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Marivaux : Les Fausses Confidences (2) De la fausse confidence aux fausses confidences

Marivaux : Les Fausses Confidences (2)

De la fausse confidence aux fausses confidences ?

           

            Parole confiante et secrète, la confidence suppose le partage, même momentané, d’une sphère d’intimité. Or l’intrigue des Fausses confidences repose sur la divulgation de pseudo-secrets et sur la contamination de la falsification de la parole. Le suggère le passage de La Fausse Confidence , titre affiché lors de la 1ère représentation de la comédie, le 16 mars 1737,  en référence à l’acte I, scène 14, quintessence de la ruse de Dubois et moteur de la machine théâtrale, aux Fausses Confidences, titre donné définitivement par Marivaux à sa pièce, à partir de sa reprise un an + tard, en 1738. De fait, non seulement les confidences fausses de Dubois à Araminte sont démultipliées, puisque leur entretien initial se prolongeant en II,12 et III,9 ; mais la jeune veuve n’est + la seule à en faire les frais, puisque Dubois incite Dorante à donner le change à Marton, dont il fait naître les soupçons (I,17). Enfin le pluriel du titre définitif attire notre attention sur le fait que Dubois n’est pas le seul auteur de fausses confidences : tous les personnages se dupent ou croient se duper les uns les autres en se manipulant.

            Qu’est-ce donc qu’une fausse confidence et comment les fausses confidences circulent-elles dans la pièce ? La fausse confidence procède de l’occultation, de la dénégation du privé jusque dans son expression la + sensible : celle du rapport amoureux. Rupture du pacte de confiance (I), la divulgation du secret de l’amour de Dorante pour Araminte passe par le détour de la circulation des objets, destinés à provoquer un bruit, un scandale propre à resserrer le piège autour  d’Araminte, pour exaspérer le conflit et déclencher le dénouement (II). Fausse moins au niveau du dit, de l’énoncé qu’au plan du dire, de l’énonciation, la fausse confidence place alors, par la contradiction même des termes qui intrigue le lecteur/ spectateur, la dialectique du mensonge et de la vérité au cœur de la pièce (III). Fiction et métonymie de l’efficace du stratagème comique (IV), elle pose la question de savoir  quelle   vérité peut accoucher du mensonge.

 

            Mot formé sur la racine latine qui désigne « la foi » (fides), la confidence, doublet laïc d’une « confession » qui, elle, repose sur une racine grecque désignant la « parole », est une parole donnée, confiée, sous le sceau du secret, à qui l’on fait confiance en s’en remettant à sa discrétion. Le Dictionnaire de Trévoux (1732) la définit comme la « communication de pensées et de secrets, entre personnes amies » et ajoute qu’ « il n’y a rien qui désoblige plus qu’une fausse confidence ». Toute confidence supposant la révélation d’un secret dans un cadre intime, la fausse confidence est donc d’abord la trahison d’une relation de confiance et de proximité instaurée avec l’interlocuteur lors de la divulgation du secret. Trahissant le secret confié à un tiers, elle relève de l’indiscrétion. Ainsi Araminte se sent-elle trahiepar le dévoilement public de l’amour passion que Dorante lui voue, en contravention du pacte de discrétion noué, croyait-elle, entre Dubois, le valet babillard, et elle, après la révélation  de l’ »aventure » de l’extravagant amour de l’intendant pour sa maîtresse, à la fin de l’acte I, scène 14, p.55 : « J’aurai soin de toi ; surtout qu’on ne sache pas que je suis instruite ; garde un profond secret ; et que tout le monde, jusqu’à Marton,  ignore ce que tu m’as dit ; ce sont là des choses qui ne doivent pas percer »/ Je n’en ai jamais parlé qu’à Madame ». Araminte se sent dès lors autorisée à convoquer Dubois pour se plaindre des effets provoqués par l’esclandre qu’il a fait éclater en feignant de se disputer avec Arlequin au sujet d’un tableau représentant Araminte et devant lequel Dorante est censé rester en extase, gage de l’amour déplacé de l’intendant pour la riche et belle veuve qui vient de l’engager : « Viens ici : tu es bien imprudent, Dubois, bien indiscret ; moi qui avais bonne opinion de toi, tu n’as guère prêté d’attention pour ce que je te dis. Je t’avais recommandé de te taire sur le chapitre de Dorante ; tu en sais les conséquences ridicules, et tu me l’avais promis ; pourquoi donc avoir prise, sur ce misérable tableau, avec un sot qui fait un vacarme épouvantable, et qui vient ici tenir des discours tous propres à donner des idées que je serais au désespoir qu’on eût […] Eh bien ! tais-toi donc, tais-toi donc ; je voudrais pouvoir te faire oublier ce que tu m’as dit ».

           

            La rupture du lien de confiance est au cœur, tant du projet de vengeance de Dubois à l’encontre d’Araminte que du conflit opposant Marton à Araminte et de la manière dont Dorante se désolidarise de Dubois à la fin de la pièce. Manipulé par Araminte qui « triche » avec lui en lui cachant la vérité à la fin de l’acte II[1], Dubois, le dupeur qui a peur d’être dupé, confie en effet à Dorante son intention de se venger à l’acte III, scène 1 : »Ah ! je lui apprendrai à me souffler mon emploi de confident pour vous aimer en fraude », tandis qu’Araminte congédie Dubois quand il lui apprend qu’il est responsable de la divulgation de la lettre : « Méchant valet ! ne vous présentez + devant moi » (III ,9,p.122).  L’aveu par Dorante du stratagème dont Dubois disait dans la scène d’exposition que son maître et lui en étaient « convenus » achève du reste de rompre le pacte qui faisait du valet de deux maîtres le maître de ses maîtres et fait peser l’ombre d’une illusion sur la déclaration finale de Dubois : « Tous les incidents qui sont arrivés partent de l’industrie d’un domestique qui m’a […] pour ainsi dire forcé de consentir à son stratagème. Enfin à l’acte III, scène 10, quand « la fausse suivante », traitée « moine en suivante qu’en amie » (I,3) par une maîtresse/ rivale dont elle a trahi la confiance en acceptant de la tromper par intérêt, reconnaît son statut de « fausse confidente » quand elle se croit congédiée : »que ferais-je auprès de vous, à présent que je vous suis suspecte, et que j’ai perdu toute votre confiance », à quoi Araminte répond « Mais que voulez-vous que je vous confie ? Inventerai-je des secrets pour vous les dire ? ».

 

          Secret éventé, la fausse confidence est donc avant tout fausse sous le rapport de l’énonciation : discours vrai ou faux sur le pan de l’énoncé, elle est fausse avant tout sous son aspect confidentiel. C’est un secret dont le secret est qu’il n’y a + de secret. De fait, Dubois serait, de son propre aveu, quoique ironiquement, celui qui ne sait pas tenir garder un secret : « moi ! garder un secret ! Vous avez bien trouvé votre homme ! En fait de discrétion, je méritais d’être femme »,dit-il à Marton, en écho à la fable de La Fontaine, « Les femmes et le secret », et pour la rassurer à l’heure d’ourdir avec elle un complot qu’elle croit dirigée contre Dorante et dont elle fera en réalité les frais : »Rien ne pèse tant qu’un secret:/ Le porter loin est difficile aux dame ;/ Et je sais sur ce fait/ Bon nombre d’hommes qui sont femmes »[2].

