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Introduction à la lecture des "Fausses Confidences" de Marivaux

Dernière longue comédie en 3 actes[1] de Marivaux, après 20 ans d’effort dans trois genres différents : l’essai moral, le roman[2] et le théâtre, Les Fausses confidences occupe une place singulière dans la dramaturgie de l’auteur. Ecrite pour une troupe des Italiens sur le déclin, elle conduit à repenser le marivaudage, superpose à l’intrigue proprement amoureuse la question de la mobilité sociale, étroitement dépendante des questions d’argent et de condition et montre surtout combien, au théâtre, la parole est action (sur soi, sur autrui et sur le monde) autant et + que réflexion et quand elle est ré-flexion, elle réfléchit + sur les relations de pouvoir induits par les stratégies indirectes de manipulation annoncées dès le titre de la pièce que sur le conflit de l’amour et de l’amour-propre censé occuper le centre de la « machine matrimoniale » de Marivaux.

 

 

            Siècle de la parole, brillant et raffiné, le XVIIIème voit se développer des lieux de sociabilité, de divertissement et d’échange où la parole circule : théâtres[3] bien sûr [4][5]; cafés littéraires comme le Procope ; académies donnant naissance à des discours comme ceux qui lancent Rousseau sur la scène du débat public ; salons de la nouvelle préciosité, dont celui de Mme de Lambert et celui de Mme de Tencin, que Marivaux fréquente et où se déploie un art de la conversation qui se caractérise par la maîtrise et le sens des nuances du langage, l’amour de l’esprit, la vivacité du verbe : « c’est un instrument dont on aime à jouer et qui ranime l’esprit comme la musique chez les autres peuples », écrira Mme de Staël. En effet, la civilité est alors conçue comme un idéal policé consistant à observer les règles de savoir-vivre qui régissent la vie en société et qui visent notamment à la maîtrise des corps et à l’atténuation de l’agressivité par la parole. Pendant tout l’âge classique, la conversation érigée au rang d’art constitue l’expression privilégiée de la politesse, « manière de vivre, d’agir, de parler, civile, honnête et polie, acquise par l’usage du monde », et dont certains contes comme Les deux filles de Charles Perrault se font l’écho à la fin du XVIIème siècle. De ce triomphe de la civilité de la parole polie/ policée sur l’incivilité de la parole triviale, la logique des Fausses Confidences procède qui repose sur un e opposition entre les petits maîtres de la parole, incapables de rentrer dans la subtilité d’un échange indirect et les adeptes de cette parole indirecte, policée

            En effet le marivaudage se fait volontiers le reflet de cette « belle conversation » dans un dialogue entre les valets passés maîtres dans l’Île des esclaves : « Ma belle demoiselle, qu’est-ce que nous ferons à cette heure que nous sommes gaillards ? / -Eh ! Mais la belle conversation ! ». C’est d’ailleurs sur ce thème que s’ouvrent Les Fausses confidences, puisqu’Arlequin s’acharne jusqu’au comique à faire la conversation à Dorante, comme s’il s’agissait d’un impératif catégorique de l’honnêteté », de la civilité, une marque de politesse et de bienséance en même temps qu’un remède contre l’ennui (relire I,1). Ainsi les conflits se détachent-ils sur fond d’échanges « urbains », -c.à.d. originellement propres à la ville, par opposition à la balourdise rustique-, tels que les définit la culture de la civilité puis de la politesse depuis le XVIIème siècle et son idéal de l’honnête homme. Ce modèle comportemental et discursif joue du reste discrètement le rôle de toile de fond, en particulier dans les scènes où Araminte et Dorante s’entretiennent. Dès leur 1ère entrevue, à l’acte I, scène 7, Araminte excelle dans l’art de valoriser son interlocuteur, sans tomber pour autant dans l’emphase obséquieuse : « je suis obligée à Monsieur Rémy d’avoir songé à moi. Puisqu’il me donne son neveu, je ne doutre pas que ce ne soit un présent qu’il me fasse ». Le compliment est mis en valeur par le discret jeu de mots sur le verbe « donner », qui signifie « confier à », et qu’Araminte réinterprète spirituellement dans le sens de faire un cadeau, un « présent ». Le but de ces formules est de  désamorcer toute forme d’agressivité en ménageant l’amour propre de l’interlocuteur.  C’est ainsi que Dorante répond à Araminte, qui lui suggère qu’il mérite une meilleure place : « je ne sens rien qui m’humilie dans le parti que je prends, Madame : l’honneur de servir une dame comme vous n’est au-dessous de qui que ce soit, et je n’envierai la condition de personne ».

            Toutefois, cet art subtil de la politesse peut, s’il est mal compris, se réduire à un ensemble de procédés mécaniques et de formules creuses, comme dans cet échange inaugural, où la   conversation, fleuron de la société du temps, devient un ressort comique et dramatique. Le spectateur comprend en effet rapidement que le zèle envahissant d’Arlequin, à la parole naïve et qui semble prendre au pied de la lettre la recommandation d’Araminte, dont il ne saisirait pas la délicatesse, ne fait qu’importuner Dorante, pris au piège des règles du savoir-vivre. Cherchant à se débarrasser du « fâcheux » pour pouvoir convenir avec Dubois de la stratégie à adopter pour exécuter le plan « convenu » hors-scène, il répond par les formules de politesse vides : »je vous suis obligé », »je vous remercie », « ce n’est pas la peine », au risque de passer, sinon pour incivil, du moins pour original quand il se voit enfin contraint de déclarer franchement qu’il souhaiterait rester seul. La 1ère leçon de la scène réside dans le malentendu sur la conception erronée qu’Arlequin se fait de l’honnêteté : « nous avons ordre de Madame d’être honnête, et vous êtes témoin que je le suis ». Parce qu’il n’a pas perçu l’esprit raffiné de la politesse, il n’en retient que les signes ostentatoires, dont il fait une lecture superficielle et simpliste :il s’agit pout lui de « désennuyer » son interlocuteur, de meubler le silence, de se donner les apparences de l’honnêteté. Privée de l’esprit de la politesse et étouffée sous le poids des bienséances, la parole « honnête » n’est + qu’un moyen de garder contenance. La 2ème leçon est dramaturgique : à la parole vaine d’une scène dramatiquement inutile s’oppose la parole qui, procédant d’une intention d’action, porte sur les moyens verbaux et non verbaux de cette action qui procédera, à travers la « fausse confidence », des interactions verbales.

