de la séparation, la parole en crise brise alors la douceur du chant pour  laisser place aux éclats de voix et aux reproches qui scandent le poème dans « Birds in the night » et dans « Child wife », où le poète reporte la faute sur la jeune femme, en se dégageant, par l’invective et la caricature de la femme-enfant, transformée en furie hystérique et ridicule, de toute responsabilité. La parole poétique a alors une double fonction. Parole de déliaison, elle accomplit la séparation et inverse ainsi le mouvement d’offrande poétique de « Green », en multipliant les reproches comme autant de justification du départ, de la rupture, de la fuite, lisant dans le regard le signe funeste d’une perte :  « vous êtes si jeune, ô ma froide sœur,/ Que votre cœur doit être indifférent » ; « quand je vous disais, dans mes moments noirs,/ Que vos yeux, foyers de mes vieux espoirs,/ Ne couvaient + rien que la trahison » ; « vous ne m’aimiez pas, l’affaire est conclue » . L’amour serait donc toujours déjà mort dans et à travers la distance infranchissable entre les êtres ou la conscience d’une culpabilité irrémissible[86]. Mais dans le même temps persiste un appel à résister à la disparition de son propre désir dans la douleur inguérissable de l’absence, de l’agonie sans fin de l’amour, comme une façon de dire son amour et donc de faire venir à soi l’être aimé par delà ce qui engage par ailleurs sa mort définitive au regard du désir qu’on portait : »vous qui fûtes ma Belle, ma Chérie,/ Encore que de vous vienne ma souffrance,/ N’êtes vous donc pas toujours ma Patrie ? » ; « d’être présents bien qu’exilés,/ Encore que bien en allés » ; « mon amour qui n’est + que souvenance,/ Quoique sous vos coups il saigne et qu’il pleure ». L’exil devient alors la façon pour Verlaine de faire de son amour mort le tout de sa vie : »Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous » (« Green »), l’amour restant « jeune jusqu’à la mort » (« Child wife ») par la parole qui le profère, puisque, tel le Phénix, il renaît de ses cendres par la parole qui en dit l’absence définitive, et ce faisant ne l’évoque jamais que sous l’angle de l’écart irréductible qui les tient définitivement à distance l’un de l’autre : « Mais quelle entreprise/ Que d’être l’amant près d’une promise » (« A poor Young shepherd ») ; « je crains toujours – ce qu’est d’attendre !- / Quelque fuite atroce de vous » » (« Spleen »). Le désir, né dans la fuite qui n’en finit pas, se prolonge indéfiniment à travers le départ inévitable de l’être aimé.  C’est ce qui amène Verlaine à multiplier les marques autour de cette proximité douloureuse dans la distance infranchissable qui sépare à jamais les amants : »Cette âme qui se lamente/ En cette plainte dormante/ C’est la nôtre n’est-ce pas ? / La mienne, dis, et la tienne ? » (Ariettes oubliées I). La tournure interrogative, récurrente, redouble la séparation, fait passer entre les amants le souffle de la parole comme ce qui les écarte l’un de l’autre et les rapporte à cette âme impersonnelle qui se lamente « sous l’eau qui vire » d’un ruisseau. « L’amour est lié à ce toucher à distance des cœurs ou des âmes que la parole poétique fait retentir dans l’espace vide des mots », concluent les rédacteurs du 3 en 1 de poche Ellipses, dont nous avons suivi les analyses dans ce §. Si la parole produit en l’homme la dimension du désir, c’est bien en faisant mourir l’amour comme étreinte fusionnelle pour faire vivre le poème comme le retentissement infini du désir. Comme Socrate et Marivaux, Verlaine marque ainsi d’une manière forte l’écart irréductible entre la parole du désir amoureux et la parole conventionnelle des amours sages, tout apprêtés socialement. Romances sans paroles est à lire à cet égard comme un plaidoyer en faveur de l’amour libre, libre de tout ancrage social, de tout contrat de mariage, de toute habilitation institutionnelle, quoique ne produisant nulle part ailleurs qu’ici sous la forme explosive de la parole poétique.

 

 

 

 

 

           

 

 



[1] Document 1

[2] Anecdote rapportée par Georges Gusdorf dans le chapitre liminaire de son essai sur La parole (Paris, PUF, 1950), ici cité dans la réédition de la collection « Quadrige », p.9. cf document 1

[3] Cf document 2

[4] Document 3

[5] Introduction au Phèdre de Platon, p.137, dans l’édition de référence du programme, « les classiques de la philosophie », Le Livre de Poche, 2012.

[6] Songeons aux répliques de théâtre qui émaillentl’ »ariette oubliée VI », juxtaposition polyphonique de citations empruntées aux chansons populaires et au théâtre de rue.

[7] Les « wagons filent en silence », « le train glisse sans murmure » »

[8] « Et vous gesticuliez avec vos petits bras/ Comme un héros méchant,/ En poussant d’aigres cris poitrinaires, hélas !/ Vous qui n’étiez que chant ! » (« Child wife »)

[9] Cf  la résorbtion du « chœur des petites voix » en «humble antienne », refrain chanté avant et après un psaume, dans la 1ère «ariette oubliée », « les voix anciennes qui percent le murmure indistinct pour renvoyer aux « lueurs musiciennes » dans la 2ème « ariette oubliée », l’assimilation du « bruit doux  de la pluie » au « chant doux de la pluie » dans l’ »ariette oubliée III » ou le « piano d’Elle » qui accompagne les voix de l’ »Ariette oubliée III ».

[10] Introduction de l’édition GF 2012, p.33-36.

[11] Jacques Ittard, Mémoires sur les premiers développements de Victor de l’Aveyron.

[12] : « les wagons filent en silence/ Parmi ces sites apaisés./ Dormez, les vaches ! Reposez » ; « Le train glisse sans un murmure,/ Chaque wagon est un salon/ Où l’on cause bas et d’où l’on/ Aime à loisir cette nature » (« Malines »)

[13] « Je t’avais recommandé de te taire sur le chapitre de Dorante » ; »c’est de ton silence dont j’avais besoin pour me tirer de l’embarras où je suis » : Araminte dépend d’un silence spécifique pour se protéger des rumeurs qu’entraînerait la découverte de l’amour que Dorante ressent pour elle.

[14] « Ma foi, Madame, j’ai cru la chose sans conséquence ». : Dubois recourt ici à une idée répandue, à savoir qu’il est + facile de parler par erreur quand on devrait se taire, que de se taire, par erreur, quand on devrait parler.

[15] Lacan, Ecrits I

[16] « La parole a été donnée à l’homme pour expliquer sa pensée ; et tout ainsi que les pensées sont les portraits des choses, de même nos paroles sont-elles les portraits de nos pensées […] Mais ces portraits diffèrent des autres portraits en ce que les autres portraits sont distingués partout de leurs originaux, et que la parole renferme en soi son original, puisqu’elle n’est autre chose que la pensée expliquée par un signe extérieur ; d’où vient que ceux qui pensent bien sont aussi ceux qui parlent le mieux. Expliquez-moi donc votre pensée par la parole, qui est le + intelligible de tous les signes »

[17] John Locke, Essai concernantt l’entendement humain III,3

[18] Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, dernière édition Payot, p.155

[19] « Ce contenu reçoit forme quand il est énoncé et seulement ainsi. Il reçoit forme de la langue et dans la langue, qui est le moule de toute expression possible ; il ne peut s’en dissocier et il ne peut la transcender… Bref, ce contenu doit passer par la langue et en emprunter les cadres. Autrement la pensée se réduit sinon exactement à rien, en tout cas à quelque chose de si vague et indifférencié que nous n’avons aucun moyen de l’appréhender comme « contenu » distinct de la forme que la langue lui confère. La forme linguistique est donc non seulement la condition de transmissibilité, mais la condition de réalisation de la pensée. Nous ne saisissons la pensée que déjà appropriée aux cadres de la langue. Hors de cela il n’y a que volition obscure, impulsion se déchargeant en gestes, mimique.  C’est dire que la question de savoir si la pensée peut se passer de la langue ou la tourner comme un obstacle, pour peu qu’on analyse avec rigueur les données en présence, apparaît dénuée de sens»

[20] « C’est ce qu’on peut dire qui délimite et organise ce que l’on peut penser. La langue fournit la configuration fondamentale des propriétés reconnues par l’esprit aux choses ».

[21] L’essence (Socrate est homme), la qualité (Socrate est juste), la quantité (Socrate est grand de 3 coudées),), la relation (Socrate est + âgé que Théétète), le lieu (Socrate est au Forum), le temps, la situation (« Socrate est assis »),  la possession (armé), l’action (coupant), la passion (coupé)

[22] « Inconsciemment, il a pris pour critère du caractère la nécessité empirique d’une expression distincte pour chacun des prédicats. Il était donc voué à retrouver sans l’avoir voulu les distinctions que la langue même manifeste entre les principales classes de formes, puisque c’est par leurs différences que ces formes et ces classes ont une significations linguistique. Il pensait définir les attributs des objets ; il ne pose que des êtres linguistiques : c’est la langue qui, grâce à ses propres catégories, permet de les reconnaître et de les spécifier ».

[23] « la structure linguistique du grec prédisposait] la notion d’être à une vocation philosophique ».

[24] « Je me souviens, je me souviens/ Des heures et des entretiens,/Et c’est le meilleur de mes biens ».

[25] In Platon, le désir de comprendre, p.34

[26] Dans Le Philèbe (39c-e), Socrate prend l’exemple d’un promeneur qui, voyant de loin et pas très nettement une chose qui se tient debout près d’ un rocher, sous un arbre, se demande ce que cela peut bien être. Il pourra se répondre à lui-même « c’est un homme » et tomber juste, ou se fourvoyer en croyant que c’est une statue. « Si quelqu’un est présent à côté de lui, il transposera oralement ce qu’il se disait à lui-même », « il proférera exactement les mêmes choses, et son opinion deviendra discours »

[27] Dire, ne pas dire. Principes de sémantique linguistique

[28] La réplique est adressée à Dubois.

[29] La 1ère épigraphe ouvrant cette section attribue ironiquement à un inconnu des vers extraits de la 3ème pièce de la Bonne chanson, recueil composé lors des fiançailles de Verlaine et de Mathilde de Meauté : « En robe grise et verte avec des rûches,/ Un jour de juin que j’étais soucieux,/ Elle apparut souriante à mes yeux/ Qui l’admiraient sans redouter d’embûches ».

[30] « ça y est, Phèdre. Tu n’entendras + un seul mot sortir de ma bouche ; dis-toi maintenant que mon discours est fini ».

[31] « je me suis quelque part rempli à des sources étrangères, à la façon d’une cruche. Mais ma paresse d’esprit m’empêche encore une fois de me rappeler comment et de qui j’ai appris ces choses-là ».

[32] « c’est une seule chose qu’ils se contentent de signifier, toujours la même »

[33] « Il y a d’abord le ‘préambule’, qu’on  doit prononcer au début du discours. […] En second lieu, vient ‘l’exposition’, puis les ‘témoignages à l’appui’, en 3ème les ‘indices’, en 4ème ‘les présomptions’. Il ya aussi si je ne me trompe, la «’preuve’ et le ‘supplément de preuve’[…] En outre, il faut procéder à la ‘réfutation’ et au ‘supplément de la réfutation’ dans l’accusation comme dans la défense […] Quant à la toute fin du discours, les uns l’appellent  ‘récapitulation’ et les autres autrement. »

[34] Le symbole  repose sur la correspondance analogique entre l’image, la partie visible, et sa signification abstraite, la partie invisible qu’il sert à figurer par un double mouvement de reconduction du sensible au sens et d’enracinement du sens dans l’objet qui le figure, à l’instar de l’attelage ailé, qui symbolise la tripartition de l’âme dans le Phèdre de Platon, ou de l’inférence de la passion symbolisée par l’exécution et la contemplation de portraits d’Araminte par Dorante dans Les Fausses confidences de Marivaux 

[35]signes linguistiques a priori conventionnels, puisque fondés sur la mise en relation arbitraire, car non motivée, d’un signifiant sonore (le phonème) ou visuel (le graphème) et d’un signifié sémiotico-sémantique, par opposition à l’indice unissant naturellement le signifiant (la fumée, le symptôme) au signifié (le feu, la maladie), si bien qu’on parle d’une double articulation du langage humain, divisé en petites unités signifiantes (les monèmes) et en petite unités phonétiques (phonèmes

[36] Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale(1916), Payot, 2005, p.419.

[37] Le débat public à l’Assemblée (ecclésia, supplantée par la boulè) et  devant les tribunaux (L’Héliée) prend la forme d’une suite de discours,  prononcés devant des centaines, voire des milliers d’auditeurs, et imédiatement suivis d’un vote sans discussion.

[38] Les juges du tribunal, l’assemblée du peuple.

[39] Condamner ou acquitter un accusé, voter une loi,…

[40] 1ère définition générique de la rhétorique.

[41] Ars en latin.

[42] Commentaire de Luc Brisson, dans l’introduction de l’édition GF, p.29.

[43] Je vous renvoie, pour l’identification et la biographie de ces personnages, aux notes de l’édition de référence.

[44] Il y compte parmi les auditeurs du sophiste Hippias d’Elis (Phèdre 267 b)

[45] C’est lui qui , par la bouche d’Eryximaque, propose de prendre Eros pour thème de discussion (177a) et prononce le 1er éloge d’Eros (178a-180b)

[46] Chez qui se déroule, au Pirée, l’entretient que prétend rapporter La République, antérieure au Phèdre, qui renvoie à la tripartition de l’âme à travers le mythe de l’attelage ailé.

[47] Etranger résident qui n’a le droit ni de posséder de la terre, ni de servir dans l’armée, ni de voter à l’Assemblée du peuple, ni de prendre la parole au Tribunal.

[48] 32 de ses plaidoyers nous sont parvenus.

[49] « Je tiens beaucoup à la dédicace à Rimbaud. D’abord comme protestation, puis parce que ces vers ont été faits lui étant là et m’ayant poussé beaucoup à les faire, surtout comme témoignage de reconnaissance pour le dévouement et l’affection qu’il m’a témoignés toujours et particulièrement quand j’ai failli mourir » (Lettre à Lepelletier, 19 mai 1873).

[50] Les Hommes d’aujourd’hui qualifie le recueil de un «roman de vivre à deux hommes »

[51] Prêt à regagner le foyer conjugal, Verlaine ne prend le train avec Mathilde que pour mieux lui fausser compagnie à la frontière, en gare de Quiévrain.

[52] Condamné à une peine de prison, Verlaine est libéré en 1875 pour bonne conduite et prépare la publication de Romances sans paroles en prison, à Mons.

[53] Lettre à Lepelletier, 23 mai 1872.

[54] « Au sur+, que vous importe ce que vous direz à la fille, dès que la mère sera votre garant ? Vous n’aurez rien à vous reprocher, ce me semble ; ce ne sera pas là une tromperie » (I,11).

[55] « Ah ! je lui apprendrai à vouloir me souffler mon emploi de confident pout vous aimer en fraude ».

[56] :« tous les incidents qui sont arrivés partent de l’industrie d’un domestique qui […] m’a pour ainsi dire forcé à consentir à son stratagème » 

[57] Cf I,2 « Notre affaire est infaillible, absolument infaillible ».

[58] «  Je ne sais pas de spectacle + éprouvant pour la dignité humaine que les scènes où l’on voit – furtifs et moralement chaussés d’espadrilles- l’ancien maître d’hôtel et son complice, le jeune homme pauvre, fabriquant du mensonge, manigançant des intrigues, ourdissant des trames, échaffaudant des embûches, pour mener à bien leur projet, et mettre à mal la riche veuve » (Louis Jouvet, Conférence du 6 février 1939), en écho aux propos de Dubois qui demande à Dorante de tromper Marton (« il est bon de jeter dans tous les esprits les soupçons dont nous avons besoin », I,10), prend plaisir à tourmenter Araminte (« Oh ! Oui, point de quartier : il faut l’achever pendant qu’elle est étourdie. Elle ne sait + ce qu’elle fait » (III,1) et entend se venger de la rupture du pacte, pourtant faux, de la confidence.

[59] « Je lis les Fausses Confidences comme une comédie, peut-être un conte de fées. Le berger se fera aimer de la princesse. Dédale des intrigues, labyrinthe des sentiments, pressions de l’appareil social et des puissances d’argent mène pourtant à la + optimiste des fins : le triomphe de l’amour » (Christian Rist, metteur en scène de la pièce au Théâtre National de Chaillot en 1993).

[60] Shakespeare, Hamlet

[61] Chanson de Dalida

[62] « C’est Saint-Valentin !/ Je dois et je n’ose/ Lui dire au matin…/ La terrible chose/ Que Saint-Valentin », p.84

[63] 243b,p.231.

[64] 237b, p. 219 : « il était une fois un garçon, ou +tôt un adolescent, de toute beauté. Il avait plein d’amoureux. L’un d’entre eux, homme rusé, qui n’était nullement moins épris que les autres, avait cependant fait croire au garçon qu’il n’était pas amoureux de lui. Un jour, en lui faisant sa demande, il le persuada que c’est à celui qui n’est pas amoureux +tôt qu’à celui qui l’est qu’il faut accorder ses faveurs et il lui dit ».

[65] 234d « que penses-tu de ce discours, Socrate ? Est-ce qu’il n’est pas extraordinaire, en particulier dans l’emploi des mots/ Divin, cher ami, à tel point que cela m’a frappé de stupeur ! Et si j’ai éprouvé ce sentiment, c’est à cause de toi, Phèdre, en te regardant : tu me paraissais tout illuminé par ce discours pendant ta lecture. » (p.212).

[66] 235a : »je n’ai prêté attention qu’à son tour rhétorique, car pour ce qui est du fond, je ne pensais pas que Lysias lui-même crût qu’il fût convenable. Et mon impression, Phèdre, sauf objection de ta part, c’est que les mêmes choses sont répétées deux ou trois fois, comme si Lysias avait du mal à trouver beaucoup de choses à dire sur le même sujet, ou comme si de telles considérations ne le préoccupaient nullement. Il m’a fait l’effet d’un gamin qui veut prouver qu’il est capable de dire la même chose tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, à chaque fois au mieux » (p.213).

[67] 230e « de ma situation te voilà informé, et tu as entendu quel intérêt nous avons, à mon avis, à ce que cela se réalise. Mais j’estime ne pas devoir échouer dans ce que je demande parce qu’il se trouve que je ne suis pas amoureux » (p.207)

[68] 260a « il n’est pas nécessaire que celui qui va devenir orateur apprenne ce qui est réellement juste, mais ce qui semble tel à la foule qui juge, ni qu’il apprenne ce qui est réellement bon et beau, mais ce qui paraît tel. Car c’est cela qui produit la persuasion, et non pas la vérité » (p.271).

[69] Noter néanmoins l’empressement d’Araminte, qui a aperçu Dorante, avant que la révélation de son identité de futur intendant ne révèle, avec les scrupules dus à la peur du qu’en dira-t-on, le désir vif de garder « cet homme qui vient de [la] saluer si gracieusement » auprès d’elle, acte I, scène 6.

[70] I,2 »je m’en charge, je le veux, je l‘ai mis là ; nous sommes convenus de toutes nos actions ; toutes nos mesures sont prises ; je connais l’humeur de ma maîtresse, je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis, et on vous aimera, toute raisonnable qu’on est ; et on vous épousera, toute fière qu’on est, et on vous enrichira, tout ruiné que vous être, sn entendez-vous. Fierté, raison, richesse, il faudra que tout se rende »

 [71] La rhétorique de Lysias veut « captiver les auditeurs, sans les admettre à discuter ni les instruire », elle interdit d’ »en venir à la discussion » et fait des «applaudissements universels de la multitude » le principe d’une adhésion complète au discours qu’elle produit comme indiscutable ».  La critique de l’écrit est la critique de cette parole qui se fige en répétant la même chose du début à la fin.

[72] Professeurs itinérants, les sophistes, au temps de Platon, louent des salles et y donnent des cours contre rémunération (souvent très substantielle) aux fils de l’aristocratie qui, à l’âge d’environ 16 ans, ont terminé leurs études élémentaires dans des écoles privées. Platon lui-même a certainement suivi les cours de sophistes célèbres, comme Gorgias ou Protagoras.

[73] « Vous n’avez rien compris à ma simplicité,/ Rien, ô ma pauvre enfant ! Et c’est avec un front éventé, dépité,/ Que vous fuyez devant ».

[74] « Madame la Comtesse Dorimont aurait un rang si élevé, irait de pair avec des personnes d’une si grande distinction, qu’il me tarde voir ce mariage conclu ; et je l’avoue, je serai charmée moi-même d’être la mère de Madame la Comtesse Dorimont, et de + que cela peut-être ; car Monsieur le Comte Dorimont est en passe d’aller à tout » (I,10).

[75] « Ma fille n’a qu’un défaut : c’est que je ne lui trouve pas assez d’élévation. Le beau nom de Dorimont et le rang de comtesse ne la touchent pas assez ; elle ne sent pas le désagrément qu’il y a à n’être qu’une bourgeoise. Elle s’endort dans cet état, malgré le bien qu’elle a » (I,10)

[76] « Mais, Madame, il n’y aurait point de probité à la tromper […] Il y aura toujours de la mauvaise foi. » » »/ « C’est moi qui vous ordonne de la tromper à son avantage »

[77] « C’est une dame de 35 ans qui a 15 000 livres de rente, ce qu’elle prouvera » (II,2)

[78] « je mériterais d’appeler cette femme-là ma bru » (III,13)

[79] « il faut qu’elle nous épouse » (III,1)

[80] « c’est à la façon dont les loups aiment les agneaux que les amoureux aiment les garçons » (241 d) , mise en garde qui pourrait bien valoir pour Lysias, qui a séduit Phèdre par des mots et qui devrait se méfier.

[81] R Barthes, Fragments du discours amoureux

[82] « Je vous vois encore ! En robe d’été,/ Blanche et jaune avec des fleurs de rideaux » (Birds in the night)

[83] « Vous disiez ‘je t’aime’ »

[84] « Ah ! fi ! que c’est mal ! »

[85] « Du moins, nous serons, n’est-ce pas, deux pleureuses » ; « soyons deux enfants, deux jeunes filles ».

[86] « Par instants je meurs la mort du Pêcheur/ Qui se sait damné s’il n’est confessé/ Et perdant l’espoir de nul confesseur, Se tord dans l’Enfer, qu’il a devancé ».

26 janvier 2012

les ordres de justice et la justice des ordres

Justice des ordres et ordres de justice dans la pensée politique et religieuse de Pascal

 

Mettre en ordre, ordonner, est une activité de l’intelligence, de la raison, qui consiste à identifier, distinguer, classer, hiérarchiser : « D’abord était le chaos, puis vint la raison qui mit tout en ordre » (Anaxagore). Pascal, dans les fragments 308 et 933, distingue 3 ordres qui renvoient à 3 genres de vie, d’intérêts, de valeurs qu’il rapporte aux 3 concupiscences définies par Saint Augustin : l’ordre des corps ou ordre de l’extériorité ; l’ordre de l’esprit ou ordre de l’intériorité ; l’ordre de la charité ou ordre de la supériorité. Exporté des mathématiques (Sommation des puissances numériques[1]), le concept d’ordres de grandeurs hétérogènes[2], incommensurables[3] et hiérarchisées[4] permet à Pascal de penser tout à la fois des ordres de justice interne à chacune des sphères dans lesquels nous évoluons et le nécessaire dépassement de la philosophie (politique) par la théologie, seule apte à permettre d’adopter, sur la justice et l’injustice ontologique et politique de l’homme (fragment 58 et DCG notamment)  le point de vue holistique de la justice de Dieu (fr 14 et 21).

 

            I- Le juste et l’injuste

1- Les rapports de justice interne saluent le rapport de convenance intérieure parvenue à son point de perfection où il produit nécessairement l’effet attendu : dans l’ordre de l’esprit, on ne peut pas ne pas reconnaître le génie d’Archimède, « prince de la géométrie » (308) ; dans l’ordre de la charité, on ne peut pas ne pas reconnaître que le Christ y est dominant avec tout l’éclat de cet ordre ;   dans l’ordre des corps on ne peut que s’incliner devant la force (« il est nécessaire que ce qui est le + fort soit suivi »), que reconnaître « l’éclat  des grandeurs pour la richesse, les victoires politiques ou militaires ; face à une démonstration, une invention, une expérience, le jugement, s’il la comprend, ne peut pas ne pas lui accorder sa créance.

La vertu de justice est donc inséparable du discernement, de la connaissance et du respect de la distinction des ordres de grandeur qui leur sont propres : être juste, c’est, selon Christian Lazzeri, « respecter le rapport d’adéquation interne à chaque ordre et  maintenir la spécificité de chacun d’entre eux, c.à.d. leur stricte séparation »,  autrement dit se pénétrer de l’idée qu’il existe un ordre de justice propre à chaque ordre de grandeur et que cet ordre de justice définit un ensemble de règles de conduite :« il faut parler aux rois à genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoirs ».

Pascal appelle « devoir de justice » la manifestation extérieure de la reconnaissance intérieure du rapport de convenance entre une puissance (sur)naturelle / conventionnelle et l’ordre sur lequel elle opère : « devoir d’amour à l’agrément, devoir de créance à la science, devoir de crainte à la force » ; « on doit ces devoirs-là, on est injuste de les refuser » et d’en attribuer d’autres » (fr 58) ; « on ne peut accorder à un homme qu’il s’est rendu sage et qu’il a tort d’être glorieux. Cela est de justice ». La spécification de ce devoir indique bien qu’il se rapporte à l’idée de rendre ce qui lui revient à celui qui l’exige conformément à ses propriétés. Des qualités naturelles éminentes, « qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes », appellent la reconnaissance d’une estime qui évalue et proportionne la déférence intérieure et extérieure au degré de ces qualités lorsqu’elles produisent des effets incontestables dans un ordre donné. En revanche, les « grandeurs d’établissement » n’exigent que des « respects d’établissement », car la justice de l’ordre des grandeurs d’établissement lui est tout extérieure : elle oblige légitimement la volonté, mais n’est pas nécessaire à la manière de l’estime née de la reconnaissance de la justice interne à l’ordre des grandeurs naturelles (« il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime, mais il est nécessaire que je vous salue ».[5]

 

Pour agir avec justice, il faut donc « savoir distinguer les situations, non pas au sens des casuistes dont Pascal se moque dans les Provinciales, mais au sens catégoriel », c.à.d. « savoir rapporter la situation à sa catégorie » (Pierre Guénancia, Divertissements pascaliens » : « on rend différents devoirs à différents mérites : devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science. On doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les refuser, et injuste d’en demander d’autres » (fr 58). ; « nous devons quelque chose à l’une et à l’autre » des « grandeurs naturelles » et des « grandeurs d’établissement ; « mais comme elles sont d’une nature différente, nous leur devons aussi différents respects. Aux grandeurs d’établissement, nous leur devons des respects d’établissement, c.à.d. certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle à ceux que nous honorons de cette sorte […] Mais pour les respects naturels qui consistent dans l’estime, nous ne les devons qu’aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mépris et l’aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles […] Voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs.» (2ème DCG).

 

óLe Grand est en droit d’exiger le respect qui correspond à l’ordre dans lequel il est, mais, en contrepartie, il est lié par cet ordre et doit se soumettre à sa logique : obligé moralement par la justice de l’ordre dans lequel il s’inscrit, il ne peut, sous peine d’être injuste, demander davantage, en exigeant l’estime naturelle pour son être même.

De même l’habile homme doit, pour être juste, savoir ce qu’il est légitime d’accorder et illégitime de refuser, en fonction de l’ordre de grandeur de son interlocuteur : devant « estime » aux grandeurs naturelles, aux qualités naturelles, à la personne et « respect » aux grandeurs d’établissement, à la fonction du personnage social, il ne peut refuser de se soumettre aux grandeurs d’établissement, sous peine d’injustice, mais il ne doit pas non + les sacraliser, contrairement à la position catholique traditionnelle, selon laquelle l’état des Grands participant à l’autorité de Dieu, il faut se soumettre corps et âme. Impliquant, avec le discernement, l’exercice du libre jugement, le principe pascalien des ordres de justice fonde donc le droit de résistance à l’oppression.

 

            2- Le concept pascalien de la justice des ordres contient donc un principe d’autolimitation du pouvoir des dominants et de « délimitation des sphères de libertés incompressibles » pour les dominés.

Tout pénétrés de la « reconnaissance intérieure de la justice » intrinsèque/ extrinsèque du/ au « bel ordre de la concupiscence », les sujets, l’habile homme n’ont certes pas le droit de se révolter contre l’ordre établi : « c’est sottise et bassesse d’esprit » que de refuser les respects d’établissement aux grandeurs d’établissement ; « Dieu qui en est le maître [des richesses] a permis aux sociétés de faire des lois pour les partager et quand ces lois sont une fois établies, il est injuste de les violer » : toute tentative de contestation des lois +tives aboutissant à la guerre civile, qui est « le + grand des maux », il faut, de par la prescription divine, leur rendre un respect d’établissement dont la légitimité doit être intérieurement reconnue par les sujets. Mais ils sont libres de saluer le prince en se mettant à genoux et d’éprouver en silence du mépris pour celui qu’ils saluent : « il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime », quoique je vous salue. Inséparable du discernement, de la connaissance de la distinction des ordres, des grandeurs, des respects, des règles de justice qui leur sont propres, la vertu de justice est inséparable de la « pensée de derrière », qui joue le rôle de modulateur du devoir. En distinguant les qualités ou les grandeurs pour lesquelles il doit mépriser ou estimer un homme, le sujet maîtrise en effet le devoir qu’il rend. Il ne se rend pas machinalement, seulement par habitude, mais en sachant ce qu’il fait. Cette réserve est déjà une forme de résistance au pouvoir, car son esprit n’est pas aveuglé, ébloui par la grandeur, qu’il perçoit en même temps qu’il la rapporte à son ordre, hors duquel elle n’a plus la valeur avec laquelle elle se présente : « il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l’une et à l’autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l’estime que mérite celle d’honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l’ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait votre bassesse d’esprit. Voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs ».  C’est cela qui est dit juste, et non l’obéissance ou la révérence aveugle. La vertu de justice ne pouvant être séparée de l’exercice du jugement pour le sujet de l’obligation,  la « pensée de derrière » peut être regardée comme une pratique discrète, presque intentionnelle, de la résistance au pouvoir et à la tyrannie. En obéissant à la force justifiée, en obéissant à la loi non parce qu’elle est juste, mais parce qu’elle est loi, en s’inclinant au passage d’un grand parce qu’il s’incline non devant la personne, mais devant la fonction ou la distinction sociale dont il a reconnu par ailleurs la nécessité, l’habile agit et pense avec justice, conformément à l’ordre des choses dont la situation relève, tout en limitant la portée et la signification  de son obéissance, sans se laisser impressionner par la grandeur de ce qui cherche à dominer. Moduler ainsi son devoir est une manière de résister au pouvoir : « si étant duc et pait, vous ne vous contentez pas que je me tienne découvert devant vous, et que vous voulussiez encore que je vous estimasse, je vous prierais de me montrer les qualités qui méritent mon estime Si vous le faisiez, elle vous est acquise, et je ne pourrais vous la refuser avec justice ; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la demander, et assurément vous n’y réussiriez pas, fussiez-vous le + grand prince du monde ». Le pouvoir souverain s’en trouve de fait limité : si un gouvernant exige qu’on lui reconnaisse des qualités naturelles en arguant de son pouvoir de gouvernant ou qu’il tâche d’obtenir par la force qu’on le reconnaisse comme bon géomètre, il n’y parviendra pas en raison de la connaissance, par le sujet habile, de l’incommensurabilité des ordres de grandeur. Il ne pourra que contraindre le corps à la simple prononciation de paroles extérieures sans aucun acquiescement intérieur de ces qualités. Cette tyrannie n’existera donc qu’à l’état de « désir de domination universelle hors de son ordre ».

Mais par la « double pensée », le moraliste va + loin : il invite le grand à une réformation intérieure de la pratique du pouvoir : « en connaissant [sa] condition naturelle », id est l’égalité naturelle entre tous les hommes, la misère de la condition humaine à laquelle le « roi de concupiscence » n’échappe pas, le caractère contingent et imaginaire de l’origine de l’établissement qui lui vaut sa grandeur, le « roi de concupiscence » ne peut exercer justement son pouvoir que dans l’ordre de la concupiscence, c.à.d. dans l’ordre des corps et des affaires humaines : « usez des moyens qu’elle vous donne, et ne prétendez pas régner par une autre voie que celle qui vous fait roi. Ce n’est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes Ne prétendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs ; soulagez leurs nécessités ; mettez votre plaisir à être bienfaisant ; avancez-les autant que vous pourrez ; et vous agirez en vrai roi de concupiscence […]. Ne pouvant ni ne devant prétendre régir ce qui par définition leur échappe(ra toujours), les sentiments et les pensées, ils se comporteront en tyrans s’ils prétendent régner « partout » hors de leur ordre. Si on peut impressionner les corps par la force militaire, on ne peut pour autant disposer des consciences et des affections des sujets. Les rois et les princes ont, dans l’ordre social, une réelle place, qu’il est injuste de remettre en cause, mais leur pouvoir de fixer les règles et les lois se borne à leur territoire, l’ordre politique. Ce qui est juste, c’est alors le savoir concomitant de l’étendue et de la limitation de la condition des Grands : le roi ou l’instance gouvernementale ne peut ni ne doit gouverner ailleurs que dans son ordre et, même s’il le désirait, il ne le pourrait pas, car si l’inégalité sociale entre les hommes est nécessaire, elle n’en demeure pas moins « la porte ouverte non seulement à la + haute domination, mais à la + haute tyrannie » (fr 540).

 

3- Imposture ou usurpation bien + qu’inégalité, l’injustice, que Pascal appelle « tyrannie » (fr 58) procède donc de l’interférence, de la confusion des ordres par quoi l’amour- propre essaie d’obtenir par une voie ce qu’il ne peut obtenir que par une autre voie » : il est « faux » et « injuste » de vouloir exiger de l’amour en reconnaissance de l’exercice de la force ou de vouloir rendre à la force autre chose qu’un devoir de crainte et de soumission du corps ; il est faux et injuste que la force cherche à obtenir la créance qu’on accorde à la science « car elle n’est maîtresse que des actions extérieures. Et si malgré tout on veut obtenir par une voie « ce qu’on ne peut avoir que par une autre », on voudra dominer hors de son ordre, ce qui définit la tyrannie : « la tyrannie consiste au désir de domination, universel et hors de son ordre. Diverses chambres de forts, de beaux, de bons esprits, de pieux dont chacun règne chez soi, non ailleurs. Et quelquefois ils se rencontrent et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l’un de l’autre, car leur maîtrise est de divers genre. Ils ne s’entendent pas. Et leur faute est de vouloir régner partout.  Rien ne le peut, pas même la force : elle ne fait rien au royaume des savants, elle n’est maîtresse que des actions extérieures. / La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut obtenir que par une autre» (fr 58). Le corps qui veut agir dans l’ordre de l’esprit est tyrannique, comme celui qui veut forcer à l’aimer, car dans les deux cas, la prétention est abusive : « ainsi, ces discours sont faux et tyranniques : je suis beau, donc on doit me craindre, je suis fort, donc on doit m’aimer, je suis.. » ; »et c’est de même être faux et tyran de dire : il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas, il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas » (fr 58).  [6]Quelque forme qu’elle prenne, la terreur consiste donc dans le refus de distinguer des ordres de choses : le tyran est ainsi moins celui qui bafoue les lois pour assouvir sa libido dominandi que celui qui, usurpant la place de l’Un, méconnaît la multiplicité des sphères régissant le réel et transgresse l’ordre de justice interne au gouvernement de ce qui ne relève pas de sa puissance. Ainsi la 18ème Provinciale explique-t-elle que l’Eglise est tyrannique quand elle condamne Galilée, parce que gardienne d’une vérité qui est de l’ordre du cœur, elle n’a aucune autorité sur l’ordre des esprits, régis par la raison, et sort de son ordre, qui n’est pas celui de la force, mais de la charité.

 

II- « Double pensée » et « pensée de derrière » 

Pour se prémunir de la tentation d’être injuste, le remède préconisé par Pascal est identique pour le prince et pour l’habile ou le « parfait chrétien » : dominants et dominés doivent établir en leur for intérieur une pensée à même de faire le départ entre les différents ordres et de distinguer l’apparence de la comédie sociale (ses rites et ses conventions) de la réalité cachée, de la « raison » profonde de l’ordre des choses.

 

            1- « Il faut se connaître soi-même. Quand cela ne servirait pas à trouver le vrai, cela au moins sert à régler sa vie, et il  n’y a rien de + juste » (fr 71) : pour connaître sa juste place et ne pas céder à la tentation de la tyrannie, qui procède de la confusion entre grandeur d’établissement, contingente, et grandeur naturelle, le prince doit, à l’instar du roi de l’apologue ouvrant le 1er DCG, rentrer en lui-même et recourir à la « double pensée », qui l’exile hors de son lieu habituel, celui de la gloire, de la richesse et des honneurs, et qui rappelle en permanence sa condition, la fragilité du pouvoir humain, l’égalité naturelle. Il regardera alors d’un œil distancié le rôle social qu’il joue. Distinguant la personne du personnage, le roi agira « extérieurement » comme le requiert la position sociale, comme s’il était convaincu lui-même de la coïncidence entre qualités naturelles et condition privilégiée,  mais reconnaîtra « par une pensée + cachée mais + véritable » qu’il n’a « rien naturellement de supérieur aux autres », ce qui l’obligera à se comporter justement. A ce titre, cette double pensée s’apparente à la conscience (« mais n’abusez pas de cette élévation avec insolence ») et se rapproche d’un exercice spirituel par quoi la grandeur de l’homme ne réside + dans le génie politique consistant à tirer un ordre de la concupiscence en renversant l’égoïsme en altruisme et la guerre de chacun contre tous en paix sociale, mais dans sa conscience de sa misère : « la grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable ; un arbre ne se connaît pas misérable C’est donc être misérable que de se connaître misérable, mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable » (fr114) ; « toutes ces misères-là prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur, misères d’un roi dépossédé » (fr 116). Le roi est donc une allégorie de la condition post-lapsaire de l’homme en ce qu’il découvre à la fois son pouvoir et sa limite, sa grandeur et sa misère (fr 117).

 

            2- Le mécanisme de la « pensée de derrière » est identique en ce qu’il permet aussi de se ménager un espace intérieur privé où règne une lucidité qui permette de séparer les ordres de grandeur en sachant pertinemment que les cérémonies extérieures ne correspondent qu’aux grandeurs d’établissement, qui ne coïncident pas nécessairement avec les grandeurs naturelles. Cette pensée intérieure, de l’ordre du savoir, ménage donc un espace de liberté intérieure en permettant de ne pas prendre les respects d’établissement pour autre chose que des formes extérieures de soumission qui n’engagent en rien l’estime véritable, réservées aux grandeurs naturelles. Mais il ne s’agit pas là d’un respect de façade, d’une forme de schizophrénie sociale ou de cynisme, car c’est pénétré tout à la fois de la vanité et de la nécessité d’un ordre fatalement arbitraire que l’habile joue le jeu, que le chrétien parfait obéit aux « folies des hommes », non parce qu’il respecte ces folies, mais le dessein de Dieu qui a laissé l’homme établir un ordre symptomatique de sa misère et de sa grandeur, dans la double intention de châtier et de sauvegarder l’humanité pécheresse : « les vrais chrétiens obéissent aux folies néanmoins, non pas qu’ils respectent ces folies, mais l’ordre de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis à ces folies » (fr 14).

 

Pascal donne donc in fine une interprétation théologique au règne du hasard et de l’arbitraire en lieu et place de véritable justice : la punition de Dieu qui, pour humilier les hommes, les abandonne à leur confusion. Ce désordre, qui doit leur rappeler à chaque instant leur état misérable lorsqu’ils sont sans Dieu, les châtie de leur orgueil en les soumettant à des dominants sans nécessaire mérite. Dès lors l’ordre de la concupiscence est juste en ce qu’il a été voulu par Dieu et qu’il correspond à la justice divine qui punit justement et légitimement les hommes du péché originel. Dans un ultime geste de dévoilement, Pascal découvre à ses lecteurs le véritable point de vue à partir duquel regarder la cité terrestre : les yeux de la foi. Le fragment 21 retravaille ainsi le motif de l’anamorphose pour poser la question de la perspective capable de désabuser et d’éclairer le lecteur sur le désordre structurant, sur la possibilité que le tableau de la misère humaine, vue à partir d’un certain point de vue, seul juste, et dans une certaine perspective, révèle un ordre et retrouve sa régularité. Ce « règlement admirable » (fr 118), c’est l’ordre prévu par Dieu pour les hommes. Ce point indivisible, ce sont les lumières de la religion chrétienne.

 

III- L’ordre de la charité et de la grâce, comme dépassement de la philosophie (politique).

 

1- En effet, si être juste, c’est prendre la juste mesure des ordres de justice et des ordres de grandeur, sans troubler le monde et juger mal de tout parce qu’on confond ou intervertit les ordres de grandeur, voulant être aimé par force ou par raison, (« le cœur a son ordre, l’esprit a le sien qui est par principe et démonstration. On ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour : cela serait ridicule ». fr 298), recourant à des arguments d’autorité en recourant à la foi dans les matières de raison ou exigeant des preuves rationnelles dans le domaine des choses qui ne peuvent être entendues que par le cœur, on n’a pas l’intelligence de son ordre quand on n’a que l’intelligence de cet ordre, qu’on ignore l’existence d’autres mondes que le sien et qu’on ne rapporte pas l’un au multiple, le moi au tout, l’homme à Dieu. La justice ne peut donc pas consister seulement dans le fait de savoir se tenir à son ordre, sans savoir non seulement qu’il y a d’autres ordres, et même qu’il y a une hiérarchie entre ces ordres de choses : la justice, même affaiblie et obscurcie par le péché, demande que soit connu, même confusément et sans réflexion expresse, l’ordre de la charité, ce 3ème ordre depuis lequel il est possible de distinguer d’autres ordres et surtout d’en comprendre les limites par rapport à l’ordre de la charité, infiniment supérieur aux deux autres.

Or dans les deux principaux fragments sur cette question, le fr 308 et le fr 933,  on peut noter une différence significative : à la sagesse et à la charité, qui caractérisent le 3ème ordre, l’ordre des grandeurs spirituelles et non charnelles ou intellectuelles, dans le fragment 308, Pascal ajoute dans le fragment 933 la volonté et la justice : »les sages : ils ont pour objet la justice ». On serait donc tenté de dire que la connaissance (l’étymologie du mot « sagesse », la « sapientia », est aussi la racine de verbe, du nom « savoir ») comme pratique de la justice est l’affaire propre, la grande affaire du cœur, sorte de faculté supérieure de comprendre et non effusion sentimentale et irrationnelle et de la grâce : »Dieu seul donne la sagesse ». L’ordre du cœur, de la grâce et de la charité est donc supérieur aux autres ordres en ce qu’il abolit et dépasse les oppositions ordinaires entre les modes de compréhension et d’appréhension que sont la connaissance et l’amour : on ne peut connaître la justice sans l’aimer et inversement. Il abolit aussi et dépasse l’opposition entre son propre intérêt et l’intérêt de tous, opposition que rencontre toute théorie de l’association et du contrat social : pour respecter la diversité des ordres de choses, il faut avoir dépassé son propre intérêt, s’être libéré de la défense acharnée de son propre intérêt, ne + être obnibulé par le « sien » comme ces pauvres enfants qui disent avec Ruthie et Winfield à la fin des RC : ce chien, ce coquelicot est à moi, c’est là ma place au soleil ; « voilà le commencement et l’usurpation de toute la terre » (fr 64).

 

2- Être juste, ce n’est donc pas seulement obéir aux lois +tives en vigueur, mais c’est réfléchir à la place de l’homme non pas seulement dans la société, mais dans la totalité de l’univers. L’ordre de la charité chamboulant nos regards et nos perspectives, tout ce que nous jugeons important quand nous sommes immergés dans l’ordre de la concupiscence, comme le métier, le pouvoir, la richesse, l’image du moi, bref l’amour-propre de vanité, de commodité et le divertissement, apparaît comme infiniment dérisoire pour cet ordre supérieur qui est celui de Dieu : le moi écrasé par l’infini est, pour Pascal, la vérité de l’homme, au sens métaphysique du terme : l’homme comprend qu’il est «égaré dans ce canton de la nature, et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprend à estimer la terre, les royaumes, les villes, les maisons et soi-même, son juste prix » (fr 199). La justice définie depuis l’ordre divin consiste à comprendre l’exactitude des proportions et à refuser de confondre le fini avec l’infini ou encore les différents ordres.

 « Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même » (fr 36) : voir la vanité du monde, c’est se regarder depuis l’ordre supérieur de la charité, c’est accéder au niveau de discours de Pascal comme apologiste chrétien. Jean-Luc Marion, dans Sur le prisme métaphysique de Descartes, dit que Pascal comprend le monde et les hommes depuis «son propre exil théologique hors de la philosophie ». Cet exil, ce lieu à part sur lequel ouvre le 3ème DCG permet alors de voir les hommes et les affaires humaines selon une clarté propre, supérieure à la philosophie et qui relève de l’ordre de l’esprit. En effet, pour Pascal, l’ordre de la raison, scientifique aussi bien que philosophique, se situe entre celui de la concupiscence et celui de la charité. Or cette place intermédiaire entre les sens et l’amour de Dieu détrône la raison connaissante de la 1ère place comme dans la philosophie dogmatique. Pascal humilie la raison non pas pour la destituer, comme les sceptiques, mais pour la remettre à sa juste place. Elle peut connaître, comme elle le montre dans les sciences et dans la philosophie, mais elle ne peut pas tout connaître. Elle doit donc ne pas oublier de douter quand il faut, pour être juste : dans la liasse XIII, « soumission et usage de la raison », la justice est pensée comme limite à la rationalité par l’ordre de la foi. La raison doit admettre qu’elle est incapable d’établir un système parfait de la justice : « il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut » (170) ; « la raison ne se soumettrait jamais si elle ne jugeait qu’il y a des occasions où elle doit se soumettre. Il est donc juste qu’elle se soumette quand elle juge qu’elle doit se soumettre » (fr 174). A la fin des 3 DCG, Pascal affirme la prévalence de cet ordre de la charité sur l’ordre de la concupiscence : « il n’en faut pas demeurer là. Il faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce royaume de charité ».

 

3- « Que l’homme, sans la foi, ne peut connaître le vrai bien ni la justice » (fr 148) : pour Pascal comme pour Saint Augustin, docteur de la grâce, la grâce divine peut seule incliner le cœur et réorienter la volonté vers le souverain bien véritable, qui est l’amour de Dieu. Seule la grâce divine peut donc sauver les élus, la nature corrompue par le péché originel. La justice ultime comme réparation du mal ne nous appartient pas. Reste à déterminer ce qu’est la justice divine et c’est là où on sort du champ de la raison pour entrer dans le champ de la religion, qui reste « mystère », car les voies de Dieu sont impénétrables. Certes Pascal n’exclut ni la justice punitive ni la justification de l’injustice par l’épreuve de la Providence , mais le dieu de la cité céleste est un dieu d’amour : « deux lois suffisent pour régler toute la république chrétienne mieux que les lois politiques » (fr 376). Cette référence à l’Evangile selon Matthieu (« A ces deux commandements [amour de Dieu et amour du prochain] se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes »2,40) dit assez que la vraie justice de Dieu s’oppose à la justice humaine en ce que cachée et réservée quand la justice humaine a besoin des apparences pour se soutenir, elle n’est qu’amour quand la justice des hommes est toujours violente, en partie. La justice divine permet donc de critiquer la justice humaine, d’en montrer les limites, en même temps que de pardonner les imperfections de notre justice. En effet, l’ordre de la charité est la négation de la violence, par différence avec l’ordre de la concupiscence, même régulé par le droit +tif : » dans l’Eglise, il y a une justice véritable et nulle violence » (fr 85). La justice divine peut apparaître alors comme l’exact opposé de la justice terrestre, en tant qu’elle n’use jamais de la force : « la conduite de Dieu, qui dispose de toutes choses avec douceur, est de mettre la religion dans l’esprit par les raisons et dans le cœur par la grâce. Mais de la vouloir mettre dans l’esprit et dans le cœur par la force et par les menaces, ce n’est pas y mettre la religion, mais la terreur » (fr 172). Si la politique et le droit +tif trouvent leur exercice exclusif dans l’ordre des corps, la religion relève, quant à elle, de l’ordre de l’esprit et du cœur. On ne peut faire admettre la religion par la terreur, car cela serait indigne de la vraie religion : ici encore, la logique interne de la foi empêche qu’elle usurpe les limites. Quand la religion s’adresse à l’esprit, ce n’est pas non + sous la forme d’une démonstration, qui « ploierait », contraindrait la raison à admettre l’existence de Dieu. Les preuves de cette existence, telles qu’on les trouve dans la philosophie de Descartes, n’atteignent par le vrai Dieu, Dieu non des géomètres et des philosophes, mais d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Ce qui mène l’esprit à Dieu, ce sont Les Pensées comme Apologie de la religion chrétienne : il s’agit de faire voir et de défendre la capacité de la foi et de la religion chrétienne à éclairer le mystère, bien + incompréhensible sans elle qu’avec elle, de la condition humaine.

 

           

Conclusion

Si les imperfections et l’arbitraire de la justice humaine existent, c’est en définitive parce que la Providence l’autorise et c’est une raison suffisante pour lui obéir : »si Saint Augustin venait aujourd’hui et qu’il fût si peu autorisé que ses défenseurs, il ne ferait rien » (fr 517). La folie des hommes comme jeu de l’inconstance et de la concupiscence n’est donc pas contraire à la volonté de Dieu, à condition qu’elle ne laisse pas gagner le déferlement anomique de la guerre et de la violence. En cela la justice des hommes, qui a en charge de « régler un hôpital de fous » (fr 533) a une responsabilité proprement humaine : tenir à distance le + qu’elle peut la violence dont elle naît et maintenir la paix entre les hommes. La justice divine prend alors sa signification de rappel incessant de nos limites, à savoir que nous ne serons jamais capables d’une justice parfaite, mais aussi de nos exigences les + divines et les + cachées, selon lesquelles, en dernière instance, être juste, c’est d’abord se décentrer en connaissant sa propre vanité. Aux yeux de la charité, de façon ultime et absolue, l’homme juste, c’est alors l’homme qui aime.



[1] « On n’augmente pas une grandeur continue d’un certain ordre lorsqu’on lui ajoute un tel nombre que l’on voudra, des grandeurs d’un ordre inférieur » : les points n’ajoutent rien aux lignes, les lignes aux surfaces, les surfaces aux solides parce que ces ordres de grandeur sont discontinus. Les ordres de grandeur sont à la fois incommensurables et hiérarchisés : « le fini s’anéantit en présence de l’infini et devient un pur néant » (fr 418)

[2] C’est ainsi que la connaissance, conçue comme résultat des opérations du cœur et de la raison définit un ordre distinct de celui de la morale ou de la religion (fr 110), objet de la théologie où prévaut l’autorité consignée dans la tradition de l’Eglise ou que l’ordre des grandeurs charnelles se distingue de celui de la connaissance ou de la charité (fr 308) : « la force ne fait rien au royaume des savants » (fr 308), mais en retour dans « les sujets qui tombent sous les sens ou sous le raisonnement : l’autorité y est inutile, la seule raison a lieu d’en connaître » (PTV). Dans le domaine des connaissances elles-mêmes, « il est ridicule et aussi inutile que la raison demande au cœur des preuves des premiers principes pour vouloir y con sentir qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison le sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre pour vouloir les recevoir » (fr 110).  

[3] Fr 308

[4] L’ordre de la chair ne peut produire une connaissance, pas + que les corps ensemble ne peuvent produire une pensée, et de même qu’aucun ensemble de connaissances et aucun assemblage de corps ne peuvent produire « le moindre mouvement de charité ». « Les esprits sont d’un ordre + élevé que les corps » (lettre à Chr de Suède). Les puissances surnaturelles sont d’un ordre « infiniment + élevé » que les puissances naturelles.

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[6] Ce modèle, dérivé du fondement ontologique de l’injustice, la tyrannie du moi post-lapsaire, qui s’est fait le centre de tout au lieu de rapport ce moi au tout (fr 597), permet tout à la fois de penser l’injustice sociale et politique et l’injustice des relations interpersonnelles.

21 janvier 2012

"La raison des effets": typologie de l'obéissance dans "Les Pensées" de Pascal

La « raison des effets »[1] : typologie de l’obéissance sous la forme d’un commentaire du fragment 90, illustré d’exemples empruntés à d’autres fragments

 

Synopsis        

Face aux institutions, à la loi, à l’Etat, à l’ordre social, les hommes adoptent des comportements qui sont le reflet de leur degré de lumière et de justice. Le peuple, qui croit à la légitimité du pouvoir et qui est tout imprégné de l’illusion que les grandeurs d’établissement sont des grandeurs naturelles bien à leur place, a une opinion saine, mais vaine et  vit dans l’ignorance salutaire des « effets ». Capable de découvrir « les effets », l’arbitraire, la vanité des lois comme des « vacations farcesques », le demi-habile se scandalise d’une injustice qu’il prétend réparer, sans voir que derrière l’absurdité apparente du système se cachent un ordre et une causalité + profonds : il reste aveugle au fait que le + important est que les lois soient respectées. Conscient de la vanité des lois et de l’origine violente des institutions, mais pénétré de la nécessité de maintenir le « peuple » dans l’ignorance de cette vérité pour maintenir la paix civile, l’ « habile », doué de « science sans zèle », découvre que sous l’effet se cache une règle, une causalité secrète qui la fonde : peu importe que l’origine de la loi soit injuste, dans la mesure où elle remplit son rôle qui est de faire respecter la paix civile (fr 66).

ó Il existe donc bien, dans la cité terrestre, une certaine forme de justice, dont les fondements sont indéniablement irrationnels et qui n’est ni la justice absolue de la loi naturelle, ni la justice de Dieu, pré-lapsaire ou post-lapsaire, mais qui permet d’éviter le pire et constitue ainsi un moindre mal. Le  « dévot » partage avec le demi-habile la contestation de l’autorité temporelle, mais au nom de sa seule obéissance à Dieu. Seul le « parfait chrétien », qui pratique, comme l’ »habile », la lucidité consistant à dissocier la vanité de l’utilité de la loi, rapporte la « pensée de derrière » à son humiliation devant Dieu.

 

Développement        

1- L’opinion du peuple est vaine, mais saine

Le « peuple » se définit donc par son «ignorance naturelle » (B 328/ Laf 93), sa naïveté, c.à.d. son incapacité à établir une différence entre les apparences et la réalité effective, à introduire une distance entre les ordres de choses. La « folie du peuple » (« La puissance des rois est fondée sur la raison et sur la folie du peuple, et bien + sur la folie. La + grande chose du monde a pour fondement la faiblesse. Et ce fondement est admirablement sûr, car il n’y a rien de + sûr que cela que le peuple sera faible. »fr 26), strictement identique à celle des grands, consiste à ne pas dissocier la personne du personnage, l’ordre des corps de l’ordre des esprits, la justice intrinsèque de la justice extrinsèque des lois. Non seulement il ignore que les lois sont arbitraires, mais il croit encore qu’elles sont justes parce qu’il a besoin de croire en l’existence de la justice pour y obéir : ne voulant «être assujetti qu’à la raison et à la justice » (fr 525), « il n’obéit qu’à cause qu’il les croit justes » fr 66). Il se trompe donc et se nourrit d’illusion à l’endroit de la justice, des lois et des « grandeurs » d’établissement : il prend les simulacres de la justice pour la justice elle-même, convaincu que les lois en sont l’émanation ; croyant aux lois, il « prend leur antiquité comme une preuve de leur vérité » (fr 525) ; il croit que la noblesse est une grandeur réelle, considère presque les grands comme étant d’une autre nature que les autres (1er DCG, fr 90, 92, 93) et vénère le roi (fr 25); il croit que le pouvoir coïncide avec le mérite, la force avec la parfaite justice, l’établissement avec la nature. Son opinion est donc « vaine », car il n’est pas dans la vérité.

            Mais si le peuple n’est pas dans la vérité, la vérité est dans le peuple, car son opinion est « saine » : il prête à l’établissement une justice intrinsèque et, en un sens, il a raison de le faire, puisque « la justice est dans ce qui est établi » (fr 645[2]) ; il respecte la loi et les grands comme s’ils étaient parfaitement justes, et en cela il observe une parfaite justice : c’est par exemple une « opinion très saine » « d’avoir distingué les hommes par le dehors, comme par la noblesse ou les biens. Le monde triomphe encore à montrer combien cela est déraisonnable. Mais cela est très raisonnable » (fr 101), et ceux qui pensent el contraire raisonnent à la façon des cannibales de Montaigne, qui s’étonnent et se rient d’un enfant roi. Comme les « appréhensions des sens sont toujours vraies » (fr 701), en politique il faut toujours en croire ses yeux. Quand le peuple murmure sur le passage des rois : « le caractère de divinité est empreint sur son visage », il est infiniment + proche de la vérité que les demi-habiles qui ne voient en lui que le descendant méprisable d’un soldat heureux, car il s’attache de fait à la puissance royale « non seulement une image, mais une participation de la puissance de Dieu ». La « sottise » n’est donc pas du côté de ceux qui restent debout dans la chambre des princes, car l’ordre de toute une cité repose sur les « cérémonies extérieures » qui, distinguant, épargnent la confrontation sanglante des qualités naturelles que chacun prétend avoir au-dessus des autres : « Le +  grand des maux est les guerres civiles. Elles sont sûres, si on veut récompenser les mérites, car tous diront qu’ils méritent. La mal à craindre d’un sot qui succède par droit de  naissance n’est ni si grand, ni si sûr » (fr 94).  Etrivière flatteuse, la brocatelle est bien une « force » (fr 89[3]) parce que, royaume du signifiant, l’ordre du politique est le lieu de l’apparence essentielle, est fondé non sur un connaître, mais sur un reconnaître : si l’homme y apparaît ce qu’il n’est pas, il y est aussi ce qu’il apparaît, parce que l’ordre social sert à masquer la déchéance ontologique : une société donnée, c’est tout un peuple qui se crève agréablement les yeux (fr 44).

 Si Pascal ne partage pas le mépris des esprits forts, des dévots et des « politiques » pour le peuple, il n’entreprend cependant pas le déciller. Confondant ce qu’il faudrait « discerner », le peuple a des opinions infondées, de sorte que s’il a raison d’obéir aux lois et de respecter les conventions sociales, il a raison en quelque sorte par hasard, pour de mauvaises raisons : « il n’en sent pas la vérité où elle est et, la mettant où elle n’est pas, ses opinions sont toujours très fausses et très malsaines » (B 328/ Laf 93[4]) ; « encore que les opinions du peuple soient saines, elles ne le sont pas dans sa tête. Car il pense que la vérité est où elle n’est pas. La vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se figurent. Il est vrai qu’il faut honorer les gentilshommes, mais non pas parce que la naissance est un avantage effectif » (fr 92). Dès lors « la puissance des rois est fondée sur la raison et sur la folie des peuples, et bien + sur la folie » (B 330/ Laf 26). Pour autant le moraliste janséniste n’entend pas, à l’instar du demi-habile, déniaiser le peuple : parlant « comme le peuple » (fr 91), non pour l’abuser, mais parce que la désillusion causerait sa + grande illusion (« on ne doit rapporter que les choses qu’il est utile de découvrir, et non pas celles qui ne pourraient que blesser sans apporter aucun fruit » (11ème Provinciale), il préfère proportionner ses paroles à la faiblesse de ceux qui les écoutent et « piper » le peuple, non pour lui mentir, mais pour le protéger du mensonge des démagogues : comme « ces médecins habiles qui, par la manière adroite de préparer les + grands poisons, en savent tirer les + grands remèdes » (Entretiens avec Monsieur de Sacy), le « bon politique » confirme dans le peuple la raison sans les raisons, parce que les raisons dévoilées lui feraient perdre la raison. « Ce qui caractérise le peuple, selon Gérard Fereyrolles, c’est qu’il ne sait pas à quel point il a raison : s’il le savait, il aurait tort ». Mieux vaut pour l’homme qu’il croie avoir une justice qu’il ne peut avoir, car aussitôt qu’on lui montre l’injustice, il cherche hors de la seule justice dont il soit susceptible, la coutume présente, une justice originelle qui fuit toujours + loin et ne pourra jamais être atteindre, parce qu’elle n’est ni ne fut de ce monde. La « piperie » ne dissimule donc pas au peuple une justice due, mais que rien ici bas n’est essentiellement juste. Elle évite donc au peuple, affamé d’essentielle justice, de se précipiter dans l’essentielle injustice d’une guerre civile et lui présente comme juste un établissement devenu, d’arbitraire qu’il était, raisonnable et qu’il est effectivement juste de respecter. La « piperie » n’est donc pas un instrument d’exploitation, contrairement à la duperie par laquelle les grands excitent le peuple à se soulever au nom d’une « prétendue justice » (fr 85), à seule fin de récupérer sur lui des droits dont la monarchie le décharge ; elle le préservedes spécieuses illusions, aux trop réelles suites où le convient les chantres d’une révolution réactionnaire que sont l’utopique demi-habile et le noble frondeur, à qui la guerre civile est toujours un gain.

 

 

           

2- Le demi-habile a compris que la vraie justice est absente des institutions humaines, mais comme il n’a pas compris que cette vraie justice est absente de l’humanité, il trouble le monde en contestant l’ordre établi au nom d’une norme de justice proprement utopique.

Des demi-habiles, Pascal dit qu’ils méprisent et « troublent » le train du monde : « ceux-là troublent le monde et jugent mal de tout. Le peuple et les habiles composent le train du monde ; ceux-là le méprisent et sont méprisés » (fr 83).

« Sortis de l’ignorance naturelle », « vrai siège de l’homme » pourtant, les « demi-habiles » ont seulement « quelque teinture de la science suffisante » (fr 83). Esprits + avertis, ils ont compris qu’entre être et paraître, il n’y a pas de liaison nécessaire et que « la naissance n’est pas un avantage de la personne, mais du hasard » (B 337/ Laf 90). Supérieurs au peuple en ce qu’ils discernent ce qui tient au préjugé, à la coutume, à l’établissement, ils méprisent les grandeurs d’établissement parce qu’ils les ont reconnues pour simple établissement. Comprenant que la justice humaine, devenue, n’est qu’un effet de justice, ils y dénoncent une fausse justice parce qu’ils reconnaissent qu’elle ne procède ni d’une cause, ni d’une origine, ni d’un modèle véritablement juste. Ils voient donc  bien que la vraie justice est absente des institutions humaines, que la noblesse n’est pas un avantage de nature, que le fils du roi n’est pas le + digne, que l’aîné n’a pas + de mérite que le cadet. C’est pourquoi ils refusent d’honorer les grands et contestent les lois établies. Mais ils ne reconnaissent pas que la justice est absente de l’humanité et c’est pourquoi  ils invoquent une norme de justice primitive, au nom de laquelle ils contestent l’ordre établi, mais qui n’est en réalité qu’une justice prétendue, une justice qu’ils imaginent.

Fomentant des révoltes pour renverser l’ordre politique et social, ils troublent donc le monde parce qu’ayant assez de lumière pour voir tout ce qui n’est pas juste en soi, ils proclament leur découverte et détruisent ainsi pour tous le fondement mystique de l’autorité, anéantissant par là même tout l’ordre de justice propre à la cité humaine, sans pouvoir en retour rien donner ou indiquer qui rapproche de la justice éternelle, laquelle leur reste cachée comme à tout autre : « de là vient l’injustice de la Fronde, qui élève sa prétendue justice contre la force » (fr 83) ; « rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes. Qui leur obéit parce qu’elles sont justes obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi…L’art de fronder, bouleverser les états est d’ébranler les coutumes établies en sondant jusque dans leur source pour marquer leur défaut d’autorité et de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l’état qu’une coutume injuste a abolies. C’est un jeu sûr pour tout perdre » (fr 60).

Ils ne sont donc qu’à moitié habiles, parce qu’ils ne voient que la moitié du problème : leur lumière fait qu’ils ne prennent pas ce qui est établi pour nature, mais pour simple établissement ; mais pour eux comme pour le peuple l’être seulement établi est synonyme d’injustice, d’usurpation et de déraison, parce qu’ils n’ont  pas la lumière supérieure qui leur permettrait de comprendre que ce qui est de coutume tire sa justice de son établissement et non son établissement de sa justice, parce qu’ils ignorent ce que peut être une réalité dont tout l’être consiste dans son être posé, dont toute la légitimité consiste dans la coutume elle-même et qui est « toute ramassée en soi ». Ils sont pareils au peuple en ce qu’ils ne conçoivent d’institution et de législation légitimes que par référence à une justice véritable dans son origine et dans son modèle ; comme le peuple, ils ne veulent obéir qu’à ce qui est juste en soi, si bien que la découverte de l’absence d’une vraie justice aboutit à anéantir toute obéissance. Les demi-habiles ne croient + que lois et grandeurs de ce monde procèdent d’une justice authentique en son origine : l’usurpation leur est apparue ; mais ils croient encore que tout ce qui n’est pas juste en soi est injuste et qu’il ne faudrait légitimement obéir qu’à ce qui est juste en soi. Ignorant, ou refusant de savoir que les lois qu’ils veulent établir sont aussi arbitraires que celles qu’ils veulent supprimer, ils n’ont pas assez d’intelligence pour comprendre la nécessité et la justice extrinsèque des lois.

 

3- Sachant que la vraie justice est absente, l’habile tire les conséquences de cette lacune : la nécessité de l’établissement et l’ordre justifié.

Parmi les « grandes âmes » qui ont si bien « parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir » qu’elles ont atteint cette docte ignorance, cette ignorance savante  par quoi elles ont compris que l’homme ne peut connaître la justice, tout étant vain et inconstant, l’habile est celui dont l’ignorance savante est considérée dans son rapport à l’objet de la pensée politique : l’ordre, la justice et l’établissement. Sachant que la vraie justice est absente (veri juris. Nous n’en avons + » (fr 83), que les lois sont vides de justice effective et les princes dépourvus de grandeur naturelle, ils ont tiré toutes les conséquences de cette perte ou de cette lacune : la nécessité de l’établissement et la force justifiée. Ainsi ont-ils la même conscience du caractère infondé en vraie justice de l’institution humaine que les demi-habiles. Mais, revenus de la croyance de droit à laquelle les demi-habiles restent attachés, ils parlent comme le peuple et adoptent la même conduite que lui : ils croient et disent qu’il faut honorer les grands et obéir aux lois et le font en effet, mais par pour les mêmes raisons. En effet, ils comprennent qu’en l’absence d’accès à un modèle du juste, il faut obéir aux lois, non parce qu’elles sont justes, mais « parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs » (fr 66). Aux demi-habiles, Pascal oppose donc un 1er niveau d’explication qui légitime l’ordre social : l’établissement, l’institutionnalisation des règles qui ont organisé l’ordre social et qu’il est condamnable de bouleverser, car on risque de provoquer la guerre civile. Ainsi « est juste pour Pascal ce qui est  établi. Loin d’être naturelle, la justice apparaît toujours a posteriori. C’est le résultat d’une construction », note L Thirouin : « la chose était indifférente avant l’établissement : après l’établissement, elle devient juste, parce qu’il est injuste de le troubler » (2ème DCG). Ce qui confère sa légitimité à la loi, c’est sa capacité à préserver la paix sociale : en cela elle est juste, quel que soit son contenu, arbitraire ou non, car il importe peu, dès lors que la loi parvient à faire respecter l’ordre établi et à éviter le trouble public. L’habile défend donc, comme le peuple, l’ordre établi, mais pour un autre motif, plus juste[5], et surtout dans la conscience qu’il faut obéir aux lois bien qu’il n’y ait aucune justice réelle dans la législation et donc seulement parce que les lois sont lois: « il serait bon qu’on obéît aux lois et aux coutumes parce qu’elles sont lois ; qu’on sût qu’il n’y en a aucune vraie et juste à introduire, que nous n’y connaissons rien, et qu’ainsi il faut seulement suivre les reçues : par ce moyen, on ne les quitterait jamais ».

Contre les demi-habiles », qui « méprisent les personnes de grande naissance, disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne, mais du hasard, l’habile sait aussi reconnaître la nécessité des inégalités sociales (« il est nécessaire qu’il y ait de l’inégalité parmi les hommes », fr 540), dans la mesure où l’instauration des grandeurs arbitraires est un facteur d’ordre parce que leur démonstration de force est indiscutable : «  un homme vêtu de brocatelle, et suivi de 7 ou 8 laquais ! Eh quoi ! Il me fera donner les étrivières si je ne le salue. Cet habit, c’est une force » (fr 89). L’ordre factice et conventionnel est préférable à tout autre, car une société qui tenterait de fonder un ordre rationnellement sur le mérite aboutirait à une  guerre civile perpétuelle, puisque tous veulent dominer, convaincus de leur propre mérite : le mérite étant une qualité sujette à dispute, fonder une hiérarchie sociale sur une valeur si polémique risquerait de conduire soit à l’anarchie, soit à un conflit permanent : « le + grand des maux est les guerres civiles. Elles sont sûres si on veut récompenser le mérite, car tous diront qu’ils méritent. Le mal à craindre d’un sot qui succède par droit de naissance n’est ni si grand, ni si sûr » (fr 94) Le demi-habile ne voit pas que l’on peut déceler, derrière une hiérarchie sociale apparemment arbitraire et injuste, la légitimité d’un ordre qui sauve du désordre civil.

 Alors que pour le peuple, le mérite est la cause naturelle des respects rendus, pour la pensée de derrière, il faut les rendre, bien que l’en-soi soit néant et la position contingente infondée. La pensée de derrière est donc la conscience du jeu de la pensée par rapport à la sphère de l’opinion, du langage et de la conduite. Elle est duplicité (l’habile sait qu’il parle et opine comme le peuple sans penser comme lui) sans malignité. Car les habiles ne cachent leur pensée que parce qu’ils ne peuvent pas l’enseigner : il faudrait dire au peuple à la fois que les lois ne sont pas justes et qu’il faut leur obéir non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois, que les supérieurs ne sont pas naturellement justes, mais qu’il faut leur obéir parce qu’ils sont supérieurs ; mais le danger est que, même si on dit en même temps les deux vérités, le peuple entendra le 1er moment avant de pouvoir entendre le second, sans jamais pouvoir entendre le second, si bien qu’il sera manipulé par les demi-habiles sans parvenir à la sagesse de l’habile. A moins que successivement, voire simultanément peuple par son comportement, demi-habile par son jugement et habile par son discernement, l’esprit ne trouve dans la pensée de derrière la marge de liberté qui lui permet d’honorer les Grands sans illusion, en tenant grâce elle séparés l’honneur qu’il doit et la nature de ceux qu’il honore, c.à.d. d’accomplir son devoir sans hypocrisie. Méditée par l’habile quand il est sujet, la pensée de derrière préserve la liberté intérieure et évite toute sédition (2ème DCG[6]). Conçue par un roi, habile, elle prévient toute injustice et a une vertu modératrice (3ème DCG[7]) Dans tous les cas, elle permet l’opération de la hiérarchie politique et donc la paix, qui est le souverain bien.

Ainsi, la « lettre sur l’injustice » prévue par Pascal et constituée notamment par le fr 60 se retourne, par un renversement dialectique, en discours d’allégeance aux lois : comme le fait remarquer Laurent Thirouin dans Le hasard et la règle. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, c’est parce que les lois tirent une force redoublée de ne pas avoir part à la justice qu’elles sont efficaces. En effet, comme une justice authentique ne peut être établie par les hommes et que chaque tentative risque de se solder par un conflit, les lois garantissent la cohésion sociale précisément parce qu’elles n’ont rien à voir avec la justice, et sont donc non sujettes à disputes, indiscutables : « s’il n’y a aucune [loi] vraie et juste à introduire » (fr 525) parce que « rien suivant la seule raison n’est juste en soi » (fr 60), si les lois sont injustes et que néanmoins elles assurent réellement leur mission, si en dépit de leur vanité elles savent garantir la cohésion de la société, protéger l’homme des pires affrontements, c’est que la loi humaine n’a rien à voir avec la justice : « qui leur obéit parce qu’elles sont justes obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi. Elle est loi et rien davantage » (fr 60). Ainsi, alors que le demi-habile s’arrête à l’apparence des lois et déplore leur défaut de justice, croyant qu’elles sont de l’ordre de l’esprit, il se trompe et ne voit pas, à la différence de l’habile, qu’elles sont de l’ordre de la chair, dans la mesure où leur principal mérite réside dans leur force. La loi, n’étant pas de l’ordre de l’esprit, n’a pas à être juste, mais son injustice n’influe en rien sur l’obéissance qu’on lui doit. L’habile, conscient comme le demi-habile de la vanité des lois et des grandeurs d’établissement, vides de toute justice essentielle, intrinsèque et effective, est donc celui qui sait distinguer l’ordre de la justice, ordre spirituel, de l’ordre des lois, charnelles et reconnaître la force derrière les institutions. La règle est justifiée par sa seule faculté de régler : la loi «est toute ramassée en soi. Elle est loi et rien davantage » (fr 60). Pascal reconduit ici l’analyse de Montaigne : « les lois se maintiennent en crédit non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité » (Essais, III, 13). La loi fonctionne comme la règle d’un jeu : inaccessible à toute approche morale ou rationnelle, elles est pure expression indiscutable de la force qu’elle représente : »un  homme vêtu de brocatelle, et suivi de 7 ou 8 laquais ! Eh quoi ! il me fera donner les étrivières su je ne le salue. Cet habit, c’est une force » (B  315/ Laf 89). Cette autonomie de la loi, cet arbitraire qui en devient la définition même, lui confèrent une autorité absolue. Dans un monde abandonné au hasard, les règles qui s’appliquent sont aussi contingentes et aussi fortes que celles d’un jeu : la loi est à la fois parfaitement arbitraire et structurellement incontestable. L’idéal eût été que les lois organisant la société des hommes traduisent en règlements la loi naturelle ou que, le corps restant soumis à la volonté, elle-même soumise à un entendement qui recevrait par le cœur la loi de Dieu, les hommes obéissassent à la loi d’amour de la cité de Dieu[8], régie par l’ordre de la charité Mais pour son malheur, l’homme a perdu l’accès à la loi naturelle en se détournant de la vérité et de la justice de Dieu. Pour maintenir un ordre, il est donc contraint de forger des règles artificielles, de reconnaître des lois qui, en soi, ne peuvent prétendre à aucune légitimité. Ce qui donne force à ces lois, c’est leur établissement : « la justice est ce qui est établi ; et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu’elles sont établies » (fr 645). Bien que les lois ne possèdent pas de valeur intrinsèque, bien qu’elles ne soient pas essentiellement justes, elles possèdent une valeur extrinsèque, que leur confère le fait qu’elles soient lois, autrement dit qu’elles soient établies ou « reçues ».

Le peuple, qui obéit aux lois parce qu’elles sont lois, a donc une opinion « saine » en ce qu’il évite tout désordre civil, même si cette opinion est « vaine », en ce qu’ »il n’en sent pas la vérité où elle est », « la mettant où elle n’est pas », si bien que « la puissance des rois est fondée sur la raison et sur la folie des peuples, et bien + sur la folie ». Mais contrairement au demi-habile, prompt à déciller le peuple pour sa propre perte, l’habile consent à entretenir cette folie pour maintenir l’ordre : « pour le bien des hommes, il les faut souvent piper » (fr 60) ; « il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il lui faut dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue si on peut faire entendre cela et que proprement c’est la définition de la justice » (fr 66). L’habile parle donc comme le peuple, mais avec une « pensée de derrière » qui inclut, avec la conscience de la vanité de l’établissement, celle de la nécessité d’entretenir l’illusion sur la justice d’un ordre utile dans sa vanité même.

Cette « pensée de derrière », pendant de la « double pensée » par quoi « roi de concupiscence » et Grands (se) préserveront de l’injustice consubstantielle à la tyrannie, est donc à la fois une pensée de justice et de liberté : connaissance de la distinction des ordres et des grandeurs qui leur sont propres, elle ne dissocie pas la vertu de justice du discernement, fruit du libre exercice du jugement par le sujet de l’obligation, partant garant de la liberté politique du sujet, autorisé par le 2ème DCG à une « pratique discrète, presque intentionnelle, de la résistance aux pouvoirs » (Guénancia, Divertissements pascaliens, p.26) : «en distinguant les qualités ou les grandeurs pour lesquelles je dois estimer ou mépriser un homme, je maîtrise pour ainsi dire le devoir que je rends. Je ne le rends pas machinalement, seulement par habitude ; je le fais en sachant pourquoi je le fais. Cela constitue une réserve (aux deux sens du mot) qui est déjà une forme de résistance aux pouvoirs. Mon esprit n’est pas aveuglé, ébloui par la grandeur présente parce que je perçois en même temps que je la rapporte à son ordre, hors duquel elle n’a + la valeur avec laquelle elle se présente. C’est seulement cela qui peut être dit juste, et non l’obéissance ou la révérence aveugle. […] Si je refuse de m’incliner devant le duc parce que je sais qu’il n’est pas honnête homme, je confonds des ordres différents et fais quelque chose d’injuste en refusant de rendre ce devoir extérieur. En m’inclinant à son passage et en sachant que ce n’est pas devant sa personne que je m’incline mais devant une fonction ou une distinction sociale qu’il partage avec d’autres personnes de son rang, j’agis et je pense avec justice, parce que j’agis et je pense en conformité avec l’ordre des choses dont relève la situation. La pensée de derrière (mon respect est un respect d’établissement) joue ici un rôle de modulateur du devoir, elle en limite la signification et la portée- ce qui est souvent, pour ne pas dire toujours une manière efficace de résister aux pouvoirs. La résistance (on l’a vu dans les diverses expériences de la dissidence au XXème siècle) consiste à ne pas se laisser impressionner par la grandeur (ou la force) de ce qui cherche à dominer. Pour cela il faut pouvoir disposer à tout moment de cette connaissance de la distinction des ordres de grandeur. Résister, c’est se soustraire, au moins partiellement, à l’empire que l’autre cherche à avoir sur moi d’une façon totale, et non par la voie propre à un ordre de choses » (ibidem, p.27).

 

4-Si les habiles, qui représentent la science, n’ont cependant pas le dernier mot, c’est qu’il y a des ordres de lumière comme il y a des ordres de justice : il y a des lumières supérieures à celle, lacunaire, de l’habile, dont la science se trouve ainsi relativisée.

En effet, si le « dévot zélé » a partie liée avec le demi-habile en ce qu’il méprise l’établissement, quoique pour des raisons différentes, le « parfait chrétien » tient le même langage que l’habile et que le peuple en ce qu’il honore les grandeurs d’établissement et obéit à la législation humaine.

De fait le « dévot » méprise les conventions sociales au nom de la foi. Mais il rejoint l’imprudence du demi-habile en appliquant directement l’ordre spirituel sur l’ordre temporel : il veut faire régner la loi divine sur terre, sans prendre la mesure de l’écart incommensurable entre l’ordre de la chair et l’ordre de la charité.  Or s’ « il y a une distance infinie des corps aux esprits », il y a une « distance infiniment + infinie des esprits à la charité », car si « de tous les corps ensemble on ne saurait en faire réussir une petite pensée, cela est impossible et d’un autre ordre », « de tous les corps et esprits on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible et d’un autre ordre, surnaturel » (fr 308) Comme le demi-habile, le dévot, « qui a + de zèle que de science », trouble le monde et juge mal de tout parce que son jugement simpliste écrase la complexité des choses.

Le chrétien parfait obéit aux lois comme l’habile, non parce qu’il consent par prudence à la folie des hommes, mais parce qu’il voit que Dieu les a soumis à cette folie comme punitions de leurs péchés et comme moyen de leur conservation. Comme l’habile, le chrétien joue le jeu du politique avec une « pensée de derrière » ; mais ce n’est ni le même jeu ni la même pensée, car sa perspective sur la justice injuste des hommes n’est + celle du monde humain. Son obéissance, qui est fléchissement devant l’ordre de la chair, est pratiquée comme une épreuve, un assujettissement librement consenti par le chrétien envers Dieu. A Dieu seul, qui a disposé ses tourments, le vrai chrétien accorde son respect. Ce qui est « vanité », ici, ce sont les folies et le vrai chrétien voit son discernement mis à l’épreuve : s’il y croit en s’y soumettant, il s’exclut de l’ordre de Dieu. Il comprend la politique des hommes selon la mesure d’une vraie Justice, qui donne sa place à l’injustice : « les vrais chrétiens obéissent aux folies, non parce qu’ils respectent ces folies, mais l’ordre de Dieu qui, pour la punition des hommes, les a asservis à ces folies » (fr 14).

 

 

Conclusion

Si une évolution est concevable de l’obéissance naïve à la soumission intéressée, par la pensée de derrière, puis de la condition de l’habile à celle du dévot, grâce à la lumière supérieure qu’offre la piété, un abîme sépare en revanche la conduite de ce dernier de celle du converti ou chrétien parfait, car une « distance infiniment + infinie », parce que « surnaturelle », sépare l’ordre de l’esprit de l’ordre de la charité. Il y a donc trois façons d’obéir : par ignorance vulgaire, par ignorance savante et par charité.  Dans tous les cas la justice humaine n’est qu’un pis aller, un moindre mal, ce qui permet de lui redonner une certaine légitimité, même si elle ne saurait viser le souverain bien ni la vérité. Mais elle n’est jamais qu’une force transformée en droit par l’effet de la coutume. Le grand ou le roi qui règneront avec la pensée de derrière ne seront jamais que des « rois de concupiscence », très éloignés encore du royaume de la charité : ils règneront et se damneront honnêtement. L’avertissement qui clôt le 3ème DCG manifeste bien que l’habileté n’est pas le dernier mot : « il n’en faut pas demeurer là, il faut mépriser la concupiscence et son royaume ». Contre les illusions qui la fondaient sur la vérité de la justice, l’habileté a consisté à saisir l’efficacité de  la tautologie de la justice de la cité terrestre (la loi est la loi, le supérieur est le supérieur), mais le vrai chrétien sait que cette indispensable tautologie est folie : il honore l’établissement sans le respecter, parce que l’établissement est en soi folie, mais respecte seulement Dieu qui l’a assujetti à cette folie.

Si la vérité et la justice ne sont pas au point où le peuple, les demi-habiles et les dévots le croient, il existe donc bien un point de vue supérieur, comme il en existe un dans la perspective : Pascal, qui connaît Desargues et ses travaux sur la perspective, sait « qu’il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu. Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture, mais dans la vérité et dans la morale, qui l’assignera ? » (fr 21). Pierre Magnard souligne, dans Pascal ou l’art de la digression », que Pascal pense à travers le modèle de son Traité sur les sections de cône », « où s’interrogeant sur la classe susceptible de comprendre circonférence, ellipse, parabole, hyperbole, il découvre que ces figures peuvent toutes être considérées comme les sections d’un cône sur un plan tournant autour d’un axe : lorsque le plan est orthogonal à la hauteur du cône, la section est une circonférence ; à mesure que tourne le plan, on assiste aux métamorphoses du cercle, tour à tour ellipse, parabole, hyperbole, tandis que le point de vue, initialement situé au sommet du cône, se déplace, puisqu’on doit toujours être à la verticale du plan tournant. Vus cependant du sommer du cône, les coniques ne laissent pas de se résorber dans la circonférence qui est précisément la raison des effets. De même les diverses opinions humaines, liées à la diversité des points de vue, ont-elles vocation à conduire au véritable lieu qui résout les contradictions : »il n’appartient qu’au seul point haut, figuré au sommet du cône, de saisir l’univers en son géométral, c.à.d. affranchi de toute déformation de perspective ». Comme le crâne dans l’anamorphose qui livre la clé du tableau de Holbein, Les Ambassadeurs, Dieu est le point ontologique le + haut, qui donne la justesse existentielle et par conséquent la seule justice véritable qui puisse être, à savoir la justification que seul Dieu peut donner, tandis que l’ordre mondain ne relève que du mécanisme nécessaire pour régler la masse. Coutumier et changeant, il révèle le génie politique de l’homme, cette grandeur qui consiste à tirer un « ordre » du désordre de la « concupiscence » ; mais ce « bel ordre de la concupiscence » n’est lui-même qu’un « tableau de charité », qu’il ne faut donc pas sacraliser.

 

 

 

Holbein : Les Ambassadeurs



[1] Cf Jean Mesnard, Les Pensées de Pascal, p.201-206

Pascal appelle « raison des effets » la démarche de la pensée par laquelle l’esprit réforme le jugement superficiel que l’observateur dégage des faits en en pénétrant, en en expliquant la « raison des effets ». Ainsi lorsque saint Augustin observe qu’on travaille pour l’incertain, il le fait en accusant la vanité de ceux qui supportent tant de maux pour un résultat aussi aléatoire, sans voir la règle des partis, qui démontre qu’on le doit (fr 101). En effet, si l’on applique cette règle des partis, on découvre que ce comportement est très raisonnable, étant donné la proportion entre le risque  couru et le gain envisagé. L’attitude commune, celle du « monde », est donc fondée (fr 83, 92). Saint Augustin, en la circonstance, a été de ces « demi-savants » qui « s’en moquent, et triomphent là-dessus de la folie du monde. Mais par une raison qu’ils ne pénètrent pas, on a raison » (fr 101). De même Montaigne voit qu’on s’offense d’un esprit boiteux, mais non d’une claudication réelle et pense vanité : » d’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas et qu’un esprit boiteux nous irrite ? » (fr 98). Cette différence d’attitude semble ne correspondre à aucune différence dans les choses. Mais Montaigne ne voit pas qu’une « réalité palpable » comme la boiterie physique s’impose sans contestation, alors qu’une « qualité spirituelle » comme l’aptitude ou l’inaptitude à raisonner est « sujette à dispute » : « un boiteux reconnaît que nous allons droit et un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons », car la référence fait défaut qui désignerait le bon raisonnement (cf fr 577)al, après avoir adopté dans la liasse « vanité » la position du demi-habile sur les coutumes, change de perspective en élevant la perspective à la « raison des effets » : le fragment 19 (« il a 4 laquais ») tournait en ridicule une grandeur résidant toute en extérieur ;  le fragment 89 montre que la présence des laquais marque la force attachée à la grandeur, qui lui permet de se faire respecter et la fonde ainsi solidement. De même, à s’en  tenir à la brève indication du fragment 32 (« le respect signifie : incommodez-vous! »), ce qui ressort, c’est le caractère purement formel de l’attitude qui exprime le respect ; lorsque l’idée reparaît au fragment 80, c’est avec un commentaire qui en modifie la portée, en stipulant que les manifestations extérieures de respect signifient précisément la soumission active à l’égard de celui qui en est l’objet : elles font reconnaître, sans contestation possible, les grands. Enfin la raillerie du fragment 30 tourne au sérieux dans le fragment 194, où la coutume désignant les rois assure la paix en écartant toute contestation. Il n’y a pas jusqu’à la justification de la force qui procède de ce mode de raisonnement : « pourquoi suit-on la pluralité ? Est-ce à cause qu’ils ont + de raison ? Non, mais + de force. Pourquoi suit-on les anciennes lois et anciennes opinions ?. Est-ce qu’elles sont + saines ? Non, mais elles sont uniques et nous ôtent la racine de la diversité » (fr 711). De tous ces exemples, il découle que l’ordre social est conçu de manière à assurer sa propre stabilité. Régi par des normes incontestables, il a pour fin la paix. Montaigne a tort de taxer l’ordre établi de vanité en tournant en dérision les usages sociaux : ces usages ont une finalité qui les rend légitimes.

Le fragment 90 élève encore le raisonnement à 5 degrés par un « renversement perpétuel du pour et du contre » (fr 93). Le 1er degré est celui de l’effet : « le peuple honore les grands » parce qu’il les croit vraiment honorables ; le 2ème ° est celui des demi-habiles qui taxent de « vanité » l’opinion du peuple, parce qu’il sait que « la naissance n’est pas un avantage de la personne, mais du hasard ». Le 3ème degré est celui des « habiles », qui revient à l’opinion du peuple, mais en incluant le point de vue du demi-habile pour le dépasser : il reconnaît que les grands ne sont pas vraiment respectables, mais il respecte en eux un ordre établi qui assure la paix, car il sait que tout autre ordre serait aussi arbitraire. Le 4ème degré est celui des dévots, dont la « nouvelle lumière » est celle qui montre l’égalité des hommes devant Dieu et l’inadéquation des grandeurs terrestres aux grandeurs de charité. Enfin le 5ème degré est celui des « chrétiens parfaits », qui ne confondent pas la cité terrestre et la cité de Dieu et reconnaissent que leur condition pécheresse leur impose de se plier par pénitence à la vanité du monde.