          C’est pourtant sous le sceau du secret que Dubois révèle l’amour de Dorante à Araminte, dont il gagne la confiance en arguant précisément de cette gêne simulée pour accréditer son mensonge : « N’avez-vous pas vu comme il se détournait de peur que je ne le visse ?/ Araminte Il est vrai » (I,14 p.49).« Dubois, regardant toujours Dorante Madame, on m’a chargé de vous dire un mot qui presse/ Araminte De quoi s’agit-il ?/ Dubois Il m’est recommandé de ne vous parler qu’en particulier » (p.48).  Dans cette 1ère fausse confidence, la stratégie de Dubois, chargé d’arracher Araminte à sa tranquillité coutumière[3]consiste à procèder par énigme Il s’agit de faire de Dorante un personnage mystérieux pour faire désirer la parole sur lui. La description pathologique de sa folie amoureuse semble alors garante de sa sincérité et a pour fonction de susciter la curiosité, l’intérêt d’Araminte, tour à tour piquée au vif par la perspective  d’abriter sous son toit l’amoureux transi d’un objet qui ne la vaut pas, jalouse d’une rivale potentielle, « la grande brune piquante » qui lui ressemble par sa fortune, mais qui jouit peut-être d’un physique + séduisant qu’elle-même, qui en serait l’antithèse, et rassurée par le portrait d’un objet digne de sa (com)passion, puisque subissant les effets d’un philtre enchanté, dans la tradition romanesque : « vous avez dû voir qu’il a l’air enchanté quand il vous parle ». Ce faisantnous ne quittons pas le terrain du secret, puisque Dubois fait de l’amour de Dorante, dont Araminte est l’objet, un secret: le désir érotique, dont elle n’aurait, sans la fausse confidence de Dubois, pas entendu, écouté la voix. Là où Dorante, avec tous ses attraits objectifs, non seulement aux yeux de Dubois qui le détaille comme Dom Juan détaille Charlotte dans la pièce de Molière, mais aussi aux yeux d’Araminte, empressée de connaître le jeune homme bien fait, dont le salut silencieux lui a paru d’entrée de jeu si éloquent, si séduisant lorsqu’elle a entrevu sa silhouette à l’acte I, scène 6, n’aurait sans doute pas surmonté la force des obstacles matériels pointés dans l’acte I, scène 2, et aurait laissé Araminte elle-même dans l’expectative et dans l’indécision relativement à ses propres sentiments, le jeu du secret va le rendre irrésistible et transformer la passion en fatalité, qui aura raison des obstacles les + forts. Eprise de qui la place au lieu du secret, une femme soulève des montagnes : tel est, selon Pierre-Laurent Assoun, le « secret » que détecte le « psychologue » Dubois et dont il joue d’un bout à l’autre avec « maestria ». Mettant la femme aimée dans le (faux) secret du (vrai) secret, il se sert de l’hameçon d’un possible secret[4] et porte la curiosité progressivement jusqu’à ce point d’ébullition l’objet de cette folie secrète demande à être identifié et nommé : «Est-ce que tu la connais, cette personne ? », le tableau quasi clinique de l’aliénation  de l’amant possédé par l’objet de son « coup de foudre » ayant pour but de produire une identification d’Araminte à cette autre visée par une flamme mystérieuse. Or c’est au moment où Araminte accepte la représentation pathologique du problème, qui fait d’elle la cause d’un symptôme, lui attribue une responsabilité et justifie son maintien sur les lieux par un souci thérapeutique (« vraiment, je le renverrais bien ; mais ce n’est pas là ce qui le guérira »)  que Dubois énonce la clause du secret qui referme le piège en l’incluant dans un secret qu’elle voudra percer et que Dubois ne cessera de révéler « jamais vous n’entendrez parler de son amour » ; « il ne vous dira mot ». Le silence est donc vertu : on croit en l’amour de Dorante parce qu’il n’en parle pas. La mécanique est ainsi mise en place : il s’agit qu’à cette place qu’on lui fait occuper malgré elle, par une confidence forcée, Araminte aille de son plein gré. Dès lors l’intéressées, qui a entendu un propos dont elle aurait préféré ne pas avoir connaissance, a une  confidence sur les bras : « la vérité est que voici une confidence dont je me serais bien passée moi-même » (I,15) ; « sans toi, je ne saurais pas que cet homme-là m’aime, et je n’aurais que faire d’y regarder de + près » (II,12, p.84). « Le locuteur oblige le confident à écouter un discours qu’il préférerait ne pas entendre, car il l’oblige à fantasmer et accepter une situation qu’il n’avait pas encore envisagée ni acceptée », commente Patrick Pavis dans sa thèse, Marivaux à l’épreuve de la scène. Le malaise mâtiné d’excitation procède de ce qu’une partie d’elle-même reste extérieure à la « confidence » et à l’amour de l’Autre, quand l’autre partie est désormais liée à cette image désirée. La parole rendant possible, réelle, une situation sans elle purement fantasmatique, Araminte ne sait alors + ce qu’elle redoute le + : que le secret soit levé ou qu’il ne le soit jamais : « il est vrai qu’il me fâcherait s’il parlait. Mais il serait à propos qu’il me fâchât » (II,12). D’un côté elle joue avec la jalousie de Dorante envers le Comte pour arracher un aveu d’autant plus précieux qu’il ne sera jamais explicitement amoureux. De l’autre elle souffre de voir le secret de cet amour publiquement dévoilé, avec une redondance et une insistance qui contrastent avec sa propre discrétion : « quand je vous dis qu’il vous aime, j’entends qu’il est amoureux de vous, en bon français, qu’il est ce qu’on appelle amoureux, qu’il soupire pour vous, que vous êtes l’objet de sa tendresse » (III,6). L’amour est mis à jour et passe dans la réalité, par le fait des témoins, au 1er rang desquels la mère, et non par celui des intéressés.

 

         En effet Dubois s’attache à faire en sorte que le double « secret » de l’amour de Dorante pour Araminte et de la complaisance coupable d’Araminte vis-à-vis de cet amour fasse l’objet d’un dévoilement progressif aux yeux des autres protagonistes. Une fois dévoilé, sous le faux sceau du secret (I,14, p.55), le faux secret du soi disant secret  amour de Dorante pour Araminte, la stratégie de Dubois consiste à briser, en faisant flèche de tout bois, ce double sceau du secret par le triple scandale provoqué par la circulation des objets . C’est une façon pour lui de pousser Araminte à faire un choix, à se justifier de garder un intendant amoureux, décision scandaleuse eu égard aux mœurs de l’époque, comme le souligne Mme Argante : »seriez-vous d’humeur à garder un intendant qui vous aime ? », III,6,p.113.

 

          Pour cela, Dubois utilise deux stratagèmes, passant par deux types de détour : le détour des personnages tiers et celui des objets.

          Le détour des tiers indique que la 1ère fonction de la (fausse) confidence est de révéler l’horizon improbable de l’intimité, l’impossible transparence de la relation à l’autre, médiatisée par la présence de tiers de + en + envahissants. Les structures du dialogue attestent du caractère très socialisé de la communication dans la pièce : aucun monologue et, sur un total de 37 scènes, 6 seulement mettent en scène Dorante et Araminte seul à seule : I,12 et I,15 ;  II,1 ; II,13 et II,15 ; III,12. Encore la +part de ces duos sont-ils parasités par la parole sociale, les autres étant présents à travers les propos qu’ils ont tenus et qui font l’objet des préoccupations des personnages, p.45-46, p.57, 61-62, p.88-9, 93-94,126-128. Nul n’échappe au regard, à la présence et surtout au commentaire des autres dans un monde où le jeu social gouverne les relations, partant les discours, et interdit  l’échange direct : Dorante ne peut déclarer son amour que par l’intermédiaire de Dubois et à demi-mot. Entre les deux aveux , l’un médiatisé par la fausse confidence (I,14), l’autre par la formulation hypothétique, escamotée (III,12), les duos amoureux sont parasités par des interventions intempestives: après avoir créé un quiproquo amoureux entre Dorante et Marton par la 1ère fausse confidence de la pièce à l’acte I, scène 4, Monsieur Rémy interrompt le face à face de l’acte II, scène 1 par une 2ème fiction de mariage, sans doute inspirée de l’invention par Dubois de la « grande brune piquante » Dubois ; après avoir interrompu, à l’acte II, scène 14,  l’épreuve de la fausse lettre d’Araminte, par l’annonce intempestive du 1er projet de mariage de Monsieur Rémy, Marton surprend Dorante aux pieds d’Araminte, à la fin de l’acte II, scène 16. Enfin et surtout l’inflation du commentaire, la folle circulation des discours parasite le dialogue, médiatisé. Le discours rapporté est souvent déformé, falsifié. Le mensonge, la médisance, l’indiscrétion, la fausse confidence ne cessent de faire écran, de dévoyer la communication.

            Connaissant le caractère franc et autoritaire de Monsieur Rémy qui, soucieux de réparer l’infortune de son neveu par un mariage avantageux, donnera tête baissée dans la fiction d’un Dorante convoité par une riche veuve, clamera sa bonne fortune sur tous les toits et viendra retirer son intendant de neveu de chez Araminte, Dubois se sert de sa vanité pour donner corps à la fable de la « grande brune piquante », exciter ainsi la jalousie d’Araminte et donner du prix à l’objet de son amour naissant (II,12).

            Dubois utilise également Arlequin par deux fois. A l’acte II, scène 10, il entre en se disputant intentionnellement avec lui et, menaçant directement Dorante (« si je disais un mot, ton maître sortirait bien vite »), pousse Arlequin à défendre Dorante. Ce faisant il distille avec stratégie les informations nécessaires au déroulement de son plan, puisqu’il fait reporter sur Arlequin l’annonce bruyante de la contemplation du portrait d’Araminte par Dorante, tandis que lui-même tient des propos mesurés, pleins de modalisateurs, pour ne pas paraître trahir trop violemment l’amour de Dorante pour Araminte devant Mme Argante et le Comte. Enfin il encourage ainsi Arlequin à voir en Marton une alliée, ce qui lui permet de manœuvre à sa guise les deux personnages. A l’acte III, scènes 2 et 3, il suggère à Marton de récupérer la lettre dont Dorante a chargé Arlequin. Marton fera ainsi le jeu du jeune homme en faisant une lecture publique de cette lettre qi acculera Araminte.