            Le conflit dramatique naissant tout à la fois de la confrontation des projets de mariage de Madame Argante, de Monsieur Rémy et du valet Dubois et de la manière dont le valet rusé contourne l’obstacle de l’interdit social en provoquant le double aveu de l’amour et de la manipulation, le schéma de la conversation se trouve aussi au centre  de deux types de duels verbaux : les échanges verbaux reposant sur la raillerie et qui dégénèrent en invectives quand les personnages ne savent pas manier l’esprit ; la capacité des échanges sur le mot à dégénérer en querelles.

            La raillerie, qui peut désigner au XVIIIème siècle le badinage, donc relever du jeu, mais aussi l’ironie, le sarcasme, donc la dérision, ne doit normalement pas être confondue avec l’insulte ou l’invective, car elle ne se conçoit pas indépendamment de la politesse et du respect des bienséances, avec lesquelles elle doit composer. Au sein d’une culture de l’honneur, il s’agit de tourner autrui en dérision tout en faisant mine de respecter les règles de la civilité. A l’échange des coups se substitue l’échange de bons mots révélant l’esprit du locuteur, son art de la répartie, son habileté linguistique. A condition de respecter quelques règles élémentaires de bienséance, l’ agressivité, devenue socialement acceptable, peut se donner libre cours sous le vernis de la politesse. C’est ainsi qu’on peut comprendre le persiflage du Comte et la répartie d’Araminte au début de la scène 11 de l’acte II : « Le Comte, d’un ton railleur Ce qui est sûr, c’est que cet homme d’affaires-là est de bon goût/ Araminte, ironiquement Oui, la réflexion est juste. Effectivement, il est fort extraordinaire qu’il ait jeté les yeux sur ce tableau ». La raillerie du comte sur le bon goût de l’intendant est une façon détournée de complimenter Araminte, mais aussi, peut-être, de faire référence à la faible valeur esthétique du « vieux tableau », pour mieux souligner surtout l’indécence de la contemplation du portrait d’Araminte par Dorante. La réplique d’Araminte vise, elle, à démontrer l’absence de jugement du comte : tenir pour « extraordinaire » le comportement de Dorante serait lui accorder une attention qu’il ne mérite pas et méconnaître les charmes naturels d’Araminte. La critique est d’autant + efficace qu’elle demeure implicite et sujette à interprétation. Or de cette raillerie fine, les adeptes du langage direct que sont Monsieur Rémy et surtout Madame Argante sont incapables. Quand celle-ci prétend faire des bon mots, ils sont âpres et leurs piques explicites : « Adieu, Monsieur l’homme d’affaires qui n’avez fait celles de personne », dit-elle en reprochant à Dorante d’avoir refusé de mentir à Araminte pour qu’elle épouse Dorimont, à l’acte I, scène 10. Le jeu de mots sur le syntagme « homme d’affaires » vise à remettre Dorante à sa place en lui rappelant que l’autorité réelle d’un discours est fonction de la condition sociale du locuteur. Mais dans la bouche de cette femme « brusque et vaine », qui ne sait guère manier l’ironie, la raillerie tourne vite à l’invective, par exemple quand elle déclare sans détour à Monsieur Rémy : »votre Dorante est un impertinent » (III,5).  La culture de la politesse est donc ouvertement mise à mal par les petits maîtres de la parole, dont les apparences policées se craquellent devant la crudité des intérêts et des conflits de personne. Cette dérive de la politesse vers l’incivilité est mise en évidence par Monsieur Rémy qui, ignorant les désillusions de Marton, s’étonne de la brusquerie de ton de celle qu’il voyait déjà comme sa nièce : »Marton, brusquement Passez, Monsieur, et cherchez votre nièce ailleurs : je n’aime pas les mauvais plaisants. Elle sort/ Monsieur Rémy. Voilà une petite fille bien incivile ». Lui-même n’est pas en reste quand, fâché que Dorante refuse de quitter le service d’Araminte pour épouser l’avatar de la « grande prune piquante » aux 15 000 livres de rente, il le traite d ' »imbécile », de « sot », ou qu’il se querelle avec Argante sur un mot.

            En effet l’enchaînement des répliques se fait volontiers sur le pivot du mot dans le théâtre de Marivaux comme dans la conversation de salon: « c’est sur le mot qu’on réplique, non sur la chose », disait Marmontel, théoricien du XVIIIe siècle ; « dans cette broderie qu’est le marivaudage, le fil qui passe de main en main est bien un mot que chacun des interlocuteurs reprend à l’autre », selon Frédéric Deloffre, auteur d’une étude fondatrice sur une préciosité nouvelle : Marivaux et le marivaudage. Deux scènes sont à cet égard exemplaires : la scène du tableau, où c’est justement le terme « mot » qui circule d’un personnage à l’autre et constitue une forme de « tourniquet »[6] dans lequel les personnages sont pris et qui confère une dynamique certaines aux échanges de répliques, donc à l’action, conduite par la parole dans ce théâtre + que dans tout autre (II,10, repris au début de II,12) ; le duel de mots qui préside à la scène de dispute entre Monsieur Rémy et Mme Argante (III,5). Mais l’inanité de la dispute entre ces petits maîtres de la parole triviale que sont Monsieur Rémy et Madame Argante prouve cependant combien le modèle de la civilité est parodié par les empêcheurs de « marivauder en rond ». En effet ces « fâcheux », qui prétendent opposer aux broderies subtiles, aux méandres et aux circonlocutions de la parole indirecte et des bonnes manières le réalisme trivial d’une parole directe et directive, qui va droit au but et se veut efficace, parlent pour ne rien dire quand ils parodient dans leur « querelle » de l’acte III, scène 5, la technique du « tourniquet » de la « dispute ». Celle-ci vire à l’insulte, comme si les personnages étaient incapables de maîtriser l’art de la conversation par « ricochets ». Sombrant dans un vain duel de mots, parodie d’ une joute oratoire[7] qui n’a d’autre but que de prendre le pouvoir sur l’autre grâce à un mot si bien asséné qu’il ne pourra être repris, ils ont beau se prendre aux mots l’un l’autre, rebondir sur un terme ou sur un  rythme, se parodier et s’assassiner verbalement à grands coups de stichomythie, leur passe d’armes est stérile et ne fait que traduire un conflit d’intérêt qui transpose sur le plan verbal une âtre lutte économique : « Bagatelle ! Ce mot-là ne signifie rien dans votre bouche/ Dans ma bouche ! A qui parle donc ce petit praticien, Monsieur le Comte ? Est-ce que vous ne lui imposerez pas silence ? / Comment donc ! m’imposer silence !A moi, Procureur ! Savez-vous bien qu’il y a 50 ans que je parle, Madame Argante ?/ Il y a donc 50 ans que vous ne savez ce que vous dites ». Le Comte ne se prête du reste même + au jeu, qu’Araminte interrompt au début de la scène suivante: »Qu’y a-t-il donc ? On dirait que vous vous querellez ». Araminte  donne ensuite une leçon de « belle conversation », d’ironie policée et polie, mais mordante à sa mère, qui pense rompre le charme, mettre fin au jeu subtil de l’amour et du discours en exigeant le prosaïsme d’une explication lexicale qui n’est somme toute qu’une accumulation plate de synonymes, comble de la vulgarité dans le domaine de l’amour : « j’entends qu’il est amoureux de vous, en bon français, qu’il est ce qu’on appelle « amoureux ; qu’il soupire pour vous ; que vous êtes l’objet secret de ses tendresses ». Jouant de la litote[8] et de la question rhétorique[9], Araminte reprend au vol le mot « secret », ironise sur l’antiphrase et file le motif tout entier de la fausse confidence.