[2] « La justice est ce qui est établi. Et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu’elles sont établies »

[3] « Cela est admirable : on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle, et suivi de 7 ou 8 laquais. Et quoi, il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit, c’est une force […] Montaigne est plaisant de ne pas voir quelle différence il y a, et d’admirer qu’on y en trouve, et d’en demander raison »

[4] « il demeure toujours vrai que le peuple est vain, quoique ses opinions soient saines, parce qu’il ne sent pas la vérité où elle est et que, la mettant où elle n’est pas, ses opinions sont toujours très fausses et très mal saines ».

[5] « par là [que le peuple obéisse inconditionnellement aux lois] voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre cela, voilà ce que c’est proprement que la définition de la justice » (fr 66) 

[6] « Il faut parler aux rois à genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoir » ; »il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime[…]si vous étiez duc sans être honnête homme…, en vous rendant les devoirs extérieurs que l’ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit. »

[7] « en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu’elle vous donne, et ne prétendez pas régner par une autre voie que celle qui vous a fait roi. Ce n’est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc pas les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs ; soulagez leurs nécessités ; mettez votre plaisir à être bienfaisant ; avancez-les autant que vous le pourrez ; et vous agirez en vrai roi de concupiscence ».

[8] Fr 376 « 2 lois suffisent pour régler toute la république chrétienne mieux que toutes les lois politiques », en référence à l’Evangile selon Matthieu, 2, 40 : « à ces deux commandements [amour de Dieu et amour du prochain] se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes ».

la force de/ et l'établissement dans "les pensées de pascal"

 

La force et/ de  l’établissement dans Les Pensées de Pascal

 

Synoptique

En sondant les lois, Pascal n’a pas découvert la justice, mais révélé, au fondement des règles de l’Etat, le hasard et la contingence. La loi n’est fondée ni en justice, ni en vérité, ni en raison, base de l’autorité[1]. Pourtant ces lois infondées, arbitraires, sont et doivent être respectées, indiscutées, en vertu non d’une justice intrinsèque dont elles sont, établissement, fatalement dépourvues, mais d’une justice extrinsèque, dont il faut interroger l’origine et la nature. Car si la 1ère force de l’établissement vient de ce qu’il ne procède justement pas de la justice, qui est de l’ordre de l’esprit, mais de la force, qui est de l’ordre des corps, si bien que la force de la force est telle que, l’emportant sur la grimace, elle s’impose par le seul pouvoir des signes  de sa puissance, elle ne saurait cependant s’imposer, génétiquement et structurellement, que si elle prend les apparences de la justice, transformant le fait en droit par la vertu de l’opinion, par la force d’un mécanisme de croyance collective qui dispense la force d’avoir recours à la force pour s’imposer. Pour vain qu’il soit, l’empire des signes n’en témoigne pas moins du génie politique, de la « grandeur » de l’homme, qui a su tirer un « ordre » de la concupiscence. Sans doute ce «bel ordre de la concupiscence », vain, n’est-il qu’un « tableau de la charité » ; mais il tire sa légitimité, partant une forme de justice à la fois extrinsèque et intrinsèque, de sa « vertu », id est de son « efficace »  ou  de son efficience : sauvegarder la seule justice, le « seul souverain bien » dont la cité terrestre soit capable, en l’absence de « Souverain Bien », de Vérité et de Justice absolues : la paix, non pas bien sûr la paix de Dieu ou la paix du Christ, qui est de l’ordre de la « charité », de la cité de Dieu ; mais la paix civile, qui est bien la seule paix dont l’honnête homme et la dialectique de la justice et de la force soient capables. Dès lors on comprend que la dialectique de la « raison des effets » considère l’opinion du peuple, vaine, comme + « saine » que celle du demi-habile, mais que la « pensée de derrière » du « parfait chrétien » ne saurait s’arrêter à la justification par « l’habile » de la mystification de l’empire des signes : il doit se pénétrer tout à la fois de l’injustice intrinsèque et de la justice extrinsèque de l’ordre de la chair, du « bel ordre de la concupiscence » pour mieux s’en détacher, après avoir œuvré à l’élucidation des conditions de possibilité d’un exercice le + juste possible des rapports de force entre gouvernants et gouvernés.

            Développement de quelques points

I-                   La dialectique de la justice et de la force : Commentaire du fragment 103

Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi.

 La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique.

La justice sans force est contredite, parce qu'il y a toujours des méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et, pour cela, faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste.


La justice est sujette à dispute, la force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n'a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu'elle était injuste, et a dit que c'était elle qui était juste.

 Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.


          
Dans le fragment 103, intitulé, Justice, force, Pascal démontre que ces deux concepts, a priori opposés en théorie, sont envisagés comme complémentaires en pratique. Selon Pascal, la « justice » a besoin de la « force » pour s'appliquer et la « force » a besoin de la « justice » pour se légitimer. Les rapports de la justice et de la force servent donc l'établissement du droit, sa fondation : c'est la " raison des effets " du droit qui fait que la justice devient justice de droit lorsque le droit détient la force, même si, dans les faits, la force qui a corrompu la justice se prétend juste à sa place.

1- L’antinomie de la justice et de la force

a- « Justice, force » : Pascal attaque son argumentation par deux mots, deux concepts qui semblent tout d'abord opposés.

Le concept de justice est pris à la fois comme norme du droit, c'est-à-dire comme le système abstrait des valeurs fondamentales qui défend les idéaux d'égalité entre les hommes, de liberté individuelle et de droit à la sécurité et sur lequel se fonde la légitimité; et comme institution judiciaire, c'est-à-dire comme le système concret de la justice dans la société, chargé de faire respecter ces principes et sur lequel s'appuie la légalité.

Quant au concept de force, Pascal joue sur son ambiguïté : force d'oppression,  comme telle antagoniste avec la justice (dans cette force-là règnent l'inégalité, la hiérarchie, la domination, contraires à l'égalité et à la liberté défendues par la norme de justice. Si l'on prend "force" ), la force peut devenir « vertueuse" quand elle défend la justice, va avec elle et lui est subordonnée.

b- Car si Justice et force sont opposées  en théorie, en ce sens que la première fait appel au libre arbitre et la seconde à la contrainte ….

-> "Il est juste que ce qui est juste soit suivi » : «  Il est juste » moralement, d'après la justesse, selon la convenance qui " incline sans nécessiter ", pour reprendre une expression de Leibniz, que « ce qui est juste soit suivi " , c.à.d. que ce qui est juste doit être suivi, et donc produire des effets. En d'autres termes, nous sommes moralement obligés de faire ce qui est juste. Mais c'est justement parce que nous y sommes "obligés" que nous avons la possibilité de nous y soustraire.

-> "Il est nécessaire (= obligatoire) que ce qui est le plus fort (= force d'oppression) soit suivi" : « Il est nécessaire » selon la loi de nature, le mécanisme sans appel qui implique (extérieurement, on s'en doute) un devoir être suivi n'appartenant pas à " ce qui est juste ", c'est-à-dire à l'idée de justice,  que « le plus fort », c'est-à-dire ce qui entraîne dans son cours ce qui lui résiste, ce qui impose sa loi, produise des effets.

c- … Force et justice sont, prises isolément, carentielles : la justice est dénuée de force (d'efficacité) ; la force est dénuée de droit (de légitimité).

 

->  En effet la justice n'est pas la justice si elle est sans force, sans puissance d'effectuation ou, ce qui est la même chose, sans pouvoir de contrainte : "la justice sans la force est impuissante" c.à.d. inefficace.

-> D’autre part, «la justice sans force est contredite », donc non respectée, « parce qu'il y a toujours des méchants " qui abusent du droit du plus fort, si bien que beaucoup de choses deviennent légales qui, s'il n'y avait de méchants, eussent été illégitimes. Pour se faire obéir, la justice a besoin donc de tout l'arsenal judiciaire (lois, juges).

->  Mais la force seule est dénuée de droit : "la force sans la justice est tyrannique", car elle est violence sans l'autorité justifiée de la loi qui peut la légitimer. "Force ne fait pas droit" disait Rousseau : appliquer la force brute, indépendamment de la justice n'est que violence dénuée d'intelligence, dévastatrice, sans raison. Pascal distingue donc ce qui a force de loi de ce qui est une violence injuste. La force a donc besoin d’être légitimée pour être une force juste.  

-> « la force sans la justice est accusée » : elle ne parviendra jamais, par la violence, à se subordonner la justice et à faire taire sa clameur. L'injustice se reconnaît toujours, et se dénonce[2].

ó Il faut associer justice et force pour pallier leurs carences respectives. Le droit remédie à cette carence comme mixte de justice et de force, puisqu'il tire sa naissance de l'impuissance de la pure justice (celle-ci n'étant plus suffisamment gravée dans le coeur des hommes) et de la violence de la force quand elle se moque de la justice.

2- Associer justice et force

a)- « mettre ensemble la justice et la force " est la condition de la paix : il fallait que « le juste et le fort fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien ». Il faut que la justice de la cité des hommes, même si elle est une singerie de celle de la cité de Dieu  remédie aux dangers de la sédition permanente et des guerres civiles. Le ressort de la croyance en la justice est une illusion par laquelle le peuple se plie au joug des lois, mais sans cette illusion, sans ce pis aller, les " méchants " seraient sans entrave. "

Pour cela, il faut mettre un des deux moments à la disposition de l’autre, qui en sera le maître ou l’usager : « mettre la force entre les mains de la justice », fortifier la justice (faire que "ce qui est juste soit fort" ) en conférant la force bénéfique à l'institution judiciaire pour faire appliquer l'idéal de justice ; ou « mettre la justice entre les mains de la force »,  faire que "ce qui est fort soit juste".

b) L’idéal serait bien sûr de fortifier la justice, dont on vient de comprendre qu’elle  a besoin de la force parce qu'elle est contredite et "qu'il y a toujours des méchants", c'est-à-dire des hommes qui ne suivent pas le droit chemin et qui se donnent tous les droits parce qu'ils refusent de faire leur devoir : « si l’on avait pu, on aurait mis la force entre les mains de la justice », c.à.d. qu’il faudrait conférer la force bénéfique à l’institution judiciaire pour faire appliquer l’idéal de justice.

c) Mais c’est impossible parce que la justice est " sujette à dispute ", du fait qu'elle est une qualité spirituelle dont le contenu peut sensiblement varier selon les individus. Or, " tous les hommes se haïssent naturellement l'un l'autre ". Chaque 'moi' est un tyran, et les relations interhumaines sont un tissu de volontés de domination et de violence. Qui plus est " la justice et la vérité sont deux pointes si subtiles, que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement ».

cf  fr 85 " si l'on avait pu, l'on aurait mis la force entre les mains de la justice : mais comme la force ne se laisse pas manier comme on veut, parce que c'est une qualité palpable, au lieu que la justice est une qualité spirituelle dont on dispose comme on veut, on l'a mise entre les mains de la force ; et ainsi on appelle juste ce qu'il est force d'observer. De là vient le droit de l'épée, car l'épée donne un véritable droit. Autrement on verrait la violence d'un côté et la justice de l'autre ". C'est faute de justice essentielle qu'il est honnête de réduire la justice au droit. Nul ne peut raisonnablement souhaiter mettre la justice entre les mains de la force, mais comme l’inverse est impossible, il est devenu raisonnable de le faire.

d)  " ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste ".

-> Justifier la force ne signifie pas tenter de démontrer par le raisonnement la justice de la force. Dans cette perspective la force, qui a bafoué la justice pour s’imposer, se ferait passer pour la justice, et en tirerait ainsi une fausse légitimité. Ce serait donc le triomphe de l'apparence de justice, du simulacre.

-> Il s’agit +tôt de  rendre juste en effet une force qui ne l’est pas de soi et qui est même originairement séparée de la justice.

óLa force a donc un  avantage sur la justice… 

…qui n’est pas un avantage de force ou de la seule force, faute de quoi elle serait à jamais séparée de la justice, que la violence peut opprimer, sans jamais la réduire  : « c’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité », parce que « la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre ». La force sans la justice est impuissante parce que la violence ne parviendra jamais à se subordonner la justice et à faire taire sa clameur.

… mais du fait que la force est incontestable, alors que la justice est contestable : » la justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute » (fr 103) ; «la force ne se laisse pas manier comme on veut parce que c’est une qualité palpable, au lieu que la justice est une qualité spirituelle dont on dispose comme on veut » (fr 85). La force est accusée si elle est séparée de la justice, mais même alors elle est incontestable, parce que nul ne peut la méconnaître là où elle est ou l’ »imaginer où elle n’est pas, ce qui arrive facilement pour la justice.  Il faut donc justifier la force, en vertu non d’une qualité propre à la force, mais du seul avantage que lui confère son évidence.

Conclusion de l’étude des fragments 103, 85 et 81 : la justice devrait régner, mais ne le peut, parce qu’elle manque de l’éclat d’une évidence qui arrêterait toute dispute. L’avantage de la force est sa réalité palpable, qui supprime toute possibilité de dispute et donc de conflit. Il faut justifier la force, parce que la force assure la paix civile en fixant ensemble les esprits dans la commune reconnaissance d’une qualité qui ne se discute pas.

3- Il y a donc une +tivité de la force, qui oppose sa réalité intrinsèque et essentielle à la « grimace » : « les gens de guerre ne sont pas déguisés » « parce que leur part est + essentielle. Ils s’établissent par la force, les autres par la grimace » (fr 977). Ainsi médecins et juges illustrent le défaut de justice et de science et pourtant, sans posséder l’incontestable force du soldat, ils se rendent incontestables par la montre et l’habit (fr 44). « Quand la force attaque la grimace, quand un simple soldat prend le bonnet carré d’un 1er président et le fait voler par la fenêtre » (de 797). Avoir la force, comme le roi et le soldat, c’est se passer de l’habit, de la grimace et de l’imagination : « le chancelier est grave et revêtu d’ornements, car son poste est faux. Et non le roi : il a la force. Il n’a que faire de l’imagination. Les juges, médecins, etc, n’ont que l’imagination. (fr 87). La force dissipe l’apparence de la grimace et démasque l’irréalité d’un établissement fondé sur la seule imagination. Le roi dispose/ use de la force qui l’entoure, force qui est bien sa force et non un pur ornement. « + on a de bras, + on est fort », car être fort, c’est faire qu’un grand nombre de gens travaillent pour soi » (fr 95).

Mais cette force ne fonde pas seulement l’établissement (les rois semblent assujettir le peuple par une force qui est comme la leur, parce qu’elle agit sur leur commandement), elle se fonde aussi sur lui.  Certes tout commence par une situation de force, exprimant un rapport de forces : un homme ou des hommes, un parti, se succèdent comme il leur plaît, mais déterminent que les successeurs n’auront pas la force comme ils l’ont eue eux-mêmes.  Les maîtres tiennent leur force de leur force, de leur victoire ; mais leurs successeurs l’obtiendront parce qu’elle devra leur revenir, en vertu d’une règle qui fixe celui qui doit succéder. Arbitraire, la règle une fois posée suppose que la force a posé qu’elle devait échoir à un autre autrement qu’elle n’a été initialement acquise. L’établissement, c’est la domination niant pour l’avenir le mode de sa genèse.

II - Des « cordes de la nécessité » aux « cordes de l’imagination »

1-      A l’origine il n’y a, pour Pascal, ni sociabilité naturelle[3] comme chez Grotius, ni pacte ou contrat comme chez Hobbes, puis Rousseau, mais rapport de force et victoire de fait d’un parti dominant sur un parti dominé : le pouvoir issu du conflit aboutissant à la constitution d’un parti dominant est fondé sur la coercition. Cf fr 828 « figurons-nous donc que nous les voyons (les hommes) commencer à se former. Il est sans doute qu’ils se battront jusqu’à ce que la + forte partie opprime la + faible et Parce que « la concupiscence et la force sont la source de toutes nos actions », « la force règle tout » (fr 767) : « quand la force combat la force, la + puissante détruit la moindre » (12ème Provinciale).

Mais comme il n’est pas nécessaire que le + fort soit toujours le + fort[4], que la pure coercition, la tyrannie n’engendrent pas le respect, ni même la crainte, mais la haine[5] et qu’on ne veut jamais être « assujetti qu’à la justice et à la raison » (fr 525), l’intérêt des maîtres, qui « ne veulent pas que la guerre continue » (fr 828), mais désirent stabiliser et pérenniser leur pouvoir en le reproduisant par d’autres moyens que la force qui le leur a conquis, est de transformer le fait en droit en fixant des règles acceptées par tous. (fr 60, 66, 103, 525).4

Pour en finir avec un état de guerre bien trop « coûteux » au pouvoir et pour stabiliser ce pouvoir , les dominants vont donc se faire législateurs et édicter des règles qui assurent la conservation de ce pouvoir par des mécanismes de sélection des dirigeants, de transmission des biens et du pouvoir, de règles assurant la sécurité, etc : « mais quand cela est une fois déterminé, alors les maîtres, qui ne veulent pas que la guerre continue, ordonnent que la force qui est entre leurs mains succédera comme il leur plaît : les uns le remettent à l’élection des peuples, les autres à la succession de naissance, etc » (fr 828) ; « les uns le remettent à l’élection des peuples, les autres à la succession de naissance » ( fr 50, 94, 977, DCG).

ó Le parti dominant, dont le pouvoir s’est fondé sur la force, utilise donc la force pour imposer les structures juridiques par lesquelles il peut se conserver : ils ordonneront « que la force qui est entre leurs mains succèdera comme il leur plaît » (fr 828) ; les nobles institueront le droit de succession par naissance, excluant les roturiers et ces derniers proscriront l’accès à l’éligibilité aux membres de l’aristocratie (fr 50, DCG). C’est donc la force de la pluralité (fr 711, 85, 518) qui pose l’établissement auquel consent, sur peine de la vie, le parti vaincu: « c’est comme un cri de la nature qu’il vaut mieux, quand on se voit vaincu, se soumettre au vainqueur que de périr en guerre d’une dévastation totale. De là est venu que les uns ont obtenu la domination, les autres sont tombés dans la sujétion » (Saint Augustin, De civitate Dei, XVIII, 2) ; « le fragment 60 ne détournerait pas si vivement de rechercher les lois fondamentales et primitives de l’Etat  si régnait à l’origine le concert raisonnable des libertés plutôt que la résignation à la loi du + fort », note Gérard Ferreyrolles (Politique de Pascal, p.101). Le pouvoir est donc originellement fondé sur la force et sur un consentement de fait et non de droit. L’injustice est au fondement de la cité ( désir de domination + usurpation fr 64), car le droit, épargnant à tous les risques du combat, fait coïncider l’intérêt général avec l’intérêt des maîtres.

 

2-      Mais si la « pure force » commandait jusque-là, maintenant « l’imagination commence à jouer son rôle » : le bon plaisir de quelques-uns envahit la conviction de tous selon un processus de « devenir-force de l’imagination ». La force  de la pluralité façonne l’imagination –« c’est la force qui fait l’opinion » (fr 554)- qui la relaie – « l’opinion est celle qui use de la force »- si bien que si « la force se tient par l’imagination en un certain parti » (fr 828), c’est que l’imagination, qui « dispose de tout », a transmué l’empire de la force pure en empire « doux et volontaire » de la concupiscence. Le roi, qui a la force, ne règne pas par la force : « ce n’est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes », mais la concupiscence qui fait la force des «rois de concupiscence », rappelle le moraliste au Grand du 3ème DCG. L’imagination lit la force sur le visage du roi même désarmé (fr 25) au point que – chose impensable à l’origine- le pouvoir peut maintenant reposer entre les mains de l’enfant roi dont les cannibales rient (fr 101). « S’il est vrai que la force fait la force de  l’imagination, en un sens également l’imagination fait la force de la force », conclut Gérard Ferreyrolles (op cit, p.111)

 

Christian Lazzeri explique ainsi la formation de l’opinion collective: puisque chacun cherche à obtenir de l’estime auprès de tous et à échapper à la réprobation collective, il faut et suffit qu’un nombre suffisamment important d’individus imaginent que le + grand nombre tient les lois de l’Etat pour justes pour qu’il se conforme à cette opinion qu’il croit être celle du + grand nombre: »pourquoi suit-on la pluralité ? Est-ce à cause qu’ils ont + de raison ? Non mais + de force » (fr 711) ; « les +forts en nombre ne veulent que suivre » (fr 88) 

 

3- La qualité de justice n’est donc pas attribuée aux lois au terme d’un raisonnement qui, de l’essence de la justice, en déduirait l’expression légale, mais par un lien tout extérieur, par quoi l’opinion transforme l’existence des lois en signe et preuve de leur légitimité : les lois existantes sont justes, parce que si elles existent, c’est précisément parce qu’elles sont justes ; si cela n’avait pas été le cas, elles n’auraient pas été reçues dans l’opinion de tous ceux qui ont précédé et ne se seraient pas maintenues jusqu’ici : c’est « puisqu’elles sont établies que les lois seront nécessairement tenues pour justes » (fr 645) L’opération qui transforme l’existence même de la loi en signe et preuve de sa légitimité est bien une opération de l’imagination par quoi la justice est extérieurement attribuée à la loi bien qu’on la croie intrinsèque (fr 44 , 60). Mais la croyance qui en résulte est bien réelle, puisqu’on obéit aux lois parce qu’on les croit justes (fr 66 et 60). Une telle croyance est renforcée du fait que les mêmes lois s’étant maintenues, aucune place n’a été laissée à une pluralité de lois qui aurait nécessairement fait douter de la légitimité des 1ères en perturbant le mécanisme de la croyance : on ne suit pas les anciennes lois et les anciennes opinions parce qu’elles sont + saines, mais parce qu’elles « sont uniques et nous ôtent la racine de la diversité » (fr 711). Les lois sont tenues pour justes parce qu’elles l’ont été : c’est le « fondement mystique de leur autorité ». C’est donc par l’imagination que le peuple se soumet en reconnaissant la légitimité du pouvoir et s’il se soumet, il s’ôte les moyens d’être fort : « la folie et la faiblesse du peuple constituent un fondement admirablement sûr de la puissance des rois » (fr 126)[6].

 

ó Le pouvoir des maîtres s’impose par la force et celle-ci impose le contenu des lois de l’Etat. Mais la justification du pouvoir et des lois relève de la sphère de l’opinion collective, qui ne découle nullement de la coercition, mais tient pour légitime le contenu de ce qui lui est imposé par la force sans qu’il lui soit imposé par la force de penser qu’un tel contenu est légitime.

 

III- L’empire des signes

 1- Les signes de la force

La croyance-habitude qui ploie la machine devant le signe de la force pouvant suffire à faire agir en raison les passions et les désirs qu’elle fait naître, le pouvoir utilise ce mécanisme à son profit en exhibant sa puissance militaire dans des parades et des cérémonies (fr 25, 44, 419[7]), en sorte que la liaison constante de la personne royale et du dispositif militaire « ploie la machine vers le respect et la terreur » et fasse que le visage des rois contemplé isolément « imprime dans leurs sujets le respect et la terreur, parce qu’on ne sépare point dans la pensée leurs personnes d’avec leur suite, qu’on y voit d’ordinaire jointes » (fr 25). Quelque élément imaginaire que comporte une telle croyance, les signes de la force n’ont pas pour fin d’inventer des qualités, mais d’avertir que le pouvoir dispose des moyens de se faire obéir au cas où cela serait nécessaire.

L’exhibition des signes de la force concerne aussi les « grandeurs d’établissement », qui marquent leur appartenance au parti dominant par des signes extérieurs distinctifs capables de faire savoir qu’ils disposent d’une certaine puissance : tous les comportements qui incommodent (fr 80, 32 , DCG) constituent à la fois l’amorce d’une violence physique susceptible de s’exercer si l’on ne rend pas les devoirs que le pouvoir exige,   le signe de la force dont ils disposent et celui d’une appartenance au parti dominant. « Le respect est : incommodez-vous/ Cela est vain en apparence, mais très juste, car c’est dire :je m’incommoderais bien si vous en aviez besoin, puisque je le fais sans que cela vous serve. Outre que le respect est pour distinguer les Grands. Or si le respect était d’être en fauteuil, on respecterait tout le monde et ainsi on ne distinguerait pas. Mais étant incommodé, on distingue fort bien » (fr 80). « Être brave (id est bien mis) n’est pas trop vain, car c’est montrer qu’un grand nombre de gens travaillent pour soi ...+ on a de bras, + on est fort. Être brave, c’est montrer sa force » (fr 95). On peut donc conclure que l’habit d’un homme vêtu de « brocatelle » « est une force » (fr 89) : « cela est admirable : on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle, et suivi de 7 ou 8 laquais. Et quoi, il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit, c’est une force ». Le spectacle qui satisfait la concupiscence de la libido dominandi indique bien l’existence d’une capacité de coercition destinée à provoquer des comportements d’obéissance : « c’est une mise en réserve de la force dans les signes » selon Louis Marin. Il n’est pas nécessaire de recourir à l’administration de la coercition pour obtenir l’obéissance parce que sa représentation dans des signes permet d’éviter la violence inhérente à son utilisation. Quoique la force n’ait pas disparu, on peut gouverner efficacement sans la dépenser, ce qui contribue à la stabilité du pouvoir, même si les sujets ne craignent la force qu’à condition que la crainte ne soit pas en concurrence avec la vanité, c.à.d. qu’il faut que celle-ci soit satisfaite par la croyance en la justice pour que la crainte puisse opérer. Dans le cas contraire, ils se révolteront, car l’effet de la vanité est toujours supérieur à celui de la crainte.

 

2- Les signes de la grandeur

Les signes du pouvoir coercitif (vêtements, parades, cérémonies) ne sont pas seulement compris en ce qu’ils renvoient à la force, mais en ce qu’ils témoignent avant tout de l’éminence des qualités naturelles des gouvernants qui entendent par là les faire reconnaître. S’ils en étaient dépourvus, comment pourraient-ils justifier qu’ils exercent le pouvoir dans un régime qui ne repose pas sur le choix des gouvernants par les gouvernés ? S’ils gouvernent, c’est donc qu’ils disposent de ces qualités  et l’on s’explique qu’ils veuillent les faire légitimement estimer pour montrer leur aptitude à gouverner : « le peuple honore les personnes de grande naissance » (fr 90, 92, DCG) en croyant que les signes de grandeur d’établissement sont fondés sur des grandeurs naturelles et il le croit parce que le fait du gouvernement des grands devient le signe et la preuve de qualités naturelles éminentes. Parce que « le peuple considère presque les grands comme étant d’une autre nature que les autres » (DCG, fr 101), il accepte légitimement leur pouvoir.

Les grands partagent ces illusions sur les rapports unissant leur grandeur d’établissement avec leurs qualités naturelles. Ils cherchent à obtenir de l’estime pour ce qu’ils croient être leurs qualités naturelles. Puisqu’ils appartiennent à la noblesse et que leur naissance les place en position de gouverner, ils en déduisent qu’ils disposent de qualités naturelles pour le faire et que celles-ci doivent être estimées à travers les grandeurs d’établissement qui en découlent. Comme le peuple les estime de cette manière, tout concourt donc à ce qu’ils tiennent leur nature pour supérieure à celle de leurs sujets et qu’ils se comportent en conséquence. Tous sont sous l’effet de la croyance. L’action des mécanismes de la croyance légitime le mode de sélection des gouvernants.

 

3-Les signes de la justice

Elle légitime l’institution judiciaire chargée d’appliquer les lois punitives destinées à préserver l’ordre public. A l’instar des grands, les juges, qui ne peuvent rendre des arrêts incontestables, ce qui montre qu’ils n’ont qu’une science imaginaire, peuvent rendre acceptable et la science et le motif en utilisant un système de signes qui doit faire estimer les qualités naturelles à partir des grandeurs d’établissement.  Vêtements, parures, décor, architecture sont conçus de manière à produire des impressions de faste, de solennité, de gravité qui conduisent l’imagination à induire que ces signes et les affects qu’ils produisent doivent bien être ordonnés à la recherche de justes arrêts (fr 44). S’il en était autrement, se dégagerait-il de cette « montre si authentique » un tel sentiment de respect ? Partant d’un tel sentiment, le peuple en conclut (immédiatement et imaginairement) qu’il est fondé et que les signes qui le provoquent sont liés de manière naturelle aux qualités qu’ils signifient. Sans doute un tel pouvoir ne se soutient-il qu’à travers une surcharge de signes qui paraissent dérisoirement boursouflés à l’habile qui n’y voit qu’une « grimace » comparée à la force du pouvoir des gouvernants (fr 797, 44 ,87). Mais cette grimace fait croire en la justice des arrêts rendus et c’est là l’essentiel.

 

Conclusion Si les structures politiques de l’Etat, destinées à préserver le pouvoir du groupe dominant, peuvent en même temps être acceptées par les gouvernés, c’est qu’il dispose d’une croyance factuelle dans sa légitimité de la part des gouvernés, qui se figurent qu’elle est fondée en raison sur des normes et des valeurs. Les lois sont donc tenues pour justes par la conjonction des effets de l’opinion collective et de l’ignorance de la raison des effets. Il en va de même de la légitimation des procédures de sélection des gouvernants et des arrêts de l’institution judiciaire destinés à protéger les lois. Ce processus de légitimation est renforcé par le fait que la force, quoique présente, se tienne en retrait dans ses signes.

Ainsi, tout en critiquant la possibilité même pour la raison de parvenir à déduire la constitution légitime de l’Etat à partir d’une définition du juste ou du droit naturel, Pascal rend compte du processus de production et de reproduction de l’Etat. La libido dominandi a permis  au groupe dominant d’imposer son pouvoir par la force. Ce groupe cherche à prolonger son pouvoir en réglant son exercice par des lois et en dissociant le pouvoir judiciaire du politique. Il ne cherche donc pas à détromper le peuple qui croit en la justice des lois et les grands exhibent les signes d’établissement pour faire accepter leurs décisions. La libido dominandi rend aussi compte du système de signes dont usent les juges pour faire accepter leurs décisions. Quant au peuple, il obéit paradoxalement pour les mêmes raisons de vanité : il ne se soumet qu’à des principes et des valeurs impersonnels appliqués par des gouvernants dont la nature et les qualités sont si manifestement supérieurs qu’ils appartiennent à une autre espèce : « on a fondé et tiré des règles de la concupiscence des règles admirables de police, de morale et de justice » (fr 211, 106). On obtient par ce moyen des effets semblables à ceux qu’une construction de l’Etat sur la base du droit naturel aurait produit : un Etat stable assurant l’ordre public et la paix intérieure; des gouvernants sûrs de leur pouvoir ; des gouvernés qui acceptent d’obéir. On a donc affaire à une sorte de ruse de la concupiscence capable de singer le droit en concourant à la constitution de l’ordre politique.

 

 



[1] : « on ne veut être assujetti qu’à la raison ou à la justice » (fr 525).

[2] à cette nuance près que si la contradiction que la force oppose à la justice impuissante est suivie d'effets bien souvent désastreux, l'accusation que porte le juste à l'encontre de la force est vaine. " En montrant la vérité, on la fait croire ; mais en montrant l'injustice des maîtres, on ne la corrige pas. On assure la conscience en montrant la fausseté ; on n'assure pas la bourse en montrant l'injustice ".

 

[3] En l’absence de charité, l’amour-propre conduit à instrumentaliser autrui pour le faire servir à la délectation de soi, si bien que même l’amour des enfants pour leurs parents n’est pas un sentiment naturel, mais le produit de la coutume : « les père craignent que l’amour naturel des enfants ne s’efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée » (fr 126). La famille n’est donc pas un modèle de sociabilité naturelle. En l’absence de pouvoir politique, les rapports interhumains sont régis par la haine provoquée par le heurt des libidines dominandi: « tous les hommes se haïssent naturellement l’un l’autre » (fr 210) ; chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres » (fr 597)« tous les hommes veulent dominer et tous ne le peuvent pas » (fr 828) ; « la concupiscence et la force sont la source de toutes nos actions : la concupiscence fait les volontaires, la           force, les involontaires », (fr 97).

 

 

[4] Un pouvoir coercitif, ouvertement et uniquement fondé sur la force, n’est pas assuré de la stabilité, puisque la guerre ne cesse pas. Il est trop précaire puisqu’il est toujours susceptible d’être remplacé par un autre devenu + puissant que lui : « le + fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir » (Rousseau, Du Contrat social, I,3)[4]. La force est donc indestructible, mais les rapports de force son changeants. La difficulté est de fixer la force

 

[5] dominer uniquement par la force est contre-productif : l’administration constante et ouverte de la force révolte le peuple

[6] Est-ce à dire que les Etats ne peuvent toucher aux lois fondamentales sans risquer, en les suspendant, de faire apparaître ce qu’il fallait à tout prix dissimuler : que la force dispose des lois selon les décisions des gouvernants, qui peuvent les suspendre par les moyens avec lesquels ils les ont instituées ? En fait, le caractère exceptionnel de la situation qui impose la Raison d’Etat légitime la nécessité de prendre une décision qui ne remet pas en cause la justice des lois fondamentales, mais la présuppose, ce qui légitime le choix des gouvernants qui promulguent et font appliquer les lois civiles : »les Etats périraient si on ne faisait souvent ployer les lois à la nécessité » (fr 280). Enfin les qualités et les aptitudes attribuées aux gouvernants justifieront leur décision de contourner ou de suspendre les lois de l’Etat.

 

[7] « qui s’accoutume à croire que le roi est terrible »

14 décembre 2011

"plaisante justice!": contingence, variabilité du droit, coutume dans "les Pensées" de Pascal

La « plaisante[1] justice » des hommes 

 

           

« Plaisante justice qu’une rivière borne » : alors que la loi naturelle est rationnelle et universelle et que la justice de Dieu (justitia) est une évidence qui ne relève pas de l’analyse, celle des hommes (jus) est une illusion risible ou une convention variablement utile.

 

I- Pourquoi ? Parce que la justice, toujours déjà perdue, est absente, et ce pour deux raisons.

1- La 1ère, déjà commentée dans le cours d’introduction, est liée à la perte du point[2], à partir duquel la discrimination du bien et du mal, du vrai et du faux, du juste et de l’injuste peut s’opérer : « et il n’y a qu’un seul point indivisible qui soit le véritable lieu. Les autres sont trop près, trop loin, trop haut, trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture, mais dans la vérité et la morale, qui l’assignera ? » (fr21). Depuis que l’homme s’est détourné, par une injustice 1ère, fondatrice de la condition humaine, de la véritable justice, parfaite, absolue, universelle, « constante » (fr 60), éternelle et transcendante, il vit en injuste dans un monde injuste[3] et ne peut + approcher le mystère du justeque négativement[4], à travers l’intuition de l’injuste, parce que cette « belle raison corrompue a tout corrompu » et ne peut + « assigner le juste ». La véritable justice est donc absente, parce que l’idée de justice est désormais inaccessible à la raison[5], corrompue par l’imagination, qui « dispose de tout » et de tous. Le tragique de la condition humaine réside donc dans le fait qu’il existe bien une loi naturelle, rationnelle et universelle[6], mais qu’il est impossible à l’homme de la connaître, partant de s’y référer pour en faire le garant des lois +tives en déterminant leur contenu en fonction d’elle.

 

2- A cela s’ajoute que la justice est, comparée à la force, une « qualité spirituelle dont on dispose comme on veut » (fr 85). En effet, à la différence de la force qui, comme qualité « palpable », est immédiatement identifiable, manifeste, et s’impose à  tous de manière universelle, la justice, en tant que « qualité spirituelle », n’a pas ce caractère d’évidence et de visibilité : il lui manque « l’éclat de la véritable équité » (fr 60). Parce que l’idée de justice est confuse depuis la Chute, elle est, comme la raison, « ployable en tous sens » (fr 530) : c’est une « qualité spirituelle dont on dispose comme on veut » (fr 85) et qui, malléable, risque à tout instant d’être instrumentalisée, falsifiée et contrefaite : « l’affection ou la haine changent la justice de face, et combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il + juste la cause qu’il plaide. Combien son geste hardi la fait-il paraître meilleure aux juges dupés par cette apparence ? » (fr 44). Les hommes lui ont donc donné la définition et le contenu qui leur convenaient le mieux indépendamment de toute idée de justice : « de cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente, et c’est le + sûr[7] » (fr 60).

ó Déclinaison de cette vérité hors d’atteinte, la critique pascalienne des lois découle de la misère de l’homme, qui n’a accès qu’à cette parodie de la justice qu’est la coutume.Dans es liasses « vanité » et « misère », Pascaldémystifie simulacres de justice en s’opposant aux tenants du droitnaturel, persuadés de l’existence de lois invariables, générales, constitutives de l’humanité et à ce titre universellement répandues + connaissables. Pour Pascal il y a un droit naturel, mais l’homme est, depuis la Chute, si peu capable de le connaître que c’est comme s’il n’existait pas. Pour mener son attaque, P suit de près les passages que Montaigne consacre à la relativité des lois dans son Apologie de Raymond Sebond (Essais, II, 12) : nos facultés ne nous donnent accès à rien de sûr, nous prenons le relatif pour l’absolu, l’apparence pour l’être, le mot pour la chose, l’abominable pour le juste.

 

II- La justice humaine, produit de l’imagination, n’a pas de fondements naturels.

 

1-      de la vanité des « Grands » : un ordre fondé sur « une infinité de hasards »

a) hasard de la naissance, hasards de la richesse

-> DCG Nous avons vu, en étudiant le 1er DCG, que pour battre en brèche la théorie du droit naturel, selon laquelle la possession des biens, l’occupation de positions de pouvoir et la domination seraient des « titre[s] de nature », Pascal démonte les lois qui  instaurent la domination de la noblesse afin de montrer qu’elles ne reposent pas sur des principes raisonnables ou naturels, mais sur « une infinité de hasards » (1er DCG), doublée des caprices de la « fantaisie des hommes ». Le commentaire qui explicite l’apologue inaugural du 1er DCG souligne la contingence de la naissance [8] et des lois légitimant la constitution du patrimoine[9] : « Ce n’est que cette rencontre de hasards qui vous a fait naître avec la fantaisie des lois favorable à votre égard, qui vous met dans la possession de tous ces biens ».

 

-> « Vanité »

- On peut rapprocher ces analyses de fragments de la liasse « Vanité » : l’ironie du fragment 30 («on ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de la meilleure maison ») rappelle ainsi que le mérite et la compétence ne sont pas sollicités pour constituer la classe dirigeante, dans la mesure où son pouvoir ne découle pas de sa capacité à gouverner, mais des prérogatives de la naissance.

- Dans le fragment 28 de la liasse « vanité », Pascal rappelle que seule « la fantaisie des hommes » et non la justice, est au fondement de la possession des biens (« toutes les occupations des hommes vont à avoir du bien, et ils ne sauraient avoir de titre pour montrer qu’ils le possèdent par justice, car ils n’ont que la fantaisie des hommes. Ni force pour le posséder sûrement »).

- Le fragment 9 souligne ironiquement le caractère arbitraire de la primogéniture dans la succession des biens et du pouvoir : « la plaisanterie des aînés, qui ont tout. Mon ami, vous êtes né de ce côté de la montagne, il  est donc juste que votre aîné ait tout ». Objet ou auteurs (ils prendraient alors à partie leurs victimes dans moquerie adressée aux naïfs croyant encore à la force des lois) de la plaisanterie, les bénéficiaires  du statut de légataire universel sont ainsi désignés à la raillerie publique.

 

b) « le hasard a semé les lois humaines »

Pascal complète son éclairage des fondements arbitraires du pouvoir en élargissant l’analyse à l’ensemble des lois de l’Etat, montrant que ce qui est au fondement des lois, c’est la fantaisie humaine, « ce qui a plu aux hommes » (2ème DCG). Pour représenter, contre l’opinion commune, l’absence de motivation rationnelle des lois, Pascal substitue systématiquement au principe de raison le hasard « qui a semé les lois humaines « (fr 60). Ce hasard constitue ainsi le refoulé des lois humaines, ce que l’on se refuse à voir et que Pascal s’efforce, à la suite de Montaigne, de mettre sous les yeux, débusquant, en lieu et place de la raison, le hasard, savamment déguisé sous le masque de la raison. L’étonnement du personnage de la saynète du fragment 51 figure ainsi la surprise du lecteur devant le défaut de rationalité, l’absence de valeur des lois +tives, qui ne sont pas justes en ce qu’elles ne satisfont pas aux exigences de la justice, mais relèvent de la contingence : « ‘Pourquoi me tuez-vous ?’- ‘Et quoi, ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin et cela serait injuste de vous tuer de la sorte Mais puisque vous demeurez de l’autre côté, je suis brave et cela est juste ». La moindre frontière topographique, purement géographique et accidentelle, peut en changer la valeur (la montagne du fr 9, qui devient les Pyrénées dans le fr 60 ; la rivière des fragments 20  - « il demeure au-delà de l’eau »- et 51). Non seulement l’état de guerre légitime le meurtre entre habitants de pays voisins, mais le même acte, tuer quelqu’un, a, dans un même état, deux valeurs opposées : si je tue un compatriote, je suis un assassin ; mais si je tue un étranger, qui est mon ennemi en raison de la guerre, je suis un « brave », dont le courage sera salué en dépit de la lâcheté des moyens employés (« je suis sans armes ».)[10]

 

Fragment 60

 

« Sur quoi fondera-t-il l’économie du monde qu’il veut gouverner? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier ? Quelle confusion ! Sera-ce sur la justice ? Il l’ignore. Certainement, s’il la connaissait, il n’aurait pas établi cette maxime, la + générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays. L’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples. Et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies des Perses et des Allemands. On la verrait plantée dans tous les Etats du monde, et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui le change de qualité en changeant de climat. 3° d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité. En peu d’années de possession les lois fondamentales changent, le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisance justice qu’une rivière borne ! Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà ».

                Ils[11]confessent[12] que la justice n’est pas dans ces coutumes mais qu’elle réside dans les lois naturelles communes en tous pays[13]. Certainement ils la soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point.

                Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. Se peut-il rien de + plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au-delà de l’eau et que son prince a querelle contre le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui ?

                Il y a sans doute des lois naturelles, mais celle belle raison corrompue a tout corrompu.

              De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente, et c’est le + sûr. Rien suivant la seule raison n’est juste de soi, tout branle avec le temps. La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue. C’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramènera à son principe l’anéantit. Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes. Qui leur obéit parce qu’elles sont justes obéit à la justice qu’il imagine, non à l’essence de la loi. Elle est toute ramassée en soi. Elle est loi et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif ne trouvera si faible et si léger que s’il n’est accoutumé à contempler les prodiges de l’imagination humaine, il admirera qu’un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence. L’art de fonder et de bouleverser les Etats est d’ébranler les coutumes établies, en sondant jusque dans leur source pour marquer leur défaut d’autorité et de justice. « Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l’Etat qu’une coutume injuste a abolies ». C’est un jeu sûr pour tout perdre : rien ne sera juste à cette balance. Cependant le peuple prête aisément l’oreille à ces discours. Ils secouent le joug dès qu’ils le connaissent, et les grands en profitent à sa ruine, et à celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues. C’est pourquoi le + sage législateur disait que pour le bien des hommes, il faut souvent les piper. Il ne faut pas qu’il sente la vérité de l’usurpation, elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. Il faut la faire regarder comme authentique, éternelle et en cacher le commencement si on ne veut pas qu’elle prenne bientôt fin ».

 

Commentaire   linéaire du fragment 60

 

Idée directrice (cours de licence de Tony Gherraert)

Pascal emprunte à l’Apologie de Raymond Sebon de Montaigne l’idée d’une absolue impossibilité pour l’homme de parvenir à aucune justice véritablement équitable: faute de pouvoir trouver une règle universellement valable, nous sommes réduits à suivre la coutume du pays où nous vivons.

 

Cible visée : les tenants du droit naturel

Après Montaigne, Pascal s’en prend ici aux défenseurs du droit naturel, qui croient en l’existence de lois générales, d’origine naturelle ou divine, gravées dans le coeur de tous les hommes, quels que soient l’époque dans laquelle ils vivent ou le pays qu’ils habitent : Sophocle, Cicéron dans l’Antiquité ; Grotius et Puddendorff pour l’époque classique ; les tenants de l’universalité des Droits de l’Homme aujourd’hui .