            Après avoir conseillé à Dorante de faire en sorte que Marton prenne un peu de goût pour lui, moyen d’en faire une adjuvante auprès d’Araminte tout en préparant le dépit provoqué par la désillusion, Dubois emploie avec elle le ton de la confidence et du commérage pour, disant le vrai sans être immédiatement cru, jeter ultérieurement le soupçon (I,17). Il crée les fondements d’une rivalité qui s’avérera, une fois le portrait d’Araminte livré : à l’acte II, scène 14, Marton tente d’obtenir la main de Dorante en la demandant à Araminte, avant de se rendre aux arguments de Dubois à l’acte III, scène 2 et de constituer avec  celui-ci un clan don elle croit qu’il va faire tomber Dorante. Dans cette scène se fait sentir le caractère fallacieux d’une parole qui est pur artefact : l’assertion de Marton (« te me l’avais bien dit ») se réfère à la fausse confidence de l’acte I, scène 17, mensonge destiné à produire son effet au moment voulu. La réponse de Dubois feint de se référer à un souvenir précis (« Ah ! oui, vous parlez de ce regard que je lui vis jeter sur elle ») qui est pure invention. La 2ème occurrence du verbe dire (« j’ai déjà dit à Madame qu’on m’avait assuré qu’il n’entendait pas les affaires » constitue un 2ème mensonge, asséné péremptoirement. Quand Dubois affirme qu’il a « dit sa pensée » à Araminte, il donne à entendre qu’il l’a critiqué, alors que c’est l’inverse qui est vrai. Araminte est bien « prévenue » en faveur de Dorante, mais ce terme laisse entendre une critique à l’égard d’un sentiment qu’il encourage en réalité sous le manteau. La parole n’est ici qu’un moyen au service d’une fin cynique. Dubois n’a pas de pitié pour Marton, qu’il fait servir sans scrupules à ses desseins, peut-être parce qu’elle lui renvoie l’image d’une personne originellement libre (elle est « de bonne famille ») et qui, pouvant se comporter en « amie » à l’égard d’Araminte, préfère un « petit profit », 1000 écus de récompense, à l’attachement qu’elle lui devrait, selon un trajet inverse de celui de Dubois.

            Mais c’est surtout Araminte que Dubois manipule, d’abord en piquant sa jalousie, sa curiosité, son besoin de fiction pour la représenter comme l’objet du désir d’un amant hors du commun et, une fois affirmé le désir d’Araminte de garder Dorante, la conforter dans ce dessein en traçant de Dorante un portrait par le biais duquel il faut du même coup celui d’Araminte : »Oh ! il ne faut pas avoir peur ; il mourrait +tôt. Il a un respect, une adoration, une humilité pour vous qui n’est pas concevable. Est-ce que vous croyez qu’il songe à être aimé ? Nullement. Il dit que dans l’univers, il n’y a personne qui le mérite ; il ne veut que vous voir, vous considérer, regarder vos yeux, vos grâces, votre belle taille : et puis c’est tout : il me l’a dit mille fois ». De même, à l’acte II, scène 12, il ne cesse de suggérer à la jeune veuve de renvoyer son intendant inconvenant pour mieux l’amener à justifier les raisons de vouloir le garder. Puis, Araminte tentant de savoir si son prétendu amour pour Marton est vrai, Dubois la rassure en citant des propos fictifs de Dorante . Enfin, comme Araminte cherche à savoir ce que Dorante pense tout en donnant l’impression du contraire, il invente encore un portrait pathétique qui force Araminte à exprimer sa pensée, toujours sur le mode indirect : sous prétexte de pouvoir le renvoyer s’il avouait, elle reconnaît implicitement attendre une confession. L’échange devient alors révélateur des sentiments d’Araminte, qui croit mener le dialogue, mais est en réalité dirigée par le valet.

                                                              

 

          Pour que les protagonistes ne doutent pas de la ferveur amoureuse de Dorante, Dubois fait aussi circuler les objets.  Outre les « papiers » qui ont trait au procès dont il est question entre Araminte et le Comte, objets prétexte à se parler, voire à provoquer le tête-à-tête, lettres et portraits sont dans la pièce des signaux, des objets parlants, des signes intentionnels, au service de la confidence.

         C’est d’abord le cas du portrait, objet iconique qui dit l’amour mieux que le langage et qui, faussement caché,  ne se cache que pour mieux révéler, avec ostentation, ce qu’il veut dire : l’amour passionné, donc flatteur, mais socialement inconvenant, de Dorante pour Araminte. C’est ainsi que le double secret dont la miniature, que le garçon joaillier apporte, suscitant la curiosité quand il livre, sans le vouloir, un détail d’importance (c’est un portrait de femme), mais refuse de l’ouvrir, est  censée être porteur : secret du commanditaire et de l’objet représenté, est un faux secret, fabriqué pour être éventé, rendu public, pour faire parler autour de lui de ce qu’il signifie si éloquemment (« je t’aime »). L’arrivée du joaillier (II,6) manipulé par Dubois, est tout sauf discrète et sa remise à Marton prouve bien qu’il n’était pas destiné à être remis en mains propres à son destinataire, comme le prétend le garçon joaillier. Dorante le constate du reste avec cynisme : « elle prend le change à merveille » (II,8).  Objet de toute une mise en scène, ce portrait entre dans une stratégie de communication destinée à exposer Araminte aux regards d’une société qui la juge et la somme de se dévoiler, sans égards pour son amour-propre : on suppute sur l’objet qu’on n’a pas encore vu ; on voit ; on tire des conclusions (II,9). Le « bruit » fait par ce portrait est amplifié dès la scène suivante (II,10) par l’altercation, proche de la farce, qui cristallise un nouveau débat sur le «tableau » , portrait ornemental et non + miniature qui marque une gradation dans la révélation de l’amour de Dorante pour Araminte, puisqu’il ne pose + aucun problème d’identité et que la balourdise d’Arlequin confirme rétrospectivement l’identité du destinateur/ destinataire de la miniature : « Sans doute, de quoi t’avises-tu d’ôter ce tableau qui est tout à fait gracieux, que mon maître considérait il n’y avait qu’un moment avec toute la satisfaction possible ? Car je l’avais vu qui l’avait contemplé de tout son cœur et il prend fantaisie à ce brutal de le priver d’une peinture qui réjouit cet honnête homme. Voyez la malice ! Ôte-lui quelque autre meuble, s’il en a trop, mais laisse-moi cette pièce, animal ! » (II,10). Stimulus de la passion de Dorante, le tableau représentant Araminte devient ainsi l’objet d’un discours rapporté d’Arlequin, qui révèle aux yeux du monde les sentiments de Dorante pour Araminte et jette celle-ci dans l’inconfort d’une situation rendue publique. Araminte se débat maladroitement : la pauvreté de la feinte (« eh ! que m’importe ? »), la dévalorisation de l’objet (« vieux tableau…mis par hasard »), le souci de rompre l’entretien (« laissez-nous ») ne peuvent pas masquer son intention profonde : remplacer le tableau par l’original, comme le dira la dernière réplique de la pièce. La lente maturation de l’amour passe chez Araminte par une connivence de + en + ouverte avec Dubois, devenu à la fois un confident, presqu’un complice et un émule : « le voici, je vais lui tendre un piège » (II,12). 