            Ainsi donc l’efficacité comique de la pièce repose sur une opposition entre les personnages qui posent la question de l’éthique du discours et font la part belle à la sensibilité, gage de sincérité, et les  « empêcheurs de marivauder » en rond, qui refusent la stratégie du détour et sont adeptes du parler brusque, c.à.d. d’une parole qui entend « faire court » et « aller droit au but », parce qu’ils ne parlent pas le langage du cœur, mais celui de l’argent et de l’établissement social. Affaire non de cœur, mais de placement « raisonné », le mariage n’est pour Mme Argante, « brusque et vaine » d’après la didascalie qui la définit en établissant une équation entre la parole brutale et l’inefficacité d’une morgue sans effets (I,10)  et pour Monsieur Rémy qu’une affaire d’argent, d’intérêt commercial bien compris et de couronnement de la fortune par l’anoblissement[10]. Que vaut l’amour d’une Marton face à « 15 000 livres de rente bien venants », comme Monsieur Rémy le signale à l’intéressée à l’acte II, scène 3 : « Assurément, vous êtes fort jolie, mais vous ne le disputerez pas à un pareil établissement ; il n’y a point de beaux yeux qui valent ce prix-là ». « Bourgeoise » enrichie, Madame Argante imite la parlure et la morgue d’une aristocratie à laquelle elle rêve de s’agréger par le mariage de sa fille avec le bien (ou mal) nommé « D-or-imont »), mais manque de la générosité et de la noblesse par quoi le Comte souligne, dès la scène de la lecture de la lettre et jusque dans l’avant dernière scène, où il se met au diapason de la noblesse d’âme d’Araminte, le contraste entre la vraie grandeur et sa caricature. Alors que le Comte contient son dépit, Mme Argante « explose » en invectives, soulignant la vulgarité d’une personne qui ne sait pas « se tenir », c.à.d. maîtriser son discours : « Ah ! la belle chute ! ah ! ce maudit intendant ! » (III,13)[11], la débauche d’exclamatives exagère la fatuité du personnage et souligne sa vulgarité. Alors que le discours, le paraître et l’être finissent par coïncider chez l’aristocrate, incarnation de l’éthos aristocratique fait d’honneur[12] et de générosité[13], leur divorce éclate chez la bourgeoise parvenue, qui privilégie la sphère des intérêts privés.

 

            Pourtant il n’est pas sûr que le langage émanant du cœur, garant de la sincérité d’une surprise de l’amour, d’un triomphe de l’amour sur l’amour propre, ordinairement au cœur du marivaudage linguistique et dramatique ne sorte pas sérieusement malmené du jeu de masques qui prévaut dans Les Fausses Confidences.

            En effet, le lecteur des Fausses Confidences est bien en peine de reconnaître dans la « machine matrimoniale » ourdie par Dubois et Dorante l’une des définitions successives du marivaudage, terme apparu du vivant même de l’auteur et devenu un nom commun désignant tout à la fois un  « genre » et « une certaine manière », selon Sainte-Beuve. Au XVIIIe siècle, le mot n’a pas bonne presse. La Harpe l’emploie de manière dépréciative pour désigner une parole affectée, un dialogue brillant mais creux et plein d’afféteries : »Marivaux se fit un style si particulier qu’il a eu l’honneur de lui donner son nom : c’est le mélange le + bizarre de métaphysique subtile et de locutions triviales, de sentiments alambiqués et de dictions populaires». Diderot écrit à Sophie Volland que « marivauder équivaut à disserter à perte de vue sur de menus problèmes » ou constitue une forme trop raffinée d’analyse morale.  Dans ses Causeries du lundi, Sainte Beuve résume ces griefs : «sans doute le marivaudage s’est fixé dans la langue à titre de défaut : qui dit marivaudage dit + ou – badinage à froid, espièglerie compassée et prolongée, pétillement redoublé et prétentieux, enfin une sorte de pédantisme sémillant et joli ». Mais la 2ème moitié du XIXe siècle – Verlaine participe de ce mouvement dans son recueil Fêtes galantes- se prend à rêver sur un XVIIIe siècle idéalisé et, sous l’influence des peintres de fêtes galantes, notamment Watteau, donne une nouvelle connotation au terme : le marivaudage devient synonyme d’esprit fin, subtil, délié ; c’est un échange qui allie la grâce, la tendresse et l’esprit. Enfin la critique marivaudienne du XXe siècle, de Frédéric Deloffre à Jean-Paul Sermain relie le « dialogue spirituel et galant », le « badinage gracieux » de cette « préciosité nouvelle » à une maïeutique à la fois linguistique et dramatique. « Avouer ce que l’on ne veut même pas s’avouer, exprimer ce que personne n’a jamais su exprimer auparavant, tels sont les deux aspects fondamentaux du marivaudage », écrit Frédéric Deloffre qui voit dans Marivaux le spécialiste du cœur humain, qui a su inventer un langage pour le dire, le marivaudage étant le moyen d’exprimer par le dialogue des sentiments qu’on ignore soi-même. Le marivaudage a donc une fonction quasi maïeutique, qui fait de la dramaturgie de la « surprise de l’amour », une dramaturgie du « triomphe de l’amour » sur l’amour-propre, un théâtre du « préjugé vaincu » en même temps qu’une dramaturgie de « l’aveu » par quoi le sujet progresse vers une clarté intérieure, une transparence de soi à soi et de soi à l’autre et accouche ainsi, dans la douleur, par et au terme de bien des détours, d’une intériorité qui se cherchait et qui s’est enfin trouvé : « Ah! je vois clair dans mon coeur », cette réplique du Jeu de l’Amour et du hasard serait censée résumer la dramaturgie de Marivaux.