Pascal estime lui aussi qu’il existe des lois naturelles, mais il explique que l’homme pécheur ne peut absolument pas les connaître ; tout se passe donc comme s’il n’y en avait pas… Certes, au moment de sa création par Dieu, Adam possédait dans son âme une étincelle divine qui lui donnait une claire conscience du bien et du mal : ces lois naturelles imprimées dans son coeur lui permettaient de correctement se conduire. Mais le péché originel a effacé l’image de Dieu et aussi, par conséquent, ces lois. C’est pourquoi la justice est devenue inaccessible : les lois naturelles existent, mais on ne peut plus les atteindre depuis que le péché a éteint la flamme divine et obscurci l’image de Dieu dans notre âme. Nous restons assoiffés de justice, mais nous sommes prisonniers d’une coutume qui n’a rien à voir avec la justice dont nous éprouvons toutefois la nostalgie : animés du désir sincère de construire des systèmes juridiques cohérents, notre délirante raison nous fait échafauder des lois toutes plus arbitraires les unes que les autres, quand elles ne sont pas tout simplement abominables (« larcin, inceste, meurtre, des enfants et des pères »).

 

1-Pascal lance le débat par une introduction abrupte (prolepses, //, anaphores) composée de plusieurs questions oratoires remettant en cause les fondements juridiques de l’organisation sociale (« économie » signifie ici organisation. Les ponctuations émotives attestent d’emblée une forte dramatisation du texte : le ton est donné dès les premières lignes. Homme pris en flagrant délit de péché d’orgueil, désireux de « gouverner » le monde alors que tt lui échappe. 2 pcipes également impossibles :

 

a) fder la société sur des lois aussi ponctuelles et précaires que « le caprice de chaque particulier » => « confusion », formulation euphémisée pour désigner une situation comparable cet « état de guerre » décrit par Hobbes dans le Léviathanó Anomie, contraire du gvt et de la société. 

 

b) La fder sur la j = radicalement impossible, car l’homme « l’ignore ó thèse principale :  l’homme ne peut accéder à une justice authentique .

 

2-La preuve (raisonnement par l’absurde)  : la seule « maxime » générale érige le particulier en norme universelle : « que chacun suive les mœurs de son pays », c.à.d. les manières de vivre dans leur rapport avec les règles collectives distinguant l’autorisé de l’interdit, le partage juste/ in-, bien/mal, licite/ il-, qui fluctue. Noter l’ironie qui veut que la maxime contraignant chacun à suivre les coutumes de son pays soit le seul principe « général » : cela signifie que la seule loi générale sera « qu’il n’y en a point (de générale) ».

 

ó Pascal oppose l’idée d’une justice absolue, qu’il appelle « la véritable équité » et « cette justice constante », à la réalité décevante à laquelle tous les peuples ont dû se

soumettre : le respect des coutumes de chaque pays.

 

a)      La justice véritable (« Véritable équité », « justice constante », « lois fdamentales ») est introuvable, comme le montrent les conditionnels ; elle est implicitement comparée un drapeau « planté » sur la terre, dans une fixité absolue, aussi bien dans le temps que dans l’espace : une fois de plus, nous voyons Pascal rêver à cette immobilité parfaite qui est une constante de son imaginaire.

 

b)      À cette introuvable bannière, il oppose la pauvre justice humaine, dont il parle à l’indicatif (« on ne voit rien ») en insistant sur son inconstance (« qui ne change...en changeant. »). Les coutumes  n’ont rien de juste : elles sont au mieux relatives et variables, au pire cruelles et inacceptables.

 

-> Relativité des lois dans l’espace cf allusions  aux « degrés d’élévation du pôle », qui renvoient à la latitude, et au « méridien », qui renvoie à la longitude, qu’on ne sait pas calculer avec précision au XVIIème siècle. Parallèle et méridien, en position de sujet, donnent l’impression d’édicter eux-mêmes les lois : laisser un méridien décider des lois est encore plus ridicule que de borner la justice par des fleuves : un fleuve, au moins, possède quelque réalité, alors que le méridien est un cercle imaginaire ó : « l’imagination dispose de tout », y compris du droit. Noter aussi la disproportion ironique entre la petitesse de la cause (« trois degrés d’élévation du pôle ») et l’énormité de l’effet (« toute la jurisprudence »).

 

-> La variabilité des lois est aussi temporelle : elle nous met sous la coupe du Zodiaque avec « l’entrée de Saturne au Lion » – Pascal appartient à une génération où les savants ont cessé de croire à l’astrologie.

 

ó formulation brillante, elliptique à force de concision, et tout à fait propre à s’imprimer dans l’esprit : « Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au- delà ». Ce proverbe, emprunté à Montaigne, renvoie probablement à la paix des Pyrénées, qui met fin à la guerre franco-espagnole en 1659.

§ suivant expose l’idée selon laquelle les lois naturelles sont introuvables.

 

3-« ils » renvoie aux défenseurs du droit naturel, dont Pascal montre qu’ils sont impuissants à trouver « au moins une » loi universelle : Pascal use ici d’une forme de raisonnement a fortiori.

a) spectacle navrant de cette diversité, sur laquelle Pascal ironise en enchaînant poussivement les propositions consécutives, pour illustrer la vanité d’une raison incapable de déduire par ses propres forces la voie de la vraie justice – d’autant que ces conjonctives débouchent sur le néant du « il n’y en a point », le moraliste conclut que c’est le « hasard » qui a produit les lois humaines : voilà l’effort patient des grands législateurs réduit à néant.

b) Le péché et cette concupiscence poussent l’homme à faire le mal, et lui font inscrire dans la loi des préceptes aussi ignobles que le vol, l’inceste et le parricide – Pascal met en valeur l’horreur de telles lois dans un brillant rythme ternaire repris et concentré dans l’indéfini « tout » ; il choisit également d’employer des périphrases (« meurtre des enfants et des pères » plutôt que parricide et infanticide), par souci évident d’expressivité, et pour donner du souffle à l’attaque de ce paragraphe.

 

c)  continue par une brève mais éloquente saynète l’impliquant dans son discours (« me tuer »), afin de montrer que le droit des gens, qui règle les relations entre étrangers, est tout simplement absurde : il dresse les uns contre les autres des sujets indifférents, et légitime l’atrocité du meurtre en le déguisant sous les couleurs de l’héroïsme, alors même que la Bible porte : « tu ne tueras point » ; en filigrane de cet exemple, Pascal oppose ainsi déjà la vanité des lois humaines aux seuls commandements vraiment universels, ceux que Dieu propose à ses fidèles dans la Bible.

 

óPascal ne nie pas que de des lois rationnelles et générales soient souhaitables, ni même qu’elles n’existent pas : il constate seulement qu’on ne peut en trouver une seule d’universelle sur terre. Il conclut plutôt que les lois naturelles existent, mais que l’homme les pervertit tellement qu’il les rend méconnaissables ; la responsable de cet état de fait est, une fois encore, cette « raison corrompue » qui n’est « belle » que par la grâce suspecte d’une ironie cinglante : « Il y a sans [aucun] doute des lois naturelles ; mais cette belle raison corrompue a tout corrompu. »

 

4- Le fondement de l’autorité, c’est le consensus : le souverain légitime est celui que tous reconnaissent comme tel (c’est ce que signifie la phrase « la coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue »).

a)  La loi n’est en définitive autre chose qu’un pur produit de « l’imagination », cette « maîtresse d’erreur et de fausseté » : droit et politique ne sont que des artéfacts produits non pas la sagesse des juristes raisonnables, mais par la souveraine des puissances trompeuses, l’imagination, plus que jamais reine du monde.

 

b/ demi-habile qui prendrait conscience du caractère scandaleux et injuste des coutumes conclurait à l’imposture et dénoncerait un pareil système. Mais l’habile préfère se plier à la coutume tout en sachant qu’elle ne vaut pas grand’chose : « c’est le plus sûr ».

 

c/ Ironie de la phrase « c’est le fondement mystique de son autorité » : saint Paul avait dit que « tout pouvoir vient de Dieu », et qu’en tant que tel il fallait s’y soumettre, mais Pascal ironise en montrant que ce pouvoir, bien que conféré par Dieu, n’est que le fruit d’une coutume irrationnelle – on comprend qu’un tel système ne soit pas goûté dans une monarchie absolue qui fait du souverain un monarque de droit divin, lieutenant de Dieu sur terre…

 

d/ En effet, celui qui voudrait établir la vraie justice ferait tomber les États dans

l’anarchie des guerres civiles, qui est le pire des maux, bien plus en tout cas que ne l’est un système politique stable, quel qu’il soit, même imparfait : dès qu’on se met à examiner les lois, on s’aperçoit qu’elles n’ont que peu de fondement, et si l’on veut les remplacer par d’autres meilleures, on court à la catastrophe car, d’une part, personne ne connaît la vraie justice ; d’autre part, chacun prétendra la posséder : vouloir rétablir les lois fondamentales (et non écrites) du royaume, comme avaient voulu le faire les Frondeurs entre 1648 et 1652, « c’est un jeu sûr pour tout perdre ». Le peuple ou l’honnête législateur qui voudraient redresser des injustices plongeraient le pays dans le chaos, ou serviraient malgré eux les intérêts des Grands de ce monde qui les manipulent – c’est ce qui s’était passé lors de la Fronde, lorsque Condé et Gaston d’Orléans voulaient s’appuyer sur le Parlement, gardien de la Constitution non écrite du royaume, pour remettre en cause le centralisme croissant du pays.

En effet, ce paragraphe sur « l’art de fronder » est un souvenir des événements survenus pendant la Fronde (1648-1652) ; mais on peut aussi y voir un souvenir de la Révolution anglaise (1640-1660), au cours de laquelle des mouvements extrémistes démocratiques (les « Niveleurs ») prétendaient instaurer un régime fondé sur un retour à la loi fondamentale du royaume. Les images, enfin, servent également à frapper l’imagination du lecteur : nous avons déjà commenté celle du drapeau, nous pouvons encore noter celle de « la balance », qui fait songer à l’allégorie de la justice –baudruche que Pascal dégonfle avec une visible jubilation.

 

e/ Aussi est-il très dangereux d’expliquer au peuple que la justice n’existe pas, et que les lois qu’on le force à suivre n’ont aucune valeur « mystique » : il aura forcément envie des les enfreindre ou de les renverser, et toute la paix civile serait compromise. Il faut donc tromper le peuple (« pour le bien des hommes il faut souvent les piper »). L’habile fera tout comme le peuple: lui aussi connaît désormais la vanité de tous les systèmes politiques et juridiques, mais il fera comme si celui dans lequel il vit était parfaitement juste. La seule attitude convenable est donc de respecter les coutumes de son pays, mais en sachant qu’elles n’ont rien en commun avec la vraie justice : la vraie justice, de toute façon, est ailleurs que dans les codes de lois : il vaut mieux renoncer à se compromettre dans des réformes politiques ou juridiques qui ne tendent qu’à fomenter le désordre, et se mettre en quête du vrai Bien et de la vraie Justice, celle de Dieu.

 

Conclusion : un texte violemment polémique dans lequel Pascalse propose de contester l’opinion des tenants du droit naturel. Pour critiquer ces rationalistes (ils affirment en effet que la raison peut déterminer des principes universellement valables), Pascal n’utilise pas un discours rationnel : plutôt que de procéder par des déductions destinées à convaincre l’esprit du lecteur, il préfère asséner une série d’arguments-exemples, dans un texte paratactique qui omet souvent les liens logiques, ce qui produit un puissant effet martèlement, d’où le lecteur sort tout étourdi. Pascal procède affectionne les généralisations et les exagérations, dont le but est de marquer le lecteur ; il emploie ainsi les indéfinis (« un jeu sûr pour tout perdre », « tout corrompu »), les intensifs (« si léger que »), les exemples hyperboliques (« larcins, incestes »), ainsi que les synonymies (« fantaisie et caprice »). Le but de ces techniques est bien de toucher et fléchir (flectere) le destinataire de l’Apologie. Les allusions historiques, prudentes mais bien lisibles, que Pascal a semées dans son texte, suggèrent un arrière-plan concret au texte :; de même,

 

ó Effondrement de la justice humaine et ds illusions du droit naturel ne remet pas en cause le principe même de la justice, mais rend + universelle et + impérative la justice de Dieu vers laquelle il convient de se tourner.

 

 

2- La variabilité du droit

Fondée sur le hasard, sur l’intérêt du moment et par des législateurs ou des puissants désireux de se maintenir en place, la justice, contingente et diverse, repose sur des lois qui varient d’un lieu et d’un temps à l’autre. Des exemples empruntés à Montaigne, Pascal tire la conclusion qu’il n’existe pas de loi universelle, valable partout et de tout temps, mais un nombre infini de coutumes établies, c.à.d. de choix arbitraires (« les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands ») qui se sont sédimentés avec le temps : « les lois prennent leur autorité de la possession et de l’usage ; il est dangereux de les ramener à leur naissance. Elles grossissent et s’ennoblissent en roulant, comme nos rivières : suivez-les contremont jusqu’à leur source, ce n’est qu’un petit surgeon à peine reconnaissable, qui s’enorgueillit ainsi et se fortifie en vieillissant », écrit Montaigne dans les Essais (II, 12) ; « plaisante justice qu’une rivière borne » ; « vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà » dit Pascal (fr 60). La variation de ce qu’on appelle grandeur dans un pays et dans un autre vient compléter cet argument dans le second des 3 DCG : « en un pays on honore les nobles, en l’autre les roturiers ; en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets ». Pascal comme Montaigne, assure qu’il n’y a pas une seule loi +tive qui soit universelle : quand le peuple croit reconnaître une justice essentielle dans ces coutumes, il se trompe et vénère ces lois coutumières pour des vertus qu’elles n’ont pas. Tout oppose ces coutumes à la véritable justice : d’abord l’inconstance, alors que l’essence de la justice se caractérise par sa « constance » (fr 60). Le moraliste énonce sous la forme d’aphorismes ironiques et paradoxaux la versatilité et l’injustice des lois : « comme la mode fait l’agrément, aussi fait-elle la justice » (fr 61). Il souligne aussi la relativité des lois, qui n’ont pas de valeur intrinsèque ni de contenu universel, mais sont déterminées par des facteurs extrinsèques et soumis aux aléas du temps (« tout branle avec le temps ») et de l’espace : si les législateurs n’ignoraient pas la justice, « ils n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et des Allemands. On la verrait plantée par tous les Etats du monde et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat ». De l’idée universelle de justice à ses réalisations concrètes que sont les lois le caractère absolu et intangible de la justice s’est perdu. La multitude des lois met donc en évidence la variabilité du droit et la non-universalité de la justice dans le temps et dans l’espace : en s’incarnant dans la cité terrestre, la justice se corrompt et se dilue en des manifestations multiples qui, par leur nombre, finissent par contredire l’idée même de justice. L’absence de fondement logique et rationnel des lois, ce que Pascal appelle leur « vanité », suscite le rire (« plaisante justice ») et provoque la raillerie par son absurdité, son aberration insaisissable aux yeux du commun, persuadé du bien-fondé et de la légitimité des lois du pays. La coutume est l’adjuvant de l’imagination en tant qu’elles participent toutes les deux à justifier dans l’opinion publique ce qui ne peut pas l’être, à savoir le contenu des lois établies par l’arbitraire de la justice des hommes, et du bon plaisir des Grands. En effet, une loi qui a traversé le temps n’est + examinée, sa résistance au changement valant comme la preuve populaire de sa justesse. La coutume, comme l’imagination, efface l’arbitraire de la loi, qu’elle dissimule sous l’habit de l’habitude, seconde nature : »la justice est ce qui est établi ; et ainsi toutes nos lois établies sont nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu’elles sont établies » (fr 645). La puissance de la coutume consiste donc à rabattre l’artificiel sur la nature : »la coutume est une seconde nature qui détruit la 1ère » (fr 127). Autrement dit, les lois héritées du passé ne sont pas critiquées, tout comme il ne nous viendrait pas à l’idée de blâmer ou de louer la loi du cycle des saisons. Les cordes de nécessité sont cordes d’imagination et la justice est dépourvue de fondements naturels.

 

3- Les « puissances trompeuses » de l’imagination

a) les « cordes de nécessité » : des « cordes d’imagination »

La fable qui ouvre les DCGsuggère en effet que la ressemblance perçue est en réalité imaginée par les habitants qui désirent retrouver une force qui les domine, mais aussi les protège : l’absence de toute institution politique et juridique les rendrait à leur jungle initiale, où le désir de dominer est général. Le fragment 828 est encore + explicite : « et c’est là où l’imagination commence à jouer son rôle. Jusque là la pure force l’a fait. Ici c’est la force qui se tient par l’imagination en un certain parti, en France les gentilshommes, en Suisse les roturiers etc. Or ces cordes qui attachent donc le respect à  tel et à tel en particulier sont cordes d’imagination ». La genèse de la formation politique commence ainsi par la victoire du + fort qui, pour perpétuer sa domination, recourt à l’imagination : il transforme la nécessité, qui veut que le + fort l’emporte, en discours politique et substitue à la force un ordre imaginaire qui flatte le peuple. Ainsi la force se trouve établie et la violence brutale s’érige, se déguise en droit. La seule manière de contenir la libido dominandi, l’un des 3 concupiscences qui gouvernent le monde, est de convertir la force en discours de justice et de masquer que cette justice instaurée est réduite à sa légalité : « et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » (fr 103). Justification de la force victorieuse, la justice politique imaginaire n’a donc aucun fondement naturel, n’est donc pas juste.

 

b) La justice humaine, une construction imaginaire

 La justice humaine n’est qu’une construction imaginaire. Ainsi les Grands et l’appareil de l’Etat imposent-ils leur autorité en produisant une image extérieure de cette autorité et en exploitant la crédulité du peuple. Les robes rouges et les hermines dont les magistrats « s’emmaillotent », les palais qui les abritent, les laquais dont s’entourent les Grands, les troupes, les trompettes et les tambours qui précèdent les rois sont autant d’images de substitution de qualités qu’ils n’ont peut-être pas : « s’ils avaient la véritable justice, ils n’auraient que faire des bonnets carrés » (fr 44) ; dans le 1er des 3 DCG, le moraliste rappelle au jeune duc auquel il s’adresse qu’il n’est grand que par une erreur du peuple qui croit voir en lui des qualités qui n’y sont pas et qu’il doit lui-même ne pas se fier à cette image que lui donne le peuple en lui accordant des honneurs qui ne lui sont pas dus. Le peuple croit en effet que les magistrats sont justes et leur obéit à ce titre, au lieu qu’il n’est qu’impressionné par leur faste, pourtant qualifié par Pascal de « vains instruments », c.à.d. d’instruments vides de toute signification, d’artifices trompeurs, de « grimaces » qui abusent l’imagination du public qui prend l’attribut pour l’essence. Dans le fr 60, P écrit : « qui leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine, et non à l’essence de la loi ». Les rapports sociaux et politiques sont eux aussi régis par un jeu des apparences, qui pousse le peuple à attribuer au visage même du roi une force et une majesté qui ne sont que celles de son armée : « la coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d’officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur font que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans accompagnements, imprime dans leurs sujets le respect et la terreur parce qu’on ne sépare point dans la pensée leur personne d’avec leur suite qu’on y voit d’ordinaire jointe. Et le monde qui ne sait pas que cet effet vient de cette coutume croit qu’il vient d’une force naturelle. Et de là viennent ces mots : ‘le caractère de la divinité est empreint sur son visage’ » (fr 25). Ainsi nous ne mettons pas la vérité où elle est et les détenteurs de ces signes finissent par croire eux aussi à la réalité de ce pouvoir feint.  Les pensées 92 et 93 confirment que le peuple pense la vérité où elle n’est pas et vit dans l’illusion, qu’il croit que la justice est juste, ce qui le rend heureux : « il est donc vrai de dire que tout le monde est dans l’illusion, car encore que les opinions du peuple soient saines, elles ne le sont pas dans sa tête. Car il pense que la vérité est où elle n’est pas. La vérité est bien dans leurs opinions, mais non point où ils se figurent. Il est vrai qu’il faut honorer les gentilshommes, mais non point parce que la naissance est un avantage effectif, etc » ; « le peuple est vain, quoique ses opinions soient saines, parce qu’il n’en sent pas la vérité où elle est et que, la mettant où elle n’est pas, ses opinions sont toujours très fausses et très mal saines ».

 

c) C’est bien montrer que l’imagination, prestidigitatrice, «  fait la beauté, la justice et le bonheur qui est le tout du monde », même quand ils n’y sont pas, que seule elle est capable de « donner du prix aux choses ». L’imagination dispense aussi la réputation et forge l’opinion, sur laquelle la +part se reposent : « qui dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ? Toutes les richesses de la terre sont insuffisantes sans son contentement» (fr 44). Le préjugé règne, jusque dans le choix d’une vocation (fr 35, 634[14]) et toute opinion paraît préférable à la vie elle-même (fr 29[15], 37[16]). « Reine du monde », l’opinion, associée à l’imagination, fonde un « empire » (665) : « l’empire fondé sur l’opinion et l’imagination règne quelque temps, et cet empire est doux et volontaire. Celui de la force règne toujours. Ainsi l’opinion est comme la reine du monde, mais la force en est le tyran ».  « Nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire » (806) aux dépens de notre être véritable et cela nous rend vulnérables à l’opinion.

 

Commentaire du fragment « imagination » (fr 44)

 

L’analyse des mécanismes de croyance collective relatifs à la justice et à son exercice s’inscrit dans le cadre + vaste du procès généralisé de l’imagination, « folle du logis » chez Malebranche, « puissance trompeuse » dont Pascal souligne le pouvoir de vicier le cœur[17] et de dérégler le jugement. Sa puissance, révélant la faillibilité de la raison, explique pourquoi le peuple accepte de se soumettre aux lois, dans la mesure où le règne de l’imagination, loin d’être tyrannique ou coercitif, s’exerce au contraire par la douceur et de manière insensible : « la coutume, l’opinion, l’imagination agissent par impression », présidant à l’élaboration des liens sociaux et de la croyance en une hiérarchie naturelle de conditions en réalité coutumières (fr 25). L’imagination contribue à sacraliser la loi et ses représentants, les magistrats, en les baignant dans un halo presque divin ou religieux. En créant une confusion entre la véritable justice et ses signes, des images qui suggèrent sa présence, l’imagination renforce les lois humaines. En substituant à la réalité, que le magistrat ne possède pas, son simulacre, elle contribue à fonder l’autorité de ceux qui sont censés incarner la justice, bien que leur autorité ne découle pas de leur connaissance de la justice véritable, mais de l’illusion de la connaissance, leurre élaboré par les magistrats et reçu par le peuple. A l’intersection de l’âme et du corps, elle reçoit des sens des impressions qu’elle communique au cerveau qui, en retour, agit sur les sens. Fonctionnant de manière impressive, elle fait prévaloir des signes qui suggèrent l’existence d’une vérité, d’une autorité, d’une idée de justice en réalité absentes.  

 

è    P transforme cette faculté neutre en « puissance trompeuse », car produisant des simulacres qui ne sont pas des reflets fidèles de la réalité, mais qui égarent la raison (« puissances ennemies de la raison »), incapable d’accéder à la vérité. Ces représentations collectives font de la société une nef des fous, une illusion généralisée. Idéologie, « représentation du rapport imaginaire des individus à leurs conditions d’existence ». La description de la justice en termes d’imagination permet le dévt d’une réflexion sur l’essence du pv.

 

è    L’imagination > raison parce que paraître > être, forme > fond : ton de voix de l’orateur > contenu de son discours => cour de justice = théâtre : avocats payés pr rôle ; juges = spectateurs pris par « illusion comique ». Là où tribunal de Dieu juge en vérité, tribunal des hommes juge selon apparences.

 

è    Si le consensus était le « fondement mystique » de l’autorité, la représentation est le « mystère » de l’exercice du pouvoir. Juges et médecins ne possèdent qu’une « science imaginaire », sans fondement rationnel, sans légitimité épistémologique : médecine au mieux empirique ; justice = coutume ; les 2 opèrent dans l’ordre des représentations. L’instrument du juge n’est pas la loi, mais les signes qu’il exhibe. La justice n’existe qu’en tant que signes, n’est qu’une montre, qu’une représentation : les juges st figures de carnaval [18]. Satire. Seule violence concrète du soldat peut briser mécanisme d’autoconfirmation de l’imagination.

 

ó Le magistrat fait l’objet d’une double critique, à la fois comme victime de l’imagination et comme créateur d’illusions. D’une part, alors que sa fonction, symbole de rigueur et d’impartialité, nous laisse croire à l’excellence de son jugement, Pascal met en scène un personnage troublé par un détail dans l’apparence du prédicateur –simple vétille qui fausse cependant son jugement- ou encore impressionné par un avocat hardi, « dupé par cette apparence ». D’autre part, le magistrat est dépeint comme un illusionniste, dans la mesure où, faute de posséder la véritable justice, il développe en compensation une « science imaginaire »  qui repose sur des simulacres de justice. Telle est la fonction des ostentatoires vêtements d’apparat des magistrats  et du décor fastueux et imposant des palais de justice : »leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s’emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys » s’adressent à l’imagination du peuple qu’il faut impressionner par les signes fallacieux de la justice : »mais n’ayant que des sciences imaginaires, il faut qu’ils prennent ces vains instruments qui frappent l’imagination à laquelle ils ont affaire, er par là en effet ils s’attirent le respect ».

 

è    Métaphore du déguisement rend compte de la mascarade à laquelle participent les magistrats qui, en jouant le rôle (« la grimace ») de ceux qui connaissent l’essence de ce qui est juste, mettent en scène, par le décorum et le cérémonial, l’illusion de justice précisément là où elle est absente : dans les tribunaux. Mais l’imagination est si puissante que les magistrats, auxquels le peuple renvoie cette image, finissent par être eux-mêmes victimes de leur propre leurre et croient qu’ils sont détenteurs d’une véritable justice, confondant leurs attributs avec des qualités réelles. A la manière de certains comédiens, ils se sont complètement identifiés à leur rôle en oubliant leur identité propre.

è    Contre-exemple du pv militaire : le pv ds princes trouve son origine dans la force, qui limite le pv de la « grimace ». Les signes de la force ont une puissance effective, objective, de contrainte, qui sont indices de force. Vs signes de la justice st symboles. Troupes armées incarnent force réelle, qui peut se déchainer sur un seul mot vs effets de manche d’avocat/ hermine de magistrat st ds symboles qui n’engagent que ceux que ceux qui y croient. Scandale de l’imagination : faire passer symboles pour indices. Justice usurpe privilège de la force : pv être signifiée, sans déperdition ni affaiblissement.

 

ó 2 puissances dominent le monde : l’imagination et la force, qui fait loi

 

è    Avec l’intérêt, la vocation universelle de la justice < subjectivité d’une justice défini comme ce qui est juste pour soi, ce qui va ds le sens de l’intérêt d’un individu, qui le flatte ds son amour-propre ou lui offre une récompense égoïste. Justice injuste : l’égoïsme est la négation de l’équité. Justice ici bas hors d’atteinte, mêlée d’erreur et d’injustice.

 

ó « L’homme n’est qu’un sujet plein d’erreur naturelle et ineffaçable sans la grâce » : anthropologie doit être dépassée grâce à religion. Faiblesse et misère de l’homme = cséq de Chute cf « nous naissons donc injustes et dépravés ». Ms cette déchéance n’est pas complète : ho condamné à espérer grâce de Dieu qui seule le mettra en état de combler désir d’infini.

 

4-la coutume

 Or la forme la + aboutie de l’imagination et de l’opinion est la coutume, qui « fait toute l’équité » et « sans violence, sans art, sans argument, nous fait croire les choses et incline notre croyance » (821). « Seconde nature qui détruit la 1ère », la coutume fait de nous des  automates et nous fait prendre la loi établie, entretenue par la coutume, comme une vérité naturelle.

« De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente, et c’est le + sûr. Rien suivant la seule raison n’est juste de soi, tout branle avec le temps » (fr 60). Pour Pascal, ce qui comble le mieux l’impossible fondement objectif des lois humaines, c’est la coutume, habitude individuelle sédimentée en croyance collective, dont le résultat est l’idéologie, l’habitude se déployant dans un imaginaire propre à une société. La coutume est l’adjuvant de l’imagination en tant qu’elles participent toutes deux à justifier dans l’opinion publique ce qui ne peut pas l’être : le contenu des lois établies par la justice des hommes et la soumission au pouvoir.

En effet, pour Pascal, seul un phénomène de croyance collective de ce type peut expliquer que, comme par instinct, le peuple se soumette au roi (fr 25). L’habitude prise à l’échelle collective, d’origine ancestrale et transmise de génération en génération, fonctionne à la manière d’une imprégnation culturelle fondée sur la répétition et constitue un « habitus » à l’échelle de la société, puisque tous reconnaissent spontanément le pouvoir et la force du roi. Le mécanisme de la coutume (Pascal emprunte à Descartes le terme « machine ») repose sur un triple effet d’entraînement, de transfert (on attribue la force de l’escorte du prince au prince lui-même) et d’idéologie qui relève du préjugé collectif, oblitèrent l’origine de la loi et permet de comprendre comment les insignes de la justice confèrent du prestige à ceux qui l’incarnent.

En effet, l’examen des lois découvre, en lieu et place de la véritable justice, « les coutumes établies », c.à.d. l’établissement des normes d’une communauté à partir de ses usages locaux, ces usages acquérant, avec le temps, force de loi. Rabattre la justice sur la coutume permet donc à Pascal de disqualifier les lois humaines en arguant de « leur défaut d’autorité et de justice » (fr 60). Car la coutume est ce qui est sans garant, sans auteur : fruit anonyme de la multitude, elle n’émane pas d’une autorité légale. Elle n’est donc pas autorisée par son origine, mais seulement par son cours. Ce qui confère sa valeur à la loi n’est donc pas la justice ni la vérité, mais la coutume, c.à.d. l’antiquité, l’ancienneté de la loi. C’est son institutionnalisation qui permet le passage du fait au droit. L’autorité d’une loi découle du travail du temps et de l’histoire, qui transforme le fait en droit. Dans ces conditions, + le temps passe, + une loi semble juste aux yeux du peuple, qui confond l’antiquité et le principe de justice de la loi : le peuple croit aux lois et « prend leur antiquité comme une preuve de leur vérité » (fr 525). Une loi qui a traversé le temps n’est + examinée, sa résistance aux changements valant comme la « preuve » populaire de sa justesse: «la justice est ce qui est établi ; et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu’elles sont établies »(645).

Comme l’imagination, la coutume efface l’arbitraire de la loi, qu’elle dissimule sous l’habit de l’habitude. La puissance de la coutume consiste donc à rabattre l’artificiel sur le naturel : »la coutume est une seconde nature qui détruit la 1ère » (fr 127), c.à.d. qu’il nous viendrait aussi peu à l’idée de critiquer les lois héritées du passé que de blâmer ou de louer la loi du cycle des saisons. Par exemple, dans la France contemporaine de la monarchie de droit divin où Pascal écrit, la transmission héréditaire apparaît aussi bien pour les princes que pour le peuple une nécessité, c.à.d. une loi qu’on ne peut remettre en question : « la coutume fait toute l’équité, par cette raison seule qu’elle est reçue. C’est le fondement mystique de son principe » (fr 60) : après Montaigne, Pascal s’étonne devant la puissance trompeuse de la coutume, capable de faire tenir pour juste et légitime ce qui relève tout simplement d’une décision hasardeuse et arbitraire des hommes. La variété des lois, dépendant de nos habitudes et de nos façons subjectives de voir le monde, selon qu’on habite d’un côté ou de l’autre d’un fleuve ou d’une montagne confirme ainsi l’impossibilité d’une justice parfaite : « veri juris. Nous n’en avons +. Si nous en avions nous ne prendrions pas pour règle de justice de suivre les mœurs de son pays » (fr 86).

           

Conclusion : anthropologie et politique

La variété et la pluralité des lois, coutumières, sont donc le reflet, le symptôme de la variabilité, de l’inconstance, de la propension des hommes à changer pour rien, seulement pour jouer, c.à.d. pour se divertir de leur néant (« vanité ») et de leur « misère » : « plaisante justice, qu’une rivière borne. Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà » (fr 60). Cette idée, récurrente, qu’on peut être innocent d’un côté du monde et coupable de l’autre côté tend à montrer que la justice humaine n’est soumise à aucun principe universel, pas même à des règles éthiques et morales qui pourraient être communes[19] . C’est la dimension infiniment humaine de la justice en son ensemble qui rend à jamais impossible l’idée même d’une justice parfaitement juste. Il n’y a pas d’objectivité de la justice parce que ce sont les hommes qui la font et que ces derniers sont toujours influencés, que cela soit par le sentiment ou l’intérêt personnel : «l’affection ou la haine changent la justice de face, et combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il + juste la cause qu’il plaide » (fr 44) ; « quand il est question  de juger si on doit faire la guerre et tuer tant d’hommes, condamner tant d’Espagnols à la mort, c’est un homme seul qui en juge, et encore intéressé : ce devrait être un tiers indifférent » (fr 59). Ce qui empêche notre justice d’être essentiellement juste, c’est donc notre subjectivité, ce « moi haïssable » qui se met au centre et qui voit tout en fonction de l’image qu’il veut créer aux yeux des autres, incapable qu’il est de s’oublier. Les hommes qui font les lois et la justice sont identiques à tous les autres hommes en ce qu’ils ne seront jamais capables de produire un jugement neutre, de ne pas tenir compte d’abord d’eux-mêmes et de leurs avantages personnels.  Pascal écrit en même temps les conditions d’une justice authentique et l’impossibilité anthropologique pour nous autres, hommes, de les remplir : « qui ne hait en soi son amour-propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que rien n’est si opposé à la justice et à la vérité » (fr 617).

La justice humaine ne peut et ne pourra donc jamais éradiquer la corruption des hommes de la seconde nature. Avec toutes ses imperfections, elle peut au mieux couvrir de paix un ordre en soi mauvais, ordre qu’elle équilibre non pas pour le sauver, mais pour le maintenir selon une cohésion viable, comme le montre le fragment adressé à l’honnête homme : «  Le besoin de justice provient donc du péché, qu’on ne pourra jamais abolir, mais dont on peut en revanche contenir les effets. La justice des hommes est une réparation imparfaite de leur mauvaiseté. Elle évite les déchaînements de la concupiscence et de la haine de tous contre tous en assignant des limites et des sanctions à ceux qui ne les respectent pas. Mais elle ne répare en aucun cas le mal dont elle naît : « c’est dont une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire et dont il faut nous défaire » (fr 617).

On ne peut donc comprendre le sens de la justice des hommes si l’on ne tient pas compte du projet apologétique des Pensées et de sa conception théologique de l’ordre politique. Celui-ci peut être lu comme une punition de la corruption des hommes abaissés à se soumettre à la force et à une apparence de justice, dont le mérite paradoxal est de régler les concupiscences, même si ce « tableau de charité » la contrefait.

 

 



[1] Terme récurrent dans les 1ères liasses des Pensées, cet adjectif ironique caractèrise des objets qui suscitent la réprobation, voire l’indignation, et aucunement le plaisir. Mais est  d’abord « plaisant » au XVIIème siècle ce qui fait rire, ce dont on se gausse. Pascal confond ainsi les deux registres et glisse de l’horrible au risible. Héritée de Montaigne, cette jubilation devant les « bizarreries » humaines, devant la force comique des lois permet aussi de faire éclater la disproportion cocasse des situations (fr 51) ou l’instabilité de lois dues au hasard (« le hasard qui a semé les lois » ne pousse-t-il pas la « plaisanterie » jusqu’à n’en laisser subsister aucune universellement ?

[2] « et il n’y a qu’un seul point indivisible qui soit le véritable lieu. Les autres sont trop près, trop loin, trop haut, trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture, mais dans la vérité et la morale, qui l’assignera ? » (fr21).

[3] « C’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire et dont il faut nous défaire » fr 617

[4] « encore qu’on ne puisse assigner le juste, on voit bien ce qui ne l’est pas » (729)

[5] « la justice et la vérité sont deux pointes si subtiles que nos instruments sont trop émoussés pour y toucher exactement. S’ils y arrivent, ils en écachent la pointe, et appuient tout autour, + sur le faux que sur le vrai » (fr 44) ; « ce n’est point ici le pays de la vérité, elle reste inconnue parmi les hommes » (fr 840) ; « sur quoi fondera-t-il l’économie du monde qu’il veut gouverner ? […] Sera-ce sur la justice ? Il l’ignore ».

[6] « il y a sans doute[6] des lois naturelles » (fr 60)

[7] Protagoras et Ariston, cités par Montaigne dans l’Apologie de Raymond Sebon : » Protagoras et Ariston ne donnaient autre essence à la justice des lois que l’autorité et opinion du législateur ; et que, cela mis àà part, le bon et l’honnête perdaient leurs qualités et demeuraient des noms vains de choses indifférentes. Thrasymaque, en Plation, estime qu’il n’y a d »autre droit que la commodité du supérieur »

[7] Ironie moqueuse de l’aîné ou absurdité de la situation qui le favorise

 

[8] : la succession de hasards par quoi le naufragé, échoué sur l’île, devient roi par la puissance de l’imagination des sujets, qui voient indûment en lui l’image de leur roi perdu, renvoie le destinataire du discours à « l’infinité de hasards » à quoi il doit d’être né grand. Ainsi réduite à un nombre infini de circonstances fortuites, aléatoires et contingentes, la naissance ne saurait fonder légitimement la supériorité de l’aristocratie

[9] les richesses s’acquièrent et se conservent par la vertu du hasard et des décisions arbitraires du législateur, qui a choisi, en fonction de son caprice, de transmettre les biens de père en fils, alors qu’il aurait été tout aussi possible d’imaginer que les richesses retournent « à la république après leur mort ».

[10] « Quelle bonté est-ce que je voyais hier en crédit, et demain +, et que le trajet d’une rivière fait crime. Quelle vérité que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au-delà » écrivait Montaigne0

[11] Figures antiques comme Cicéron aussi bien que modernes : penseurs de l’école de Salamanque au début du XVIème s ; Grotius (1583-1645), Pufendorf (1632-164).

[12]«  Professent »

[13] Ensemble de règles naturellement inscrites en l’homme, universellement admises, constituant l’essence de la justice.

[14] « La chose la + importante à toute la vie est le choix du métier : le hasard en dispose. La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs. C’est un excellent couvreur, dit-on. Et en parlant des soldats : ils sont bien fous, dit-on. Et les autres au contraire : ils n’y a rien de + grand que la guerre, le reste des hommes sont des coquins. A force d’ouïr louer en l’enfance ces métiers et mépriser tous les autres, on  choisit. »

[15] « Ils aiment mieux la mort que la paix, les autres aiment mieux la mort que la guerre. Toute opinion peut être préférable à la vie, dont l’amour paraît si fort et si naturel ».

[16] « La douceur de la gloire est si grande qu’à quelque objet qu’on l’attache, même à la mort, on l’aime »

[17] Non seulement les hommes prennent « souvent leur imagination pour le cœur », faculté intuitive qui livre les 1ers principes de la géométrie mais aussi l’intuition de Dieu, mais ils ne distinguent pas ce qu’ils sentent de ce qu’ils imaginent sentir : »tout contre raisonnement se réduit à céder au sentiment. Mais la fantaisie est semblable et contraire au sentiment, de sorte qu’on ne peut distinguer entre ces contraires. L’un dit que mon sentiment est fantaisie, l’autre que sa fantaisie est sentiment. Il faudrait avoir une règle. La raison s’offre, mais elle est ployable en tous sens ; et ainsi, il n’y en a point » (fr 530). Il n’y a donc pas moyen de distinguer entre une passion que nous sentons et une passion que nous croyons sentir.

[18] Cf Rabelais 5ème livre : « grippeminaud » + La Fontaine : » le chat la belette et le petit lapin »

Pascal: commentaire des 3 "Discours sur la condition des Grands"

Les trois Discours sur la condition des Grands[1] : une introduction à la pensée politique de Pascal

 

Circonstances et projet

Prononcés en même temps que Pascal rassemblait ses notes pour son Apologie, les 3 - Discours sur la condition des Grands en reprennent les notions : la distinction entre « grandeurs d’établissement » et « grandeurs naturelles » ; la «double pensée », celle « de derrière » doublant, non sans contradiction, la pensée courante ou officielle ; la séparation des « ordres » de justice, « l’ordre de concupiscence » et « l’ordre de la charité ».

Il s’agit,  d’après Pierre Nicole qui les transcrit et les préface dix ans + tard, dans son traité De l’Education d’un prince (1670), de discours que Pascal aurait destinés au marquis d’Albert, fils du duc de Luynes, retiré avec les Solitaire de Port-Royal après la mort de sa femme. C’est aussi pour le futur duc de Chevreuse, époux d’une des filles de Colbert, que fut rédigée aussi la Logique de Port-Royal, en 1662[2]. Selon l’analyse de Pierre Nicole toujours, Pascal part de l’examen des trois défauts dont les « Grands » font preuve : « se méconnaître soi-même, c.à.d. ignorer l’origine établie et non naturelle de sa condition (DCG I) ; exiger une estime qui ne lui est pas due parce qu’il attribue ses qualités sociales à sa nature (DCG II) ; faire un usage illégitime de sa puissance en adoptant un comportement tyrannique (DCG III). Le 1er discours se donne donc à lire comme une réflexion sur l’origine et le fondement de la grandeur ; le 2ème discours précise la distinction, esquissée dans le 1er discours, entre « grandeur naturelle » et « grandeur d’établissement » ; le 3ème discours introduit une nouvelle distinction : celle des deux ordres, « l’ordre de la concupiscence » et «l’ordre de la charité ».

 

1er discours

 

L’intention du 1er discours est de contrer l’idée selon laquelle l’ordre social exprimerait une inégalité naturelle et assignerait des places en vertu du droit naturel que certains auraient à gouverner les autres. La condition des Grands, qui leur procure richesses et privilèges, n’est donc pas naturelle, comme ils ont tendance à le croire, mais contingente, acquise par le hasard. La nature et le corps sont « indifférents » à la grandeur sociale : « votre âme et votre corps sont d’eux-mêmes indifférents à l’état batelier, ou à celui de duc ; et il n’y a nul lien qui les attache à une condition +tôt qu’à une autre.»

 

1-la parabole

Pour faire entrer son destinataire dans la «véritable connaissance » de cette condition, Pascal passe par le détour de la fiction.  Cette « expérience de pensée » prend la forme d’une parabole: celle d’un naufragé, « jeté par la tempête dans une île inconnue » et pris par les habitants pour leur roi « qui s’était perdu ». La vérité visée est théorique, morale et religieuse. La situation décrite sur l’île a donc un double enjeu politique et existentiel La  parabole démystifie la condition sociale et explique la genèse et les mécanismes du pouvoir. Elle renvoie en outre à la situation de l’humanité entière, perdue dans l’univers muet et ses espaces infinis.

a/ La parabole décrit une rencontre fortuite : les habitants de l’île sont « en peine de trouver leur roi » lorsque se produit la coïncidence : l’un arrive quand l’autre est cherché.. On peut d’abord lire cette parabole comme une allégorie de la condition humaine, car si elle porte sur le cas singulier du roi, ce cas est exemplaire pour penser la condition des Grands en général et de l’homme lui-même, devenu après la chute un « roi dépossédé », comme le roi est, dans les fragments sur le divertissement l’allégorie de « l’homme plein de misère » (Laf 136). On en trouve un écho dans le fr « disproportions de l’homme » (Laf 199) : « en voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière abandonné à lui-même et comme égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi sur une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait sans connaître où il est et sans moyen d’en sortir ». Le hasard préside à l’existence et à la situation, dans la société et dans la nature. L’existence est contingente. Elle n’a pas en elle-même de raison d’être, de justification.

 

b/ Le 2ème enjeu de la parabole est d’établir que l’imagination est la grande maîtresse des représentations aussi bien chez les dominés que chez les dominants. Le détour par l’imagination, dont le moraliste instrumentalise les effets de vérité, est particulièrement adapté au projet de faire réfléchir sur les effets d’illusion de cette « puissance trompeuse » qu’est l’imagination.

-> En effet une « ressemblance de corps et de visage », source d’identification erronée du roi perdu (« il est pris pour lui ») entraîne de la part du peuple la reconnaissance de la légitimitéde celui qu’ils prennent pour le roi et à qui ils témoignent leur respect : « il est pris pour lui et reconnu en cette qualité par tout ce peuple » ; « Il reçut tous les respects qu’on lui voulut rendre, et il se laissa traiter en roi ».