          Autre objet parlant, littéralement (toute lettre comporte un message) et dramatiquement (elle accélère l’action et précipite le dénouement), la lettre est elle aussi fausse confidence. Par nature, une lettre confiée à un destinataire précis, homme que l’on s’engage à épouser comme dans le cas de la fausse lettre d’Araminte au Comte Dorimont, ou « ami » à qui Dorante est censé confier son désespoir amoureux et son intention d’embarquer avec lui pour les colonies, est de l’ordre de la confidence intime. Or sa fonction est ici de révéler, de rendre public ce qui se fait passer pour une confidence privée. Détournée de son caractère confidentiel, la lettre signale que toutes les confidences sont, dans la pièce, des leurres. Piège destiné à déclencher l’aveu amoureux de Dorante,  le message contenu dans la lettre qu’Araminte dicte à Dorante est faux : Araminte n’a pas l’intention d’épouser le comte Dorimont. Son caractère confidentiel est également faux : le fait qu’Araminte le fasse écrire par un tiers rompt l’intimité entre le destinateur et le destinataire de la lettre. Enfin le destinataire avoué est faux aussi, car l’exercice de la lettre s’adresse à Dorante, qu’Araminte veut ainsi pousser à l’aveu. La lettre est donc un instrument au service d’une manipulation menée par Araminte, qui assène son coup au moment où Dorante est sans armure : son mentor n’a pas eu le temps de « l’instruire ». Araminte, qui a vite appris l’art de distiller savamment les fausses confidences, le convie à assister au triomphe de son rival (« je vous garantis que vous resterez ici ») et à se faire l’instrument par quoi il apprendra la bonne nouvelle : « pour le Comte, que je vais surprendre bien agréablement par le petit mot que vous allez lui écrire en mon nom ». Au supplice, Dorante est, pour la 1ère fois, complètement sincère et tout trahit sa détresse : ses propos,  réduits à de squelettiques exclamations, le timbre de sa voix (« Dorante, d’un ton ému »), ses réactions physiques (il change de couleur), ses absences, soulignés par les a parte d’Araminte, qui recourt au portrait pour débloquer le dialogue dans l’acte II, scène 15. La confusion entre « elle » et « son portrait » montre bien le statut de l’objet, son rôle dans le jeu oblique où les protagonistes se montrent autant qu’ils se cachent. Ouvrant la boîte, Araminte prend l’initiative de l’aveu que Dorante n’a pas osé faire et va donc, de sa propre volonté, là où Dubois voulait la conduire. Comme le tableau est un double du portrait-miniature, la 2ème lettre fait écho à la 1ère, à ceci près que la 1ère lettre, composée par Araminte, sert de support à une scène intimiste, tandis que la seconde est de Dorante et va donner lieu à une lecture publique.  Dans la lettre que Dubois fait écrire par Dorante à un supposé ami et qu’il feint de faire intercepter par Marton, le message est à la fois vrai (la passion de Dorante pour Araminte) et faux (la décision de partir pour les Amériques). Le but étant de pousser Araminte à prendre position publiquement, le code de la confidence est perverti, puisque cette lettre n’a été écrite que pour être lue en public…par un tiers : Dorante écrivait à son rival une lettre d’amour de sa maîtresse ; le Comte lit une lettre d’amour de Dorante à Araminte. Les deux lettres ont une même plume, celle de Dorante. Mais alors que la victime de la manipulation d’Araminte était, à l’acte II, Dorante, celle de la manipulation de Dorante et de Dubois est, à l’acte III, Araminte, clouée au pilori de la réprobation sociale de sa mère et humiliée par Dubois, qui déshabille son cœur en public. Coup de théâtre,  la lecture publique de la lettre de Dorante réunit tous les personnages de la pièce, à l’exception d’Arlequin.  De +, ce qui n’était auparavant qu’image –portrait, tableau- devient langage, parole non + seulement prononcée, mais scellée sur le papier : le mécanisme de la révélation progresse vers l’inéluctable et le choix à opérer est à assumer aux yeux de la société formée par la communauté des protagonistes de la comédie. Cette scène précipite le dénouement en détournant la colère d’Araminte de la tête de Dorante sur celle de l’entourage d’Araminte et de Dubois, qui avoue avoir eu l’idée de subtiliser la lettre de Dorante, qu’il peint en passant comme « + mort que vif » afin de réveiller la compassion d’Araminte, à l’acte III, scène 9. Elle fournit aussi la déclaration en bonne et due forme que Dorante avait jusque là refusée à Araminte : « celle que j’adore ». Elle réserve enfin à Araminte une « épreuve » propre à la déterminer : la menace de l’embarquement, de la séparation définitive.

 

           « Batterie » propre à réduire efficacement le cœur d’Araminte et à la conduire au mariage, la confidence n’est + l’aveu sincère qu’elle est traditionnellement au théâtre, mais un moyen d’agir sur l’autre à son insu. Les tireurs de ficelle sont Dubois et Dorante, les principales dupes du jeu sont Araminte et Marton, que les fausses confidences savamment distillées (une par acte) visent à leurrer, à instrumentaliser (Marton ) et à déstabiliser (Araminte). Ce grand stratègede l’action n’hésite d’ailleurs pas à jouer habilement de la fausse et de la vraie confidence quand il distille une vérité qui doit agir comme un soupçon. Ainsi ne dévoile-t-il à Marton les sentiments de Dorante pour Araminte : »je me figure quelquefois qu’il n’est venu ici que pour la voir de + près » (I,17), que pour faire naître ultérieurement un soupçon propre à servir la machinerie complexe qu’il finit de mettre en place dans l’exposition : «aussi bien ai-je un petit avis à donner à Marton. Il est bon de jeter dans les esprits les soupçons dont nous avons besoin » (I,16). La « fausse confidence » est ainsi le moteur de l’action.        

 

            «On dit faire une fausse confidence à quelqu’un, pour dire lui dire en secret quelque chose de faux dans le dessein de la tromper », lit-on dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1740, à l’article « confidence ». La confidence peut donc être fausse sous le rapport de l’énoncé ou sous le rapport de l’énonciation, sous son aspect confidentiel.

           Dans le 1er cas, il s’agit d’un mensonge,  qui peut prendre dans la pièce +sieurs formes.   Quand Monsieur Rémy invente, pour que Marton donne dans son projet de mariage en tous points socialement convenable,  que Dorante est tombé amoureux de Marton dès le 1er regard : « il vous a déjà vue + d’une fois chez moi quand vous y êtes venue […] Savez-vous ce qu’il me dit la 1ère fois qu’il vous vit ? Quelle est cette jolie fille-là ? » (I,4), il ment délibérément à Marton , qui s’imagine aimée. Il l’abuse et abuse donc de son ignorance.  Quand Araminte met Dorante à l’épreuve en lui faisant prendre sous la dictée une lettre annonçant au Comte son consentement (II,13), le secrétaire se demande si c’est vrai ou faux : « Ne serait-ce point aussi pour m’éprouver ? ». Mais un personnage peut aussi mentir délibérément à un interlocuteur qui sait qu’il lui ment, comme quand Araminte cache la vérité à Dubois sur l’aveu de son amour pour Dorante à l’acte II, scène 16. Le valet manipulateur s’offusque de ce qu’elle ait pu imaginer en faire sa dupe : « Ne voyez-vous pas qu’elle triche avec moi, qu’elle me fait accroire que vous ne lui avez rien dit ? Ah !je lui apprendrai à vouloir me souffler mon emploi de confident pour vous aimer en fraude » (III,1). Le 3ème cas de figure est quand  un personnage colporte une fable à son insu, comme quand Monsieur Rémy, double naïf de Dubois, vient reprendre son neveu pour qu’il épouse une « dame de 35 ans dotée de 15 000 livres de rente » et qui ressemble trop à la fiction de la « brune piquante » inventée par Dubois pour que Monsieur Rémy ne soit pas la dupe du valet rusé. Le 4ème cas de figure est quand un personnage ment par omission comme quand Dorante tout redresseur de torts qu’il se donne l’apparence d’être quand il s’agit d’empêcher Araminte d’épouser le Comte et tout amant de la « vérité » qu’il paraisse devant Madame Argante, Araminte et Marton, ne dément pas les allégations de son oncle, laisse Marton faire des projets de mariage sans la détromper,  l’encourage dans ses illusions, car il suit les conseils de Dubois et calcule que l’appui de Marton lui sera utile auprès de sa maîtresse ou suit les conseils stratégiques de son mentor. Enfin un personnage peut se mentir à lui-même, voire se voiler la face pour ruser avec son propre désir comme quand Araminte continue à prétendre, envers et contre l’épreuve de la fin de l’acte II, que le Comte est l’auteur du portrait ou que, pour garder auprès d’elle un intendant qu’elle sait amoureux et qu’il serait inconvenant de garder, mais qu’elle aime ou va aimer sans se l’avouer, elle ne cesse de donner des raisons qui sont autant de petits mensonges de bonne foi, où se glisse pourtant une pointe de mauvaise foi, selon l’analyse de Jean Rousset. L’honnête Araminte, qui a donné à Dorante une situation, un serviteur, l’a installé chez elle et implicitement reconnu comme son égal, peut alors, en toute assurance, recevoir ses compliments à double sens : « je n’envierai la condition de personne », « je commence à être heureux aujourd’hui, Madame » (I,7). La «bonne mine » de Dorante et l’habileté de Dubois trouvent là une aide précieuse et le paraître cache l’être : à chacun son mensonge. La vertu est le voile des sentiments.