            Or ce modèle, pour pertinent qu’il soit, n’en est pas moins sérieusement remis en question dans les Fausses Confidences.

            En effet, la parole étant à la fois dévoilement intérieur, qui permet de savoir qu’on aime,  notamment à travers les a parte, vraies confidences sur le plan de l’énonciation et confidences vraies  sur le plan de l’énoncé[14], ainsi que par la gestuelle échappant à la volonté des personnages dont les didascalies externes[15] ou internes font parler le corps[16], et instrument d’une maïeutique propre à « faire dire qu’on aime », Les Fausses confidences constituent une nième surprise de l’amour. Cette surprise de l’amour a d’abord touché Dorante, ému par la beauté d’Araminte au sortir de l’Opéra (I,14). Dès lors, Dubois invente un stratagème pour qu’Araminte soit touchée à son tour et introduit Dorante chez elle. Et de fait, le regard d’Araminte est immédiatement attiré par la beauté de Dorante, qui passe entre salon et jardin et qui lui adresse un salut aussi éloquent que muet à l’acte I, scène 6 : « Marton, quel est donc cet homme qui vient de me saluer si gracieusement, et qui passe sur la terrasse ? Est-ce à vous à qui il en veut ?/ Marton Non, Madame, c’est à vous-même/ Araminte, d’un ton assez vif  Eh bien, qu’on le fasse venir ; pourquoi s’en va-t-il ? ». L’enjeu dramatique de cette comédie de l’aveu est donc pour chacun des deux protagonistes de faire accoucher l’autre de cette vérité-là, Araminte sachant par la 1ère fausse confidence de Dubois l’amour que Dorante lui porte. Dubois, qui endosse ainsi le rôle de maïeute vis-à-vis d’Araminte, a 24 heures, unité de temps oblige, pour faire naître en elle un sentiment amoureux capable de triompher des obstacles extérieurs (la pression qu’exercent sur elle le spectre d’un procès, les manœuvres conjointes de sa mère et du Comte Dorimont pour conclure un mariage qui satisferait la vanité de l’une et les intérêts de l’autre) et intérieurs (l’amour propre, la fierté de la jeune veuve[17]) au projet de mariage qu’il a conçu : « vous réussirez, vous dis-je. Je m’en charge, je le veux, je l’ai mis là […] et on vous aimera, toute raisonnable qu’on est ; on vous épousera, toute fière qu’on est, et on vous enrichira, tout ruiné  que vos êtes, entendez-vous ? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se rende. Quand l’amour parle, il est le maître et il parlera ». De fait l’amour parle dans la grande scène des aveux, où la didascalie d’un ton vif et naïf, c.à.d. dépouillé de tous les faux-semblants de l’amour-propre, trahit la sincérité du mouvement par quoi Araminte rend les armes, entraînant par contagion  l’aveu de la manipulation dont elle a été l’objet : »Vous donner mon portrait ! Songez-vous que ce serait avouer que je vous aime ? […] Et voilà pourtant ce qui m’arrive » . Dernier sursaut de fierté, l’exclamation précède ce mouvement d’interrogation introspective par quoi Araminte sonde son cœur et débouche sur l’affirmation d’un aveu tant espéré, mais aussi tellement différé. Or cet aveu apparaît sous la forme de la prétérition, nième détour de langage qui en souligne peut-être la force, le « ton vif » suggérant la décision rapide et irrévocable d’un personnage qui tombe le masque et se jette à l’eau, mais qui l’escamote aussi, l’aveu en retour du stratagème auquel  Dorante a prêté la main laissant planer un doute sur l’avenir du couple à peine formé.

            Où va résider le marivaudage, par quoi les personnages découvrent le plaisir et l’étonnement de trouver en son interlocuteur un « autre », dans une pièce où, Dorante ayant déjà jeté son dévolu sur Araminte, celle-ci est victime d’une manoeuvre ? Y a-t-il une place pour un dialogue qui fasse la part belle à la découverte de soi et de l’autre ?  De fait, et en dépit de la passion de Dorante pour Araminte, passion alléguée par Dubois, (I,14) apparemment confirmée par l’éloquence du corps, affolé à la perspective de voir Araminte épouser Dorimont, dans la scène de l’écriture de la lettre où la jeune veuve met l’amour de son intendant à l’épreuve (II,13-15)[18], passion attestée enfin par le désespoir de Dorante quand il se croit congédié après le double scandale de la survenue de Marton à l’instant fatidique et de la lecture publique de sa fausse lettre de départ (III,12), l’ombre du doute plane sur ce jeu de l’amour sans hasard auquel se prêtent les protagonistes. Confronté à une situation inconnue comme celle de l’acte II, scène 13[19], il apparaît bien démuni, incapable de parler d’amour, de marivauder comme l’espérait Araminte : « ciel ! je suis perdu. Mais Madame ; vous n’aviez aucune inclination pour lui » ; « Ah ! Madame, songez que j’aurais perdu mille fois la vie, avant d’avouer ce que le hasard vous découvre ». Dans ce moment qui pourrait enfin constituer un duo amoureux, Dorante s’esquive : son corps le trahit, mais il garde le silence, la peur de faire un faux pas et de voir Araminte lui échapper l’emportant sur son désir de la conquérir. Dorante se montre incapable d’improviser, de tenir une parole libre, d’exprimer un désir. Son mutisme dans cette scène montre qu’il refuse le risque du marivaudage, c.à.d. le risque de parler d’amour, de se découvrir à l’autre et de découvrir l’autre. Incapable d’offrir à Araminte l’occasion d’explorer les plaisirs du marivaudage, au sens de la découverte progressive du sentiment amoureux, Dorante est celui qui n’ose rien. Une parole libre, affranchie des directives de Dubois, lui paraît un risque trop grand : celui de tout gagner, mais aussi de tout perdre. Il est celui qui réclame qu’on lui écrive son rôle, un personnage en quête d’auteur  (II, 17) qui ne prononcera in fine un aveu sincère que pour renier un valet à l’avenir bien incertain. Sa parole ne reflète donc rien d’autre qu’un rôle : celui du héros de roman, de l’amant inquiet, de l’intendant qui proteste de son dévouement et de sa probité, alors même qu’il donne la main à un stratagème. Si l’aveu d’Araminte est un modèle du genre, celui de Dorante, extorqué par l’exhibition du portrait,  vient bien tard, quand il n’y a + de risque pour l’amour-propre de se voir éconduit.  Certes, il est possible qu’Araminte le haïsse, mais cette haine ne serait que l’autre visage de l’amour (comme à la fin de l’acte II, scène 15), la raison tout autant, sinon + que l’amour, contraignant Araminte à pardonner : aux yeux du monde et à ses propres yeux, aucun retour en arrière n’est possible après un tel aveu, ce qui confirme les prévisions de Dubois, à savoir qu’Araminte est ferrée au piège des vraies fausses confidences. La tonalité de cette fin de scène n’est du reste pas celle de l’exaltation de l’amour qui se découvre ni la tendre émotion qui en baignait le début, mais la rationalité d’un discours –le 1er dans la bouche d’Araminte- qui s’exprime en maximes impersonnelles («il est permis à un amant de chercher des moyens de plaire »), qui tente de trouver des arguments recevables pour masquer sa chute (« ce trait de sincérité me charme, me paraît incroyable, et vous êtes le + honnête homme du monde ») et rend finalement hommage à la machine théâtrale, au « coup de fourbe » de Dubois.