-> L’ordre social n’est donc pas imposé par la force, même si elle le sous-tend en dernière analyse (fr 828) . Si c’était le cas, le peuple libéré de son roi ne le chercherait pas et ne rendrait pas les respects dus à la fonction royale à celui qu’il prend pour son roi. La ressemblance, +tôt que la simple cause de la méprise, est l’effet du manque, du désir de roi, qui l’a produite. Cela signifie qu’un ordre social  ne tient que par le consentement de ceux qui le constituent.Sa légitimité de fait revêt une légitimité de droit par la grâce de l’imagination. La fonction royale étant un effet du désir d’assujettissement des habitants, l’usurpateur n’est pas un imposteur : l’homme pris pour un roi ne prend pas activement le pouvoir, comme un tyran qui tromperait son peuple pour assouvir un désir de domination. Dans sa délibération, il hésite (« il ne savait quel parti prendre ») avant de prendre une décision passive, invisible au peuple, et qui consiste en l’acceptation de la contingence de la situation : « il se résolut enfin à se prêter à sa bonne fortune ».

-> La délibération de l’homme sert alors de support à une réflexion sur la réduction de la fonction royale à la reconnaissance et aux signes qui la marquent. [3] Le mécanisme de projection se déroule de lui-même, indépendamment de sa volonté, et il porte sur le corps et le visage du roi, en écho au fragment 25 des Pensées : « La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d’officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur font que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ces accompagnements, imprime dans leurs sujets le respect et la terreur parce qu’on ne sépare point dans la pensée leur personne d’avec leur suite qu’on y voit d’ordinaire jointe. Et le monde qui  ne sait pas que cet effet vient de cette coutume croit qu’elle vient d’une force naturelle. Et de là viennent ces mots : le caractère de la divinité est empreint sur son visage[4], « en vertu de l’habitude qu’a le peuple de voir les rois accompagnés des signes de leur pouvoir[5]. L’imagination est la grande maîtresse de la représentation chez les dominés comme chez les dominants. Elle est au principe de la reconnaissance des hiérarchies sociales  La méprise du peuple s’explique par des signes extérieurs : le roi n’est pas roi par son corps physique, mais par les attributs de la fonction Il ne se montre donc jamais nu, mais toujours paré des signes de son pouvoir et de sa dignité. Il figure en sa personne physique une personne morale, le peuple unifié en communauté d’intérêt en vertu de la puissance d’imagination que l’image de la chose. La  présence du roi est produite par cette reconnaissance, qui fait passer les sujets du statut géographique d’habitants ou statut politique de peuple. Cela rappelle la doctrine des « deux corps du roi » : le corps physique de l’homme et le corps mystique de la dignité royale. Mais  Pascal maintient la dualité.

 

c/ Si l’homme laisse le peuple croire qu’il est le roi, il a toutefois une « double pensée » : « comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait, en même temps qu’il recevait ces respects, qu’il n’était pas ce roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas ». Il sait donc que ce qui l’a fait roi est sans rapport avec la grandeur naturelle. Se conduisant officiellement en roi, mais continuant de penser que ces honneurs ne sont pas dus à sa personne, il met en pratique la pensée 91 : « il avait une double pensée : l’une par laquelle il agissait en roi, l’autre par laquelle il reconnaissait son état véritable. C’était par la 1ère qu’il traitait avec le peuple, et par la dernière qu’il traitait avec lui-même » fait écho à « il faut avoir une pensée de derrière et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple ». Il ne s’agit donc pas cacher  au peuple la vérité par cynisme, par imposture, pour perpétuer une méprise qui profiterait à un usurpateur, mais de garder la conscience et la constante méditation de la condition naturelle. L’habileté, dans le grand, l’autorise à cacher au peuple qu’il ne tient pas son privilège d’un mérite ou d’un droit naturels, mais à cette seule condition qu’il ne devienne pas peuple à son propre égard, qu’il ne nourrisse aucune illusion sur ce qu’il est réellement et que l’habitude d’être honoré ne lui persuade pas qu’il est de nature honorable : Pascal ne met pas pensée officielle et pensée intérieure sur le même plan, car l’une est + « véritable », + conforme à la vérité que l’autre : dans le for intérieur, elle permet à chacun, Grands ou quidam, de savoir que nul n’a un titre naturel à se prévaloir d’une supériorité de droit. La « double pensée », qui maintient une tension entre la sphère publique, celle du traitement politique du peuple, et la sphère privée, celle du traitement éthique du roi, n’est donc double que parce qu’elle comprend la pensée » de derrière, possède une vertu éthique et est une forme de justice : connaissant sa condition, le roi par établissement n’exigera que des respects et une obéissance d’établissement, sans prétendre « régner par une autre voie que celle qui l’a fait roi » ni exiger comme lui étant naturellement dus une obéissance et un respect auxquels il n’a aucun titre naturel. Certes, le personnage ne publier pas l’usurpation et la méprise initiales, en en cela il « pipe » le peuple ; mais il ne trompe par pour tromper : il trompe par omission, pour sauver l’obéissance et la paix publique. Si le Grand, socialement, ne doit pas afficher cette pensée cachée, à savoir que les hommes sont naturellement égaux, c’est qu’il doit assumer un rôle social. Mais par sa seconde pensée, il doit avoir conscience de sa position sociale afin d’en assumer les obligations avec le sens des convenances propres aux établissements humains. La « double pensée » permet ainsi l’opération de la hiérarchie politique, et donc la paix, et empêche que ne s’efface, par l’habitude d’être obéi et respecté, la conscience de l’égalité naturelle de tous les hommes. Elle met le roi à l’abri de la pensée  publique qui le tient facilement pour un dieu, et elle l’abaisse et le tient dans une parfaite égalité avec tous.

 

 

2- L’enseignement de la parabole

S’adressant directement à son jeune destinataire, le moraliste tire dans un second temps l’enseignement de la parabole.

 

a/  Il insiste d’abord sur la contingence des grandeurs sociales, dues non à un quelconque droit par nature à ces privilèges, mais à une succession de hasards. La naissance et la qualification sociale des hommes sont contingentes : c’est une « infinité de hasards » qui font naître les hommes dans telle ou telle famille, qui régissent la venue au pouvoir des lignées, nullement destinées par nature à commander (« vous n’y avez aucun droit de vous-même et par votre nature »).

 

b/ La question de l’héritage de la fortune permet ensuite de pointer une autre forme de hasard régissant l’ordre social : « la fantaisie des lois ». Le Grand hérite de sa fortune en vertu de lois qui fixent les modalités de la transmission des titres et du patrimoine : « vous imaginez-vous… ». Les lois +tives ne sont donc pas liées à un quelconque droit naturel, mais dépendent du « tour d’imagination » des législateurs : « vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque loi naturelle que ces biens ont passé de vos ancêtres à vous ? Cela n’est pas véritable. Cet ordre n’est fondé que sur la seule volonté des législateurs qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune n’est prise d’un droit naturel que vous ayez sur ces choses ». C’est le thème de la relativité de la justice comme pérennisation des rapports de fait, ainsi que le montre l’exemple des nobles et des roturiers, honorés les uns ou les autres selon les lieux et les époques. En l’absence de loi naturelle, l’ordre de la coutume s’est substitué à la justice manquante :« les suisses s’offusquent d’être dits gentilshommes, et prouvent leur roture de race pour être jugés dignes de grands emplois » (fr 50). Ainsi, c’est la conjonction du hasard de la naissance et de la contingence de la législation qui fixe l’ordre établi et assure la possession du pouvoir et la répartition des biens : «il est sans doute qu’ils s battront jusqu’à ce que la + forte partie opprime la + faible, et qu’enfin il y ait un parti dominant. Mais quand cela est une fois déterminé, alors les maîtres, qui ne veulent pas que la guerre continue, ordonnent que la force qui est entre leurs mains succédera comme il leur plaît : les uns le remettent à l’élection des peuples, les autres à la succession de la naissance. Et c’est là où l’imagination commence à jouer son rôle. Jusque-là la pure force l’a fait. Ici c’est la force qui se tient par l’imagination en un certain parti, en France les gentilshommes, en Suisse les roturiers. Or ces cordes qui attachent donc le respect à tel ou à tel particulier sont des cordes d’imagination » (fr 828).

 

c/ Pourtant, après avoir ainsi humilié toute prétention à un fondement naturel de la richesse et de la noblesse, le philosophe ne lui dénie pas toute légitimité, car « Dieu a permis aux sociétés de faire des lois pour les partager ; et quand ces lois sont une fois établies, il est injuste de les violer ». Ce qui est établi doit être respecté parce que c’est établi : « la justice est ce qui est établi. Et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu’elles sont établies » (fr 645) . La justice de la loi est certes conventionnelle (le juste et l’injuste n’étaient pas fixés avant que les hommes ne s’accordent entre eux), mais elle est juste dès qu’elle est définie. Le pouvoir politique n’a pas d’autre fondement que son établissement de fait.

La grandeur, au contraire de l’usurpation, est légitimée par l’établissement et autorisée en dernière instance par Dieu, qui veut que les hommes se conservent en leur concédant des droits et que les sociétés se conservent pour qu’elles garantissent ces droits. L’ordre politique se confondant avec la paix, Souverain Bien, la providence divine choisit comme dépositaires de ce pouvoir ceux qui sont parvenus au pouvoir parce que cette providence gouverne l’histoire. Les lois sont donc justes en vertu non de leur contenu propre, mais de la volonté de Dieu. Les principales lois de l’Etat qui assurent l’ordre civil, dès lors qu’elles contribuent au maintien de la paix, reçoivent une justice extérieure qui oblige en conscience ceux qui connaissent les desseins divins.

 Pascal instaure ainsi une différence entre le Grand et l’homme pris pour un roi: si les biens et richesses du Grand lui appartiennent légitimement, l’homme pris pour un roi les a usurpés. La limite de l’apologue réside donc dans l’imposture qui l’expose à être démasqué un jour ou l’autre : » Dieu n’autoriserait pas cette possession, et l’obligerait à y renoncer ». Il ne s’agit pas pour Pascal de prétendre que les grandeurs d’établissement sont des usurpations du type de celle que figure le personnage de la parabole. Le conventionnalisme de Pascal rencontre ici ses limites : si l’institution sociale est de pure convention, les conventions sociales restent cautionnées par la loi divine ou loi naturelle. La cité des hommes n’est pas la cité de Dieu et en ce sens, elle n’a aucun fondement naturel. Mais les Etats correspondent aux besoins de la nature humaine, de l’ordre naturel, tel que Dieu l’a voulu : « que toute personne soit soumise aux autorités supérieures ; car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu et les autorités qui existent ont été instituées par Dieu. C’est pourquoi celui qui s’oppose à l’autorité résiste à l’ordre que Dieu a établi » (Paul, Epître aux romains, XIII) Cette légitimité qui les distingue tient au statut de la loi : ce qui est établi doit être respecté parce que c’est établi.

Cette réserve étant soulignée, il y a un point commun entre le roi de la parabole et le roi de l’histoire : l’un et l’autre n’ont aucun titre naturel à se prévaloir de leur statut social. Celui-ci n’a aucun fondement naturel, mais un fondement purement conventionnel.

 

3- le gouvernement du peuple.

Dans un 3ème et dernier temps, le moraliste invite le Grand à avoir, comme l’homme devenu roi par le fruit du hasard, une double pensée pour ne pas méconnaître sa condition : il agira extérieurement selon son rang (fr 32), mais reconnaîtra son égalité naturelle par une pensée + véritable. Cette double pensée abaisse donc par derrière celui qui s’élève en public.

Toutefois, elle est tenue cachée et le peuple, qui croit que la noblesse est une grandeur réelle, ne doit pas connaître ce secret. Il faut « piper » le peuple en lui laissant croire que le Grand est d’une autre nature, car c’est sur cette croyance que repose l’obéissance du peuple, donc la stabilité du pouvoir et le maintien de la paix : « le + sage des législateurs disait que pour le bien des hommes, il faut souvent les piper. Et un autre bon politique : puisqu’il ignore la vérité qui le libérerait, il est utile qu’on le trompe. Il ne faut pas qu’il sente la vérité de l’usurpation. Elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. Il faut la faire regarder comme authentique, éternelle et en cacher le commencement si on veut qu’elle ne prenne bientôt fin » (fr 60).

Si le peuple doit ignorer l’origine des lois et de la grandeur pour qu’elles conservent leur force et leurs effets, le Grand doit la connaître pour ne pas abuser de son élévation dans le traitement du peuple. L’oubli serait sottise et folie pour le Grand, car une telle méconnaissance susciterait une conduite excessive, tandis que la connaissance intérieure de leur égalité prémunit les Grands contre une conduite abusive.

 

Ccl

è    Le 1er discours constitue donc une mise en garde d’importance : ne pas confondre valeur personnelle et dignités séculières, ne pas attribuer ces grandeurs à son mérite, mais à une série de hasards, ne pas oublier que la nature nous a faits égaux, qu’il ne faut pas abuser de ces pouvoirs, mais entretenir une double pensée.

è    L’ordre social n’a pas de fondement naturel : les rapports gouvernants-gouvernés sont conventionnellement établis. Ils ne dérivent pas de la nature des choses : aucun homme n’est, par nature, habilité à gouverner d’autres hommes. « Dieu a voulu que l’être raisonnable fait à son image ne dominât que sur des êtres irraisonnables, non pas l’homme sur l’homme, mais l’homme sur la bête. Voilà pourquoi les premiers justes étaient établis comme pasteurs de troupeaux +tôt que comme rois des hommes » (Saint Augustin, La Cité de Dieu, XIX, 5). Il s’ensuit que seul un être d’une essence supérieure à l’humaine nature pourrait être autorisé à revendiquer une véritable supériorité et seul un tel être pourrait ordonner les rapports humains selon la loi de justice et d’amour, ce qui pointe l’aporie du problème politique, « car il ne naît pas des les Etats de roi comme il en éclôt dans les ruches, doués de naissance d’un corps et d’un esprit supérieur » (Platon, Politique, 301 c). L’ordre politique, contingent, n’est pas fondé en raison ni en nature. Sa justice n’est que de convention, mais il ne s’agit pas d’en discuter la légitimité dans l’ordre qui est le sien : l’institution juridique repose sur de bonnes raisons dont la + essentielle est d’assurer la paix civile. Voilà pourquoi il n’est pas souhaitable que ceux qui ont à obéir aux lois aient l’intelligence de leur caractère conventionnel : ils pourraient être tentés de cesse d’y obéir. Or ce serait sans victoire pour la vraie justice et préjudiciable pour la paix civile. En revanche du point de vue de l’ordre de la supériorité véritable, les ordres civils sont des figures de désordre et d’injustice

è    La progression du raisonnement suit la dialectique des Pensées : l’imagination nous trompe (« Vanité »), ce qui nous rend misérable ; mais la pensée de derrière (« raison des effets ») nous fait prendre conscience qu’il est possible et même juste d’exiger ces respects d’établissement.

 

 

 

 

Deuxième discours

 

Consacré à la distinction entre grandeurs naturelles et grandeurs d’établissement, distinction que le 1er discours ne faisait qu’esquisser, le 2ème discours permet de cerner ce qu’il est juste de respecter. La thèse de Pascal est que les qualités des Grands doivent faire l’objet d’un respect extérieur (donner un signe de soumission ou des respects), mais qu’elles ne sont pas toujours sous-tendues par des qualités d’esprit et de vertu, nécessaires pour recevoir de l’estime. Le prince, tout rempli de sa grandeur sociale, doit comprendre quel respect lui est dû et ne pas exiger d’être estimé pour ses qualités sociales. Une autre forme de justice apparaît, qui consiste à respecter chaque qualité selon son ordre.

 

1-la distinction des grandeurs

Pascal commence par définir ce qui distingue les grandeurs naturelles des grandeurs d’établissement.

Les « grandeurs d’établissement » désignent une supériorité publique conférant le pouvoir à un groupe par décision initiale. Ce sont donc des grandeurs instituées, qui  « dépendent de la volonté des hommes ». Ceux-ci attachent à certains états des « respects » et des honneurs : les hommes « ont cru devoir honorer certains états et y attacher certains respects ». Les grandeurs d’établissement sont donc des grandeurs conventionnelles, que les hommes sont convenus d’instituer telles. Une dignité ou un titre de noblesse entraîne une valeur sociale, ce que le texte précise au moyen d’exemples : « en un pays on honore les nobles[6], en l’autre les roturiers ; en celui-ci les aînés, en cet autre les cadets[7] ». Pascal souligne le caractère arbitraire et contingent des hiérarchies sociales : « parce qu’il a plu aux hommes » indique bien que ces conventions n’ont pas d’autre justification que le bon plaisir des peuples. Avec cette notion de plaisir, Pascal enracine les institutions dans la sphère des désirs, des concupiscences, dans la toute puissance de l’imaginaire, dans l’arbitraire et la relativité des institutions, des lois, donc de la justice. « La chose était indifférente avant l’établissement », car la distinction entre ce qu’une société honore et ce qu’elle méprise n’a pas de fondement naturel : en nature, il n’y a pas + de raison d’affirmer le privilège de l’un que celui de l’autre : ce sont là des conventions propres à chaque peuple. Avant la convention qui décide de ces déterminations, il n’y a ni juste ni injuste. Mais dès que la convention a force de loi, le juste s’identifie avec le respect de la légalité, et l’injuste à l’illégalité. Le texte donne une 1ère explication de cette nécessité politique en faisant référence au trouble public : « après l’établissement, (la chose) devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler ». L’enjeu des conventions est donc d’assurer l’ordre public : l’important n’est pas la rationalité de l’accord, s, mais sa capacité à promouvoir l’ordre social[8]. Pascal reprend ici l’argument déjà esquissé dans la justification du respect des droits de propriété des Grands par la volonté divine dans le 1er DCG : le 1er contenu des prescriptions consiste dans le maintien de la paix des sociétés et donc dans l’obéissance aux actes législatifs des gouvernants. Toute tentative de contestation de ces lois +tives aboutissant nécessairement à une guerre civile qui « est le + grand des maux » (fr 977, 94), il faut leur rendre un respect d’établissement dont la légitimité doit être intérieurement reconnue par les sujets. Ce qui est injuste, c’est ce qui menace la stabilité des institutions, parce que c’est facteur de désordre, de violence.

 

A l’inverse, les grandeurs naturelles sont « indépendantes de la fantaisie des hommes », c.à.d. qu’elles ne sont pas instituées par les hommes et qu’elles ne dépendent pas de la volonté du législateur[9]. Pascal parle de «qualités réelles et effectives de l’âme ou du corps » : « réel » s’oppose à « fictif », qui n’existe que dans l’imagination des hommes et n’a pas d’effectivité ; « effectives » signifie capable de produire des effets, de s’attester concrètement . Ces qualités sont dans la nature de l’homme : ce peuvent êtres des qualités corporelles (« santé », « force », qui est à l’origine naturelle de tous les corps politiques et qui s’impose, partout et toujours cf fr 828, 665, 767), morales (« vertus ») ou intellectuelles (« sciences »).  Le constat de ces qualités s’impose à ceux qui en perçoivent l’effet : la victoire ou la contrainte manifestent la force ; une démonstration réussie ou une invention prouvent les qualités de l’esprit[10] ; l’agrément s’explique par la beauté ; la vertu est l’attribut de la sagesse ; nul chrétien ne peut refuser de reconnaître au Christ la « prodigieuse magnificence aux yeux du cœur » (fr 308). Toutes ces qualités devront être reconnues par une estime appropriée et par une déférence spécifique qui ne peuvent être refusées. Les supériorités naturelles sont en soi des supériorités et devraient être reconnues par tout esprit normalement constitué.

 

2-Les deux genres de respect relatifs aux deux genres de grandeurs : l’enjeu est de régler les exigences des gouvernants et les devoirs des gouvernés dans les limites de la justice.

« Nous devons quelque chose à l’une et à l’autre de ces grandeurs ; mais comme elles sont d’une nature différente, nous leur devons différents respects » : ces deux sortes de grandeurs fondent des « devoirs de justice » différents, terme qu’il ne faut pas prendre dans le sens, rousseauiste, d’obligation en conscience par laquelle on est contraint d’agir là où on pourrait s’abstenir, mais comme la nécessité de rendre ce qui lui revient à celui qui l’exige conformément à la relation de convenance de ses propriétés à son objet : devoir de soumission des corps à la force, de créance de l’esprit à la science… (cf fr 58)

 

Aux grandeurs d’établissement sont dus des respects d’établissement, « cérémonies extérieures », règles de civilité relatives aux hiérarchies instituées, usages, politesse, conformité extérieure de l’attitude à la règle sociale, devoirs de justice adaptés à leur objet sous la forme de manifestations extérieures de déférence conventionnelle : il convient de «parler aux rois à genoux », de « se tenir debout dans la chambre des princes ». Ce respect se marque physiquement : «les respects signifient: incommodez-vous » (fr 32), il plie le corps et soumet les âmes.  « Le respect est : incommodez-vous. Cela est vain en apparence, mais très juste, car c’est dire : je m’incommoderais bien si vous en aviez besoin, puisque je le fais bien sans que cela vous serve. Outre que le respect est pour distinguer les  Grands. Or si le respect était d’être en fauteuil, on respecterait tout le monde et ainsi on ne distinguerait pas. Mais étant incommodé, on distingue fort bien » (fr 80)[11]. Le respect produit en quelque sorte la grandeur elle-même en la rendant visible. Le respect extérieur est un élément matériel du fonctionnement du pouvoir. La raison (« selon la raison ») de ces hommages ne réside pas dans les qualités naturelles (ils « ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de la sorte » : ce n’est pas la force, la vertu ou le savoir des gouvernants qui leur valent le respect), mais dans la décision initiale qui leur a conféré le pouvoir.

Si ces manifestations de déférence publique ne forment pas l’essentiel de l’acte d’obéissance, elles lui sont néanmoins liées puisqu’il a été décidé qu’elles seraient exigées par les gouvernants et devaient être rendues par les sujets : ne pas les rendre quand elles sont exigées revient, en refusant de reconnaître la supériorité publique des gouvernants, à refuser les lois fondamentales de l’Etat, puisqu’il a été établi « qu’en un pays on honore les nobles, en l’autre les roturiers ».  

 

Alors que respecter les Grands, c’est respecter leur place dans l’ordre social et non leur personne, les grandeurs naturelles forcent l’estime, Ces qualités appellent une reconnaissance sous la forme de l’estime, qui évalue ou proportionne la déférence intérieure au degré de ces qualités quand elles produisent des effets incontestables dans un ordre donné et selon les règles de cet ordre[12] : si le grand désire de l’estime, il lui faudra montrer les qualités naturelles incontestables qui l’attirent : « si vous le faisiez, elle vous est acquise et je ne pourrais la refuser sans injustice ». Nul ne peut être contraint à juger estimable ce qui ne l’est pas. La liberté intellectuelle et morale est inaliénable.

 

NB L’indifférence des grandeurs naturelles aux grandeurs d’établissement explique : 1- qu’en tant qu’hommes, les gouvernants seront jugés selon des règles qui ne prennent pas en compte leur grandeur d’établissement ; 2- que ces gouvernants seront tenus de reconnaître les mérites des gouvernés selon les règles internes à chaque ordre : un savant sera reconnu pour sa science, et non pour ses respects des grandeurs d’établissement ; un capitaine pour ses exploits militaires et non pour sa piété ; un ecclésiastique pour sa charité et non pour sa grandeur de chair. Les nominations à des postes de responsabilité découleront donc de critères d’estime

 

 

 

3- Le juste et l’injuste

 

a) Il y a pour Pascal, horizontalement et verticalement, des ordres de justice incompatibles et incommensurables, qui sont certes hiérarchisés (la brisure de cette hiérarchie est du reste une des explications de l’injustice en quoi consiste la concupiscence), mais qui ne peuvent interférer et qui ont chacun un rapport de justice interne, de convenance intérieure, de telle sorte qu’à chaque ordre convient une exigence et un devoir spécifiques de justice à l’exclusion de tout autre : « devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science » dans le fragment 58 ; devoir de respect dû aux « grandeurs d’établissement », « devoir d’estime » dû aux « grandeurs naturelles ». Le concept d’ordres de justice et de justice des ordres a donc pour fonction de régler les rapports interindividuels, entre gouvernants et gouvernés autant qu’entre gouvernés eux-mêmes, en les confinant dans les limites de relations de justice. Il est impossible de se soustraire aux devoirs qui doivent être rendus comme de les faire interférer, tant du point de vue de ceux qui ont le pouvoir d’exiger quelque chose que du point de vue de ceux qui doivent répondre à cette exigence. La justice consiste donc à respecter le rapport d’adéquation interne à chaque ordre et à maintenir la spécificité de ceux-ci, la stricte séparation entre des sphères de justice hétéronomes. Le devoir de justice consiste donc à rendre ce qui lui revient à celui qui l’exige conformément à ses propriétés : « il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue » ; »la géométrie est une grandeur naturelle ; elle demande une préférence d’estime ; mais les hommes n’y ont attaché aucune préférence extérieure ».

L’articulation des ordres de justice et des ordres de grandeur permet donc de régler les exigences des gouvernants et les devoirs des gouvernés dans les limites de la justice : si les gouvernants auxquels sont dus les respects d’établissement disposent de qualités naturelles reconnues comme des grandeurs naturelles, on leur accordera simultanément respect d’établissement et estime, mais on ne reconnaîtra pas leur grandeur naturelle à cause de leur grandeur d’établissement ni leur grandeur d’établissement à cause de leur grandeur naturelle : si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l’une et à l’autre de ces qualités . Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l’estime que mérite celle d’honnête homme ». La présence ou l’absence d’un des deux ordres n’ayant aucune influence sur l’autre, un seul et même individu pourra obtenir des respects d’établissement s’il gouverne et du mépris pour des qualités contraires aux grandeurs naturelles, ou bien, s’il ne gouverne pas, de l’estime pour ses qualités naturelles sans respect d’établissement : « si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l’ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit » ;M. N est un + grand géomètre que moi ; en cette qualité il veut passer devant moi : je lui dirai qu’il n’y entend rien. La géométrie est une grandeur naturelle ; elle demande une préférence d’estime ; mais les hommes n’y ont attaché aucune préférence extérieure. Je passerai donc devant lui ; et l’estimerai + que moi, en qualité de géomètre »[13].  

Il y a une justice interne à chaque ordre qu’il est injuste, tyrannique de ne pas reconnaître rationnellement. L’injustice consiste à nier l’hétérogénéité des ordres en exigeant d’un ordre de vertus qu’il ait une effectivité dans un autre ordre.

 

b) La confusion, l’interférence entre ces ordres est donc source d’injustice et de tyrannie

-> On commet une injustice quand on fait interférer les exigences et les devoirs convenant à chaque ordre en refusant de manifester les marques requises par le rapport de chaque puissance à ses objets : « c’est une sottise et une bassesse d’esprit » que, gouverné, « refuser ces devoirs » de respect aux gouvernants; « on est injuste de les refuser et injuste d’en demander d’autres et d’en attribuer d’autres » (fr 58) ;  « l’injustice consiste à attacher les respects naturels aux grandeurs d’établissement, ou à exiger les respects d’établissement pour les grandeurs naturelles ». 

 

è    Pascal définit la tyrannie comme la volonté de dominer hors de son ordre, d’obtenir par une voie « ce qu’on ne peut avoir que par une autre »: il est « faux » et « injuste » de vouloir exiger de l’amour en reconnaissance de l’exercice de la force[14] (autrement dit de vouloir être aimé par la force), de vouloir que la force, qui « n’est maîtresse que des actions extérieures », cherche à obtenir la créance qu’on accorde à la science (fr 58), de s’en remettre à l’autorité de l’Ecriture en matière de vérité scientifique[15] ou de s’en remettre au « raisonnement seul dans la théologie » (fr 149), de croire que les biens que l’on possède suscitent autre chose qu’un attachement de concupiscence par ceux qui ont des besoins à satisfaire (DCG III) ; l’amour propre, estime infinie que le moi se porte à lui-même, est tyrannique parce qu’on ne peut obtenir l’amour qu’en renonçant à se mettre au centre de tout (fr 421).

 

è    Il y a donc une tyrannie des gouvernants et une tyrannie des gouvernés :

 

-         refuser les respects d’établissement parce que les gouvernants ne disposent pas de qualités  naturelles éminentes à l’instar des ½ habiles et des frondeurs des fr 60, 83,89, 90,93,  c’est « troubl[er] le monde et jug[er] mal de tout » ;

-         Contraindre le corps du gouverné à prononcer des paroles sans acquiescement intérieur aux qualités naturelles qu’il veut faire estimer revient à manquer son but : « vous seriez injuste de le demander et assurément vous n’y réussiriez pas, fussiez-vous le + grand prince du monde ».

-         C’est pourquoi la « + haute tyrannie » n’existe jamais qu’à l’état de « désir de domination hors de son ordre » (fr 58).  

 

óLa justice, définie comme rapport de chaque qualité à son ordre, protège donc la liberté des sujets : on ne peut extorquer le respect ni l’estime (« vous n’y réussirez pas ») L’idée d’un pouvoir total des gouvernants sur leurs sujets en l’absence de toute norme légitime susceptible de les obliger est pour Pascal une fiction. La théorie des ordres définit et délimite des sphères de libertés incompressibles : l’estime n’étant pas accordée au grand dépourvu de qualités naturelles  et tenté d’exiger des respects naturels en raison des respects d’établissement, le sujet a un droit à la désobéissance passive.  

 

 

4- Reste à comprendre pourquoi Pascal, qui hiérarchise les ordres de justice (fr 308), qui voit dans la brisure du rapport de justice institué par Dieu la cause d’un ordre de la concupiscence où grandeurs charnelles, grandeurs de l’esprit et « sages » sont également injustes en ce qu’ils considèrent richesses, pouvoir, savoir ou sagesse comme une fin en soi (933) et qui voit dans l’imagination la source de la transformation du fait en droit (fr 828), peut affirmer que le respect des grandeurs d’établissement « doit nécessairement être accompagné, selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre » ?

La réponse est théologico-politique : la volonté divine requiert qu’une fois le pouvoir institué, on rende des respects d’établissement aux grandeurs d’établissement.  Il est juste de respecter un tel ordre en vertu de la volonté divine, qui fonde cette justice et dont le 1er contenu  des prescriptions consiste dans le maintien de la paix des sociétés et donc dans l’obéissance aux lois établies par les gouvernants. Nous avons vu dans le 1er DCG que la justice de l’ordre des grandeurs d’établissement lui est extérieure: »Dieu qui en est le maître a permis aux sociétés de faire des lois pour les partager et quand ces lois sont une fois établies, il est injuste de les violer » ; « la chose était indifférente avant l’établissement ; après l’établissement, elle devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler ». Toute tentative de contestation de ces lois +tives aboutirait inévitablement à une guerre civile «qui est le + grand des maux » (fr 977, 94). La paix des Etats est juste parce qu’elle est conforme à la volonté divine de conserver les sociétés humaines. Les principales lois de l’Etat qui assurent l’ordre civil, qu’elles soient données directement par Dieu à certains peuples ou que les maîtres-législateurs les leur empruntent ou les inventent, dès lors qu’elles contribuent au maintien de la paix, Souverain bien, reçoivent une justice extérieure qui oblige en conscience ceux qui connaissent les desseins divins. Dès lors que l’Etat existe réellement, que « les principes du repos et de la sûreté publique » y sont appliqués, qu’il  règne donc la paix malgré les violences susceptibles de s’exercer sur certaines catégories de sujets, le Souverain Bien, la loi divine se trouve appliquée d’une certaine manière et ceux qui y sont soumis doivent respecter cette application, y compris en obéissant à des lois injustes, puisqu’il est juste d’obéir aux lois pour n’être pas injuste en détruisant le pouvoir qui les promulgue.

 

NB On peut rapprocher cette nécessité de respecter les grandeurs d’établissement de ce que Pascal écrit dans les Pensées de la nécessité d’obéir aux lois seulement parce qu’elles sont lois (fr 60), aux supérieurs « injustes parce qu’on doit toujours respecter en eux la puissance de Dieu qui les a établis sure nous », bref qu’on  ne leur obéit pas parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs » (fr 66) et qu’on obéit aux folies non parce qu’on les respecte, mais sur « l’ordre de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis à ces folies » (fr 14).  Dès lors que le parti dominant décide que la forme de l’Etat sera républicaine ou monarchique, que les respects d’établissement seront rendus aux nobles ou aux roturiers, que les lois fondamentales de l’Etat auront telle ou telle forme, « la chose qui était indifférente avant l’établissement devient juste après, parce qu’il est injuste de la troubler », puisqu’elle est voulue par Dieu. Non seulement on doit honorer les grands, mais cela doit être accompagné d’une « reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre ». La justice extérieure et supérieure oblige à obéir et à honorer en conscience un pouvoir qui n’a aucune légitimité intrinsèque.

 

            « Les choses du monde les + déraisonnables deviennent les + raisonnables à cause du dérèglement des hommes. Qu’y a-t-il de moins raisonnable que de choisir, pour gouverner un Etat, le 1er fils d’une reine ? On ne choisit pas pour gouverner un vaisseau celui des voyageurs qui est de la meilleure maison. Cette loi serait ridicule et injuste ; mais parce qu’ils le sont et le seront toujours, elle devient raisonnable et juste, car qui choisira-t-on, le + vertueux et le + habile ? Nous voilà incontinent aux mains, chacun prétend être ce + vertueux et ce + habile. Attachons donc cette qualité à quelque chose d’incontestable. C’est le fils aîné du roi ; cela est net, il n’y a point de dispute. La raison ne peut faire mieux, car la guerre civile est le + grand des maux » : la justice de l’accord n’est pas conformité à la vraie justice, mais paix qu’il assure. Que cet accord se réalise sur le principe démocratique de la majorité ou sur le principe monarchique de la souveraineté de droit divin, peu importe : dans tous les cas, les hommes s’entendent sur des principes conventionnels qui dont des principes corrompus. Il n’y a pas de salut dans la sphère du politique, mais elle est incontournable pour contenir les effets de la déraison. Voilà pourquoi Pascal conseille au prince de laisser croire au peuple que les règles assurant l’ordre public sont justes : cette illusion est vectrice d’obéissance et l’obéissance est nécessaire. « Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, parce qu’il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il lui faut dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs, non pas parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là, voilà toute sédition prévenue si on peut faire entendre cela, et ce que c’est précisément que la définition de la justice » (fr 66) ; « les cordes qui attachent le respect des uns envers les autres en général sont cordes de nécessité, car il faut qu’il y ait différents degrés, tous les hommes voulant dominer et tous ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant » (fr 828/ B 304)

 

Prolongement : commentaire du fragment 90 : gradation

 

Ces parcours de la justice et de l’injustice révèlent donc les 5 points de vue hiérarchisés dans les fragments « gradations » de la « raison des effets » :

Au niveau des effets, le peuple tient le pouvoir établi pour légitime et les grands pour honorables, obéit au 1er et honore les seconds. Injuste en ce qu’il estime les grands pour leur seule grandeur établie, en la croyant naturelle,  lui accordant en conséquence + que la simple cérémonie exigée (fr 85), il est raisonnable dans sa déraison même, puisque les effets réels, produits mécaniquement par son opinion « vaine », sont justes (opinion « saine »), alors que le Grand est tyrannique quand il exige l’estim.

 Au niveau de la vue des effets, le demi-habile tient le pouvoir établi pour arbitraire, pense qu’il pourrait se fonder sur une justice naturelle et conclut qu’on ne devrait pas lui obéir, pas + qu’un ne devrait honorer les Grands parce que leur naissance n’est pas un avantage effectif (fr 598). Distinguant l’ordre social de l’ordre naturel, refuse avec justesse d’estimer les Grands, mais manque « la reconnaissance intérieure du juste » quand il refuse au rang les marques extérieures de respect, ce qui est pourtant nécessaire pour éviter la guerre ;

 Au niveau de la raison des effets , l’habile, véritable savant qui a « parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir »,  et sait que sa connaissance est de peu d’étendue au regard de l’infinité du connaissable, a compris que la violence est au principe de l’Etat et que les grands n’ont droit qu’à des respects d’établissement. Sa vanité ne peut donc se satisfaire dans les demi-vérités et la contestation des ½ habiles, se satisfait dans la compétition pacifique des vanités de l’esprit qui présente l’avantage de la tranquillité et, comme Miton, cherche à réaliser sa libido dominandi dans incommodité. Cela explique son obéissance aux grands et sa soumission à l’ordre établi. La position du ½ habile, qui avait renversé celle du peuple, se trouve à son tour renversée (fr 92, 93) : d’accord avec les ½ habiles sur l’arbitraire des lois et sur la distinction des grands, il s’oppose à eux sur l’existence d’une justice possible liée à un droit naturel ou à des lois fondamentales de l’Etat, sur la légitimité exigée des gouvernements du point de vue de leurs qualités naturelles et sur la désobéissance qui en découle. En accord avec le comportement du peuple, il trouve les opinions du peuple fausses quant aux raisons qu’il se donne pour obéir, mais saines parce que cela les condit à obéir (fr 92, 93, 95), car ils trouve souhaitable qu’en l’absence d e vraie justice « il y ait une erreur commune qui fixe les esprits » et convient que la coutume présente est la + sûre (fr 60). Il démentira si peu les politiques qui cherchent à ne pas détromper leurs sujets qu’il s’abstient de faire état des raisons pour lesquelles il obéit lui-même. Pour eux il n’y a aucune loi « vraie ou juste à introduire, mais nous n’y connaissons rien, et ainsi il faut suivre les lois reçues » (fr 525) pour conserver à l’Etat sa stabilité. Ils honorent les grands « non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière » (fr 90-93, 797), tenue  secrète. Mais ce point de vue philosophique sur l’ordre politique n’est pas le dernier mot, car l’habile confère à la grandeur mondaine une importance et une valeur qu’elles n’ont pas si on les compare à la seule grandeur devant laquelle il faille s’incliner : l’ordre de la charité, devant lequel tous les hommes sont égaux.

Selon les dévots qui se placent à un tel point de vue, les grands ne doivent pas être honorés et les habiles se trompent en leur rendant leur grandeur d’établissement, car il ne faut pas témoigner de respect devant la grandeur. Ce refus, base possible d’une rébellion politique, fait des dévots les homologues des demi-habiles, car ils ont « + de zèle que de science » et menacent la stabilité de l’Etat en méprisant les grandeurs d’établissement.

Le chrétien parfait admet comme le dévot que les hommes sont égaux devant Dieu, mais n’en déduit pas que Dieu a voulu que les grandeurs d’établissement ne soient pas reconnues et respectées, car créateur des hommes qu’il peut utiliser selon son vouloir propre, il veut qu’il se conserve en lui concédant des droits et doit vouloir que les sociétés se conservent pour garantir ces droits. Par où l’ordre politique se confond avec la paix, tenue pour le Souverain Bien (fr 81, 974) : la providence choisit comme dépositaire de ce pouvoir ceux qui sont parvenus au pouvoir parce que cette providence gouverne l’histoire.

ó La gradation des opinions n’est donc pas un simple renversement du pour et du contre : c’est une rectification qui intègre les acquis du pour et du contre pour aboutir à un pour sachant le contre. La vérité saisie par l’habile est donc que l’erreur du peuple est nécessaire : il est « raisonnable de distinguer les hommes par le dehors, comme par la noblesse et les biens », parce qu’il faut poser un point fixe lorsque l’on ne peut connaître la vérité (fr 628). La croyance dans le pouvoir est nécessaire pour maintenir l’ordre.

 Mais l’habileté n’est pas le dernier mot de la justice : après la relativisation de l’ordre de la chair par l’ordre de l’esprit, la gradation se prolonge avec le point de vue du « parfait chrétien » et le passage à l’ordre de la charité : le dévot, qui voudrait conformer la politique à la religion, reproduit l’erreur du ½ habile, en refusant de prendre en compte l’ordre de la chair et de l’esprit dans leurs effets, en l’annulant du point de vue de l’ordre supérieur. Le point de vue du chrétien saisit seul les rapports de convenance au sein des ordres, et les relativise depuis l’ordre de la foi.

 

 

3ème discours : comment le prince doit-il gouverner ?

 

            Dans le 3ème discours, Pascal revient à la question posée dans la parabole : « qu’est-ce à votre avis que d’être grand seigneur ? », pour s’intéresser aux mécanismes de la concupiscence qui attache les hommes aux Grands. Il énonce ensuite une série de prescriptions morales sur le bon usage de la grandeur et définit ce que doit être un juste gouvernement, en opposant ordre socio-politique et ordre de la charité. Ainsi Pascal montre que les devoirs de justice incombent aux gouvernants et que les exigences de justice viennent des sujets.

 

1- Le pouvoir des Grands et la concupiscence

La structure de l’ordre est telle qu’ il y a convenance parfaite entre l’amour-propre que les possédants ont pour eux-mêmes sous forme de satisfaction de vanité et de commodité et le désir qu’ont les sujets de la part de richesses que leur travail et leur déférence aux grands peuvent leur permettre de satisfaire .

Si l’ordre politique procède des inclinations de la nature humaine, les autorités instituées n’ont donc de légitimité qu’autant qu’elles assurent la satisfaction des intérêts du corps politique : la sécurité, la prospérité, la reconnaissance comme satisfaction narcissique. Les hommes sont liés par la force de leurs intérêts.  « Être grand seigneur », c’est « être maître de +sieurs objets de concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux désirs de +sieurs » : « c’est la concupiscence qui fait leur force, c.à.d.la possession des choses que la cupidité des hommes désire ». Si l’intérêt ne fonde pas l’obéissance dans l’Etat, il concourt à la renforcer et à la rendre + active. Le pouvoir des Grands s’alimente au désir des sujets, non + au désir d’assujettissement, mais au désir des biens dont les hommes veulent « obtenir quelque part » et au désir de pouvoir, soit à la concupiscence des richesses, du pouvoir, des honneurs. Les marques de respect, les services et les déférences, ces « cordes » qui attachent les hommes aux Grands et les «attirent » auprès de lui, tiennent aux « besoins » et aux «désirs ». Ce qui fait la force du Grand, c’est la concupiscence des hommes, étoffe du pouvoir et liant qui « fait les actions volontaires » par opposition à la force qui fait les actions involontaires.

 

Le Grand doit donc savoir que les courtisans sont attirés par cette richesse et que cela dicte leur conduite. Il doit connaître son pouvoir : satisfaire les désirs des hommes. Le conseil qui s’ensuit, sous la forme d’une prescription morale, est de contenter le peuple : il faut mettre ses richesses au service des hommes. Pascal entend ainsi corriger les comportements déréglés de qui oublie sa condition naturelle : la juste connaissance de sa condition fonde la juste conduite du Grand.

 

 

Ce bon gouvernement exclut la tyrannie. Par la force, la contrainte, la coercition  le grand n’obtiendrait qu’un comportement extérieur, incapable de satisfaire les exigences de son amour-propre de vanité, ou des services impuissants à combler sa soif de commodités : »ne prétendez pas régner par une autre voie que celle qui vous a fait roi. Ce n’est point  votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc point les dominer par la force ni les traiter avec dureté ». Il faut garantir aux sujets des ressources pour obtenir des déférences incompatibles avec la réduction en esclavage : « le propre de la richesse est d’être distribuée libéralement » (fr 797). Une telle proposition ne se limite + au régime monarchique, mais concerne aussi bien une république : il est juste, selon la justice des ordres, de garantir aux sujets des ressources minimales pour assurer leur conservation.

 

 Du ressort majeur de l’ordre politique, Pascal tire une leçon de sagesse politique à l’endroit de son élève : sans rien méconnaître de son égalité morale avec ceux qui sont sous son autorité, celui-ci devra veiller à combler au mieux les besoins et les désirs qui lui seront attachés par la puissance de ces mêmes besoins et désirs. Pascal invite ainsi le Grand à être serviteur de ceux qu’il gouverne, à faire preuve d’humilité, de générosité et de diligence dans ses fonctions. Accomplir sa tâche du mieux qu’il peut en évitant ola brutalité, la violence, la mesquinerie.

 

 

2- La prescription morale d’une juste conduite est cependant limitée : elle permet au Grand d’être « honnête homme », mais ne l’empêche pas de se perdre. Le gouvernement modéré, qui exclut avarice, débauche, violence, n’est qu’un honnête moyen adéquat dans son ordre, mais il ne permet pas le salut. Même en répondant aux désirs de ses sujets, le Grand se perdra, car la vraie justice serait de mépriser la concupiscence. Le juste gouvernement n’est donc qu’un moindre mal. Car le salut (=sauver son âme), pour la sagesse christique, n’est pas dans les biens de la chair ni dans ceux de l’esprit, mais dans le mépris de la concupiscence. Certes il vaut mieux se damner en honnête homme qu’en misérable, mais le mieux est de travailler à son salut par une conversion radicale : « mon royaume n’est pas de ce monde », disait le Christ. La sagesse en ce monde est un moindre mal, mais elle n’est pas un bien car «il faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce royaume de charité où tous les sujets ne respirent que la charité et ne désirent que les biens de charité. ». La voie ouverte par le salut, celle de la charité, est donnée après une comparaison entre le royaume de la charité et celui de la concupiscence. Pascal reste évasif sur le chemin du salut véritable. Le philosophe s’efface pour laisser la place au miracle de la foi, car la conversion suppose une expérience de transformation radicale de l’être.