            Tous les personnages (se) mentant et se manipulant le uns les autres, le tourniquet marivaudien ébranle la capacité de trancher entre le vrai et le faux.      Le régime de la parole étant réductible au mensonge généralisé, la vérité n’est + qu’un des registres d’une parole tout entière mensongère. Ainsi Dubois n’en est-il pas cru quand, disant pour une fois la vérité, il révèle à Marton l’intérêt que Dorante porte à Araminte : « Ne trouvez-vous pas que ce petit galant là fait les yeux doux […] Je me figure quelquefois qu’il n’est venu ici que pour la voir de + près » (I, 17). L’utilité de cette vraie confidence n’apparaît qu’après : quand Marton s’aperçoit qu’elle s’est leurrée sur les sentiments de Dorante, elle s’attribue l’erreur à elle-même, n’a pas l’idée de soupçonner le complot dont Dubois a été l’instigateur, puisqu’il s’est donné la peine de la prévenir, non sans avoir calculé au préalable que la confidence, loin de mettre son plan en danger, le servirait.Cette vérité reste impure : Dubois renforce sa réputation de franchise et libère la place pour d’autres manèges : victime de ses rêves et d’un apparent hasard, Marton est dans la situation de la femme trompée qui n’a à s’en prendre qu’à elle-même : elle s’éveille sans avoir compris que la réalité ne s’oppose pas au songe, mais en fait partie. Le pouvoir du mensonge est que la vérité même ne l’a pas démasqué, mais a découvert un no man’s land où, quand le paraître se dissipe, l’être vacille et oblige la victime à se méfier d’abord d’elle-même.  De même Dorante, maître de l’hypocrisie, ne dit le vrai que pour mieux dire le faux et se dégager de toute responsabilité concernant l’erreur dans laquelle il jette sciemment ses interlocuteurs. Sa parole, volontairement ambivalente, ne contredit jamais strictement la réalité. Quand il répond à la question de Marton : »votre amour me paraît bien prompt, sera-t-il aussi durable ? » (I,5) : « autant l’un que l’autre, Mademoiselle », il dit la vérité, puisque l’implicite de sa réponse est que son amour est aussi peu prompt que durable. Mais il prend soin que Marton ne s’en aperçoive pas, incapable de décoder l’implicite. De même, quand elle le remercie de dédaigner pour elle les avances d’une riche et belle jeune veuve, il dit vrai quand il se récrie qu’il ne pense qu’à lui, à la réalisation de son plan : »Vous n’avez point de gré à m’avoir de ce que je fais ; je me livre à mes sentiments, et ne regarde que moi là-dedans. Vous ne me devez rien : je ne pense pas à votre reconnaissance » (II,3). Pourtant il le sait, Marton n’a pas les moyens qui lui permettraient de prendre toute la mesure de ces paroles : la conquête d’Araminte. Dorante reste dans un flou calculé, qui autorise Marton à voir là une déclaration d’amour de + : quand il dit « je ne me livre qu’à mes sentiments », Marton croit qu’il s’agit des sentiments qu’il nourrit à son égard. Par un tour de force rhétorique, les paroles de vérité dispensées par Dorante rendent le plan + implacable, car, par elles, Marton est + profondément encore convaincue du faux : « Oh ! Dorante, que je vous estime ! Je n’aurais jamais cru que vous m’aimassiez tant ». Le mensonge est d’autant + redoutable que ces paroles ôtent à la victime toute possibilité de se retourner contre le coupable, une fois l’illusion révélée. Ainsi Dorante apparaît-il lui aussi comme un personnage manipulateur : dès le début de la pièce, le spectateur le voit « fein[dre] de détourner la tête, pour se cacher de Dubois (I,13) ; à l’acte II, scène 1, une didascalie nous le montre feignant un peu d’embarras ; il « fein[t] d’être déconcerté quand Marton le surprend aux genoux d’Araminte (II,15). Le pluriel du titre de 1738 nous invite donc à concevoir les relations entre les personnages comme autant de séries de tentatives d’intermanipulations grâce à l’usage de la parole. La parole est un reflet, insaisissable, de l’être, un masque qui déguise la personnalité du locuteur, sans faire pourtant totalement écran.

 

            Art du trompe l’œil, lieu privilégié de l’illusion, la parole théâtrale développe une maïeutique du mensonge + efficace que la vérité. Parler étant jouer sur les mots, avec l’autre, le statut de la parole est donc double : elle est medium déformant, trompeur  au sein d’une communication, pervertie ; néanmoins, par le jeu du faux, à travers les tours et les détours du langage, l’amour se révèle. Un des paradoxes de ce théâtre est   donc de faire accéder ses personnages à la vérité de l’amour par une systématique du mensonge. La ruse originelle, le piège soigneusement ourdi par Dubois et par Dorante débouchent sur l’amour, en un parcours qui va du faux au vrai par une surenchère de la falsification qui finit par en annuler les effets. Ainsi la parole étant proférée pour provoquer une autre parole, qui, en raison d’une résistance psychologique ou sociale, se refuse à toute publicité, le mensonge de Dubois à Araminte au sujet d’un Dorante qui se serait « jet[é] à [s]es genoux pour [le] conjurer de lui garder le secret sur sa passion » (II,12), celui d’Araminte dictant sa fausse lettre à Dorante ou de la fausse lettre de Dorante à son ami ont pour fonction de forcer les protagonistes à sortir de leur retenue et à dire leur amour. Le mensonge devient alors créateur de vérité et métaphore du statut de la pièce.

            Ainsi le mensonge accouche-t-il d’une vérité quand, prise au piège qu’elle tend à Dorante pour le pousser à l’aveu, Araminte donne au spectateur le spectacle de l’éclosion de son amour, manifesté par les didascalies et les a parte, lieux d’expression d’une parole vraie, vraie confidence de l’amour : « le cœur me bat » ; »il a des expressions d’une tendresse » ; « émue » (II,15)  . « Cette scène a révélé un secret, non de Dorante, mais d’Araminte : elle savait qu’il l’aimait, mais feignait de l’ignorer ; désormais il sait qu’elle sait qu’il l’aime, et il ne leur est + possible de ruser », commente Jacques Schérer dans son article « analyse des mécanismes des Fausses Confidences ». Araminte s’est donc ouverte à l’amour en s’ouvrant au secret, au mensonge, à la complexité de ses motifs et de ses actions. Elle s’est trouvée, à cause de Dorante, obligée de « prendre des biais » (II,12), s’est découvert une « envie de lui tendre un piège » et a fini par déguiser la vérité à celui qu’elle croyait encore con complice (II, 16). Mais si elle a fini par jeter bas le masque des convenances mondaines et des bienséances sociales dont elle voilait son désir et ses sentiments vrais, c’est aussi parce qu’elle a pris conscience qu’elle était entourée d’hypocrites et de menteurs qui ont soudoyé, menacé, injurié, ordonné de falsifier les pièces de l’affaire, fait venir un intendant à leur main et ainsi révélé, avec la vulgarité et la grossièreté de leur langage, la fausse vertu régie par l’intérêt et par la vanité : « Mais en effet je ne vous reconnais pas. Qu’est-ce qui vous fâche ? / Tout ; on s’y est mal pris ; il y a dans tout ceci des façons si désagréables, des moyens si offensants que tout m’en choque » (III,8, p.120). La lucidité  vient donc à Araminte avec l’effondrement des modèles familiaux et sociaux, dont elle est prête désormais à se déprendre pour prononcer, pour la 1ère fois, une parole propre : « Dans cette occasion-ci, c’est à moi-même que je dois cela ; je me sens offensée du procédé qu’on a avec moi, et je vais faire dire à cet homme d’affaires qu’il se retire ; que ceux qui l’ont amené sans me consulter le remmènent, et qu’il n’en soit plus parlé » (III,7). Enfin, le mensonge ayant accouché du vrai d’une « passion infinie », qui a pu se révéler grâce à lui au grand jour, ce mensonge, une fois le vrai advenu, peut et doit être dénoncé, car les protagonistes n’en ont + besoin. Leur amour, plein de la certitude de sa vérité, est assez solide pour se tenir seul, sans le secours des artifices qui l’ont aidé à venir à l’existence. L’épreuve que Dorante inflige à l’amour en prenant sur lui le risque de l’aveu est une épreuve de vérité en même temps qu’une nécessité de pureté. L’amour est devenu d’une telle évidence que les moyens importent peu, seule compte la fin : « après tout, puisque vous m’aimez véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon cœur n’est point blâmable ». (III,12). Cette marque de confiance que lui témoigne Dorante en confessant le complot signale la fin du règne du mensonge et de la dissimulation, l’avènement de la transparence entre les deux amants : « l’aveu que vous m’en faîtes vous-même, dans un moment comme celui-ci, change tout. Ce trait de sincérité me charme, me paraît incroyable, et vous êtes le + honnête homme du monde ». Ainsi le mécanisme de la parole est parti du faux pour le dépasser et conduire au vrai qui, devenu norme, dénonce en retour le faux  grâce auquel il est pourtant né.