            En effet tout, dans ces confidences a été organisé, pensé à l’avance par Dubois et Dorante. Face à cet « artifice » d’une intrigue concertée et concotée dans le seul but de « séduire », c.à.d. de tromper, d’abuser la jeune veuve, seule celle-ci improvise vraiment. Le redoublement des effets de la double énonciation théâtrale, par quoi le spectateur partage la vision surplombante du dramaturge, dont Dubois est une allégorie par le décalage d’information entre les personnages fausse le jeu. Les dés sont pipés par « l’industrie » d’un domestique, qui a tout prévu, même la résistance d’Araminte[20], et qui peut ainsi provoquer son intérêt, flatter son amour-propre (I 14), ou encore exciter sa jalousie en fabriquant des rivales comme la grande brune très piquante, métaphore de l’aiguillon de la jalousie, ou dicter à Dorante sa ligne de conduite : jouer la corde sensible pour éveiller la compassion d’Araminte. La place de l’improvisation est donc si réduite qu’on peut s’interroger sur la sincérité de son désespoir à l’acte II, scène 13. En effet Dorante calcule sans cesse ses paroles et leurs effets : le commentaire de l’acte I, scène 16 (« Qu’elle est aimable ! Je suis enchanté ! ») jette ainsi un voile sur le jeu de l’amant éploré dans la scène qui précède : »Je ne suis pas heureux ; rien ne me réussit, et j’aurai la douleur d’être renvoyé ».

          Dans son article « Le ‘marivaudage’, essai de définition dramaturgique », Jean-Paul Sermain insiste sur le caractère indirect et ambivalent de la parole des personnages, lié à leur travestissement et au changement de conditions sociales, qui interdisent toute clarté, toute évidence du sentiment et du langage, amenant les personnages à s’interroger sur le monde, sur l’autre, sur eux-mêmes. En ce sens, le marivaudage des FC serait bâti sur l’implicite de la parole, joint aux effets de décalage produits par le rôle d’intendant endossé par Dorante et celui du confident endossé par Dubois, rôles qui déstabilisent Araminte et lui font prendre conscience des effets inattendus de la parole séductrice. En construisant l’ethos romanesque de l’amant dévoué corps et âme, Dorante permettrait à Araminte d’échapper au réel pour entrer, le temps de l’intrigue, dans l’ordre de l’imaginaire où la qualité d’âme compte autant que le nom. Cependant les aveux du dénouement lui interdisent avec une certaine brutalité de croire en l’authenticité complète de son amant, la forcent à accepter l’idée qu’elle n’a jamais rien maîtrisé de leur relation et des propos échangés et à accepter le caractère aléatoire de la réalité. Les répliques de Dorante amant soumis, anxieux et démuni, contrasteraient avec l’ensemble de ses répliques à Dubois, à soi-même et à Mme Argante, qui trahissent un désir de tout  maîtriser, ce qui jette un voile trouble sur son ultime aveu, sur sa dernière confidence : est-elle vraie, ou s’agit-il d’une ultime fausse confidence, renvoyant au « projet », hors-scène et antérieur à la scène d’exposition qui l’évoque ? Dans le chapitre qu’elle consacre à la pièce dans le 3en 1 Ellipses, Karine Bénac-Giroux propose de voir dans le titre programme de la pièce, Les Fausses Confidences, la preuve qu’ « aucune parole ne peut échapper totalement à la fausseté et au mensonge », un « avertissement de Marivaux », voire un « jeu ironique avec lui » : en nous présentant, dans la scène d’exposition, Dorante comme un jeune homme sincèrement épris d’Araminte (« je l’aime avec passion, et c’est ce qui fait que je tremble »), le dramaturge nous proposerait en creux, implicitement une 1er fausse confidence initiale, à déchiffrer à la lueur de la perfection du jeu de Dorante tout au long de la pièce et de la trahison finale. Le marivaudage dramaturgique, système d’échos et de reprises entre les scènes, permettant au spectateur une autre lecture de la pièce, se manifesterait dans l’impossibilité faite au spectateur de croire en la vérité du discours et dans l’image rétrospective d’un Dorante calculateur cynique, dépositaire d’un véritable secret et inquiétant séducteur.  Sans nier que Marivaux ait pu imaginer pareil scénario, Jean Goldzink pense, dans le chapitre qu’il consacre aux FC, dans son essai sur  Le comique et la comédie au siècle des Lumières, qu’ il est difficile, compte tenu des règles de la dramaturgie classique, lesquelles exigent qu’on éclaire le spectateur, et de celles du théâtre de Marivaux, qui punit toujours le libertinage, de postuler l’hypocrisie des deux compères, la fausseté entière de cet amour extatique si méthodiquement révélé d’un commun accord, de transformer du coup l’aveu final de Dorante en chef d’œuvre de rouerie bien différent du sincère repentir qui ravit Araminte : fin calculateur, Dorante se prémunirait contre tout chantage de son complice, devenu renvoyable ou payable au moindre prix ; libertin jubilatoire, et donc comédien achevé, il pousserait l’art du mensonge jusqu’à (se) jouer la comédie vertueuse du sacrifice amoureux, si ses discussions troublées avec Dubois (III,1) et son désarroi quand Araminte le presse d’avouer n’étaient. Mais il fait remarquer que s’il est exclu que Marivaux porte un tel sujet au théâtre, surtout sans le dire, il ne l’est pas qu’il l’imagine, comme le prouvent certains épisodes de ses deux romans de la maturité : Le Paysan parvenu et La Vie de Marianne. Notant cependant que, même dans ces derniers, les purs machiavéliens n’accèdent pas à la régie du récit et sont dévoilés comme tels, ce qui n’est pas le cas dans Les Fausses Confidences, pièce équivoque de par son sujet, il préfère lire la pièce comme elle se donne : une tromperie où l’amour récompense l’amour et l’intérêt réunis, pour le plaisir comique du spectateur, à la fois charmé par un rêve de séduction et éclairé sur les ambiguïtés du coeur comme sur le prestige des mots bien conduits. En acceptant ce qui a eu lieu, en lui conférant un sens noble, Araminte laisse ouverte la question du « trait de sincérité », de la vérité et du mensonge et rend avant tout hommage au stratagème comique.