 

ó pas de salut de l’humanité par la politique, mais par le don divin de la grâce : la solution aux maux de l’humanité n’est pas politique, mais religieuse ; elle ne dépend pas de l’homme, mais de Dieu ; son salut n’est pas entre ses mains, mais dans celle de Dieu qui sauve ou damne. La cité de Dieu est une espérance pour l’au-delà, par pour l’ici-bas.

 

3-royaume de la concupiscence et royaume de la charité.

Pascal définit Dieu comme le roi de la charité, environné de gens qui « lui demandent les biens de charité qui sont en sa puissance, et le Grand comme « roi de concupiscence », car son pouvoir ne tient pas à la recherche d’un bien immatériel, mais à la concupiscence. Ce n’est pas la piété, mais le désir de richesse et de pouvoir qui attachent les hommes au Grand, ce qui est dérisoire par rapport à Dieu. La richesse, la domination et la gloire sont des valeurs de l’ordre de l’extériorité, de la chair. Il y a là une critique de l’abaissement du Grand, qui n’est maître que des biens de ce monde et n’est grand que de l’abondance matérielle. En ne distinguant pas le roi du Grand, Pascal suggère que la fonction royale est enracinée dans la concupiscence.

La prescription morale se double alors d’une prescription religieuse : une fois indiqué ce qui est juste dans l’ordre de la chair, il faut relativiser cet ordre et s’en détacher. L’ordre de la concupiscence ne peut fournir un objet adéquat au désir infini de l’homme. Il faut donc se tourner vers Dieu, défaire les liens de cupidité par ceux de la grâce, se libérer des liens charnels. Le point de vue du chrétien qui aspire à la charité est supérieur à celui de l’habile : la véritable justice, tout en respectant les grandeurs sociales, les replace dans leur ordre, incommensurable à celui de la foi. Il faut s’en remettre aux religieux, à l’ordre du cœur et de la foi. La voie ouverte ici par Pascal demeure négative : « se détourner de ces vies brutales », mais renvoie implicitement au fait de se tourner vers Dieu : il est nécessaire qu’il y ait une conversion, comme l’indique le mouvement des Pensées. La dimension apologétique de la pensée pascalienne implique que le salut de l’homme déchu de la grâce dépend de la grâce de Dieu. De la cité terrestre dont les mécanismes ont été explorés, le vrai juste doit se détourner. C’est là une exigence religieuse, mais elle a aussi une valeur politique en évitant la tyrannie qui consisterait à s’imposer hors de son ordre, dans l’ordre politique.

 

NB La distinction que Pascal établit entre le royaume de la charité et le royaume de la concupiscence renvoie à la distinction établie par Saint Augustin entre la cité de Dieu, cité céleste, et la cité des hommes, cité terrestre : la cité terrestre est à l’image de la nature humaine, déchue. Elle n’est pas encline à se soumettre à la loi transcendante d’amour et de justice, car elle est sous l’empire de diverses concupiscences oeuvrant en elle. Le conatus d’auto-affirmation de soi, l’amour-propre sont le principe du désordre terrestre. S’ils étaient capables de déposer les requêtes de leur moi, les hommes pourraient être unis dans une communauté d’amour et de justice. Chaque moi cessant de se faire le centre de tout et n’existant que par et pour le tout, le miracle de la communion des saints est celui d’un monde où le moi ne se contenterait pas de limiter ses prétentions pour laisser une prétention aux des autres moins, mais se déposerait purement et simplement. Oubli de soi, dévouement aux autres, sacrifice de sa personne pour l’amour de Dieu. Si la cité de Dieu est bâtie sur l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, l’autre est bâtie sur l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu. L’une tire sa gloire de sa force et de sa domination dans le concert des nations, l’autre de son absorption dans la perfection divine. L’une est cohérée comme communauté d’intérêts, l’autre comme communauté de foi.

 

 

 

 

 

 



[1] Par « Grands », il ne faut pas seulement entendre certains nobles de la société d’Ancien Régime (comtes, ducs, marquis, princes, rois), mais aussi tous ceux que le rang, la richesse, les fonctions appellent à l’exercice du pouvoir et à la détention de privilèges.

[2] Laurent Thirouin, dans la notice de l’édition La Découverte, fait remarquer que l’on retrouve, dans les manuscrits de Pascal, des notes préparatoires qui permettent d’authentifier ces discours, dont les formules les + originales sont attestées dans les Pensées (fr 796, 797) : « roi de concupiscence », « grandeur d’établissement », »respect d’établissement ».

[3] On peut penser à la doctrine des « deux corps du roi » : le corps physique de l’homme et le corps mystique de la dignité royale,

[4] Cf Montaigne, "le créateur a laissé en ces hauts ouvrages le caractère de la divinité". Cf passage du Journal de 1649, mentionnant une harangue du premier président de la Cour des Aides Jacques Amelot au prince de Conti : "Dieu ne leur (sc. aux princes) avait pas donné seulement la conduite de la terre... mais il avait encore imprimé dans leurs visages une certaine majesté qui les élève au-dessus du commun des hommes, et qui les fait respecter. Qu'ils devaient prendre garde de ne pas effacer cette image et ce caractère..." (Histoire du temps, p. 44). (site Odalix)

[5]

[6] Cf fr 50 « les Suisses s’offensent d’être dits gentilshommes et prouvent leur roture de race pour être jugés dignes de grands emplois »

[7] Cf fr 9

[8] Cf fr 828 qui rappelle qu’il procède de la transformation du fait (la force) en droit par la médiation d’un mécanisme inintentionnel de constitution de la croyance collective affectant le peuple en tant qu’il ignore la raison des effet

[9] En droit, ce qui est fondé en nature est ce qui est fondé en raison. Ce qui est par nature est indépendant de la relativité et de l’arbitraire humains. Seule une raison affranchie du préjugé peut en saisir la nécessité et l’universalité : la vertu de sagesse est ce qu’elle est par détermination objective, est une valeur dans l’absolu et non relativement à la fantaisie des peuples.

[10] Les inventions d’Archimède en géométrie font de lui un prince des géomètres qui a « éclaté aux esprits » (fr 308)

[11] Rappel du contexte historique : au siècle des privilèges, hiérarchie protocolaire ou règle de préséance = droit exigible au rang supérieur sur rg inférieur. Ds villes co Paris, cela commence ds rue, étroite, et chaque manquement est passible de coups de bâton ou de fouet, « les étrivières ».

Exemple de différence de présentation de l’observation des règles de « préséances », les « respects » entre la  liasse « Vanité »  et  la  liasse « Raisons des effets » :

-> liasse  « vanité » : constat d’un rite social de déférence, déchiffré comme soumission volontaire de l’inférieur devant le supérieur, à travers marques concrètes du respect (salut, effacement pour céder passage, moyen de déplacement- pas de de « fauteuil », càd de chaise à porteur à – d’un certain rang). Fr 32 : impératif d’ordre ó pt de vue du supérieur. Construction  absolue du vbe « incommoder » ó gratuité brutale, consigne qu’on n’entend en fait jamais, ms qui s’accomplit tjs, nécessité oblige, càd « crainte des étrivières » ( fr 89). Précision pas dnée ici : sujet considéré comme automate destiné à obéir. Soumission de machine fait la vanité de celui qui s’y conforme comme de celui qui l’exige tacitement.

-> Liasse « raison des effets » : fr 80 reprend ex d’un pt de vue opp, celui d’inférieur qui a cédé passage, s’est plaqué contre mur pr fre place à chaise du riche qui tient haut du pavé. Inférieur pense rapport de domination auquel il est soumis. Simulation ironique, intérieurement irrespectueuse. Inférieur traite ici avec discernement observance du rite de soumission tt en le mettant à distance, en l’inscrivant ds un rôle, qui lui laisse le divertissement d’imaginer autre chose.

                Changt de liasse ó changt de perspective + rôle de pensée qd elle regarde d’au-dessus « théâtre du monde ». Réécriture de situations, d’attitudes, selon différents angles, en rebattant cartes avec nvelles dnées.

 

 

[12] les « génies » dans l’ordre du savoir sont des « souverains » qui exercent « droit de persuader » sur les « esprits inférieurs » et pour qui Pascal a une « vénération très particulière » (Lettre à Christine de Suède) ;

[13] Si les grands s’attribuent des qualités naturelles à partir des respects d’établissement qu’ils obtiennent et que le peuple fasse de même à leur égard, c’est qu’ils croient que les signes de la noblesse ne sont pas conventionnels, mais naturels et qu’ils découlent naturellement de leur grandeur naturelle : ils se trompent, tout comme le peuple sur les fondements de ces devoirs. S’ils pouvaient faire la distinction, ils verraient que ce transfert des devoirs est impossible et c’est ce que Pascal essaie de leur expliquer dans les trois DCG en leur demandant de prendre conscience de leur état.

 

 

[14] « Et c’est être faux et tyrannique de dire : il n’est pas fort donc je ne l’estimerai pas ; il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas ».

[15] Fr 85 et 18ème Provinciale : »ce fut aussi en vain que vous obtîntes contre Galilée le décret de Rome qui condamnait son opinion touchant le mouvement de la terre. Ce ne sera pas cela qui prouvera qu’elle demeure en repos ».

30 octobre 2011

Introduction à la lecture des "pensées de Pascal sur la justice"

deAu moment où naissait, dans les remous agitant le spectre de la guerre et de la Discorde, la démocratie athénienne, Les Euménides d’Eschyle ont célébré, avec ferveur, l’avènement d’une justice institutionnelle, à la fois humaine et apollinienne, qui met un terme à la loi du sang pour le sang, c.à.d. à la vendetta de la vengeance privée. + de 20 siècles + tard, au sortir des guerres de religion et de la Fronde, pendant la guerre de 30 ans, l’augustinisme et le jansénisme de Pascal le conduisent à remettre en cause, non sans paradoxe, le juste fondement de cette justice humaine et terrestre, fondée sur la force alliée à l’imagination et non sur la justice à proprement parler. Pourtant Pascal n’invite son destinataire, grand seigneur libertin et esprit éclairé, ni à fronder ni à déciller le peuple, mais bien +tôt à le « piper » et à se pénétrer de la « raison des effets » pour obéir soi-même à cette justice relevant du « bel ordre de la concupiscence », qu’il faudrait regarder concomitamment comme la preuve de la « contrariété » dont l’homme est tissé, comme la sanction de la Chute et le moyen de préserver, avec la paix, la survie de l’espèce humaine.

            Pour comprendre la réflexion dialectique de Pascal sur la justice, il faut donc la resituer dans un triple contexte, qui n’en réduit pas la portée, mais l’éclaire : le contexte tourmenté de la Fronde ; la théologie augustinienne de « la double nature », à laquelle se rattache le jansénisme de Pascal ; le choix de formes littéraires adaptées au projet d’apologie du christianisme à l’intention des « mondains ».

 

            « Le moment pascalien[1] s’inscrit entre les ténèbres des guerres de religion et le zénith absolutiste » (C Lazzeri, Politique de Pascal), pendant la Fronde. Après la violence des guerres de religion, qui s’incarna dans la lutte contre la Ligue catholique et conduisit Henri IV à se lancer dans une guerre contre l’Espagne, puissance coloniale et bailleur de fonds de la révolte catholique contre le roi, le pouvoir monarchique se centralise et affermit son autorité, d’abord sous le règne de Louis XIII (1610-1643) et de son 1er ministre Richelieu (1585-1642), qui abat la résistance des dernières villes protestantes et s’impose face à la Cour en pratiquant bon nombre d’exécution, soit pour châtier une révolte, soit pour punir la pratique courante du duel, puis avec la prise de pouvoir personnel de Louis XIV, qui inaugure en 1661, à la mort du 1er ministre de sa mère Anne d’Autriche, Mazarin, la monarchie absolue de droit divin, symbolisée par l’adage : « l’Etat, c’est moi ». Cette autorité du pouvoir royal n’en reste pas moins contestée tout au long de la 1ère moitié du XVIIème siècle, d’abord pour des questions politico-religieuses[2], puis en l’absence d’héritier jusqu’en 1638, enfin pour des raisons politico-économiques pendant la Fronde (1648-1653). Sous la Régence d’Anne d’Autriche (1643-1654), la noblesse d’épée et la noblesse de robe, écartées d’un pouvoir détenu par le roi/ la Régente et son principal ministre et exaspérées par l’augmentation des prélèvements fiscaux[3] et par la réduction des gages de la noblesse parlementaire, mènent une sédition qui marque profondément l’esprit du jeune Louis XIV comme du jeune Pascal : La Fronde parlementaire (1648-1649) et la Fronde princière (1650-1653). Dirigée contre la politique fiscale de Mazarin, l’arrestation des principaux instigateurs de la 1ère déclenche un soulèvement des milices bourgeoises de Paris, que la Cour et le pouvoir royal doivent quitter pour faire le siège de la capitale et réduire les parisiens à la famine. L’arrestation, en 1650, par Mazarin, des princes de Condé et de Conti, déclenche la seconde, marquée par la guerre de la Régente et du jeune Louis XIV contre les foyers provinciaux de la rébellion, par le ralliement de Paris, laissée à la direction de Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII et de Gondi (le futur cardinal de Retz) à la Fronde, par la fuite temporaire de Mazarin en Allemagne, par la reconquête progressive du royaume par Louis XIV, qui entre triomphalement à Paris en octobre 1652, réduit à l’exil les principaux frondeurs et soumet la ville de Bordeaux en août 1653. Marqué par l’expérience traumatisante de la Fronde, le jeune Louis XIV, sacré à Reims en 1654, reprendra l’œuvre centralisatrice de Richelieu et réaffirmera l’autorité royale face aux Grands : la suppression de la fonction de 1er ministre, à la mort de Mazarin et l’arrestation du richissime surintendant des finances, Nicolas Fouquet, inaugurent l’absolutisme monarchique. Or la famille Pascal, dynastie d’officiers de judicature et de magistrats municipaux dans la région  de Clermont-Ferrand, participe de ce mouvement dialectique de conversion de la noblesse de robe, potentiellement frondeuse, en corps de hauts fonctionnaires dévoués à l’Etat: partie prenante dans un mouvement de protestation de rentiers récalcitrants en 1638, le père de Pascal connaît une courte disgrâce, que pallient les talents de poète et de mathématicien de ses enfants Gilberte et Blaise, présentés à la Cour en 1639, et surtout un délicat emploi de « commissaire député par sa Majesté en la généralité de Rouen sur le fait des tailles et subsistances des gens de guerre », entre 1645 et 1649, en pleine insurrection des Va-Nu-Pieds et avant que le départ des « hommes du roi » ne laisse le champ libre à la Fronde, menée par Longueville. Désormais parfaitement fidèles au pouvoir royal, loyalistes donc, les Pascal vérifient, à Paris qu’ils doivent quitter en mai 1649, pendant la 1ère Fronde, avant d’y revenir en novembre 1650 pour « lutter contre la faction publique », que « la guerre civile est le + grands des maux » (fr 977) : la condamnation ferme de la « prétendue justice » d’une révolution rétrograde, au fragment 85[4] et la célébration de la « paix » comme « souverain bien », qu’il convient de préserver, fût-ce au prix d’une «piperie » consistant à ne pas révéler au « peuple » l’origine violente et arbitraire, la fausseté des institutions qui la rendent possible, trouvent leur source dans cette situation politique. Profondément marqué par l’expérience de la Fronde et témoin direct de ce qu’il considérait comme une guerre civile, Pascal redoutait fortement toute forme d’instabilité sociale. Une part du conservatisme politique de Pascal s’explique ainsi par l’expérimentation des conséquences désastreuses de la révolte nobiliaire. S’il privilégie l’ordre social, c’est parce qu’une lutte contre le despotisme, comme le fut la Fronde, peut toujours aboutir à une nouvelle forme d’injustice : la terreur et la guerre. La réduction de l’Etat à une simple croyance de fait n’entame donc pas + sa légitimité que le fondement de la désobéissance sur un droit naturel critique des causes des la constitution et de la justice des lois civiles ne légitime la Fronde. Contemporain de l’affirmation progressive de l’absolutisme, Pascal respecte l’autorité, même construite sur la force, pour sa capacité à garantir l’ordre civil. Surtout la théologie augustinienne, la visée apologétique et la dialectique qui sous-tendent  les Pensées  conduisent à repenser les finalités de l’ordre politique : « si l’ordre politique, de par son caractère non rationnel et paradoxal, punit la transgression de la loi divine, il a aussi pour fin la protection des créatures de Dieu de leur destruction mutuelle. A ce titre et quelle que soit son imperfection, il assure la paix qui est le souverain bien temporel en application de la volonté divine connue sous forme de commandement. Cette alternative aux devoirs qui découlent de la justice naturelle oblige en conscience gouvernants et gouvernés. Elle oblige les 1ers à assurer la sécurité et à satisfaire les besoins des sujets sans d’ailleurs garantir aux seconds la possibilité d’une quelconque résistance légitime à l’égard de la tyrannie des premiers. A l’inverse de la problématique du droit naturel qui construit l’Etat selon ce que les hommes sont et ce qu’ils devraient faire, elle les oblige à s’adapter à l’Etat tel qu’il est et à en respecter l’ordre parce qu’il garantit la paix »[5] .

 

            L’anthropologie politique de Pascal, en apparence proche de la tradition « réaliste », qui refuse de subordonner l’autonomie du politique à une doctrine des fins morales, révise « à  baisse les ambitions de la pensée politique » et s’engage sur le seul objectif qui vaille dans les affaites humaines,-  éviter le + grand des maux, la « guerre civile » menaçant la conservation de soi-, repose sur une anthropologie religieuse, inspirée de la théologie de Saint Augustin, principale source du courant de pensée défendu par l’auteur des Provinciales : le jansénisme de Port-Royal.

            En effet, la vie des Pascal est agitée par les épisodes de la crise janséniste. La naissance de Blaise Pascal, en 1623, correspond au moment où Saint-Cyran, ami intime de Cornelius Jansen, auteur de l’Augustinus, qui paraîtra en 1640, se rapproche de l’abbaye de Port-Royal, dirigée par Angélique Arnauld, abbaye qui accueille des « petites écoles » et des solitaires (« les Messieurs de Port-Royal) et dont il devient directeur de conscience en 1635. En 1648, deux ans après que son père fut soigné d’une chute sur la glace par des gentilshommes gagnés à la spiritualité de l’abbé de Saint-Cyran, Pascal, qui s’est rapproché des familiers du monastère de Port-Royal, se déclare favorable à la théologie augustinienne de la grâce, conformément à la synthèse qu’en a proposée Jansénius dans son Augustinus. Deux après la mort de leur père, sa sœur Jacqueline entre au monastère de Port-Royal et quelques jours après un accident de carrosse qui faillit le faire tomber du pont de Neuilly et le laissa +sieurs jours inconscients, Pascal connaît, dans la nuit du 23 novembre 1654, une révélation  mystique qu’il consigne dans son Mémorial et qui le conduit à se retirer en 1655 à Port-Royal des Champs. Quand, en 1656, son ami le théologien Antoine Arnaud est exclu de la faculté de théologie de la Sorbonne pour avoir défendu l’orthodoxie de l’Augustinus, Pascal organise sa défense en mettant sa plume de mondain au service de la cause de Port-Royal en publiant, sous le pseudonyme de Louis de Montale, ses 18 Lettres provinciales. Immense, le succès public n’empêche pas le livre d’être mis à l’index en 1657, le pape Alexandre VII de demander la signature d’un formulaire anti-janséniste à tous les ecclésiastiques de France, et la Compagnie de Jésus de convaincre le pouvoir royal que le camp « janséniste » représente un danger de contestation politique : les petites écoles sont dispersées en 1660, les solitaires sont renvoyés en 1661, les religieuses réfractaires à la signature du Formulaire sont privées de sacrement en 1664, puis, après l’accalmie de « la paix de l’Eglise »(1669), dispersées, avant que l’abbaye ne soit rasée en 1710.

            Or l’augustinisme politique, qui distingue deux amours, deux cités et deux justices : la cité terrestre, dominée par le désir de dominer, et la cité céleste, régie par l’amour, voit dans les tourments d’une vie politique instable et précaire la sanction du péché originel. Il fallait que se  constituassent des Etats pour contraindre des hommes corrompus, dévorés de concupiscence, et garantir par la force un ordre dont la seule légitimité est d’assurer au mieux la conservation de soi et de repousser la menace de la violence généralisée et de la destruction de toute vie. L’anthropologie politique de Pascal repose ainsi sur une anthropologie religieuse, qui conçoit l’homme tel que nous le voyons – un moi foncièrement injuste (fr 597) et qui ne sort de l’ « ennui » de sa « misère », prise de conscience de sa « vanité », que pour mieux s’en « divertir » par des activités symptomatiques de sa béance ontologique- comme celui qu’il est devenu après la faute originelle. Car Pascal reprend la distinction augustinienne des deux natures de l’homme : sa pure ou 1ère nature d’être « saint, innocent, parfait […], rempli de lumière et d’intelligence » (fr 149) et qui s’aimait de manière finie à travers l’amour de et pour l’Être infini ; et sa « seconde nature », corrompue, d’être de désir, aspirant toujours à un objet d’amour absolu, mais abîmé dans l’amour de soi, substitué orgueilleusement à l’amour de Dieu, et renvoyé conséquemment à son propre néant . Foncièrement injuste en ce qu’il ajoute à l’injustice 1ère, matricielle : s’être détourné de Dieu, une double injustice  vis-à-vis de soi (prétendre à une reconnaissance qui ne nous revient pas) et vis-à-vis d’autrui (tyranniser les autres pour leur soutirer une reconnaissance qui satisfasse le désir de gloire et de domination), le moi, en déployant toute son énergie pour colmater la béance,  propage cette injustice à tous les domaines de son existence, même dans ses formes les + honorables comme la recherche de la connaissance : « les uns cherchent le vrai bien dans l’autorité, les autres dans les curiosités et dans les sciences, les autres dans les voluptés » (fr 148). C’est ce que Pascal appelle la concupiscence. Si la forme propre de l’amour dans la 1ère nature se marque par la médiation de Dieu entre moi et moi-même, aussi bien qu’entre moi et les autres, tout, dans la seconde nature, se rapporte exclusivement au moi, dont les revendications peuvent devenir tyranniques, de sorte que rien ne semble pouvoir échapper à cette loi de l’empire du moi. La théorie de l’homme de la seconde nature permet à Pascal de souligner l’importance de la passion fondamentale qu’est l’amour-propre, + forte encore que la peur de la mort, et qui peut prendre une multiplicité de formes : depuis la délectation prise à la considération de soi-même (amour-propre de vanité) jusqu'à l’accumulation des richesses (l’amour-propre de commodité) en passant par la violence (soif de domination). Pour obtenir que son moi devienne tout, il cherchera à se convaincre de son infinité en acquérant l’estime d’autrui par l’amour propre de vanité, celui-là même qui nous fait porter de riches vêtements et mettre en avant les signes de notre noblesse : »nous sommes si présomptueux que nous voudrions être connus de toute la terre, et même des gens qui viendront quand nous ne serons + ». Ayant perdu Dieu, mais se souvenant d’avoir aimé quelque chose d’extérieur à lui, il cherchera à satisfaire cette soif d’infini dans l’amassement des biens et des richesses, dans la frénésie de possession, bref dans l’amour-propre de commodité : « qu’est-ce donc qui nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant des choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que le gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, càd que par Dieu même ? « (B, 425) ; « toutes les occupations des hommes vont à avoir du bien et ils ne sauraient avoir de titre pour montrer qu’ils le possèdent par justice, car ils n’ont que la fantaisie des hommes, ni force pour la posséder sûrement » (fr 28). Car si la religion détient seule la clé de l’énigme du moi, monstre + incompréhensible encore sans le dogme du péché originel qu’avec lui, c’est qu’elle seule peut tout à la fois expliquer et pallier la « misère » de la condition humaine. Philosophes sceptiques et sages stoïciens peuvent à leur gré railler et démasquer, démystifier la vanité des comportements, des activités, des institutions humaines. Mais qu’y a-t-il de + déraisonnable que de prétendre extirper la déraison des hommes ? Il est tout aussi vaniteux de prétendre modifier la condition humaine et de lui prescrire de régler sa condition sur la droite raison : « Epictète ne s’apercevait pas qu’il n’est pas en notre pouvoir de régler notre cœur » (fr 100). La croyance en une norme idéale de conduite juste n’a pas d’autre fondement que l’ignorance de la vérité chrétienne de la chute. « Et c’est une fois encore appuyé sur cette conviction théologique chrétienne que le point de vue descriptif sur les hommes apparaît comme le seul légitime, tandis que le point de vue normatif – celui qui juge les hommes- se révèle d’une absolue vanité. On ne perdra donc pas de vue la nécessité de replacer la réflexion de Pascal sur la justice dans le cadre de la visée apologétique des Pensées, du dégagement de la propédeutique des trois Discours sur la condition des Grands sur le dépassement de la leçon d’éthique politique par la conversion, sous l’égide d’un directeur de conscience.

 

            Ce que l’on appelle Les Penséesde Pascal sont d’abord les « papiers d’un mort ». Leur  forme fragmentaire s’explique donc en 1er lieu par l’inachèvement d’un manuscrit, retrouvé après sa mort prématurée, à l’âge de 39 ans, en 1662, sous la forme de feuillets disparates, tantôt reliés en liasses[6] pourvues ou non de titres, tantôt épars. Mais tout porte à penser que la forme fragmentaire des moralistes du Grand Siècle, en vogue dans les salons que le jeune Pascal a fréquentés après la mort de son père (1651), dans sa période mondaine, s’adapte parfaitement au propos comme aux destinataires premiers de ce que le compte-rendu d’une conférence tenue à Port-Royal en 1658 présente comme un projet « d’apologie du christianisme » à l’intention des libertins : « j’écrirai ici mes pensées sans ordre et non pas peut-être sans dessein. C’est le véritable ordre et qui marquera toujours mon objet par le désordre même. Je ferais trop d’honneur à mon sujet si je le traitais avec ordre puisque je veux montrer qu’il en est incapable » (fr 592). Reflet objectif- au sens de conforme à son objet- des « contrariétés » dont est tissée la double nature, paradoxale, complexe, inconstante, incertaine et fuyante  de l’homme, cette « chimère », ce « monstre », « ce chaos » (LG122, Laf 131), la discontinuité des fragments reflète le désordre humain, comme si la forme retenue jetait le soupçon sur les philosophies de l’unité, qui posent que l’on peut tout déduire à partir d’un 1er principe, parce qu’elles présupposent que le sujet dont elles parlent est rationnel et capable d’ »ordre » au sens d’une connaissance parfaite, établie par une raison toute-puissante. Pour Pascal, c’est l’être contradictoire (Laf 127), c’est la « disproportion » de l’homme qui doit servir de point de départ à une pensée authentique, car il y a deux vérités à tenir ensemble, car il faut aussi, par l’esthétique baroque de la varietas, par la dialectique du renversement perpétuel du pour et du contre, par la rhétorique de l’antithèse, de l’oxymore, de la violence, par la poétique du clair-obscur, « faire crier » la raison et affoler l’imagination pour arracher ses masques à l’honnête homme. La forme littéraire du fragment et l’ordre sous-jacent au classement des liasses recopiées par la sœur et le neveu de Pascal révèlent enfin une adaptation parfaite de l’ordre du discours à l’originalité de la démarche et au destinataire de l’ »apologie de la religion chrétienne » : les esprits brillants et libertins qu’il a connus dans les salons mondains (le salon de Mme d’Aiguillon, fréquenté notamment par le jeune duc de Roannez, le chevalier de Méré, auteur du Discours sur la vraie honnêteté, ou Damien Miton, joueur épris lui aussi d’honnêteté et que le dialogue du fr 597 prend à parti) et qu’il veut « convertir » et réconcilier avec la religions chrétienne, sachant qu’il ne convaincra pas ces pyrrhoniens qui rejettent, après Montaigne, le dogmatisme religieux ou philosophique (le cartésianisme) en leur démontrant logiquement l’existence d’un Dieu que leur naturalisme matérialiste récuse. Prenant l’homme là où il est, le moraliste commence donc par décrire, en anthropologue, la condition de l’homme, simultanément et contradictoirement « vain », « misérable » et « grand », ou +tôt misérable, c.à.d. conscient de sa « vanité », quoique « grand » par la conscience de cette « misère », qui le plonge dans un « ennui », qu’il tend à fuir dans le cercle vicieux du « divertissement », lui-même symptomatique d’une aporie, que la religion peut seule expliquer et dont elle peut seule le sauver, par la médiation de la grâce, révélée dans l’Ecriture. Ainsi le plan annoncé dans les fragments 6 et 12 de la liasse « Ordre » s’explique : « 1ère partie. Misère de l’homme sans Dieu. 2ème partie. Grandeur de l’homme avec Dieu , autrement 1ère part. Que la nature est corrompue, par la nature même. 2ème partie. Qu’il y a un réparateur, par l’Ecriture » ; « Ordre. Les hommes ont mépris pour la Religion. Ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie ; pour guérir cela, il faut commencer par montrer que la Religion n’est point contraire à la raison, vénérable, en donner respect. La rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu’elle fût vraie et puis montrer qu’elle est vraie. Vénérable parce qu’elle n’a point connu l’homme. Aimable parce qu’elle promet le vrai bien ».

 

C’est donc dans la perspective de cette progression dialectique, sous-tendue par l’articulation des dimensions anthropologique, politique et théologique, qu’il faut lire les « pensées sur la justice » qui figurent au programme.

            La 1ère étape de la réflexion de Pascal consiste à observer, dans les IX premières liasses, la place et le rôle de la justice dans la cité terrestre. Reprenant la distinction augustinienne de la justitia, la justice éternelle de la loi divine, et des jura, conventions juridiques des groupes humains, il commence par débusquer, dans les liasses « Vanité » et « Misère », la «plaisante justice » (fr 60), forme dégradée et parodique d’une justice qui semble se moquer elle-même de l’humiliation qu’elle fait subir à la justice véritable en la contrefaisant. Dans la liasse « vanité », terme qui désigne à la fois le défaut humain consistant à rechercher l’éloge d’autrui, même quand cette approbation est dépourvue de fondement réel (fr 806) et le néant de ce qui est vide et dépourvu de toute réalité, de tout sens, en référence à l’Ecclésiaste (Vanité des vanités, tout est vanité), l’auteur met en évidence tout ce qui, dans la cité terrestre, révèle un dysfonctionnement logique, une absurdité, une aberration, l’absence de rationalité, ce qu’il appelle les « folies » (fr 14) : le hasard qui préside à la domination des Grands et à la désignation des gouvernants (fr 30) ; la « fantaisie » qui est au fondement de la possession des biens (fr 9) ; la « vanité » des lois positives, leur défaut de rationalité, partant leur absence de valeur, puisqu’elles ne satisfont pas aux exigences de la justice, mais relèvent du hasard et de la contingence, illustrée par l’arbitraire des frontières légitimant le meurtre entre habitants de pays voisins ou lui conférant des valeurs opposées selon les circonstances (fr 9, 20, 51, 60) ; la variabilité du droit, rien moins qu’universel, puisque réductible à une coutume soumise aux aléas de l’espace et du temps (fr 60,61) ; les puissances trompeuses de l’opinion, de l’imagination qui « dispose de tout » (fr 44-45), « fait la beauté, la justice et le bonheur » et révèle ainsi le caractère imaginaire de la justice politique et sociale, dépourvue de fondement essentiel et opposée à la réalité de la force qui régit la société. Prise de conscience de la « vanité » de la justice humaine, la liasse « Misère » conclut à l’absence de « véritable justice ». Derrière l’ordre apparent qui semble régner dans la cité des hommes, Pascal découvre le désordre d’une nouvelle Babylone, où domine la confusion et il assure que l’idée de justice est désormais inaccessible à l’homme, devenu incapable de l’atteindre par ses propres forces infirmes (raison, sentiment naturel) : « la justice et la vérité sont deux pointes sui subtiles que nos instruments sont trop émoussés pour y toucher exactement. S’ils y arrivent, ils en écachent la pointe, et appuient tout autour + sur le faux que sur le vrai » (fr 44)[7]. En outre, l’homme se révèle incapable d’accéder à la loi naturelle : « veri juris. Nous n’en avons +. Si nous en avions, nous ne prendrions pas pour règle de justice de suivre les mœurs de son pays » (fr 84) ; « il y a sans doute[8] des lois naturelles », mais « cette belle raison [qui] a tout corrompu » fait qu’on ne la reconnaît +, puisque ce qui semble le + contraire à la loi naturelle est approuvé : « le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses » (fr 60). Pour Pascal, il n’est + possible de connaître la loi naturelle, parce que la Chute ayant soumis l’esprit au corps, a définitivement obscurci notre saisie claire et distincte de l’idée de justice. Cet état atteste l’impuissance de l’homme à établir rationnellement ce qui est juste : le tragique de la condition humaine réside dans le fait qu’il existe bien une loi naturelle, mais qu’il est impossible à l’homme de le trouver. Cette impossibilité sonne le glas de la raison, impuissante. La comparaison de la justice et de la force souligne de surcroît la faiblesse de la justice, « qualité spirituelle dont on dispose comme on veut », par essence trop faible pour pouvoir se défendre seule contre les assauts de ceux qui veulent l’instrumentaliser à leurs propres fins (fr 85, 103, 530) : parce que la justice est confuse depuis la Chute, elle fait d »bat car elle ne parvient + à s’imposer avec évidence ; de nature polémique, elle peut donc être contestée et, « ployable à tout sens », ne peut opposer la moindre résistance à qui s’empare d’elle et l’instrumentalise, la falsifie ou la contrefait : « l’affection ou la haine changent la justice de face et combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il + juste la cause qu’il plaide. Combien son geste hardi la fait-il paraître meilleure aux juges dupés par cette apparence » (44) ; « de cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente, et c’est le + sûr » (fr 60). Pire encore, trop d’impartialité mène à l’injustice (fr 44) : summum jus, summa injuria « (85), cette sentence sert à condamner les excès du juridisme et les effets pervers d’une application trop littérale et trop rigoureuse des lois, formalisme qui se fait aux dépens d’une véritable équité. En sondant les lois, Pascal n’a donc pas découvert la justice, mais révélé le hasard et la contingence au fondement des règles de l’Etat.

            Mais l’enquête se prolonge dans une deuxième étape, « la raison des effets » (liasse V) et « la grandeur » (liasse VI) révélant la « vertu », « l’efficace », au sens classique des termes, c.à.d. l’utilité et l’autorité incontestable de ces lois, qui remplissent leur mission, leur vocation 1ère : garantir l’ordre et la cohésion de la société. Pascal propose alors sa définition de la justice dans la cité terrestre : préserver la paix civile en conjurant la menace de sédition (« par là [ que le peuple obéisse inconditionnellement aux lois] voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre cela, voilà ce que c’est proprement que la définition de la justice » (fr 66). C’est dans cette partie que passant de la dimension anthropologique à la dimension politique de la philosophie pascalienne, on assiste à une analyse des mécanismes tant de la croyance collective que de la dialectique à 3, puis à 5 niveaux, par quoi l’ »habile » et « le parfait chrétien » discernent, l’un par la « pensée de derrière », l’autre par « une lumière supérieure »,  ce qui les tire de l’erreur du « demi-habile » et du « dévot », fauteurs de troubles : la compréhension de la justice intrinsèque à la loi et de la complémentarité de la justice et de la force, instruments de régulation et de conservation d’un ordre dont l’injustice même est le signe de la Providence. La liasse «grandeur » (liasse VII), qui célèbre moins la grandeur de la pensée humaine qu’elle ne souligne sa capacité, avec sa capacité à s’élever de la bassesse de sa vie corporelle et matérielle à la grandeur de la pensée immatérielle, montre alors le prix inestimable de l’ordre social et politique, qui permet à l’homme de reconnaître sa misère en la révélant (fr 114) : le négatif se transformant en +tif, la vanité des lois, apparemment mauvaise, se révèle bonne en elle-même, dans la mesure om son examen, la prise de conscience de leur absurdité, conduit à la grandeur. Edifiant, le spectacle de la cité terrestre se transforme en « tableau de charité », porteur d’une leçon sur l’homme, qu’il peut conduire à la rédemption. En outre, si l’ordre établi par les hommes n’est qu’une parodie de justice, une caricature du vrai droit, il n’en révèle pas moins le désir de l’homme de la seconde nature de reproduire la justice divine dont il garde la nostalgie, preuve de son ancienne grandeur d’avant la Chute dont il n’a pas perdu le souvenir (fr 117) . Cette réminiscence de la véritable justice s’inscrit dans le cadre + vaste de la théorie de la double nature de l’homme, théorie qui est au centre de la liasse « contrariétés » (liasse VII), où Pascal recenses les paradoxes qui font de lui un « monstre incompréhensible », mais aussi un « roi dépossédé » (fr 117), souffrant d’avoir perdu ce qu’il possédait jadis. Cette dualité, que peut seul expliquer le péché originel (fr 130-131 constitue le propre de l’homme : « nous avons une idée du bonheur et nous ne pouvons y arriver. Nous sentons une image de la vérité et ne possédons que le mensonge. Incapables d’ignorer absolument et de savoir certainement, tant il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement déchus » (fr 131). La cité est donc  à l’image de l’homme, grand et misérable tout ensemble. La justice qui y règne est misérable, mais elle est grande en ce qu’elle révèle la misère de l’homme et son désir d’une véritable justice. L’examen du corps politique passe par une réhabilitation du génie politique de l’homme : « on a fondé et tiré de la concupiscence des règles admirables de police, de morale et de justice » (fr 211), la concupiscence édifiant paradoxalement des cités stables où s’épanouit l’honnêteté dans les relations intersubjectives. Dès lors, l’ironie mordante qui dénonçait la vanité de la justice humaine cède la place à l’admiration : » les raisons des effets marquent la grandeur de l’homme d’avoir tiré de la concupiscence un si bel ordre » (fr 106).

            Les fragments extraits des liasses X («Souverain bien »), XIII (« Soumission et usage de la raison ») et XV (« Transition ») et des séries XXIII, XXIV et XXV considèrent de façon théologique et apologétique la justice des hommes, en la comparant avec la justice véritable, la justice divine. Comprenant deux pensées, la liasse « Souverain bien » ouvre le volet théologique des Pensées en montrant l’inconséquence des philosophes Stoïciens, qui conseillent de se contenter des biens dépendant de nous-mêmes, mais prônent le suicide et ne trouvent donc pas le bonheur en eux-mêmes. L’échec de la recherche, universelle, du bonheur, conduit implicitement à l’évocation du vrai bonheur et de la vraie justice, loin des subtilités du partage et de la jalousie, d’une arithmétique affligeante et des contingences matérielles : le vrai bien ne saurait résider que dans la sagesse divine. La liasse XIII s’efforce de détruire l’objection des libertins selon laquelle la raison s’opposerait à la religion et le fragment 199, dresse, pour en finir avec l’étude de la nature, un tableau de l’homme qui entérine définitivement son incapacité à connaître le vrai bien : un des centres infinis de l’univers, la libido sciendi est invitée à prendre sa mesure, « apercevoir quelques apparences du milieu des choses dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin ». Tout l’effort devant porter à rester en repos en évitant les extrêmes, le conservatisme de Pascal s’avère être un acte d’humilité.

            Les trois séries de pensées éparses, que l’on a regroupées pour leur parenté avec le thème de la justice reviennent sur cette théorie du juste milieu (fr 518), sur le mouvement perpétuel (fr 520) , sur les apparences trompeuses (fr 525-526 : la justice est fausse, mais le montrer est mal parce qu’on prend souvent le mal pour un bien), sur ce qui fausse le jugement (fr 527-532) et la nécessité de l’inégalité entre les hommes (fr 530). Dans la série XXIV, les pensées 597 et 617 examinent le moi et l’amour-propre, injustes et haïssables. Enfin, dans la série XXV, la pensée 645 appelle à considérer la justice établie comme un moindre mal, puisque même si elle est sans fondement, elle maintient la paix civile. La pensée 665 confirme que le règne de l’imagination, celui de la justice civile, est un moindre mal comparé à la tyrannie de la force : »l’opinion est comme la reine du monde, mais la force en est le tyran ». La justice n’est alors qu’un pis-aller, qui reflète bien imparfaitement la justice divine, qui est de l’ordre de la charité. Mais nous serions injustes de chercher dans le monde terrestre une justice qui n’a cour qui n’est pas de ce monde.

 

 

           

            Pour une 1ère approche des Discours sur la condition des Grands, lire l’excellent dossier de Katia Genel dans l’édition Folioplus de ces textes.


[1] Pascal naît en 1623, sous le règne de Louis XIII, qui régna de 1610 à 1643. Il meurt en 1662, un an après la mort de Mazarin, qui marque la prise de pouvoir personnelle du jeune Louis XIV.

[2] Cf assassinat d’Henri IV en 1610.

[3] Il s’agit de financer la guerre de 30 ans.

[4] Cf cours d’introduction pour une 1ère analyse de ce fragment.

[5] C Lazzeri, Force et justice dans la politique de Pascal, introduction, p.XIV-XV

[6] 27 ou 28, selon qu’on se réfère aux 27 liasses identifiables ou au 28 titres donnés par Pascal.

[7] Les moyens dont nous disposons sont donc trop grossiers et imprécis et nous ne pouvons appréhender l’idée de justice que de manière trop approximative et trop vague.

[8] « sans aucun doute »

eschyle l'orestie (2): du système vindicatoire à la justice institutionnelle

Eschyle : L’Orestie

De l’ordre vindicatoire à la justice institutionnelle

 

En 458, quatre ans après que le chef du parti démocrate Ephialtès eut ramené à sa fonction originelle, le jugement des crimes de sang, un tribunal de l’Aréopage devenu avec le temps un organe politique, aristocratique et oligarchique, important, Eschyle, le 1er des trois grands tragiques grecs et le contemporain du passage de la tyrannie à la démocratie, participe au concours dramatique des Grandes Dionysies de mars en produisant, sur le flanc sud de l’Acropole, dans le théâtre de Dionysos, et devant un public friand de joutes oratoires et judiciaires, une trilogie liée, dont il puise la matière dans l’épopée et qui se donne à lire comme un mythe étiologique, théogonique : le récit, à travers la fondation du tribunal de l’Aréopage, du passage d’un système vindicatif en vigueur dans une société, clanique, pré-étatique, de type aristocratique, à une justice citoyenne, médiatisée par un tribunal, et dont la finalité est de préserver, avec le respect et la crainte nécessaires à l’ordre, la concorde et la paix. « Ni anarchie ni despotisme » : la justice démocratique doit écarter, en même temps que la souillure du parricide, le spectre, bien réel dans le temps de la représentation, de la discorde. En quoi peut-on dire que le système vindicatoire, 1ère forme de la justice, constitue une forme 1ère de la justice dans la trilogie d’Eschyle ? Comment la contamination de l’imaginaire civique de la souillure et de l’imaginaire tragique de la faute conduit-elle le dramaturge, contemporain et acteur de l’essor de la démocratie athénienne, non seulement à mettre en crise le modèle épique, mais à résoudre le conflit tragique en dépassant l’aporie du système vindicatoire? Comment enfin le mouvement dialectique qui sous-tend le choix, par Eschyle, de la trilogie liée, autorise-t-il la synthèse de la justice et de la force ?

 

 

I- Le système vindicatoire, forme 1ère de justice

  A -« Justice contre l’injustice » (Ch, 398) : la 1ère forme que prend l’exigence de justice, dans une société pré-étatique de type aristocratique, antérieure à la création d’instances de pouvoir centralisé, est le devoir de vengeance. En l’absence de tribunaux chargés de poursuivre les criminels, la vengeance se donne comme un acte légitime, parfois sacré, consistant à réparer une offense ou un tort subi.

 

1- [Constats]

a) Omniprésence du motif de la vengeance dans l’Orestie

Dès le prologue des Choéphores, Oreste clame être « revenu venger mon père » (fr 2) et toute la 1ère partie de la pièce vise à affermir cette intention, à la faire passer en acte, dans un mouvement de gradation dans l’explicite. Electre déclare à son père défunt : «il faut que paraisse ton vengeur » (143)[1] ; le chœur attend qu’ « un vengeur se manifeste » (328)[2] pour « venger la souillure » (650)[3]. Dans Les Euménides, le fantôme de Clytemnestre et le chœur des Erinyes exigent qu’ « un esprit vengeur » sévisse (101[4]- 560).