           

            Les critiques l’ont souvent dit : tous les mensonges ne disent rien à proprement parler qui ne soit l’expression d’une « vérité ». En fait, tout est dit et ne cesse d’être dit : l’indiscrétion de Dubois(III, 9[5] et 12) ; la raisonde l’entrée de Dorante comme intendant d’Araminte (I,17[6], II,15[7] et III, 13[8] ) ; la passion de Dorante pour Araminte[9] et son mensonge par omission concernant Marton[10] ;  voire l’invention de la grande brune très piquante qui veut lui faire sa fortune et le stratagème du portrait. Dubois ne ment pas à proprement parler quand il révèle à Araminte que Dorante est passionnément amoureux d’elle. Le cœur de la fausse confidence, son énoncé, est véridique[11]. Les fausses confidences ne sont donc pas fausses au sens où elles diraient quelque chose de faux. Elles sont fausses parce qu’elles faussent les conditions d’énonciation. « C’est en un sens assez particulier que cette confidence est fausse, écrit Jacques Schérer de l’acte I, scène 14 des FC : l’adjectif ne signifie pas ici le contraire de vrai. L’information transmise par Dubois n’est pas inexacte ; mais l’intention avec laquelle il la transmet est trompeuse » ;  « Les fausses confidences sont fausses non en ce qu’il s’agirait de faire croire à un mensonge – car en somme, même s’il l’enjolive parfois, Dubois ne dit à peu près que la vérité-, mais en ce que la confidence n’y est pas une confidence, mais bel et bien un instrument d’action sur celui qui a confiance, et n’est donc que faussement un rapport de personne à personne », précise René Démoris. Il faut donc passer du sujet de l’énoncé au sujet de l’énonciation pour comprendre comment toutes les situations de discours de la pièce sont amenées à recevoir un double sens, manifeste et caché. Toute déclaration est en même temps la production d’une parole muette, qui ne s’entend pas directement, mais qui court tout le long de la parole proférée et sollicite une écoute, en produisant un dédoublement intérieur de l’énoncé. Ainsi Dorante peut-il faire lui-même la déclaration de son amour devant Araminte, sans que cela soit immédiatement identifiable comme telle : « mon amour m’est + cher que ma vie » (II,2). A la fois intendant et amoureux, il dit tout, mais en produisant une énonciation à deux voix et à deux portées qui sous-tend la scène sociale d’une scène amoureuse que la 1ère interdit et autorise tout à la fois. Le triomphe de l’amour est celui d’une vérité qui bouleverse les hiérarchies et mine de l’intérieur les positions d’autorité. Au principe même de l’énonciation, quiproquos et malentendus révèlent que la vérité de l’homme comme être parlant  est à rapporter au dialogisme de toute énonciation : faire entendre une autre parole qui ouvre de l’intérieur toute parole proférée à l’ambivalence.

           C’est que dans le système du marivaudage, chaque parole signifie + qu’il n’y paraît et pour entendre l’amour parler, il faut lire entre les lignes et écouter entre les mots. Ainsi l’unique déclaration d’amour de la pièce se fait-elle à la 3ème personne : « Araminte. – Est-elle fille ? A-t-elle été mariée ?/ Dorante.—Madame, elle est veuve. / Araminte – Et ne devez-vous pas l’épouser ?/ Dorante. – Hélas ! Madame, elle ne sait pas seulement que je l’adore. Excusez l’emportement du terme dont je me sers. Je ne saurais parler d’elle qu’avec transport » (II,15,p.94). Dorante sachant qu’Araminte connaît son amour, l’entretien est pour lui l’occasion de dévoiler ses sentiments, tout en faisant comme s’il s’agissait d’une tierce personne. Une déclaration frontale étant inconvenante, ce substitut lui permet d’employer des termes puissants (« je l’adore » appartient au vocabulaire religieux et « transport » souligne la démesure de l’attachement de Dorante pour sa maîtresse) pour dévoiler ses sentiments. Le stratagème de la lettre a le même effet à l’acte III. Les mots que Dorante ne peut employer face à Araminte deviennent possibles par papier et voix interposés, le rival malheureux qu’est le Comte se faisant involontairement le porte-parole de son rival heureux : « Le Comte- […] Elle ne peut + ignorer la malheureuse passion que j’ai prise pour elle, et dont je ne guérirai jamais/ Mme Argante—De la passion, entendez-vous, ma fille ! ».

            L’autre aveu indirect est bien sûr celui qui passe par l’entremise de la fausse confidence de Dubois : puisque Dorante ne peut assumer directement l’aveu qu’il est cantonné à faire à son ancien valet (« Je l’aime avec passion, et c’est pour cela que je tremble »), Dubois, double machiavélique de Dorante, s’en charge en prenant en charge la fiction et la ruse qui font de lui des doubles du romancier et du dramaturge Marivaux. Dorante déclare ainsi son amour à Araminte par l’intermédiaire du valet rusé, à l’acte I, scène 14, à l’acte I, scène 12 et à l’acte III, scène 9[12]. Grâce à ce système de parole d’amour par substitution, Dubois parvient à construire une image romanesque du jeune homme, obéissant  aux lois de l’amour passion : « il extravague d’amour » ; « il vous adore », » il perdit la raison », » comme extasié » (I,14, p.50-52). Parce qu’il excite l’imagination, le langage véhicule le fantasme grâce auquel l’amour va pouvoir éclore. Araminte tombe amoureuse d’une construction imaginaire, d’un cliché romanesque subtilement échafaudé par la fausse confidence de Dubois et la fausse lettre de Dorante. La parole est vectrice d’amour, mais jamais frontalement.              

 

            « L’histoire de cette pièce, c’est au niveau métafictionnel la fable du pouvoir performatif et, pourrait-on dire, congénitalement déformatif du langage […] On y observe comment le discours produit, ou du moins fortifie l’amour, en l’alimentant d’un discours sur l’amour, à travers lequel le fantasme de séducteur a tout loisir pour évoluer et prospérer », écrit Patrice Pavis des Fausses Confidences, illustration du pouvoir interne des mots à travers le pouvoir de la fiction : « l’amour est en rapport avec le besoin de fiction », dit René Démoris pour souligner le rôle de la parole de Monsieur Rémy ou de Dubois dans la cristallisation de l’amour de Marton et d’Araminte pour Dorante : le mensonge de Monsieur Rémy suffit à enflammer le cœur de Marton, qui « sourit », croit vivre « un songe » et s’étonne de « ce penchant dont on se prend tout d’un coup l’un pour l’autre », tandis que Monsieur Rémy s’étonne, lui, des progrès de cette passion soudaine : »Je ne fais que vous le montrer, et vous en êtes déjà toute coiffée » (II,3). Araminte n’aurait pas succombé au seul charme physique de Dorante si Dubois n’avait nourri cette inclination naissante du roman de leur 1ère rencontre et joué de la vanité de la jeune veuve en insistant sur la passion excessive de l’intendant, se faisant le porte-voix d’un portait idéalisé. La 1ère vertu du récit, précisément situé dans l’espace et dans le temps (« un vendredi », « dès quatre heures ») et où l’on découvre Dorante et son valet, « tous deux morfondus et gelés », suivant Araminte à la Comédie et jusque dans sa rue, ou encore la rencontrant par hasard aux Tuileries, est d’ériger Dorante en héros de roman, susceptible de cristalliser le fantasme amoureux d’Araminte, promue par contagion au rang de « dame » du roman courtois. Amant soumis, vénérant de loin sa Dame, en conformité avec la tradition du roman courtois, Dorante apparaît davantage  comme un miroir flatteur, un fantasme, que comme un personnage doté de qualités propres. La fiction transforme Dorante en amant chevaleresque, en héros courtois, autorisant par là même Araminte à l’aimer, par la constitution d’une communauté de valeurs, morales +tôt que matérielles. Stu­péfaite, Araminte découvre au sein de sa vie bourgeoise des aventures insoupçonnées. Son quotidien banal est comme transfiguré : par la magie du récit rétrospectif, la riche veuve devient, dans la bouche de Dubois, un véritable personnage de roman. Dubois fait vivre à Araminte une expérience à la fois troublante et particulièrement gratifiante, celle d'une « réalité augmentée » : il l'invite à réinterpréter son quotidien, lui permet de rêver sa propre vie. Il présente à Araminte l'image d'une femme épiée et désirée par un soupirant (un personnage à la troisième personne) et l'invite à se reconnaître en ce personnage. Le fait, pour Araminte, de s'identifier à cette héroïne produit chez elle un sentiment de surprise mêlé de plaisir : « Est-ce que tu la connais, cette personne ? / Dubois. J'ai l'honneur de la voir tous les jours ; c'est vous Madame. Araminte. Moi, dis-tu ! ». Dans le passage de la troisième à la deuxième personne (puis à la première), Araminte fait l'expérience d'un agrandissement de son moi, d'une transfiguration romanesque de son existence. Il y a donc un lien fondamental entre l'amour et le recours au récit, voire entre l'amour et la fiction.