 

 

            La dernière caractéristique des Fausses confidences est, dans ce XVIIIe siècle postérieur à la banqueroute de Law qui ruina, avec Marivaux, le père de Dorante, et où l’argent des financiers constitue un argument décisif dans la mobilité sociale autorisée par les mariages d’intérêt entre nobles désargentés comme Dorimont et bourgeois fortunés comme Araminte, le « réalisme » d’une intrigue, dont le but est de surmonter le double obstacle de l’écart de fortune et de conditions entre Araminte et Dorante pour permettre à celui-ci de gagner sur le triple plan de l’amour, de l’argent et de la reconnaissance sociale.

            Précision des chiffres, des lieux, des statuts sociaux et des représentations qu’ils induisent : le « réalisme » des Fausses confidences est patent si on le compare à l’espace abstrait du Jeu de l’amour et du hasard, aux lieux allégoriques des ïles (l’Île des esclaves, l’ïle de la Raison, La Colonie). Toute femme (Marton, Araminte, la « brune piquante », pseudo-candidate au mariage imaginée par Dubois et aussitôt commercialisée par Monsieur Rémy) se calcule en livres, au comptant ou à crédits, et en relations. L’obstacle dû à l’infériorité de Dorante par rapport à Araminte résulte de l’effet conjugué de l’écart de leurs fortunes et de la condition de domestique endossée par nécessité et par jeu/ stratégie par Dorante. Surtout, échanges verbaux, conflit dramatique et visée de l’action des protagonistes tournent autour du thème du mariage, alternative qui pose elle-même des questions de convenance et d’inconvenance. Ainsi Araminte, riche veuve d’un financier, qui envisageait de se marier avec le comte Dorimont pour satisfaire les ambitions nobiliaires de sa mère et éviter un procès ruineux pour les deux parties, doit surmonter en elle l’obstacle extérieur et intérieur de l’inégalité, moins des fortunes que des conditions. Madame Argante, bourgeoise gentilhomme et type comique, mais personnage parfaitement conforme aux représentations contemporaines du mariage et dont la dernière réplique rappelle que, dans la réalité, elle aurait effectivement son mot à dire sur le (re)mariage de sa fille, revenue habiter sous son toit après un veuvage peut-être récent, voit dans le mariage un moyen d’allier fortune et naissance pour éviter d’entamer la rente foncière, principale source de revenus dans cette France pré-industrielle + agricole que commerciale et pour pallier l’humiliation d’être roturière. Monsieur Rémy, procureur et substitut de la figure paternelle, avec toute l’ambivalence du rapport de ce  type comique à l’héritage et au remariage, ne songe qu’à établir son neveu par un mariage convenable au sens propre du terme et à tous points de vue ou par un mariage avantageux avec une femme pesant 15 000 livres de rente. Marton et le Comte partagent longtemps ces vues intéressées, conformes à la construction du personnage de soubrette de comédie pour l’une, à la réalité des alliances matrimoniales entre aristocrates ruinés et grands financiers bien en cour pour l’autre, mais qui entament leur moralité, dévaluent leur ethos et justifient qu’ils soient victimes de la machine matrimoniale du couple Dorante-Dubois. Or tout amant courtois et tout digne qu’il soit d’Araminte par sa naissance, Dorante, dont la bonne mine est un « Pérou », n’en vise pas moins à faire d’une pierre de coup en alliant amour et fortune par l’obtention d’un mariage, dont Dubois entend qu’il (re)fasse la fortune de son maître.  C’est que Dubois et Dorante, complices du hold-up, savent le prix des rentes et des fins de mois difficiles. Pour romanesque qu’il soit, et le contraste entre le roman imaginé par Dubois à l’acte I, scène 14 et la trivialité des alliances + conformes au principe de réalité réglant les alliances matrimoniales d’Ancien Régime est là pour opposer à la banalité des trajectoires vraisemblables l’intérêt dramatique des rêves extraordinaires mais inconvenants, le couple dissymétrique et le mariage de théâtre entre Dorante et Araminte ne s’en inscrit pas moins dans un espace saturé d’allusions au monde : argent, droit convenances.

            En effet, échanges verbaux et conflit dramatique portent d’abord et jusque dans l’infra-dialogue amoureux, sur le choix d’un intendant et sur la terre contestée entre Araminte et le Comte : Araminte engagera-t-elle, gardera-t-elle Dorante comme intendant, alors même qu’elle sait par Dubois, puis que tous savent par le scandale du secret éventé l’amour littéralement « fou », car socialement inconvenant, de l’intendant pour elle, ou prendra-t-elle celui que le Comte lui envoie, que sa mère l’enjoint d’engager, gage de son obéissance aux convenances ? Le fait même que l’épreuve, « canonique figure de la dramaturgie marivaudienne », selon la formule de Jean Goldzink à qui j’emprunte l’analyse, prenne la forme d’un projet de règlement à l’amiable d’un litige foncier, dicté au domestique amoureux dont elle veut forcer l’aveu, à l’acte II, indique qu’Araminte passe par le statut social, qui devrait interdire l’aveu, pour faire parler l’homme sous l’intendant. L’on retrouve dans l’amorce de l’avant dernière scène le détour des affaires pour éviter, avec la prononciation du congé, la suspension de la relation amoureuse, née sous les auspices du langage indirect des relations d’affaires. Le conflit provoqué par la circulation des 3 autres objets : le portrait d’Araminte accroché dans l’appartement donné à Dubois, la miniature remise à Marton, de suivante revenue rivale de sa maîtresse, pour exciter sa jalousie et instrumentaliser l’adjuvante devenue opposante et d’autant mieux manoeuvrable, la fausse lettre de Dorante à un ami achève de poser la question, au cœur de l’intrigue, de la compatibilité du service domestique avec le service amoureux : doit-on décrocher le tableau, pour satisfaire aux exigences des convenances ou le laisser, aveu de complaisance, sous l’œil ému d’un employé qui le contemple indéfiniment ? Qui est représenté sur la miniature, topos du gage d’amour, qui a peint cette miniature, symbole d’un amour romanesque, et à qui est-elle destinée ? Enfin un salarié a-t-il le droit au registre sentimental ? Bref, un intendant peut-il aimer et dire qu’il aime une personne de qualité, qui l’emploie ? Le héros d’une histoire d’amour peut-il être pauvre et intendant ?