 

b) … Et assimilation de la vengeance à une forme de justice.

Cette vengeance est identifiée à l’exécution et au rétablissement de la justice. Dans les Choéphores, se venger et rendre justice sont une seule et même chose : « et pour nos ennemis, mon père, que paraisse ton vengeur, que sa justice mette à mort tes meurtriers » (Ch, 143).  Comme dans Les Euménides, la pièce se termine sur l’application d’une sentence, décrite, par celui qui l’a appliquée en même temps que par le chœur, comme une sentence juste : « Elle et venue, avec le temps elle a frappé les Priamides, la justice au lourd châtiment ; il est venu jusqu’au foyer d’Agamemnon, le double lion, le double Arès », chantent les Choéphores (Ch, 936-937), alors qu’Oreste affirme : « je le proclame à tous les miens : oui, j’ai tué ma mère, non sans justice » (Ch, 1026-1027). Précédant ou excédant l’instauration des normes de justice, la vengeance procède de la justice et paraît revêtir son visage, comme l’expriment les Erinyes dans le deuxième stasimon des Euménides, p.82-83 : « ô Justice, ô trône des Erinyes !». Oreste et les Erinyes remplissent une fonction analogue, assurant la vengeance parce que la justice. Ils jouent successivement le rôle de « justicier », en même temps juge et exécuteur du jugement.

 

 

2- La   vengeance :

a) un impératif religieux…

Le meurtre étant souillure, impiété et source de discorde, la vengeance n’est pas seulement un droit, mais un devoir relevant d’un impératif religieux. L’oracle d’Apollon pousse Oreste à rentrer à Argos pour venger Agamemnon (Ch, 269-296 et 953-960). Il le menace, s’il n’obéit pas à son oracle, s’il ne s’acquitte pas du devoir de vengeance : de la poursuite des Erinyes de son père (Ch, 283-284) ; « des tourments affreux « et innombrables dans l’Hadès ; d’une vie de paria (Ch , 277 et 291-296).

 

b) le lot des Erinyes

Déesses infernales à l’aspect terrifiant, les Erinyes font donc office d’auxiliaires et d’exécutantes de la justice : « ô Justice ! ô trône des Erinyes » (Eum, 511-512). Elles accomplissent les sentences de Zeus (Eum, 360-364[5]) qui, avec les dieux, leur donnent « force de loi » (Eum, 390-392) : « est-il un mortel que ne frappe la crainte autant que la vénération lorsqu’il entend le droit que le destin m’a dispensé, et auquel les dieux mêmes ont donné force de loi ». Sans les invoquer expressément, comme les choéphores qui les invoquent en lien avec la justice (Ch, 639-644 et 645-652)[6], Oreste invoque un Zeus infernal et les Erinyes n’hésitent pas à contester à Apollon l’interprétation des oracles de Zeus en matière de justice (Eum, 322-324[7] et 640-644). Garantes du respect des trois lois fondamentales pour l’harmonie du monde et de la cité : le respect des dieux, le respect des parents, et le respect des hôtes (Eum, 270-272[8] et 544-547[9]), elles entretiennent donc avec Zeus un rapport analogue à celui de Dikè, « la fille de Zeus » (Ch, 946-951), selon un jeu étymologique entre Dikè, la Justice, et Dioskora (« fille de Zeus ») : «celle qui a touché son bras dans la bataille est vraiment la fille de Zeus- Justice[10], ainsi la nomment les mortels, d’un nom qui lui convient, et son souffle furieux a tué l’ennemi ».

 

c) … et un rite

Loin de représenter un supplément de désordre et de sauvagerie, un acte anarchique qui irait contre la stabilité de la société, la vengeance joue aussi  un rôle social : elle est une démarche largement codifiée. En effet, la décision de la vengeance intervient au terme d’une longue délibération collective, à laquelle prennent part, en + des deux victimes, Oreste et Electre, la voix du Coryphée et qui entraîne la transformation: de la plainte lyrique en plainte instruisant le procès des assassins d’Agamemnon ; de la libation douce en imprécation ; du « thrène » funèbre en « péan » guerrier. Initialement, les choéphores sont censées chanter le deuil (25) sur l’ordre de Clytemnestre[11], dont le songe a été interprété par les devins comme le signe de la colère, du ressentiment d’Agamemnon contre les meurtriers (42)[12] : il s’agit d’apaiser la rumeur de vengeance par un don agréable de libations funèbres, susceptibles de la rapprocher d’Agamemnon. Or ce thrène (chant de deuil) commandé  aux porteuses de libations, double musical d’Electre, inquiète ces prisonnières troyennes, qui ont reporté la douleur de leur captivité sur le deuil d’Agamemnon et qui éprouvent un sentiment de haine[13] : pleurer un mort rituellement, c’est l’honorer, et cet honneur rendu par l’assassin à la victime risque de compromettre l’espérance de vengeance en purifiant la souillure du sang (48[14], 72-74[15], 66-67[16]). Elles poussent donc Electre à transformer la libation, qui reviendrait à reconstituer autour du palais la famille détruite par le meurtre, la fille servant de médiatrice à la réconciliation, certes monstrueuse, mais religieusement efficace (c’est le sens de la 1ère proposition d’Electre, v.89-90[17]), en imprécations, prière qui accompagne la libation sanglante, qui reconstitue autour de l’autel (bômos , lieu de culte d’un héros ancestral, et non + tumbos, tertre, v.106) les philoi(les amis) d’Agamemnon, qui sont aussi les ennemis d’Egisthe : « prie en versant ta libation pour ceux qui l’aiment […] Aux ennemis, tu peux prier de rendre le mal pour le mal» (111-123). Dès lors Electre, retournant la plainte lyrique en plainte judiciaire, le deuil en exigence de justice, peut demander un vengeur à son père (v.142-143) et ordonner au chœur de chanter le «péan de mort » (150-151), oxymore, puisque le « péan » est, contrairement au « thrène », qui constitue un chant de deuil, un chant guerrier appelant à une victoire ou la célébrant : aux kokutoi, accents aigus et déchirants du thrène, soutenus par la flûte et correspondant dans le texte aux ototototototoi du chœur, succède un chant d’espérance aux accents héroïques annoncés par le cri de joie Iô , v.158 et destiné à permettre à l’action de s’accomplir : « le mort est pleuré. Le vengeur apparaît » (327-328). Après la scène de reconnaissance, le kommos de 125 vers (306-584), éprouvant pour le spectateur (la musique aiguë de l’aulos se fait de + en + stridente) fait lui aussi se succéder pleurs féminins du deuil et accents virils de la victoire promise (340-343[18]). La colère des hommes naissant automatiquement à partir d’un niveau de douleur suffisant, le chœur exaspère ses manifestations de deuil jusqu’à faire souffrir physiquement Oreste, qui dans un 1er temps, n’est que douleur et s’en remet comme les femmes à la justice de Zeus, ce qui suscite l’indignation du chœur qui attend de lui des accents virils (410-415), et le public. Cette violence aggravée dans le deuil et ces accents aigus empruntés à l’Asie suscitent enfin la colère d’Oreste, à qui Electre et le chœur rappellent les crimes commis contre la timè, l’honneur d’Agamemnon et de son oikos, v.434-435[19],444[20]. Le chœur signale le changement d’attitude en concluant son chant de deuil par un hymne annonçant la vengeance et célébrant la victoire (473-474). Ainsi le sentiment d’injustice dont souffrent Oreste, Electre et les captives composant le choeur, la haine que nourrissent ces dernières pour celle qui les a envoyées apaiser la colère du mort par des libations douces, l’attente d’un justicier, revenu, sur l’ordre de l’oracle d’Apollon, déposer en vengeur une boucle de ses cheveux sur le tombeau de son père, modifient profondément le sens de la plainte et confèrent à la vengeance une portée religieuse. 

 

3- Canalisée par la sphère collective, la vengeance est aussi une pratique socialement acceptable, car nécessaire au rétablissement de l’ordre et de l’harmonie politique et sociale.

a) L’absence de vengeance créerait le désordre et le dérèglement des cadres sociaux : Eschyle montre l’exclusion de la cité à laquelle Oreste s’exposerait s’il refusait de venger son père par un nouveau meurtre, v.291-296. « Un tel homme ne peut + boire au cratère commun, il n’a + part aux douces libations ; écarté des autels par la colère invisible d’un père, il n’est reçu ni accompagné de personne ; sans honneur, sans aucun ami, et traînant sa longue agonie, il se dessèche jusqu’à sa fin qui le ravage tout entier » : le fils qui refuse de venger son père est exclu des pratiques sociales qui fondent son rapport avec la cité. L’accent porte sur sa mise à l’écart des rites religieux –les libations et les autels lui sont interdits- et de la communauté des citoyens : l’hospitalité lui est refusée, aucun ami ne lui reste dévoué. Celui qui ne répond pas à l’appel de la vengeance est un paria, qui n’a + sa place dans la société. La vengeance participe donc pleinement de l’équilibre de la société en ce qu’elle permet de rétribuer les victimes. Loin d’être un simple règlement de comptes dont le caractère personnel serait indépassable, la dimension particulière de la vengeance prend place dans un système général.

b) Oreste n’obéit pas à sa seule soif de violence individuelle : sa colère est médiatisée, car une autorité supérieure- collective avec le chœur, divine avec l’intervention d’Apollon en faveur de l’application du talion- transforme la dimension instinctive, réactive et asociale du meurtre vengeur en une pratique socialement acceptable, voire nécessaire au rétablissement de l’harmonie, et donc éminemment juste : « envoie donc la Justice combattre à nos côtés » (497).

 

B- Les caractéristiques de la vengeance comme forme 1er de justice

La « vengeance » est ainsi décrite comme « la voie où s’engage le Droit » (308), et en tant que telle, elle  a trois spécificités.

 

1- Tout d’abord, le principe qui la guide est un principe d’égalité et de réciprocité entre la peine et le crime : c’est ce que l’on peut appeler la « loi du talion », type de loi que l’en retrouve dans de nombreuses civilisations anciennes, dont les 1ères traces remontent au code babylonien de Hammourabi (1750 avt JC) et qui  fixe une stricte réciprocité entre crime et punition. Une des expressions les + célèbres de ce principe d’égalité arithmétique, dans lequel Kant voit la seule forme de justice absolue[21], se trouve dans la Bible ( Exode, XXI, 23-25 ; Lévitique XXIV, 19-20 ; Deutéronome, XIX, 21) , où il s’agit de rompre avec la vengeance privée pour limiter considérablement le recours disproportionné au meurtre pour venger l’outrage et ainsi de refuser de laisser les individus se faire justice eux-mêmes, condition 1ère de toute justice véritable : «si quelqu’un fait périr une créature humaine, il sera mis à mort. S’il fait périr un animal, il le paiera corps pour corps. Et si quelqu’un fait une blessure à son prochain, comme il a agi lui-même, on agira à son égard : fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ; selon la lésion qu’il aura faite à autrui, ainsi lui sera-t-il fait. Qui tue un animal doit le payer et qui tue un homme doit mourir. Même législation vous régira, étrangers contre nationaux ; car je suis l’Eternel, votre Dieu à tous ». [22]

Dans l’Orestie d’Eschyle, ce strict principe de réciprocité, cette stricte égalité de l’offense et de la punition, de l’action et de la passion, est l’expression privilégiée de la justice divine: « cette règle restera ferme autant que le trône de Zeus : souffre de ton acte. Ainsi le veut la loi divine » (Ag, 1563-1564). Elle est réitérée par tout le monde. C’est un leitmotiv du chœur : « le mot de haine, qu’il soit payé d’un mot de haine – voilà ce que proclame la Justice, qui exige ce que l’on lui doit. Qu’un coup mortel acquitte le coup mortel ; souffre selon ton acte – trois fois vieille est la sentence qui l’affirme » (Ch, 309-314) ; « il faut rendre mal pour mal » (Ch, 123, le coryphée), « traiter les meurtriers tout comme ils ont traité mon père, rendant meurtre pour meurtre » (Ch, 273-274, Oreste répétant l’oracle d’Apollon) ; « l’averse de sang qui imprègne le sol réclame un autre sang. Telle est la loi. Le meurtre appelle l’Erinye afin qu’au nom des premiers morts elle ajoute « à la ruine une autre ruine » (Ch, 400-404, le coryphée). Oreste, quant à lui, annonce : « Arès contre Arès, Droit contre Droit » (Ch, 461). Cette règle d’égalité arithmétique, mimée par les parallélismes syntaxiques ou le polyptote (« si toi qui fus vaincu tu veux vaincre à ton tour », Ch, 499), est renforcée par la reprise de mots composés du préfixe « anti » exprimant, en grec, une idée d’échange, d’égalité.

 

Cette loi du talion implique deux conséquences qui ne seront + acceptables dans une pratique institutionnelle de la justice. La 1ère est que la justice est vécue comme un strict échange, presque une transaction : il y a un « prix du sang » dont le criminel doit s’acquitter, si bien que, récurrente, l’image commerciale du « prix » induit que le crime de Clytemnestre a créé pour elle une « dette » (Ch, 385)[23], dont sa mort n’est que le remboursement exact, d’une même valeur, parce que de même nature[24]: « le sang répandu sur le sol, comment serait-il racheté ? » ; « si je ne traitais pas les meurtriers tout comme ils ont traité mon père, rendant meurtre pour meurtre, taureau furieux pour qui la peine est sans rachat ; sinon, ma vie devrait en acquitter le prix dans des tourments affreux et innombrables » ; « qu’un coup mortel acquitte un coup mortel » ; « elle payera le sort indigne de mon père » ; « même en versant tous ses trésors pour prix du sang, on perd sa peine » ; « nous paraissons pour qu’il s’acquitte pleinement du prix du sang » ; « je tuai ma mère, je ne le nierai pas, pour payer de sa mort le meurtre de mon père bien-aimé » ; « que la poussière n’exige pas dans sa colère le prix, meurtre pour meurtre, d’une ruine qui renverserait la cité ». Il en va comme d’une dette dont on doit s’acquitter et acquitter les autres, pour que la souillure ne devienne pas « sans rachat » (Ch, 276, 520-521[25]). Car le déshonneur vaut dépossession, selon la racine timè, qui signifie à la fois valeur, prix et honneur et dont Benvéniste rappelle qu’il appartient au vocabulaire de la souveraineté : « ignoble », »indigne », »avilie ». Nous comprenons mieux, dès lors, les implications de la notion de « prix du sang » (Ch, 520 ; Eum, 320) : « le plateau de la Justice » (Ch, 61) - métaphore de la balance-, déséquilibré par le meurtre, doit être rendu à l’équilibre par le moyen d’une exacte compensation ; le poids sur chaque plateau doit être parfaitement égal, pour rééquilibrer la balance et rétablir ainsi la justice.

 

La 2ème conséquence est que, dans cette logique comptable de la justice, c’est l’exactitude du remboursement et non les moyens d’y parvenir qui importe. Ainsi Oreste peut-il envisager d’employer les mêmes moyens qu’Egisthe et Clytemnestre pour obtenir justice : « envoie donc la justice combattre à nos côtés, ou laisse nous les prendre aux mêmes prises », demande-t-il à son père (Ch, 497-498). Si l’alternative « ou » montre que le personnage a conscience qu’atteindre ses adversaires par ruse n’est pas une méthode digne de la Justice, il reste que seul le résultat compte, et c’est bien en rusant, même si sa méthode ne sera pas aussi méprisable que celle des deux amants meurtriers, que le jeune homme parviendra à s’approcher de ses futures victimes, en se faisant passer pour un étranger venu annoncer la mort d’Oreste.

 

2- La 2ème spécificité de l’application de la justice dans l’ordre vindicatoire est la place de la sentence, prononcée par Apollon sous la forme de son oracle comminatoire. Cette décision provient d’une autorité supérieure et indiscutable (Ch, 269). Elle n’est pas motivée (le dieu se contente de décrire les maux qui frapperaient Oreste s’il n’obéissait pas pour « calmer sous terre la rancune des morts », Ch, 271 sq), mais est à l’origine  de la mise en route de l’action : l’action tragique comme l’action judiciaire commencent avec la condamnation qui ramène Oreste à Argos.

 

3- Enfin, il faut souligner que l’ordre vindicatoire, quand il est à l’œuvre, fait naître un vengeur (Ch, fr 2, 143, 328) ou un justicier, non un juge. Cette distinction est faite par Electre elle-même : »est-ce un juge, un justicier que tu veux dire ? » (Ch, 120). Comme le précise la note de Daniel Loayza, le justicier n’emprunte pas les voies juridiques, à la différence du juge, qui punit selon la loi. Bras armé de la justice, Oreste n’interroge jamais le principe, ni ne se présente comme son libre représentant. Il applique de façon presque mécanique une décision qui lui est extérieure : « ton meurtre était interdit, à toi d’en souffrir l’horreur » (Ch, 930). Oreste, victime du meurtre de son père, tue sa mère, mais il est en même temps partiellement déresponsabilisé par le fait qu’en tant que justicier, il ne prend, en réalité, aucune décision : les Erinyes tiennent du reste Apollon pour responsable du meurtre de Clytemnestre dans Les Euménides. Dans l’ordre vindicatoire, l’homme applique la justice, mais ne la rend pas.

 

II- 1ère forme de justice, voire forme 1ère et définition même du juste, v. 309-311[26], l’ordre vindicatif n’en constitue pas moins une forme de justice encore imparfaite.

A-    Une justice implacable et violente

1-      D’abord, elle s’apparente, dans la trilogie d’Eschyle, à une vendetta et constitue une pratique très violente de la justice sanglante : « l’averse de sang qui imprègne le sol réclame un autre sang. Telle est la loi » (Ch, 400-401). Le sang appelle le sang et la fonction d’une telle justice est de susciter un vengeur pour tuer le meurtrier : »mon père, que paraisse ton vengeur, que sa justice mette à mort tes meurtriers » (Ch, 143-144). Justice signifie ainsi châtiment, et châtiment signifie peine de mort : « elle est venue, avec le temps elle a frappé les Priamides, la Justice au lourd châtiment » (Ch, 936). Les Erinyes, qui incarnent cette justice draconienne[27] du talion, sont là « pour châtier ceux qui voient et ne voient + le jour » (Eum, 322), pour « apporter le châtiment inéluctable » (Eum, 542-543) et entendent par là non seulement la mort du criminel, en vertu du principe «souffre selon ton acte », mais encore les tourments éternels réservés aux Enfers aux grands criminels. Avides de sang (« et l’Erinye, sans souffrir de la faim, boira le sang pur d’un 3ème meurtre », Ch, 577-578), elles pratiquent sur le coupable des actions , dont Apollon dénonce la barbarie et qui confinent au vampirisme et au cannibalisme :  « allez-vous-en où la justice décapite, crève les yeux, coupe les gorges et broie les germes de la fleur des enfants mutilés, tranche les membres et lapide les corps, là où hurlent sans fin les malheureux à l’échine empalée » (Eum, 186-190)[28]. Aussi solidement entravée par le chant que la bête qu’on s’apprête à égorger l’est par les cordes, ou les rais du sacrificateur, la victime n’est + qu’une proie offerte à la voracité de vampires : « l’odeur du sang humain  me rit » (Eu, 253) ; « c’est toi qui, en revanche, doit fournir à ma soif une rouge offrande puisée dans ses veines. Qu’en toi je trouve à m’abreuver de cet atroce breuvage » (Eu, 264-266) ; «toi, victime engraissée pour mes sacrifices ! Tout vivant sans égorgement à l’autel, tu me fourniras mon festin » (Eu, 304-305). Entre les mains griffues, les lèvres, les crocs de ces Harpyes sans ailes, l’être humain livré aux crocs de ces vampires n’est + qu’une « ombre vidée de sang » (Eu, 302), une momie desséchée vivante, un être « anéanti », écrasé sous l’écueil de la justice : « si puissant qu’il soit, nous l’anéantissons sous sa souillure fraîche » (Eu, 358-359). Le sang de la victime engraisse le corps des Erinyes, dont il devient la substance, si bien que du sang dégoutte de leurs yeux (Ch, 1058 ; Eu, 54) et qu’une haleine sanglante s’exhale de leur bouche (Eu, 137) et qu’elles rendent de lourds caillots de sang tiré des mortels (Eu, 183-184) et changé en venin propagateur d’une « lèpre mortelle à la feuille, mortelle à l’enfant » (Eu, 782-787[29] et 812-817).

 

2-      Cette violence extrême est aussi psychologique : les filles de la Nuit, par leur affreuse apparence infernale, frappent leurs victimes de démence, de folie furieuse. A la fin des Choéphores, la terreur « entraîne dans sa danse » le cœur d’Oreste, tandis que sa pensée s’emballe comme un cheval fou : « comme un cocher dont les chevaux quittent la piste, je suis vaincu et emporté par ma pensée qui se révolte, face à mon cœur la terreur va chanter, l’entraîner dans sa danse » (Ch, 1022-1026). Dans Les Euménides les Erinyes entonnent leur « chant de la folie,/ la démence égarant l’esprit, l’hymne des Erinyes qui sans lyre enchaîne les âmes et qui dessèche les mortels » (Eum, 329-333)[30]. Cet « horrible chant », cet « hymne lieur » est comme une chaîne qui lie les criminels par la folie dont il les frappe (Eum, 307-309), par des formules incantatoires qui font vaciller la raison : « mais pour notre victime, voici le chant délire, vertige où se perd la raison, voici l’hymne des Erinyes, enchaîneur d’âmes, chant sans lyre, qui sèche les mortels d’effroi » (Eu, 328-333 et 340-345).

 

3-      Les Erinyes, justicières de Zeus, sont donc aussi des bourreaux, des monstres et des démons « démons investisseurs du futur coupable et des démons vengeurs du forfait accompli », qui traquent l’homme avec une âpreté et une violence extrêmes[31]. [32] Personnification elles se décrivent elles-mêmes comme de « tristes enfants de la Nuit » et se définissent comme « les Imprécations » (Eum, 416-417). Les métaphores qui s’attachent à ces «tristes enfants de la Nuit », personnification, comme leur quasi homonyme démon Ara, de la Malédiction[33] (« et toi, Malédiction, puissante Erinye d’un père », Se, 70), visent toutes à inspirer la terreur et l’épouvante. Ce sont d’abord une meute de chiennes féroces, avides de sang et qui s’abattent sur leur gibier : »d’un pied puissant au + haut, je bondis pour retomber d’un poids + lourd- et fugitifs de chanceler sous le faix pesant du malheur » (Eu, 372-376). Lançant sur le sol leur poison comme on lance des javelots, elles rendent la terre ensemencée stérile (Eum, 800-803). Toutes ces caractéristiques font d’elles des puissances infernales, noires comme les victimes qu’on sacrifie aux dieux d’en bas. Elles sont en rapport avec les serpents : des serpents s’entrelacent autour de leur chevelure et de leur corps, faisant d’elles des Gorgones (Ch, 1049-1050) ; elles lancent du venin (Eu, 782) ; elles habitent « les demeures souterraines » (Eu, 417), « l’antre souterrain » et tourmentent indéfiniment les coupables. Elles viennent donc du monde des morts et engendrent le chaos. La forme de justice qu’elles incarnent est donc bien éloignée de l’allégorie de Thémis, les yeux bandés en signe d’impartialité, la balance symbole de l’équité et le glaive symbole de médiété à la main. La justice sauvage qu’elles prônent ne saurait s’accorder avec le monde de sagesse, de mesure et d’harmonie que Zeus Olympien est en train d’organiser. Apollon leur reproche du reste d’appliquer des châtiments barbares indignes de la civilisation grecque et s’il les chasse de son temple, c’est que leur cosmos, les serpents qui s’enroulent autour de leur corps, n’est + à sa place « devant les statues des dieux » et « dans la maison des hommes » (Eu, 55-56), car il n’est associé ni au monde des Olympiens ni au monde des hommes, mais au monde des créatures infernales : phonétiquement proches d’Eris, la déesse de la Querelle, elles sont du côté de la violence et du Chaos.

 

4-      La violence de la justice se trouve aussi suggérée de manière expressive par certaines images :

 

è    images guerrières comme la métaphore du combat militaire, associé à Arès, ou sportif (Ch, 461[34], 938[35] ; Eum. 193[36]) ;

è    métaphore filée de la chasse, qui assimile successivement Clytemnestre à une « lionne » (Ag, 1258-1259) et Oreste à un « lion » (Ch, 938-939[37]), le voile dont elle se sert pour tuer Agamemnon à un « piège à fauve » (Ch, 998-1000), la chasse des Erinyes à celle de chiennes ou de lionnes (Eum, 193-194)[38] poursuivant le jeune cerf (Eum., 111-113[39]) ou le lièvre Oreste (Eum, 326[40]) ; enfin le corps de l’injuste est fouaillé sous les coups du « fouet de bronze » des Erinyes (Ch, 290) et Clytemnestre a la gorge sur le fil du rasoir : « sa gorge st aujourd’hui sur le fil du rasoir, et je crois bien que la justice va l’abattre sous ses coups » (Ch, 884).

 

B-    Une justice aveugle

       Crainte, vendetta qui fait au fils un devoir de tuer sa mère, cruauté, violence animale sans retenue : la justice fondée sur le talion est une justice aveugle, qui engendre le crime et paraît sans fin.

1-      La loi du talion présente un caractère automatique qui en fait une justice aveugle, car monolithique. Ainsi les Erinyes se montrent implacables et inaccessibles à la pitié, aussi « inflexibles » que cette « déesse du destin », leur sœur « inexorable » (Eum, 334[41]) : le crime une fois commis est sans rachat, sans rémission possible. Ni pardon, ni repentir, ni prescription, ni circonstances atténuantes ne peuvent commuer la peine de quelque façon que ce soit : celle-ci n’est et ne peut être que la mort (Eum, 174-178[42]), pour compenser celle de la victime. Pour tout jugement, il n’y a qu’un constat : le fait du meurtre commis, et ce jugement vaut sentence immédiatement exécutoire. La loi du talion envisage une réalité une et simple, une réalité qu’on ne peut décomposer en +sieurs éléments. Nul besoin, donc, de débat contradictoire, puisque par définition, ce dernier vise à faire émerger une vérité cachée, complexe ; rien de tel ici, où tout est clair sous le regard des dieux. Les Erinyes savent qu’elles ont leurs « ordres » (Eum, 208) assignés par le destin et garantis par Zeus. Elles savent une chose, la seule qui compte : « c’est qu’il a trouvé bon de tuer sa mère » (Eum, 425). L’évidence du fait brut rend inutile toute autre considération : les Erinyes savent qu’Oreste a agi sur l’ordre d’Apollon (Eum, 202[43]), mais cela ne change rien à l’affaire, parce que la justice du talion impose de rétablir la balance, de compenser le meurtre par le meurtre. En fait d’argumentation, le talion se réduit à une logique binaire : y a –t-il eu meurtre ou non ? Conséquemment, une seule procédure s’applique : celle du serment solennel par les dieux, consistant à jurer qu’on n’a pas commis de crime, qui établit directement, immédiatement le droit : « il ne veut pas prêter serment et ne peut pas en recevoir » (Eum, 429). Dans un tel contexte, le juge se réduit au justicier.

 

2-      Dès lors, la justice, aveugle de sa trop grande évidence, ressemble de + en + à l’injustice : elle ne fait pas de distinction entre coupable et innocent.

 

a)      Les Erinyes menacent Athènes dans les Euménides, alors que la cité est étrangère à l’affaire : elle risque de devenir les prochains dégâts collatéraux d’une justice qui n’épargne personne. Le mécanisme du talion est si efficace qu’il risque d’entraîner toute une cité dans la guerre civile, comme les Erinyes le reconnaissent elles-mêmes à la fin de la trilogie (Eum, 977-989[44]) et comme le final d’Agamemnon en avait donné l’exemple.

 

b)      Elles refusent aussi de reconnaître la justice de l’acte d’Oreste. Or, contrairement à tous les justiciers qui l’ont précédé dans la longue lignée de criminels que constitue la famille des Atrides –Agamemnon punissant les Troyens, Clytemnestre et Egisthe châtiant Agamemnon-, Oreste ne commet aucune impiété Sur Agamemnon pesaient le crime de son père Atrée, le sacrifice d’Iphigénie, sa propre démesure lors de la prise de Troie. Clytemnestre et Egisthe se sont rendus coupables d’impiété par leur adultère, l’usurpation, l’outrage infligé au corps d’Agamemnon pour priver le mort de la capacité de se venger (Ch, 439-443)[45], le rituel sciemment perverti des funérailles (Ch, 429-433[46]), les libations impures (Ch, 84-89). Le chœur des Choéphores la range dans la liste des monstres féminins dans le 1er stasimon, p. 37-39. Oreste en revanche agit par piété, pour obéir aux ordres de Zeus, transmis par l’oracle d’Apollon, pour apaiser le mort, pour rentrer en possession de son héritage légitime et pour rétablir la justice politique (Ch, 300-305[47]). La fonction de Pylade est du reste de mettre cette piété en évidence : devant les hésitations d’Oreste (Ch, 899[48]), il rappelle l’oracle d’Apollon, le serment pour attester les dieux  (Ch, 434-438[49]) et la crainte devant ceux-ci[50]. Cela revient à lui rappeler la justice de son acte. Oreste réaffirme lui-même cette justice en se plaçant sous la caution de l’ordre divin : «oui, j’ai tué ma mère, non sans justice, la souillure qui tua mon père, haïe des dieux, et j’en ai puisé l’audace auprès du grand Loxias, l’oracle de Pythô, qui m’assura que j’agirais sans être coupable de crime » (Ch, 1027-1031). Apollon endosse du reste la responsabilité du crime quand il précise, au début des Euménides (84, 614-621) que c’était la volonté de Zeus : « je veux le dire devant vous, puissant tribunal d’Athéna : ce fut justice. Je suis prophète et ne tromperai point : jamais sur mon trône je n’ai rendu d’oracle sur un homme, sur une femme, sur une cité, qui ne fût ordonnée par Zeus, père des Olympiens. D’après ces mots, songez quelle force a cette justice et rangez-vous à la volonté paternelle, car nul serment ne l’emporte sur Zeus ».

 

c)      Pourtant, immédiatement après l’assassinat d’Egisthe et de Clytemnestre, le vide se fait autour d’Oreste, chassé du palais par des visions terrifiantes qui le poussent à fuir et à quitter la communauté des hommes, v.1060-1061[51].

 

 

C-    L’aporie du système vindicatoire réside dans la réversibilité de son principe

1-      Les Erynies qui auraient persécuté Oreste s’il n’avait pas vengé le meurtre de son père (Ch, 278-284), le persécutent parce qu’il a commis un matricide. Injuste s’il ne tue pas sa mère, il est injuste en l’assassinant. L’ambivalence des Erynies suggère que, par la violence, la situation est bloquée : une justice fondée sur la loi du talion conduit nécessairement à l’aporie.

 

2-      L’innocent, en se faisant justicier, bras armé de Zeus, se rend à son tour coupable de meurtre. Prisonnier d’une logique implacable (Apollon menace Oreste des Erinyes de son père s’il ne le venge pas, mais cette vengeance le met à la merci des Erinyes de sa mère), le vengeur contracte, en se faisant à son tour meurtrier, la même souillure que le criminel qu’il avait la charge d’éliminer : à la fin des Ch, Oreste doit « fuir ce sang qu’[il] partage » (1038). 

 

è    La souillure se manifeste à travers le leitmotiv de l’haima, terme qui désigne à la fois le sang et la race. Eschyle appelle haimata les tissus riches et rouges dont Clytemnestre jonche le sol depuis la porte centrale du palais jusqu’au char d’Agamemnon (Ag, 920-962), pour tenter sa démesure et le prendre ensuite dans le fleuve de sang d’une robe-voile-filet appelée aussi haima et qu’Oreste, couvert du sang de sa mère, brandit comme la preuve du fragrant délit justifiant sa vengeance à la fin des Choéphores : « voici mon témoin : ce tissu teint par l’épée d’Egisthe, dont la pourpre sanglante travaille avec le temps à effacer les mille teintes subtiles » (101-1013).

è    En réponse à l’exposition des cadavres d’Agamemnon et de Cassandre par Clytemnestre au dénouement d’Agamemnon, Oreste exhibe les corps d’Egisthe et de Clytemnestre à la fin des Choéphores et grâce à ce parallélisme, la loi du talion cesse d’être une abstraction pour devenir un tableau offert aux regards des spectateurs. Mais Oreste est souillé à son tour par le sang d’une mère dont il est, fils-serpent d’une mère-vipère, finalement solidaire : il doit attendre, pour implorer la médiation de la justice d’Athéna, que le temps et le rite l’aient purifié d’un sang, qui le condamne à subir sept ans le châtiment dont Apollon le menaçait s’il refusait d’accomplir le devoir de vengeance, l’errance d’un paria.

è    Surtout, la souillure du meurtre se transmettant de génération en génération, il s’inscrit, malgré lui, dans la lignée tragique des Atrides[52], attestée par les murs, gorgés de sang, du palais, témoin de tant de crimes,  dont les murs suintent le sang, et qui vit sous un orage de sang (Ag, 732-734[53], 1092[54], 1309[55], 1552-1554 ; Ch, 941-843[56], 1065-1067) : « voilà donc dans le palais de nos rois la 3ème tempête dont le souffle vient d’éclater […] pour nous sauver ou pour nous perdre ? Où donc va s’accomplir, où va cesser et s’endormie enfin la furie de la ruine ? ». Loin de présenter une alternative viable aux dysfonctionnements de la justice, la loi du talion n’offre donc aucune solution à long terme. La vengeance, systématisée, s’anéantit d’elle-même dans la perpétuation de la violence et de la destruction. Hegel souligne que la vengeance consiste à répondre à l’injustice par des moyens tout aussi violents, et donc par une injustice : « la vengeance est une nouvelle transgression du fait qu’elle existe en tant que l’action +tive d’une volonté particulière ; en tant que contradiction, elle tombe dans la progression à l’infini, et lègue indéfiniment son héritage de générations en générations ».

 

 

3-      Le sang appelant le sang, le crime engendrant le crime, le fils de la mère serpent devient serpent à son tour[57] et le monde est sens dessus dessous. L’acte de justice étant aussi le + affreux assassinat, les meurtres à l’intérieur des familles constituent une atteinte aux lois qui séparent, ordonnent, établissent des limites : tuer le parent, dévorer un être de son sang, c’est franchir la frontière interdite, bouleverser l’ordre du monde, se faire l’agent du Chaos, provoquer la stérilité et la mort.

 

Transition

La justice du talion interdisant le retour à l’équilibre strict de la balance, la justice demeure inatteignable. La situation d’injustice initiale ne peut être résorbée : « où donc va s’accomplir, où va cesser et s’endormir enfin la furie de la ruine ? » (Ch, 1073-1077). Plaie et remède à la fois, la vengeance « ajoute à la ruine une autre ruine » (v.404) et engendre le chaos.  Si elle rétablit un ordre détruit, elle introduit un autre désordre en retour et ne peut être généralisée sans conduire l’espèce tout entière à sa fin, car à un meurtre succède un autre meurtre, en un enchaînement auquel rien ne vient mettre un terme. Dans la vengeance, l’attribution du juste et de l’injuste, la désignation du coupable et de la victime se déplacent continuellement : de victime, le vengeur devient meurtrier, qui crée une nouvelle victime, celle-ci pouvant très justement se venger, et ainsi de suite à l’infini. De + la vengeance, pour simple qu’elle soit, est inadaptée à la complexité de l’injustice[58]. Réaction passionnelle, la vengeance, par quoi l’individu reste pris dans les flots de ses émotions et aveuglé par le désir de revanche, s’enlise dans des paradoxes : elle ne saurait finalement se donner le nom de justice, puisque ses moyens la situent en totale continuité avec le crime.

Pour répondre à l’exigence de justice, il faut donc dépasser la vengeance, dont certains traits apparaissent contraires aux normes de la justice. Arbitraire, privée et hors de toute proportion, la vengeance indique en creux ce que la justice doit être : impartiale, publique et identique pour tous. Or tous ces éléments ne peuvent être garantis que dans le cadre de la loi : avant même qu’ait lieu le jugement ou le règlement du litige, il faut que les droits et les devoirs de chacun soient établis dans un texte connu de tous.  L’écriture de la loi et la réflexion sur la justice vont donc de pair. La rédaction des lois permet aux hommes de placer leurs actions, leurs décisions et la résolution de leurs désaccords sous l’égide de règles communes.

 

Pierre-Paul Prud’hon, La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime (1808)[59]

 

III- La justice d’Athéna : médiation et régulation

            La nouvelle conception du droit, qu’Athéna impose, n’est + fondée sur la loi du Talion. Ainsi, lorsque, arrivant sur scène, elle s’informe de la situation, la déesse n’arrête pas son questionnement au moment où elle apprend le crime d’Oreste, mais s’inquiète des circonstances, du mobile, de la nature et de l’identité des causes déterminant le degré de responsabilité de l’exécutant : «Le coryphée –C’est qu’il a trouvé bon de tuer sa mère Athéna – Par contrainte, ou craignant un puissant courroux ? » (Eum, 425-426).  Car Athéna sait que la réciprocité et l’équivalence du crime et du châtiment n’ont que l’apparence de la justice : « tu veux passer pour juste +tôt que l’être », dit-elle au coryphée (Eum, 430).  Face aux Erinyes, qui ne voient dans l’affaire qu’une question simple, (« quel aiguillon pourrait pousser à tuer une mère ? » Eum, 427), qui ne mérite aucune procédure, puisque Oreste ne nie pas le meurtre (or dans le système juridique qu’elles défendent, le tribunal a pour seule tâche d’établir les faits) et qu’aucun meurtrier ne peut jamais être acquitté du crime qu’il a commis, elle affirme qu’il s’agit d’un cas très complexe, qui nécessite + qu’ un arbitre, mortel (Eum, 470) ou divin (Eum, 471)[60], qui demande que soient fournis « indices » et « témoignages » (Eum, 485[61]) : un tribunal formé des meilleurs citoyens, devant qui l’affaire doit être « débattue » (Eum, 675) avant que les juges ne votent, du « fond d’une pensée sincère » (Eum, v.488) et « selon leur conscience et la justice » (Eum, 674-675). Or cela revient à rejeter l’automaticité de la loi du Talion (« déjà la sanction t’attend », chantaient les Erinyes) et proclamer la nécessité de chercher, dans tout crime, une vérité de justice qui ne peut être écrite à l’avance.

 

            Cela implique une nouvelle place pour la sentence. Contrairement aux Choéphores, où la sentence est rendue au départ et constitue l’origine de la justice comme acte, la sentence est, dans Les Euménides, un point d’aboutissement du processus judiciaire : le vote n’a lieu qu’après les débats, affrontement argumentatif ; l’acquittement d’Oreste met un terme à l’action purement judiciaire : « cet homme a échappé à la justice du sang : les deux parties ont obtenu autant de voix » (Eum, 752-753). Ainsi, aux images guerrières qui illustraient la justice et qui soulignaient la violence d’une volonté absolue de destruction de l’adversaire, succède une métaphore de la lutte, sport d’une grande importance éducative à Athènes. Certes il s’agit aussi d’un affrontement ; mais cet affrontement est réglé. Son seul but consiste à désigner un vainqueur, sans pour autant détruire le vaincu (Eum, 589-590[62]). En somme, devant le tribunal qu’Athéna institue, on accepte à l’avance la décision des juges[63]. On s’affronte pour parvenir à une décision motivée : quelque soit la partialité de son choix, Athéna explique son vote en donnant les raisons de son choix (v. 734-740[64]), contrairement à Apollon dans Les Choéphores. On suit des règles qui encadrent l’opposition, à l’inverse de la « justice de sang » à laquelle Oreste échappe (Eum, 752).

 

            Le déroulement du procès d’Oreste suit, dans ses grandes lignes, plutôt fidèlement les étapes rituelles d’une procédure où, après entrée des juges et échange de serments formels, les deux adversaires plaidaient tour à tour, de une à 3 fois selon les types de procès, en commençant par le plaignant, le demandeur ayant droit de réplique et le défenseur de duplique, avant que les juges ne votent, dans le silence et sans délibération préalable, l’égalité de vote devant profiter, comme dans la pièce, à l’accusé. En effet, après l’enquête judiciaire menée par Athéna à partir de données objectives  et équilibrées (identité  des parties, v.408[65], interrogation sur les mobiles et les limites de l’acte, v.421[66], et expression d’un souci d’entendre également les deux parties(428[67]), le procès, dont les Erinyes tentent vainement d’éluder la médiation en annonçant qu’Oreste ne veut pas prêter serment, ni ne peut en recevoir[68], peut s’ouvrir. L’entrée des juges, « les meilleurs de ses citoyens afin qu’ils rendent leur verdict du fond d’une pensée sincère sans violer leur serment au mépris de toute justice » (v.487-489 et 566-573) est suivie d’un 1er incident de séance : les Erinyes essayent de récuser le principal témoin à décharge, Apollon, venu plaider solidairement la cause d’Oreste[69] (v.574-581), et qui invite Athéna à ouvrir le procès avec le savoir-faire qui est le sien. La suite montre la nature juridique de ce savoir-faire : «vous avez   la parole. Les débats sont ouverts » (v.582-584). Le rituel judiciaire se met alors en place : « la partie poursuivante doit parler la  1ère ». Mais le coryphée ne prononce pas un discours suivi : il interroge l’accusé, dont l’aveu établit objectivement les faits (v.585-608) : « je l’ai tuée, je ne le nie pas ». Il n’est donc pas victime d’une fausse dénonciation, les Erinyes ne perdant pas leur temps à poursuivre autre chose que de vrais meurtriers.  L’interrogatoire de l’accusation porte sur la modalité du meurtre (« tu dois aussi nous dire comment tu l’as tuée »,v.591) et Oreste, « le tueur de mère », comme l’appelle le coryphée, explique les raisons du meurtre : « elle était deux fois souillée » par l’homicide et par l’adultère (« elle a tué son époux et mon père, v.602 »). A quoi le coryphée, obsédé par la logique du talion, répond : « oui, mais tu vis, tandis qu’elle a payé son meurtre » (v. 603). Oreste lui demandant, logiquement, pourquoi, du vivant de la meurtrière Clytemnestre, il ne l’a pas traquée, le coryphée lui représente que la meurtrière et sa victime n’étaient pas du même sang : c’est la consanguinité entre la mère et le fils qui ferait la gravité du geste matricide (v. 607-608). Oreste s’adresse alors à Apollon pour qu’il témoigne pour lui, v. 609-613 : « maintenant témoigne pour moi- dicte moi, Apollon, si mon meurtre était juste- Car je ne nie pas le fait. Mais paraît-il juste à ta pensée, ou non ? A toi de trancher sur ce sang ». On le voit, le souci de l’évaluation rationnelle est présent. Les protagonistes ne sont + envahis par le thumos dont seules les Erinyes sont encore l’expression. Apollon plaide alors pour la justice du geste d’Oreste (v.614-673), mais lui non + ne prononce pas un discours suivi, puisqu’il est 3 fois interrompu par le coryphée, auquel il répond chaque fois par une tirade. A l’argument d’autorité (le geste d’Oreste est légitimé par l’oracle d’Apollon, interprète de la volonté de Zeus), contré bientôt par le contre-argument d’autorité, anamnèse du parricide (le retournement de Zeus contre son père Cronos), s’ajoute la théorie du patriarcat, en réponse au matriarcat défendu par le coryphée : v. 657-667, Apollon, qui se veut rationnel, développe l’argument médical qu’Oreste n’avait fait qu’ébaucher (l’enfant est entièrement issu du sperme de son père, la mère porteuse ne fournissant qu’un vase pour héberger la substance), et à l’exemple mythologique de Cronos, il oppose celui d’Athéna, née sans mère, toute casquée de la tête de son père Zeus, qui avait avalé Métis, de crainte que l’oracle selon lequel l’enfant détrônerait son père ne se réalisât. Le débat contradictoire étant terminé, sans qu’aucun argument, d’une partie ou de l’autre, soit véritablement déterminant (Eschyle met ici en valeur le caractère inconciliable des positions individuelles), le vote peut avoir lieu et Athéna demande aux juges de voter « selon leur conscience et la justice, puisque l’affaire est débattue ». Pendant ce vote, les deux parties s’invectivent, (v.711-751) et l’on retrouve des arguments déjà avancés : danger pour la cité, quelle que soit la décision, ce que le caractère collectif du tribunal peut éviter, pitié de Zeus pour les suppliants ; confrontation entre jeunes dieux et dieux antiques. Après cette dispute peu constructive, preuve que sans justice, la querelle entre particuliers est sans fin, Athéna proclame sa loi, dans cette séance inaugurale qui vise l’avenir, donc la vie, et  elle se prononce la dernière, pour la filiation paternelle, (vierge sans mère, et non mère elle-même, elle ne peut soutenir Clytemnestre), preuve que sans l’interventionnisme de la déesse, la justice des hommes aurait poursuivi le cycle de la vengeance en livrant l’accusé à la merci de l’accusatrice : il y a malgré tout besoin, pour acquitter un accusé qui ne peut l’être, de l’intervention des dieux, d’une décision arbitraire avant la mise en place d’une justice nouvelle, fondée sur la concorde. Son vote précédant l’édiction d’une loi que les spectateurs connaissent bien (l’égalité des votes sera favorable à l’accusé), Oreste est acquitté par l’égalité des voix : la triade des nouveaux dieux a relevé la maison d’Agamemnon et, absous, Oreste s’éloigne après le verdict (v.752-777). Ainsi le schéma suit de très près le rituel judiciaire, même si nous y chercherions en vain les deux plaidoyers opposés : même la défense d’Oreste, présentée par Apollon, n’en est pas vraiment une, car chaque interruption du Coryphée appelle une réponse qui modifie la marche du discours ; quant à l’interrogatoire d’Oreste par le Coryphée, il ne peut en aucun cas constituer un plaidoyer. Car l’essentiel n’est pas dans le réalisme d’une procédure qui, dans les temps héroïques de l’histoire, n’aurait jamais eu lieu (l’Oreste épique ne vengeait pas son père en tuant sa mère, mais Egisthe, dont le meurtre ne pose aucun problème dans la tragédie, alors même que dans la réalité historique de la cité archaïque ou classique, il aurait entraîné un procès pour crime de sang), pas + qu’il ne se serait tenu pour parricide dans les temps historiques de la représentation, la femme n’étant pas une citoyenne, mais dans la naissance d’un acte juridique moderne, basé sur un formalisme et sur une rationalité qui passent par la médiation de l’institution, là où les symboles du pré-droit –paroles, gestes, libations, postures imprécatoires et serments magiques- agissent en vertu de leur propre dynamisme, magico-religieux. Alors que le serment revendiqué par les Erinyes vaut ordalie et tranche la cause, sans autre forme de débat, donc de procès, le serment juridique, purement formel, introduit l’instance, mais ne tranche plus le procès. Il n’y a donc pas de contradiction entre la récusation de la valeur du serment ordalique (« je dis que par serments l’injustice ne doit pas vaincre », v.432 ; « nul serment ne l’emporte sur Zeus », v.621) et le serment procédural exigé des parties au tribunal de l’Aréopage : on est seulement passé de la magie d’une justice privée, dans laquelle les crimes de sang relèvent de l’honneur du clan, à la solennisation de la forme dans l’enceinte judiciaire, seule apte à juger de crimes de sang, même si l’exécution de la sentence est renvoyée à la famille lésée.