             C’est une des explications du pardon des manoeuvres qui ont su gagner le cœur d’Araminte : « après tout, puisque vous m’aimez véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon cœur n’est point blâmable : il est permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui pardonner lorsqu’il a réussi ».  C’est la fiction qui a permis à Araminte de se découvrir elle-même et de se révéler aux autres en faisant d’elle le point nodal de l’intrigue, le centre de tous les regards, la cible de la plupart des fausses confidences. En lui faisant perdre le contrôle d’elle-même et oublier qui elle est, ces fausses confidences ont bouleversé ses certitudes, dérangé l’image  de femme tranquille que les autres et elle-même avaient d’elle et rythmé sa prise de conscience : alors qu’au début de l’acte I, scène 15, le trouble d’Araminte est manifeste (« voilà à une confidence dont je me serais bien passée moi-même » ; « de quoi vous parlai-je ? Je l’ai oublié »), elle déclare « et moi, je vois clair » une fois le véritable modèle du portrait révélé. La seule parade qu’elle imagine à la remise en question provoquée par la parole des autres réside dans l’invention d’une fiction concurrente : elle s’obstine à prétendre que le commanditaire de la miniature n’est pas Dorante, mais Dorimont. Ecrire ainsi l’histoire revient à nier toute idée de mésalliance, à occulter l’amour de l’intendant, à maintenir la situation dans un schéma socialement acceptable et surtout à repousser le moment où reconnaissant la réalité des sentiments de Dorante, elle se verra contrainte soit de le renvoyer, soit d’y répondre favorablement et de rompre avec les conventions sociales, bouleversant son confort moral et l’ordre de la maisonnée. Comme Dorante, Araminte ruse avec son désir quand, croyant formuler un fait (il faudrait que Dorante se déclare pour qu’elle ait une raison de le renvoyer), elle exprime en fait son souhait que l’homme dont elle tombe amoureuse lui déclare sa flamme : « Je ne sais de son amour que ce que tu m’en dis ; et je ne suis pas assez fondée pour le renvoyer ; il est vrai qu’il me fâcherait s’il parlait ; mais il serait à propos qu’il me fâchât » (II,12,p.87). La tournure impersonnelle et la contradiction de l’énoncé (elle veut être fâchée !) ont valeur d’euphémisme pour exprimer son désir d’entendre une déclaration d’amour. La parole signifie toujours + que ce que les mots sont censés désigner : elle est l’affleurement visible, la manifestation en surface des méandres complexes, enfouis, que sont les sentiments : « il faudrait donc, comme le disait très bien Marivaux lui-même, que les acteurs ne paraissent jamais sentir la valeur de ce qu’ils disent, et qu’en même temps, les spectateurs la sentent et la démêlent à travers l’espèce de nuage dont l’auteur enveloppe leurs discours », explique d’Alembert dans son Eloge de Marivaux. Le dialogue, purement matériel et presque prosaïque, sur quoi s’ouvre l’avant-dernière scène indique que la parole mécanique se vide pour signifier le comble, pour extérioriser l’amour, l’essence de l’amour, à laquelle seul le spectateur peut alors accéder, car lui seul peut comprendre que les mots des personnages expriment les sentiments violents qui troublent leur âme. La surprise de l’amour procède, comme la rupture de l’engagement vis-à-vis du Comte d’une ultime parole indirecte, l’énoncé « je vous aime » étant modalisé par la visée percontative qui lui confère la portée d’un discours rapporté, tandis que le Comte Dorimont lui épargne de prononcer publiquement les mots « amour »  et « mariage ». Comme il servait d’intermédiaire entre Dorante et le public quand il lisait la lettre, le Comte sert de médiateur entre Araminte et Mme Argante. En cela, le théâtre marivaudien est un laboratoire des sentiments, dans lequel l’enjeu est de parvenir à dire sans prononcer : « je n’ai rien à ajouter » (III,13, p. 131).

 

            Stratégie indirecte, la « fausse confidence » aura donc  montré combien la parole est au théâtre action. Appropriation de la langue à travers un acte de langage singulier, la maïeutique du marivaudage montre à quel point parler, c’est agir sur soi, sur autrui et sur le monde. Mais la métathéâtralité de la pièce de Marivaux prouve aussi que stratagème comique, la fausse confidence est métonymie d’une « machine théâtrale » qui dévoile ses propres mécanismes par un mouvement réflexif.

             «Allons faire jouer toutes nos batteries » (I,17) ; «Voici l’affaire dans sa crise » (II,6) ; « ouf ! ma gloire m’échappe » Pardi nous nous soucions bien de ton tableau à présent » ; « ah ! la belle chute » (III,,13) : les métaphores filées à la fin de chaque acte renvoient à l’univers de la scène et de la machinerie théâtrale. Le verbe « jouer » désigne à la fois le jeu théâtral et la machinerie scénique ; le mot de « crise » appartient au vocabulaire de l’analyse théâtrale où il désigne le climax  de l’action ; le « tableau » dont parle Arlequin est aussi celui que Dubois a peint dès l’acte I, scène 2, le tableau vivant des noces de Dorante et d’Araminte : »je vous vois déjà en déshabillé dans l’appartement de Madame » ; la « chute » est celle du rideau  qui tombe sur le dénouement ; enfin, la « gloire » peut désigner le triomphe de la comédie et la « fortune littéraire » de son auteur. La suite de la réplique, « je mériterais bien d’appeler cette femme-là ma bru » serait dès lors une revendication de paternité du créateur de personnages et de situations. Ainsi Dubois serait le Deus ex machina, la figure du dramaturge passant de l’espace de l’écriture à celui de la scène après avoir ourdi l’intrigue, dirigé les personnages comme autant d’acteurs et hésité entre les rôles d’auteur, de metteur en scène et de comédien. Il a « conduit » Dorante, dirigé Marton, joué la comédie avec Araminte et Arlequin. Il est donc « persona » au sens étymologique : masque du dramaturge travesti en serviteur de théâtre, en valet industrieux pour mieux s’affirmer en serviteur du théâtre, de la comédie.

            Il n’est du reste pas le seul: à l’acte I, scène 4, puis à l’acte II, scène 3 un heureux hasard fait que Monsieur Rémy, double naïf de Dubois, suit à son insu le scénario imaginé par le valet rusé en donnant la main au souhait que Marton prenne du goût pour Dorante, puis en corroborant, de bonne foi, le roman de la « grand brune piquante », achevant ainsi d’accréditer l’univers imaginaire et fictionnel convoqué par Dubois dans le hors scène du coup de foudre, du coup de fourbe.

            Dès lors on comprend que la grâce soit accordée par Araminte au nom de la réussite de la pièce qui plaît par l’artifice. Elle fait alors peut-être moins l’éloge de l’honnêteté du « trait de sincérité » de Dorante, que celui de l’efficacité poétique et dramatique du masque, qui a fait advenir le mensonge comme création dramatique. La fin justifiant les moyens, le triomphe de l’artifice confond la vérité du cœur avec celle de la comédie. L’aveu de Dorante n’est pas celui de son amour mais du stratagème, que sa justification par Araminte légitime au nom de l’efficacité dramatique, rhétorique, du mensonge. La fausse confidence ne serait alors rien d’autre que le trope communicationnel désignant et dévoilant les rouages de « la machine matrimoniale » de Marivaux Le mécanisme des fausses confidences serait la métonymie de l’efficacité du stratagème, acte de langage performatif, dont les fonctions  poiétique et métalinguistique sont intrinsèquement liées, le triomphe de l’artifice par quoi la fin justifie les moyens révélant que la vérité du cœur est en fait celle de la comédie, triomphe de l’avènement du mensonge comme création dramatique.

 

            Resterait à savoir ce que le stratagème des fausses confidences, lieu de réflexion des rapports de force et de pouvoir, mais aussi de la nécessité de recourir au détour d’une parole indirecte pour dire l’amour et concilier amour et reproduction sociale, nous apprend du pouvoir de la comédie comme lieu d’expression et de résolution imaginaire des conflits, par le jeu théâtral.