            Pour n’être pas nouvelle chez Marivaux, qui dénonce dans ses Journaux la solitude du pauvre, la morgue des Grands et la dureté des riches, cette problématique morale reçoit dans Les Fausses confidences un traitement et une résolution originaux. C’est la seule pièce où le héros, en principe amoureux, - et il n’est pas sûr qu’il y ait lieu de douter de cet amour, indispensable à la machine matrimoniale des comédies de Marivaux-, « vise à la fois le cœur et la bourse, l’amour et l’argent. Dorante serait donc le seul personnage théâtral de Marivaux qui, n’ayant rien, veut tout et obtient tout […] à coups de mensonges joués sur un dernier coup, l’aveu final, qui fonde la sincérité de l’amour sur l’aveu des fourberies. ». Le terme « fortune », sur quoi se clôt presque l’aveu passionnel de l’acte I, scène 2, est ambigu : absolu vague du bonheur dans un 1er temps, cette fortune devient nettement matérielle lorsque Dubois se la voit proposée, et précise a posteriori l’emploi précédent : « ce terme de fortune est très souvent employé à l’époque dans son double sens de ‘chance, succès’, ou de ‘richesse, haute situation’, note Frédéric Deloffre dans son édition des Journaux de Marivaux. Araminte fascine ici non par sa beauté, son charme ou son esprit, mais parce qu’elle a un « rang », est « veuve d’un mari qui avait une grande charge dans les finances » et «  a + de 50 000 livres de rente ». Dorante l’aime peut-être, l’admire sûrement, mais sa position l’impressionne et il ne s’indigne pas des anticipations osées de Dubois , quand il le voit déjà « en déshabillé dans l’appartement de Madame ».

 

…….   L’amour ni l’intérêt ne seraient donc les seuls mobiles du déchaînement de mensonges et de manipulations dans cette conquête, par l’intrigue, de la beauté et de la richesse, désir sexuel et désir monétaire étant inséparablement liés, parce qu’incorporés dans l’image de la femme surgie un jour à l’Opéra comme le fantasme absolu du bonheur, aux yeux éblouis d’un jeune homme sans le sou, sans idées et sans scrupules, mais qui, venu trop tôt pour rencontrer Vautrin, mise sur le théâtre, autrement dit sur les tours de son valet. De l’Opéra à la Comédie, on ne quitte pas l’illusion, mais la comédie dévoile les machines, enlève leurs draperies aux héros et la grande dame de l’Opéra, redevenue femme en son hôtel, apparaît à Dubois, dont la vision est moins romanesque que celle qu’il prête à son ancien maître pour séduire Araminte, en son déshabillé : « il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l’appartement de Madame » (I,2). Aussi Dubois, l’homme qui emprunte le détour de la fiction romanesque pour « mener Dorante en déshabillé dans la chambre d’Araminte, de l’Opéra au creux du lit, de la pauvreté à la richesse, est-il celui pour qui Dorante a tort de croire que, parce qu’il n’a pas l’or que possède Araminte, n’a rien, n’est rien : « point de bien ! Votre bonne mine est un Pérou :tournez-vous un peu que je vous considère encore : allons, Monsieur, vous vous moquez, il n’y a point de + grand seigneur que vous à Paris. Voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible » (I,2).Nonobstant la réification du maître, objet apprécié sur le marché matrimonial du valet comme Dom Juan évalue Charlotte à l’acte II de la comédie de M Molière, comme un maquignon jauge la bête qu’il achète à la foire, comme un maître évalue l’esclave qu’il achète sur le marché aux esclaves, le calcul de Dubois est que le corps de Dorante vaut de l’or, que la grande dame éblouissante donnera tout son or, parce qu’elle est femme, pour jouir de ce corps dont on lui donne la vue et dont tout le monde vante/ dénonce la (trop) « bonne mine » pour un intendant. « Le déshabillé de Dorante, appréciable à l’œil nu, vaut la couverture-or d’Araminte, à condition de le rendre irrésistible, de transformer une vue en vision, d’en faire un fantasme. C’est tout le travail de Dubois, c.à.d. de la pièce, de l’intrigue, que de faire de  l’or avec ce corps d’homme autrefois perdu dans la foule de l’Opéra, pour qu’il obsède Araminte comme elle obséda son admirateur anonyme, éperdu. Il s’agit donc de susciter une nouvelle fois, une naissance, une surprise de l’amour, en se donnant comme défi de faire gagner le désir contre une mère agitée et un Comte distingué et contre la pauvreté de la condition  domestique.

            Toute l’intrigue visera à transformer la vue d’une silhouette d’homme, aperçue un matin dans une salle d’attente, sans coup de foudre, une impression agréable, mais courante, en penchant, puis ce penchant en amour, en excitant d’abord la curiosité par la singularité, une surprise (un intendant bel homme), puis en enflammant son imagination pour propager le désir comme un feu inextinguible, en accaparant enfin l’esprit d’Araminte par la divulgation d’un secret qu’elle se serait d’abord bien dispensée de connaître, puis qu’elle aurait bien gardé pour elle. »

 

           

 

 



[1] Il lui reste à écrire L’Epreuve (1740), la Dispute (1744), les Acteurs de bonne foi.(1757)

[2] Marivaux vient d’écrire Le Paysan parvenu

[3] Dorante s’éprend d’Araminte au sortir de l’Opéra : « Hélas ! Madame, ce fut un jour que vous sortîtes de l’Opéra, qu’il perdit la raison ; c’était un vendredi, je m’en resouviens ; oui, un vendredi ; il vous vit descendre l’escalier, à ce qu’il me raconta, et vous suivit jusqu’à votre carrosse ; il avait demandé votre nom, et je le trouvai qui était comme extasié ; il ne remuait + ».  Il la guette à la Comédie-Française : »c’est à la Comédie qu’on va, me disait-il, et je courais faire mon rapport, sur lequel, dès quatre heures, mon homme était à la porte. » (I,14, p.52-53)