 

 

            En fondant le tribunal de l’Aréopage, Athéna nomme des « juges respectueux de leur serment » (Eum, 483-484) et non des « vengeurs » ou des « justiciers ». « Meilleurs de [ses] citoyens » d’Athènes, ces juges n’ont rien à voir avec les parties en présence : « ma cité n’ayant rien à te reprocher, je te respecte » (Eum, v.475), et qui peuvent donc être réputés impartiaux. Assermentés (Eum, v.484, 489, 680, 710), ils sont tenus par leur parole à juger en conscience les faits qui leur sont présentés. Leur rôle est précisément d’écouter et de voter. Le débat contradictoire passe donc par leur médiation, car ils sont les destinataires réels des discours qui sont tenus (Eum, v. 601, 629-630, 643, 670). Cette médiation a pour conséquence de rendre impossible l’affrontement le + destructeur (les Erinyes ont assez dit quel châtiment elles imposeraient à Oreste s’il était à leur merci). Les parties en présence sont contraintes à l’argumentation et à la rhétorique. Ainsi Apollon, dans sa plaidoirie, développe-t-il 5 arguments majeurs : un argument d’autorité stipulant que l’oracle lui venait de Zeus (Eum, v.616-621) ; le contraste entre la valeur du héros Agamemnon, la dignité du roi des rois et l’indignité de sa mort et du traitement réservé à sa dépouille (Eum, v.625-630) ; la perfidie d’Egisthe et de Clytemnestre dans l’accomplissement de leur forfait (Eum, v. 631-637) ; l’affirmation que l’enfant ne puise pas son sang dans le sein maternel qui le nourrit, mais dans la semence du père (Eum, v.657-666) ;la promesse d’une alliance entre Argos et Athènes (Eum, v. 667-673). Les Erinyes, quant à elles, développent 3 points essentiels dans leur réquisitoire : le fait que le meurtre de Clytemnestre par Oreste soit avéré (Eum, v.588-589) ; le rappel du mythe selon lequel Zeus a enfermé son propre père, Kronos, dans le Tartare, ce qui constitue un contre-argument d’autorité (Eum, v. 640-643) ; l’appel à la sensibilité par l’argument du sang, Oreste ayant répandu son propre sang en tuant sa mère (Eum, v.652-656). On est donc passé d’une parole divine purement performative (l’oracle d’Apollon qui vaut condamnation et qui est toujours suivi d’effet, v.615), laissant la parole humaine sans force (les supplications et les arguments de Clytemnestre fléchissent la sensibilité d’Oreste, qui hésite, mais non la logique impérieuse du système vindicatoire, rappelé par l’unique réplique justifiant la présence de Pylade aux côtés d’Oreste, tout au long des Choéphores), à une parole efficace, dans le sens où c’est par elle qu’on parvient à une décision. Elle aura une action sur le réel, à la différence de la parole humaine dans le système vindicatoire, sans pour autant le déterminer définitivement, comme le faisait auparavant la parole divine.

 

            Par la médiation et la régulation que met en place le conseil institué par Athéna, c’est donc une nouvelle conception de la justice comme acte qui se fait jour, à l’opposé exact, dans son fonctionnement, de l’ordre vindicatoire qui s’accomplissait dans Les Choéphores. Et il faut bien constater que le résultat est + satisfaisant : dès la fin des Choéphores, le terrible engrenage reprenait, Clytemnestre n’attendant pas longtemps avant de lâcher, depuis le monde des morts, ses « chiennes furieuses ». A la fin des Euménides, même s’il faut toute la force de persuasion d’Athéna pour faire accepter aux Erinyes cette nouvelle conception, le cycle de la violence s’arrête et toutes les parties sont satisfaites.

 

3- La persistance de l’ancien dans le nouveau

            Le bouleversement est donc d’importance. Pourtant, Athéna y insiste : les Erinyes ne sont ni déshonorées ni vaincues par le partage qui préside à l’acquittement d’Oreste et à la fondation du tribunal, humain, de l’Aréopage. S’il y a révolution du droit, celle-ci ne fait donc pas « table rase » du passé : si le fonctionnement de la justice change, le principe et la pensée de la justice demeurent, ont une évolution + complexe.

 

            On le voit dans le fait que les Erinyes et Athéna tiennent, dans Les Euménides et à quelques pages de distance, des discours aux nombreux points communs (Eum, 490-565 et 680-710), à commencer par le slogan : « ni anarchie ni despotisme ».

Les déesses vengeresses craignent que « le nouveau droit » (Eum, v.490) édicté par Athéna ne soit trop doux aux meurtriers : si un seul de ces hommes (Oreste en l’occurrence) échappe à la dureté du châtiment, alors « tous les crimes seront permis » (Eum, v.502), et notamment le parricide, lot « réservé » à la justice des Erinyes. En rendant possible le meurtre sans conséquence directe, sans rétribution égale et réciproque, la justice d’Athéna mettrait bas « la demeure de la justice » (Eum, v.516). Vient ensuite une exaltation de la crainte comme « bienfait » (Eum, v. 517), car c’est cette crainte qui constitue un rempart contre « l’excès », «fils de l’impiété » (Eum, v.532-533). « Ni anarchie, ni despotisme », proclame alors le chœur (Eum. V.525-526), faisant l’éloge de la « mesure », vertu liée à la modération (« sophrosuné »), qui est, dans le monde grec, une vertu essentielle, celle qui assure bonheur personnel et harmonie collective (Eum., v.530) : le châtiment ne doit pas s’appliquer sur un innocent (ce serait le despotisme), mais doit toujours s’appliquer pour éviter qu’aucune loi ne tienne + debout, auquel cas ce serait l’anarchie.

Or Athéna reprend, dans son discours de fondation de l’Aréopage, bien des éléments de ce 2ème stasimon. Elle fait aussi l’éloge de la crainte (v. 691), nécessaire pour que la justice règne. Elle reprend donc un argument semblable à celui des Erinyes : « car quel mortel, s’il ne craint rien, restera juste ? » (Eum, 699). Là encore, la justice s’érige comme un rempart : le conseil de l’Aréopage, « incorruptible », « veille sur la ville qui dort » comme une « sentinelle » (Eum, v.704-706). En effet, les deux maux qui, selon la déesse, menacent la cité, sont les mêmes que ceux que craignaient les Erinyes : « ni anarchie, ni despotisme », reprend-elle exactement (Eum, v.696). Ainsi peut-on avoir l’impression qu’une même conception du principe de justice anime les deux « personnages » : une voie moyenne, « la mesure », comme base de l’action et de la vie publique. La querelle porterait davantage sur les moyens pour la mettre en œuvre. « C’est en cela qu’Eschyle fait entrer dans monde des principes le nouveau incorporé à l’ancien, -l’ancien modifié. Ancien et nouveau s’entremêlent harmonieusement », note Christian Meier.

 

Mais il ne faut pas pour autant négliger les différences idéologiques fondamentales entre ces deux discours, qu’Eschyle rapproche de manière nette, sans doute pour permettre la communion finale et pour montrer un socle commun dans les conceptions exposées, faute de quoi aucun compromis ne serait possible à la fin de la pièce.

Chez les Erinyes, la crainte est accompagnée de  « la douleur » (Eum, 520) : pour elles, ce n’est pas seulement la possibilité du châtiment qui bride les désirs humains, mais son effectivité, ce en quoi Oreste, « élève du malheur », leur donne raison  (Eum, v.276). « Le respect pour la justice » (Eum, v.524) naît de ce couple crainte/ douleur, dont il est la conséquence. Chez Athéna au contraire, crainte et respect sont frère et sœur (Eum., v.690-691). Ce sont des sentiments liés et, en quelque sorte, concomitants. On ne respecte pas la justice parce qu’on la craint, mais on la craint et on la respecte en un même et seul mouvement.

Par ailleurs, les deux discours tirent des conclusions divergentes de la nécessité de la mesure, conclusions où l’on peut lire deux conceptions de l’isonomie. L’isonomie est, dans Athènes, le principe même de la justice, qui se définit comme le « respect de l’équilibre », « l’égalité par rapport au nomos, à la loi (dans le sens général de « ce qui régit »). Comme le rappelle Alain Boyer dans son article « Justice et égalité »[70], il existe une « conception déjà traditionnelle des Athéniens, qui définit la justice par l’égalité, à tout le moins l’égalité par la loi (isonomia), essentiellement définie par le rejet de la tyrannie et le partage égal de la capacité de gouverner ». Or, cette égalité revient, pour les Erinyes, à l’automaticité de la punition : « car ton châtiment surgira et déjà la sanction t’attend » (Eum., v.542-543) ; « mais l’audacieux qui, au mépris de la justice, s’embarque avec son lourd butin confus, avec le temps se verra forcé d’amener sa voile, je l’affirme, et subira l’épreuve quand sa vergue sera brisée » (Eum, v.553-557). Pour Athéna, au contraire, l’isonomie revient à instituer un conseil qui aura pour charge de protéger la justice dans toute la cité (et donc pour tous les citoyens de manière égale) : « et salutaire au pays comme à la cité vous tiendrez un rempart tel que nul peuple n’en possède » (Eum., v.701-702). C’est que la déesse, symbole même de l’esprit athénien, considère que le débat est nécessaire à l’application de la justice. Comme le rappelle Alain Boyer : « le juste apparaît comme le paradigme de ce dont on peut délibérer ».

Du coup, dans l’ordre vindicatoire, peu importe comment s’applique la sentence et les conséquences pour le reste de la communauté : seules comptent la rigueur et son effectivité. Ainsi, dans Les Choéphores, la discorde peut apparaître, dans la bouche du chœur, comme un moyen de justice : »mais c’est dans le palais, non pas ailleurs, mais en ses fils qu’est le remède, par la cruelle et sanglante Discorde : tel est le chant des dieux d’en bas » (Ch, v. 471-475). Au contraire,  Les Euménides  se termine sur un rejet total de la discorde, v. 861-863, 976-983, sur une exaltation lyrique de la concorde comme garante du bonheur civique, v. 984-987. De cette concorde, le cortège final est l’incarnation parfaite. Or ce qui a permis la naissance de cette harmonie, ce n’est pas le procès, qui laisse les Erinyes dans « la rage », mais la « persuasion » d’Athéna, v. 794, 829, 885, 971. Cette parole inspirée de la déesse, qui lui vient de son père, « Zeus maître de la parole » (v. 973), n’a pas qu’une dimension magique ou divine (les « paroles qui charment », v.81) : « Zeus agoraios » préside à la « rencontre  publique. La parole dont il est question est donc la « parole publique et/ ou politique ». Cette « persuasion » est à la fois la cause et l’effet de la concorde. C’est par le débat, par l’usage efficace et, par là, démocratique, de la parole efficace, que l’harmonie civique peut régner. Cet efficace de la parole du débat public dans la cité démocratique est symbolisée par la courtoisie d’Athéna envers les Erinyes, courtoisie respectueuse dont elle ne se dépare jamais (Eum, v.848) et que les déesses vengeresses reconnaissent et saluent, v. 435. Parallèlement, c’est dans la cité pacifiée, où les institutions sont durablement fondées (« à tout jamais », v.484), que la parole publique, -où s’exerce l’art rhétorique de chaque citoyen-orateur qui le désire-, peut prospérer. Face au cercle vicieux du système de la vengeance, le « nouveau droit » d’Athéna installe un cercle civique vertueux : à la transaction de la « vendetta » (une vie contre une vie) succède l’échange du compromis : la transformation des Erinyes en Euménides contre le culte que leur rendront les Athéniens. Ce compromis est l’expression de la mesure : les Euménides resteront redoutables aux criminels.

 

 

Le transfert d’une conception à l’autre de la justice n’est donc pas sans reste. Permet-il d’évacuer toute trace de violence au sein du règlement juridique des conflits interpersonnels et sociaux ? Il ne semble pas. Dans son essai sur l’imaginaire de la justice, Raconter la loi, François Ost explique que si Les Euménides illustrent bien « le pari du discours contre la violence », la violence inhérente au litige n’est pas évaporée pour autant : « elle est +tôt confisquée par la puissance publique qui, monopolisant désormais la violence légitime, s’attribue le privilège de dire le droit ». Car outre que les Aéropagites, gardiens des lois anciennes de la cité (484), siègent sur la colline d’Arès abritant également le temple des Euménides, votent à majorité contre Oreste et en faveur du système vindicatif défendu par les Erinyes, la métamorphose des Erinyes en Euménides ne les dépouille pas entièrement de leur nature originelle. « Salutaire est aussi l’effroi » : le v.516 donne la clé du lien entre les « affreuses vengeresses, aux mœurs de vampires, et les bienveillantes protectrices de la cité ». De leur origine, les Erinyes tirent l’horreur sacrée qu’elles inspirent, mais une fois mobilisé au service de la cité, cet effroi s’avère salutaire. Une bénédiction, gage de fécondité des vivants et de prospérité de la cité, peut trouver sa source dans la menace la + effroyable : « de ces visages redoutables, je vois surgir pour mes concitoyens un grand profit » (989-991). Cette dialectique est encore celle du procès moderne : »la tragédie présente dans nos palais de justice, truffés de visages de Méduses dont les cheveux sont des serpents et qui pleurent des larmes de sang », note Antoine Garapon. Paul Ricoeur insiste sur le pouvoir que la décision de justice exerce sur la liberté, pouvoir qui peut aller jusqu’au droit de vie et de mort : notre liberté n’est certes + dépendante de l’arbitraire de telle ou telle volonté particulière, mais elle dépend maintenant de la justice institutionnelle et de son pouvoir de décision incontestable, de coercition. « Au stade de l’imposition de la sentence, cette part de justice est en même temps une parole de force, donc dans une certaine mesure, de violence […] La simple imposition d’une peine implique l’addition d’une souffrance supplémentaire à la souffrance antérieure imposée à la victime par l’acte criminel ». En ce sens, l’imposition d’une sentence pénale représente en elle-même une violence légale, ce qui pose la question de la perpétuation de la violence dans la société, fût-ce par la médiation de la justice institutionnelle : « une peine équitable reste une punition, une souffrance d’un certain genre. En ce sens, la punition en tant que telle rouvre la voie à l’esprit de vengeance, en dépit du fait qu’elle est passée par une médiation, ajournée, criblée par la procédure entière du procès, mais non point supprimée, abolie ». On remarquera que cette potentielle métamorphose du prisonnier en bête sera au centre des préoccupations de Man relatives à Tom au début des Raisins de la colère , tandis que Pascal interrogera la légitimité de la violence légale dans sa réflexion sur l’articulation entre justice et force dans la liasse « Raison des effets ». Il apparaîtra ainsi que, paradoxalement, seule la trilogie d’Eschyle envisagera, in extremis, la possibilité de la réhabilitation du coupable, recouvrant son statut de roi d’Argos par la grâce de l’acquittement. Serait-ce à dire que seule la démocratie athénienne se donne à lire comme une société de droit permettant au coupable de revenir à la vie sociale normale, l’injustice sociale d’une fédération d’Etats où les shérifs et les milices, gardiens du temple de l’argent, font régner une loi à laquelle seuls échappent les camps gouvernementaux, transformant le prisonnier libéré sur parole à redevenir un hors-la-loi, justicier de son ami « rouge » et révolté lui-même ? Dans aucune de nos œuvres la punition n’assumera définitivement les deux finalités qui légitiment le dépassement de la loi du talion dans la violence légale : la protection de l’ordre public, défendue tant par Eschyle que par Pascal, hanté par le spectre de la guerre civile ; la restauration de la paix sociale, qui passe par une réflexion approfondie sur les conditions dans lesquelles une réhabilitation du détenu est possible.

 

 



[1] « Et pour nos ennemis, mon père, que paraisse ton vengeur, que sa justice mette à mort tes meurtriers ».

[2] « Que la victime soit pleurée et son vengeur se manifeste ».

[3] « Oui, le tronc de la Justice reste ferme, le destin a forgé sa lame. Il a conduit le fils jusqu’au palais pour venger la souillure, cet enfant du sang d’autrefois, guidé par la glorieuse, insondable Erinye.

[4] « moi qu’elles [les ombres]chargent d’un très grand crime, subissant cette peine affreuse des mains des parents les + chers, sans que pourtant nul esprit vengeur ne sévisse ».

[5] « Un tel souci [se jeter sur le coupable et l’effacer malgré sa force sous la tache d’un sang nouveau], nous voulons nous le réserver, dispenser les dieux des appels que j’accomplis, afin de leur épargner toute enquête : à cette engeance haïssable et sanglante Zeus a refusé son audience ».

[6] « Mais le glaive perce droit jusqu’aux poumons et ses blessures sont aiguës quand la Justice frappe, quand le droit s’est vu fouler aux pieds, quand le suprême respect de Zeus a été outragé malgré sa loi./ Oui, le tronc de la Justice reste ferme, le destin a forgé sa lame. Il a conduit le fils jusqu’au palais pour venger la souillure, cet enfant du sang d’autrefois, guidé par la glorieuse, insondable Erinye »

[7] « le fils de Letô veut me priver de mes honneurs en m’arrachant le lièvre, cette unique offrande qui payerait le meurtre d’une mère »

[8] « les mortels impies coupables envers un dieu, envers leur hôte ou leurs parents »

[9] « Par-dessus tout, je te le dis, chéris l’autel de la justice sans fouler par amour du gain sa dignité d’un pied impie. Car ton châtiment surgira et déjà la sanction d’attend. Aux parents l’on doit le respect ; honore-les d’abord, honore aussi l’étranger séjournant chez toi au nom de l’hospitalité. »

[10] Dans la mythologie grecque, Dikè est la fille de Zeus et de Thémis, 1ère allégorie de la justice, représentée avec les trois symboles du bandeau de l’impartialité, du glaive qui tranche et de la balance en quête d’isométrie. Sœur d’Eunomia, l’Ordre régi par la loi et d’Eiréné, la Paix, cette déesse de la justice humaine dicte la loi et frappe la sentence.

[11] « Je suis envoyée du palais, et me voici : sous les coups aigus de mon bras j’escorte les libations et sur ma joue sanglante brillent les sillons fraîchement labourés par mes ongles ».

[12] « le cri clair d’un cauchemar, d’un oracle sous notre toit, jaillissant du sommeil, a soufflé sa colère […] Or les interprètes des rêves ont proclamé sous la caution des dieux que sous terre les morts protestent, sont irrités, contre leurs meurtriers déchaînent leur colère. Et pour détourner ce malheur par un sacrifice sacrilège…j’ai été envoyée ici ».

[13] Ch, 75 sq « et moi, soumise à la contrainte dont les dieux ont encerclé ma ville, […] de mon cœur amer il me faut dominer la haine. Pourtant je pleure sous mes voiles le sort aveugle de mes maîtres et ma douleur cachée me glace ».

[14] « le sang répandu sur le sol, comment serait-il racheté ? »

[15] « toucher le seuil d’une épousée est un mal sans remède – oui, tous les flots réunissant leurs cours sur l’homme aux mains souillées en laveraient le crime en vain »

[16] « mais à travers le sang qu’a bu la terre nourricière s’est figé le meurtre vengeur sans s’écouler – lancinante et perçante est la ruine du coupable quand l’infection gagne et foisonne ».

[17] « Que dois-je dire en répandant la libation funèbre ? quels mots propices prononcer ? faut-il prier mon père ainsi : d’une épouse chérie à son époux chéri j’apporte cette offrande de la part de ma mère »

[18] « Mais ces malheurs, pourvu qu’un dieu le veuille, une clameur de bon augure peut les suivre. Au lieu d’un thrène sur la tombe, qu’un péan victorieux dans le palais royal accueille le cratère du vin nouveau ».

[19] « roi privé de sa cité, privé de ses lamentations », «dignité perdue », « sort indigne »

[20] « outrage indigne infligé à ton père »

[21] « seule la loi du talion … peut fournir avec précision la qualité et la quantité de peine ; tous les autres principes sont chancelants » (Doctrine du Droit, 1796, § 49).

[22] Loin d’entériner l’escalade propre à la vengeance, le talion déploie au contraire l’exigence de limiter la violence : « œil pour œil » veut surtout dire « un œil et pas davantage. On n’infligera pas au criminel une peine supérieure à celle qu’il a lui-même infligée; on ne punira pas une blessure en ôtant une vie, on ne lavera pas un affront verbal dans le sang: «dent pour dent, œil pour œil – ce n’est pas le principe d’une méthode de terreur […] La violence appelle la violence. Mais il faut arrêter cette réaction en chaîne. La justice est ainsi », écrit Lévinas dans Difficile liberté.

 

[23] « Tes mots ont frappé mon oreille de part en part comme une flèche, Zeus, Zeus qui, du fond des enfers

déchaines toujours la tardive ruine sur l’arrogance et les crimes des hommes – la dette des parents va pourtant

s’accomplir »

[24] Ch, 48, 276, 312, 435, 520-521 ; Eum, 320, 464, 982)

[25] « Même en versant tous ses trésors pour prix du sang, on perd sa peine »

[26] « Le mot de haine, qu’il soit payé d’un mot de haine- voilà ce que proclame la justice ».

[27] Vers 620, le législateur Dracon entreprend la 1ère tentative connue à Athènes non seulement de législation en matière de droit pénal, mais encore de législation écrite, représentant de ce fait un progrès vers + de justice, puisque Dracon distingue entre meurtre prémédité et meurtre non prémédité. Toutefois, pour un grand nombre de délits mineurs, la peine édictée restait la peine de mort. Solon supprime au début du VIème siècle avt JC ces lois trop « draconiennes », hormis celle concernant le meurtre.

[28] A cet égard il faut mettre en relation les mutilations infligées par Clytemnestre au cadavre d’Agamemnon avec le fait qu’il s’agissait d’un « chef d’œuvre de justice » réalisé sous le patronage des Erinyes.

 

[29] « le venin, le venin de mon cœur fera sentir à son tour ce qu’il souffre, goutte à goutte insupportable sur le sol- et fera naître une lèpre tuant ses fruits, tuant ses fils, Justice, ô Justice- qui balaiera la contrée et marquera tout le pays de ses plaies dévorantes ».

[30] « Sur lui qui nous est sacrifié, chantons le chant de la folie, la démence égarant l’esprit, l’hymne des Erinyes qui sans lyre enchaîne les âmes et qui dessèche les mortels ».

[31] Décrites à deux reprises, par Oreste qui est seul à les voir à la fin des Choéphores(1047-1062), puis par la Pythie qui doit fuir devant leur aspect repoussant, au début des Euménides (45-59), elles apparaissent à découvert quand leur chœur assoiffé de sang se réveille sous les admonestations du fantôme de Clytemnestre (117-130) ou qu’il entonne leur hymne, dansant une transe furieuse autour d’Oreste (307-396).

[32] De ce point de vue, Apollon ne se distingue pas de ces dernières dans Les Choéphores, quand il menace Oreste de « tourments affreux et innombrables » (Ch,277), à la fois sur terre et aux Enfers, sous l’action des Erinyes.

[33] « Le meurtre appelle l’Erinye, pour qu’au nom des 1ères victimes elle fasse au malheur succéder le malheur » ( Ch, 402-404)

[34] « Arès contre Arès, Droit contre Droit »

[35] « le double lion, le double Arès ; il a conduit sa chasse jusqu’au bout, l’exilé qu’annonçait Pythô ».

[36] « chacun de vos traits s’y accordent »

[37] « Et comment désigner ce voile sans le maudire : piège à fauve, couvre-pieds de cadavre, draperie de cercueil ? Filet, bien sûr, panneau, tu peux le dire, qui t’entrave jusqu’aux talons –tout à fait l’accessoire d’un brigand qui tromperait ses hôtes pour vivre de leurs dépouilles, et + il prend de victimes à son piège, + son cœur brûle de joie ».

[38] « La tanière d’un lion buveur de sang, tel est l’abri qui conviendrait à votre engeance ».

[39] « Lui s’échappe et s’enfuit comme un jeune cerf du milieu de vos hautes mailles dressées en vain, il a bondi et vous fait la grimace ».

[40] « le fils de Letô veut me priver de mes honneurs en m’arrachant ce lièvre, cette unique offrande qui payerait le meurtre d’une mère ».

[41] « L’inflexible déesse du destin fila pour moi ce destin que je tiens ferme : quand un mortel, versant son propre sang succombe à son aveuglement, je le poursuis jusque sous terre, où par sa mort il sera bien loin d’être délivré »

[42] « jamais ma proie ne trouvera sa liberté- tout suppliant qu’il soit, sur sa tête un autre fléau se posera, dont il devra goûter »

[43] « C’est ton oracle qui poussa ton hôte au parricide »

[44] « Et qu’insatiable de malheurs jamais en la cité ne vienne gronder la discorde, que la poussière abreuvée du sang noir des citoyens n’exige pas dans sa colère le prix, meurtre pour meurtre, d’une ruine qui renverserait la cité, mais qu’à la joie réponde la joie, que toute amitié soit commune autant que les pensées de haine, car ce remède est souvent souverain ».

[45] « Elle a coupé ses mains, ses pieds. Sache qu’elle voulait enterrer le corps mutilé pour accabler ta vie d’un poids insupportable. Tel fut l’outrage indigne infligé à ton père ».

[46] « IO, mère atroce, tu n’as reculé devant rien dans ces atroces funérailles d’un roi privé de sa cité, privé de ses lamentations, tu as osé ensevelir sans une larme ton époux ».

[47] « l’œuvre doit s’accomplir, puisque tant de désirs visent au même but : les ordres d’Apollon et le profond deuil de mon père, mais aussi le dénuement qui me déchire, le sort de mes concitoyens, les + illustres des mortels, les destructeurs de Troie aux glorieuses pensées, soumis à ce couple de femmes – car il a un cœur de femme, et s’il l’ignore, il le saura bientôt ».

[48] « Que faire, Pylade, comment puis-je tuer ma mère ? »

[49] « elle payera le sort indigne de mon père, j’en atteste les dieux, j’en atteste mon bras – que je meure, pourvu d’abord que je la tue ».

[50] « Et que deviendront les oracles que Loxias t’a rendus, et la foi des serments ? La haine de tous les hommes est moins à craindre que les dieux ».

[51] « elles me chassent, je ne peux + rester ».

[52] Par son matricide, en effet, Oreste semble d’abord accomplir le destin tragique de sa « race », prise, depuis la faute originelle des Pélopides, dans la reconduite, de génération en génération, d’un cycle de crimes perpétrés entre proches, «entre oiseaux de la même volière » (Eu, 866), et qui, « coupables envers un dieu, envers leur hôte ou leurs parents » (Eu, 269-72) conjuguent la transgression des trois lois naturelles et divines rappelées par les Erinyes : « aux parents l’on doit le respect : honore les d’abord, honore aussi l’étranger séjournant chez toi au nom de l’hospitalité » (Eu, 544-547). En effet la faute originelle (hamartia) remonte à Tantale : pour braver les dieux de l’Olympe, ce roi de Lydie tue son fils Pélops et le leur sert à manger, en leur demandant s’ils sont capables de reconnaître la viande cuisinée. La justice divine, punitive, châtie Tantale, précipité dans le Tartare où il doit subir éternellement le « supplice de Tantale : souffrir de la faim et de la soif sans pouvoir se servir des mets et des boissons à sa portée. Ramené à la vie, Pélops sera maudit par le cocher Myrtilos, qu’il précipite dans la mer après que celui-ci l’a aidé à détériorer le char de son maître Onomaios, pour le vaincre à la course pour obtenir la main de sa fille. Cette malédiction commence à porter ses fruits à la génération suivante, qui reproduit la faute originelle. En effet, les deux fils de Pélops, Atrée et Thyeste se disputant la royauté de Mycènes, Atrée, qui devient roi, mais haït son frère parce qu’il a réussi à séduire sa femme Aéropé, feint la réconciliation, rappelle Thyeste à Mycènes…, mais lui fait servir, en guise de banquet, la chair de ses propres enfants. Horrifié d’avoir mangé sa propre progéniture, Thyeste s’enfuit et maudit la descendance de son frère, les Atrides. Thyeste, à la suite d’un inceste avec sa fille, voit naître Egisthe, qu’il abandonne et qu’Atrée recueille et élève comme son propre fils, avant de l’envoyer tuer son père biologique, afin d’empêcher toute vengeance de sa part. Mais Thyeste reconnaît Egisthe et se ligue avec lui pour assassiner Atrée. La souillure de ce « crime ancien » hante le palais d’Agamemnon dans la trilogie d’Eschyle : dans Agamemnon, Cassandre, prise de visions, dévoile l’horreur d’un palais souillé par les meurtres passés, « abattoir d’hommes au sol trempé de sang » (Ag, 1090-1107), revit le forfait de Thyeste (Ag, 1217-1222) et horrifiée,  évoque l’innommable festin de Thyeste, triple crime envers un frère, des neveux et un hôte. Egisthe rappelle les détails de cet abominable banquet pour justifier le meurtre d’Agamemnon (Ag, 1587-1611) et Clytemnestre prétend avoir tué Agamemnon, possédée par une force qui la dépasse, « l’antique fléau vengeur d’Atrée, de l’hôte au festin monstrueux » (Ag, 1499-1503). Ainsi le meurtre, appelé par une causalité multiple : vengeance, démesure, nécessité, est une souillure, qu’un individu transmet inéluctablement à ses enfants. Après le meurtre de leur père Atrée, Agamemnon, roi d’Argos et époux de Clytemnestre, accepte de prendre la tête de l’expédition grecque partie venger l’enlèvement d’Hélène, épouse de son frère Ménélas, roi de Sparte, par le troyen Pâris. Mais dans le port d’Aulis, où les troupes grecques sont bloquées parce que leur chef Agamemnon a, par son hybris, prétendu avoir mieux tué une biche qu’Artémis, qui se venge en interdisant aux vents de souffler, le devin Calchas apprend à Agamemnon que seul le sacrifice de sa fille Iphigénie pourra apaiser la colère d’Artémis. Celui-ci délibère, hésite, mais il est « poussé par le vent du crime » (Ag, 218-221), et « à tout oser sa pensée se résout enfin », si bien que feignant de célébrer les fiançailles d’Achille et d’Iphigénie, il fait venir sa femme et sa fille à Aulis, et consent à perpétrer cet acte contre-nature, ce sacrifice perverti, où une jeune fille est bâillonnée pour qu’elle ne maudisse pas son père et égorgée sur l’autel de la déesse à la place d’un animal, victime expiatoire habituelle (Ag, 228-248). En perpétrant ce crime contre sa propre fille, en faisant preuve de démesure pendant la guerre de Troie, en commettant l’erreur de ramener Cassandre, son trophée de guerre et une concubine esclave dans le palais conjugal, en cédant enfin à la tentation de l’orgueil quand il consent, après bien des réticences et des hésitations, à fouler la pourpre des dieux, déployée comme un piège par son épouse Clytemnestre, le jour de son retour de la guerre de Troie, Agamemnon se condamne lui-même (Ag, 1412-1420), car Clytemnestre en fait le motif de sa vengeance : en tuant Agamemnon à son tour, elle prétend être l’agent de la Justice, payant meurtre pour meurtre, et elle fait du cadavre de son époux « son chef-d’œuvre de justice » (Ag 1405-1406), invoquant la dikè, la « Justice », la « cause » d’Iphigénie qui réclamait le sang de son père (Ag, 1432). Il n’est pas jusqu’à Egisthe, amant et complice de Clytemnestre qui, nourrissant une haine inextinguible à l’égard d’Atrée, le père d’Agamemnon, ne se vante d’avoir « tramé le meurtre en toute justice » (Ag, 1604), invoquant « le jour justicier » (Ag 1577), se disant « ramené par la Justice » (Ag, 1607) et se réjouissant de voir Agamemnon « pris dans les filets de la Justice » (Ag, 1611). De ce meurtre par l’épouse adultère du roi des rois, du héros de la guerre de Troie et de l’époux, pris au piège de la ruse, d’une persuasion mauvaise, d’un filet de chasseur, et dont le cadavre outragé n’a pas connu les honneurs funèbres, le songe de Clytemnestre, l’oracle d’Apollon, le chœur des porteuses de libation, Electre, Oreste font un chef d’œuvre d’impiété coupable, d’iniquité conjugale, familiale, filiale, ainsi que de désordre affectif, sexuel, moral, politique, religieux, voire cosmique.

 

 

[53] « dans la maison toute trempée de sang, les serviteurs sont restés impuissants face au fléau qui semait le carnage »

[54] « palais haï des dieux, complice de tant de meurtres, tant de chairs dépecées, abattoir d’hommes au sol trempé de sang ».

[55] « le souffle de ce palais, chargé de meurtre, de flots de sang ».

[56] « la maison de nos maîtres échappe à son malheur, ses biens ne sont + consumés par un couple souillé, sur la voie de sa perte »

[57] Clytemnestre a rêvé qu’elle enfantait un serpent, qu’ensuite elle traitait comme un bébé, en l’enveloppant de langes et en lui donnant le sein. Le bébé serpent tétait et en même temps mordait le sein, mêlant le lait et le sang (Ch, 526-533).  Ce songe joue donc sur deux registres : celui des libations et de la filiation. Le lait, doux, crée la « philia » entre le fils et sa mère (« philon gala », 546). Mais le bébé est aussi un serpent, un prédateur avec une gueule faite pour mordre la chair de l’ennemi-proie. Le bébé anthropophage, en buvant le sang de sa mère, annule toute proximité, toute philia. Au lait de la philia s’oppose le sang de la haine, ce sang humain qu’on retrouve dans la rhétorique de la vengeance : « l’Erinys, gorgée de nourriture, boira le sang pur en 3ème libation », 577-578. Oreste commente en ce sens le songe de Clytemnestre (540-550) : il s’identifie au serpent du rêve, parce que, dit-il, ils sont sortis du même lieu et qu’il a été nourri jadis par le même lait du même sein. Aussi, comme le serpent a mordu le sein de Clytemnestre et en a tiré du sang, lui, Oreste, transformé en serpent (« ekdrakontôtheis »), il la fera mourir de mort violente. Le fils du serpent dévore la mère dont il est issu, ce qui en fait la + horrible des bêtes sauvages. Selon le bestiaire grec, la femelle du serpent dévore aussi le mâle après l’accouplement. C’est une famille de ce genre que Clytemnestre, la vipère (974), a instaurée en tuant Agamemnon. C’est elle qui a corrompu Electre et Oreste en faisant d’eux des enfants de serpents (991-996). Comme elle a fait d’Egisthe un époux serpent. Et le chœur félicite Oreste d’avoir libéré Argos en réussissant à couper la tête de ces deux serpents (duoin drakontoin, 1046-4047). Cette métaphore de la famille serpent permet seule de comprendre la raison du meurtre de Clytemnestre, qui n’est ni une vengeance ni une punition humaine, mais la relation entre une mère serpent et ses enfants serpents . Le songe de Clytemnestre instaure, parallèlement à l’ordre humain de la philia, un ordre sauvage de la haine, dont le centre devient le palais d’Egisthe. Les enfants appartiennent aux deux ordres. Serpent, animal sauvage, animal rusé : les deux meurtres d’Oreste sont aussi des actes rusés comme la chasse criminelle d’Egisthe et de Clytemnestre. En accomplissant un meurtre rusé, Oreste reproduit le meurtre de son père, et le lien entre les meurtres d’Agamemnon et des Choéphores se noue autour de la chasse. Ainsi l’envers, la face cachée du meurtre juste est un meurtre atroce parce qu’il fait de la famille des Atrides la + inhumaine des familles, une famille serpent. Il ne s’agit alors + du tout de vengeance ni de punition, mais du comportement normal d’un fils serpent buvant le sang de sa mère serpent (analyse de Florence Dupont, dans L’Insignifiance tragique)

 

[58] A la tentation simpliste d’effacer le mal en tuant l’homme qui en est la cause, Casy objecte que l’origine de l’injustice est trop complexe pour que la vengeance puisse, pratiquement et moralement, rétablir le juste : »Mais où ça s’arrête-t-il ? Qui pouvons-nous tuer ? J’ai pas envie de mourir de faim avant d’avoir tué celui qui m’affame/ J’sais pas. Peut-être bien qu’il n’y a personne à tuer. Il ne s’agit peut-être pas d’hommes » (57-58) ; « il ne faut tuer personne quand on peut s’en dispenser » (77).

 

[59] C’est à la demande du préfet de la Seine, Frochot, que Prud’hon réalisa en 1808, une grande allégorie dont il donne ici les clefs:

« La Justice divine poursuit constamment le Crime; il ne lui échappe jamais. Couvert des voiles de la nuit, dans un lieu écarté et sauvage, le Crime cupide égorge une victime, s’empare de son or, et regarde encore si un reste de vie ne servirait pas à déceler son forfait: L’incensé! Il ne voit pas que Némésis, cette agente terrible de la Justice, comme un vautour fondant sur sa proie, le poursuit, va l’atteindre et le livrer à son inflexible compagne. »

Le tableau, destiné à la salle du tribunal criminel au palais de justice de Paris, vint se substituer au Christ en croix qui figurait traditionnellement dans les tribunaux sous l’Ancien Régime et que la Restauration s’empressa de rétablir.

La figure du Crime est inspirée des bustes antiques de Caracalla, l’empereur romain assassin de son frère Geta. Sa silhouette plongée dans l’ombre et sa physionomie brutale contrastent avec le corps nu de la féminine étendu au premier plan et « dont la jeunesse proclame l’innocence ». Comme l’a également remarqué Sylvain Laveissière, la composition réduite à ces deux personnages, n’est pas sans faire songer au meurtre d’Abel par son frère Caïn, premier crime de l’humanité.

La scène est complétée par deux divinités alliées qui, étroitement unies dans un même élan, s’apprêtent à fondre sur le Crime prenant la fuite. La Justice, qui tient la balance repliée (signifiant que l’affaire est réglée) et brandit le glaive, s’impose par sa sérénité. Par contre, les cheveux flottants et la bouche hurlante de la Vengeance divine qui s’apprête à saisir le coupable, traduisent la colère. 

La lumière renforce l’effet dramatique. L’éclairage lunaire souligne le profil de la Justice et les courbes du corps inerte. La lumière rougeoyante du flambeau de la Vengeance donne à son visage un air fantastique et éclabousse le buste du Crime qui se meut dans l’ombre.bLes lignes sont également éloquentes. Les corps des divinités punitives ne forment qu’une masse unique arquée qui marque leur association., les lignes courbes soulignent l’innocence et la justice, les lignes brisées et les formes angulaires, la culpabilité.

La technique picturale est marquée par plusieurs caractères : l’adéquation entre le format (grand) et le sujet (édifiant). La composition -dynamique est organisée autour de trois diagonales et de deux courbes. La diagonale partant de l’angle supérieur gauche sépare le monde terrestre, lieu du crime, du monde céleste qui veille au châtiment. Les deux courbes opposées que forment les divinités punitives et le cadavre de la victime prennent en étau le crime.

Ce tableau montre que la Justice poursuit sans relâche le Crime et exprime l’idée d’une justice implacable.  La fusion des deux allégories suggère aussi l’association des deux forces répressives (justice et police). Le tableau est si démonstratif qu’il a été copié à l’identique maintes fois au XIXème siècle. Ainsi, à la demande du député Félix Faure, une copie a été réalisée en 1884 pour le tribunal de Saint-Romain-de-Colbosc.  François RUDE a donné à son Génie de la Liberté, grande figure ailée entrainant le départ des volontaires de 1792, une énergie farouche, empruntée à la Vengeance divine. La composition de PRUD’HON a aussi inspiré la caricature politique au XIXème siècle :  DAUMIER notamment a plagié ce tableau pour fustiger la magistrature. En 1815, c’est Napoléon 1er qui symbolise le crime, en 1834, Louis-Philippe …

 

 

 

[60] « Si ce cas paraît trop grave pour qu’n arbitre mortel présume d’en juger, je n’ai pas pour autant le droit de décider d’un meurtre escorté de fureurs si vives ».

[61] « Pour vous, convoquez vos indices et vos témoignages, tandis que je vais choisir les meilleurs de mes citoyens afin qu’ils rendent leur verdict du fond d’une pensée sincère ».

[62] « La 1ère reprise est pour nous »/ « Je ne suis pas encore à terre. Tu te vantes trop vite ».

[63] « Vous me confiez donc le verdict en cette cause ? »/ « Oui, pour te rendre le respect que tu nous montres » (434-435) ; « Mon acte fut-il juste ou non ? A toi de trancher : quel que soit ton verdict, je l’approuve » (468-469).

[64] « Il me revient de juger la dernière, et je veux voter pour Oreste, car nulle mère ne m’a engendrée..J’approuve le camp masculin, j’appartiens pleinement au père. Comment pourrais-je donner le pas au sort d’une femme qui tua l’homme et le gardien de son foyer ? »

[65] « qui êtes-vous ? Je m’adresse à tous en commun, à l’étranger assis auprès de mon image et à vous, nées s’une race sans pareille, que les dieux ne voient point parmi les déesses et dont les traits ne ressemblent pas aux mortels. »

[66] «Et pour le meurtrier, où s’achève le crime ? »

[67] « Vous êtes deux, mais je n’entends qu’une moitié »

[68] Toute procédure devant les tribunaux d’Athènes impliquait, avant l’ouverture du procès proprement dit, que les deux parties en présence prêtent serment : l’accusateur devait jurer que celui qu’il accusait avait commis le crime pour lequel il le faisait comparaître, et l’accusé qu’il en était innocent. Si l’une des parties refusait de prêter serment, l’autre avait gain de cause.

[69] « plaider notre cause, moi qui suis responsable du meurtre de sa mère ».

[70] In Denis Kambouchner (dir), Notions de philosophie, III ? Folio Essais, 1995

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