            En effet, si on s’intéresse au sort des personnages au dénouement de cette comédie, on s’aperçoit d’abord que les deux personnages «tristes » du dénouement, Marton, la fausse suivante et le Comte Dorimont à l’ethos longtemps fort peu aristocratique, ratent le mariage de convenance ou d’intérêt que leur avaient fait miroiter la fausse confidence de Monsieur Rémy et la manipulation d’Araminte par sa bourgeoise gentilhomme de fille. Le pouvoir de Mme Argante, contesté par la fin de non recevoir que Dorante a opposée à son injonction de tromper sa fille à son avantage, est définitivement aboli par le refus de sa fille de renvoyer l’intendant que Monsieur Rémy lui a donné pour prendre celui qui  le Comte Dorimont a amené sur sa proposition. Forte de la liberté que son statut de veuve lui accordait et séduite l’image que le roman inventé par Dubois lui a donnée de Dorante et d’elle-même, Araminte a choisi de donner raison à la logique fictionnelle de la comédie. Dorante voit son rêve d’unir l’amour à l’argent se réaliser. Double naïf , burlesque et dégradé de Dubois,  Arlequin, + ambivalent qu’il n’y paraît, oscille entre les larmes qui font de lui ce qu’il a paru être tout le long de la pièce, le fidèle serviteur d’un ordre intériorisé jusqu’à l’aliénation, et la consécration cynique du triomphe de Dubois. Quant à Dubois, serviteur de deux maîtres et auxiliaire de l’Amour, il aura tout à la fois servi de père de substitution à Dorante (« je mériterais d’appeler cette femme-là ma bru »), rêvé à travers son succès de fusionner avec le corps interdit de son maître (« il faut qu’elle nous épouse »), assumé la part cyniquement intéressée de l’homme à bonnes fortunes (« votre mine est un Pérou »), et pris une revanche imaginaire sur ses maîtres devenues proies : »Fierté, raison, richesse, il faudra que tout se rende » (I,2). Tout doit capituler face à la puissance de la machine de guerre lancée contre les prérogatives des maîtres que sont l’amour propre, la supériorité économique, l’ascendant social   et le pouvoir de congédier. Récusé comme confident, trahi par Dorante, il pourrait bien faire les frais d’un mariage dont il risque fort de n’avoir pas les récompenses promises successivement par Dorante et par Araminte. Mais s’il peut, sans leurre, se féliciter d’être le père de la comédie, c’est qu’il garde, vis-à-vis de l’expédient comique, la distance qu’il affichait quand  Dorante s’inquiétait d’un éventuel échec de la machine matrimoniale : la finalité de ce rôle de comédie qu’est le valet industrieux est d’ourdir des intrigues pour nouer un conflit, en déployer les péripéties et le dénouer par l’artifice du mariage.

             

 



[1]              « Dubois Dorante s’est-il déclaré, Madame ? et est-il nécessaire que je lui parle ?/ Araminte Non, il ne m’a rien dit. Je n’ai rien vu d’approchant à ce que tu m’as conté ; et qu’il n’en soit + question : ne t’en mêle +. Elle sort. Dubois : Voici l’affaire dans sa crise » (II,16).

[2]              Rien ne pèse tant qu'un secret
Le porter loin est difficile aux Dames :
Et je sais même sur ce fait
Bon nombre d'hommes qui sont femmes.
Pour éprouver la sienne un mari s'écria
La nuit étant près d'elle : O dieux ! qu'est-ce cela ?
Je n'en puis plus ; on me déchire ;
Quoi j'accouche d'un oeuf ! - D'un oeuf ? - Oui, le voilà
Frais et nouveau pondu. Gardez bien de le dire :
On m'appellerait poule. Enfin n'en parlez pas.
La femme neuve sur ce cas,
Ainsi que sur mainte autre affaire,
Crut la chose, et promit ses grands dieux de se taire.
Mais ce serment s'évanouit
Avec les ombres de la nuit.
L'épouse indiscrète et peu fine,
Sort du lit quand le jour fut à peine levé :
Et de courir chez sa voisine.
Ma commère, dit-elle, un cas est arrivé :
N'en dites rien surtout, car vous me feriez battre.
Mon mari vient de pondre un oeuf gros comme quatre.
Au nom de Dieu gardez-vous bien
D'aller publier ce mystère.
- Vous moquez-vous ? dit l'autre : Ah ! vous ne savez guère
Quelle je suis. Allez, ne craignez rien.
La femme du pondeur s'en retourne chez elle.
L'autre grille déjà de conter la nouvelle :
Elle va la répandre en plus de dix endroits.
Au lieu d'un oeuf elle en dit trois.
Ce n'est pas encore tout, car une autre commère
En dit quatre, et raconte à l'oreille le fait,
Précaution peu nécessaire,
Car ce n'était plus un secret.
Comme le nombre d'oeufs, grâce à la renommée,
De bouche en bouche allait croissant,
Avant la fin de la journée
Ils se montaient à plus d'un cent.

[3]              Noter que celle-ci est signalée par Dubois et Mme Argante, puis regrettée par Araminte elle-même.

[4]              « De quoi peut-il être question ? …En vérité, j’en suis tout émue »

[5] « Dubois . En un mot vous êtes quitte, et cela par le moyen de cette lettre qu’on vous a lue et que Mademoiselle Marton a tirée d’Arlequin par mon avis ; je me suis douté qu’elle pourrait vous être utile, et c’est une excellente idée que j’ai eue là, n’est-ce pas, Madame/ Araminte, froidement Quoi ! c’est à vous que j’ai l’obligation de la scène qui vient de se passer ? / Dubois, librement Oui, Madame/ Araminte Méchant valet ! ne vous présentez + devant moi/ Dubois, comme étonné Hélas, Madame, j’ai cru bien faite/ Araminte Allez, malheureux ! il fallait m’obéir ; je vous avais dit de ne + vous en mêler ; vous m’avez jetée dans tous les désagréments que je voulais éviter. C’est vous qui avez répandu tous les soupçons qu’on a eux sur mon compte, et ce n’est pas par attachement pour moi que vous m’avez appris qu’il m’aimait ; ce n’est que par plaisir de faire le mal […] et je le trouve bien malheureux d’avoir eu affaire à vous, lui qui a été votre maître, qui vous affectionnait, qui vous a bien traité, qui vient, tout récemment encore, de vous prier à genoux de lui garder le secret. Vous l’assassinez, vous me trahissez moi-même. Il faut que vous soyez capable de tout, que je ne vous voie, et point de réplique ».

[6] « Dubois […] je me figure quelquefois qu’il n’est venu ici que pour la voir de + près » (I, 17).

[7] « Araminte. Mais dans la situation où vous êtes, quel intérêt aviez-vous d’entrer dans ma maison, et de la préférer à une autre ? / Dorante Je trouve + de douceur à être chez vous, Madame »

[8] « Le Comte « j’ai deviné tout ; Dorante n’est venu chez vous qu’à cause qu’il vous aimait » (III,13)

 

[9] I,2 « Dubois […] Vous l’avez vue et vous l’aimez ?/ Dorante Je l’aime avec passion, et c’est ce qui fait que je tremble ! » ; I,14 «Dubois Il vous adore ; il y a six mois qu’il n’en vit point, qu’il donnerait sa vie pour avoir le plaisir de vous contempler un instant. Vous avez dû voir qu’il a l’air enchanté, quand il vous parle ». II,2 « Dorante  J’ai le cœur pris ; j’aime ailleurs […] Je ne saurais changer de sentiment, Monsieur […] Il n’y a pas moyen, Madame, mon amour m’est + cher que ma vie » ; II,2 Araminte à Dorante : « sans toi je ne saurais jamais que cet homme-là m’aime » ; Dubois à Araminte à propos de Dorante : »il n’y a qu’un moment, dans le jardin, il a voulu presque se jeter à genoux pour me conjurer de lui garder le secret sur sa passion » ;

[10] II,15 « C’est une erreur où Monsieur Rémy l’a jetée sans me consulter ; et je n’ai osé dire le contraire, dans la crainte de m’en faire une ennemie auprès de vous. Il en est de même de ce riche parti qu’elle croit que je refuse à cause d’elle ; et je n’ai nulle part à tout cela. Je suis hors d’état de donner mon cœur à personne : je l’ai perdu pour jamais, et la + brillante de toutes les fortunes ne me tenterait pas/ Araminte Vous avez tort. Il fallait désabuser Marton./ Dorante Elle vous aurait peut-être empêchée de me recevoir, et mon indifférence lui en dit assez  ».

[11]             ».           Tout n’est en effet pas faux dans cette déclaration, corroborée notamment par les protestations d’amour de Dorante, à l’acte I, scène 2 et à l’acte III, scène 12 : « je l’aime avec passion, et c’est ce qui fait que je tremble » ; « dans tout ce qui s’est passé chez vous, il n’y a rien de vrai que ma passion qui est infinie, et que le portrait que j’ai fait » (p.129). Or je vous rappelle qu’il est difficile, compte tenu des règles de la dramaturgie classique, qui exigent qu’on éclaire le spectateur, et de celles du théâtre de Marivaux, qui punit toujours le libertinage, de postuler l’hypocrisie des deux compères, la fausseté entière de cet amour extatique si méthodiquement révélé d’un commun accord, de transformer du coup l’aveu final de Dorante en chef d’œuvre de rouerie bien différent du sincère repentir qui ravit Araminte.

[12]             « Au reste, je viens seulement de le rencontrer, + mort que vif, qui traversait la galerie pour aller chez lui. Vous auriez trop ri de le voir soupirer ; il m’a fait pitié ; je l’ai vu si défait, si pâle et si triste, que j’ai eu peur qu’il ne se trouve mal ».