[4]

[5] Au XVIIIe siècle, 3 théâtres parisiens bénéficient d’un privilège royal qui leur permet d’obtenir le monopole d’un certain type de représentation :à l’Opéra, les spectateurs assistent à des spectacles lyriques, avec musique et danse ; à la Comédie Française, vouée à la préservation du répertoire et dont le jeu reste artificiel et classique, sans contact physique entre les acteurs, ils jouissent des tragédies en 5 actes, des « grandes comédies » de caractère ou de mœurs ou des comédies larmoyantes à visée morale ou cathartique ; au Théâtre italien, d’abord réservé à la commedia dell’arte en italien, puis + ou moins autorisé à parler en français après son interdiction à la fin du règne de Louis XIV (en 1697, Madame de Maintenon s’était sentie visée par La Fausse Prude) et son retour à Paris sous la Régence en 1716, les acteurs, dont le jeu est très physique et  dont le corps, acrobate et burlesque, est dansant, ont l’habitude d’improviser sur un canevas et de nourrir leur personnage. Le théâtre de Marivaux, qui écrit une dizaine de pièces pour le théâtre de la Comédie Française et le reste, dont Les Fausses confidences, pour la Comédie italienne,  est indissociable de cette troupe des Italiens, qui est un vrai laboratoire de jeu dramatique par la complicité  qui s’instaure avec le public susceptible de reconnaître des types, par l’art de l’improvisation sur un canevas, le comique de gestes et la pantomime. + libre, + fantaisiste, + audacieux que le jeu empesé et classique de la Comédie Française, le théâtre italien nourrit l’inspiration de Marivaux, qui écrit notamment pour Thoasso Antonio Vicentini, Arlequin réputé capable de faire une pirouette à l’envers, un verre d’eau à la main, sans en renverser une goutte et pour Zanetta Rosa Giovanna Benozzi, dite Silvia, qui devient son actrice fétiche et joue tous les 1ers rôles féminins, dont celui d’Araminte dans La Fausse Confidence, devenue en 1738 Les Fausses Confidences. Mais lors de la création des Fausses confidences, le 16 mars 1737, la troupe de Riccoboni, qui en a quitté la direction,  connaît des difficultés et cherche un nouveau souffle : Zanetta a 36 ans ; Thomassin, imbibé d’alcool et en deuil,  est malade. Cela explique le rôle secondaire d’Arlequin, faire-valoir de Dubois, valet dont le nom français s’inscrit + dans la tradition du servus callidus de la comédie latine, du valet rusé des Fourberies de Scapin que dans celle de l’Arlequin glouton, mais agile, excentrique et jubilatoire des grandes comédies italiennes de Marivaux : Arlequin poli par l’amour, La Double Inconstance, Le Jeu de l’Amour et du hasard.

[6] Bernard Dort, « le tourniquet de Marivaux », Cahier du Studio-Théâtre n °16, 1979.

[7] Comparaison possible avec Phèdre 236a-b

[8] « Mme Argante : « seriez-vous d’humeur à garder un intendant qui vous aime ? / Araminte Mais en effet, pourquoi faut-il que mon intendant me haïsse ? »

[9] « Seriez-vous d’humeur à garder un intendant qui vous aime ? / Mais en effet, pourquoi faut-il que mon intendant me haïsse ? ».

[10] « Avec une femme, on a des enfants, c’est la coutume ; auquel cas serviteur au collatéral » (I,3) ; « Oh ! le sot cœur, mon neveu ; vous êtes un imbécile, un insensé ; et je tiens celle que vous aimez pour une guenon » (II,2)

[11] Voir aussi III,17 et III,13 « la fortune ! à cet homme-là ! »

[12] « J’ai dit que je ne plaiderais point, et je tiendrai parole ».

[13] « Vous êtes bien généreux ».

[14] « il me touche tant qu’il faut que je m’en aille », s’avoue Araminte à l’acte II, scène 2, aveu sinon d’amour, du moins d’un trouble bien grand, d’une émotion bien vive. « Je n’ai pas le courage de l’affliger […] je n’oserais presque le regarder » révèle à l’acte I, scène 15 un cœur sensible qui se méfie du magnétisme du regard. « Il souffre, mais ne dit mot ; est-ce qu’il ne parlera pas ? » révèle qu’Araminte aussi est sur le gril quand elle met Dorante à l’épreuve (II,14). Dans la scène suivante, elle laisse échapper qu’elle n’est pas insensible aux paroles de Dorante : »à part Il a des expressions d’une tendresse ! »

[15] L’air rêveur est ainsi le signe d’un amour qui ne s’avoue pas encore. Il touche d’abord Marton lorsqu’elle croit que le portrait est le sien (II,9), puis Dorante ( Dorante reste rêveur II,13) et enfin Araminte « qui ne l’a pas regardé jusque-là et qi a toujours rêvé (III,9). Enfin la récurrence de la didascalie « ému€ » à l’acte III, scène 12,  dit la sincérité des cœurs qui s’aiment.

[16] Dans l’acte III, scène 11, le corps d’Arleqion prend le relais de la parole pour dire la détresse : « je suis dans une détresse qui me coupe entièrement la parole », s’exclame-t-il en pleurant et sanglotant. Inversement, el sourire ou le rire de Marton dit la joie qu’elle éprouve lorsqu’elle entrevoit la possibilité d’un mariage avec Dorante, à l’acte I, scène 4. « Je crois que la main vous tremble », dit Araminte à Dorante quand elle l’oblige à écrire la lattre au Comte.

[17] « Voulez-vous qu’elle soit de bonne humeur avec un homme qu’il faut qu’elle aime en dépit d’elle ? Cela est-il agréable ? Vous vous emparerez de son bien, de son cœur, et cette femme ne criera pas ! » : le cri accordé à Araminte est bien celui de la fierté rudoyée dans ce duel de l’amour et de l’amour-propre et l’exclamation ne fait que souligner l’âpreté de ce duel.

[18] Cf II,12 « j’ai envie de lui tendre un piège » ;  II,13 « ne serait-ce point aussi pour  m’éprouver ? ».

[19] « Dubois ne m’a averti de rien », confie-t-il en a parte.

[20] « Si vous lui plaisez, elle en sera honteuse, elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu’elle ne pourra se soutenir qu’en vous épousant »