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eschyle l'orestie (2): du système vindicatoire à la justice institutionnelle

Eschyle : L’Orestie

De l’ordre vindicatoire à la justice institutionnelle

 

En 458, quatre ans après que le chef du parti démocrate Ephialtès eut ramené à sa fonction originelle, le jugement des crimes de sang, un tribunal de l’Aréopage devenu avec le temps un organe politique, aristocratique et oligarchique, important, Eschyle, le 1er des trois grands tragiques grecs et le contemporain du passage de la tyrannie à la démocratie, participe au concours dramatique des Grandes Dionysies de mars en produisant, sur le flanc sud de l’Acropole, dans le théâtre de Dionysos, et devant un public friand de joutes oratoires et judiciaires, une trilogie liée, dont il puise la matière dans l’épopée et qui se donne à lire comme un mythe étiologique, théogonique : le récit, à travers la fondation du tribunal de l’Aréopage, du passage d’un système vindicatif en vigueur dans une société, clanique, pré-étatique, de type aristocratique, à une justice citoyenne, médiatisée par un tribunal, et dont la finalité est de préserver, avec le respect et la crainte nécessaires à l’ordre, la concorde et la paix. « Ni anarchie ni despotisme » : la justice démocratique doit écarter, en même temps que la souillure du parricide, le spectre, bien réel dans le temps de la représentation, de la discorde. En quoi peut-on dire que le système vindicatoire, 1ère forme de la justice, constitue une forme 1ère de la justice dans la trilogie d’Eschyle ? Comment la contamination de l’imaginaire civique de la souillure et de l’imaginaire tragique de la faute conduit-elle le dramaturge, contemporain et acteur de l’essor de la démocratie athénienne, non seulement à mettre en crise le modèle épique, mais à résoudre le conflit tragique en dépassant l’aporie du système vindicatoire? Comment enfin le mouvement dialectique qui sous-tend le choix, par Eschyle, de la trilogie liée, autorise-t-il la synthèse de la justice et de la force ?

 

 

I- Le système vindicatoire, forme 1ère de justice

  A -« Justice contre l’injustice » (Ch, 398) : la 1ère forme que prend l’exigence de justice, dans une société pré-étatique de type aristocratique, antérieure à la création d’instances de pouvoir centralisé, est le devoir de vengeance. En l’absence de tribunaux chargés de poursuivre les criminels, la vengeance se donne comme un acte légitime, parfois sacré, consistant à réparer une offense ou un tort subi.

 

1- [Constats]

a) Omniprésence du motif de la vengeance dans l’Orestie

Dès le prologue des Choéphores, Oreste clame être « revenu venger mon père » (fr 2) et toute la 1ère partie de la pièce vise à affermir cette intention, à la faire passer en acte, dans un mouvement de gradation dans l’explicite. Electre déclare à son père défunt : «il faut que paraisse ton vengeur » (143)[1] ; le chœur attend qu’ « un vengeur se manifeste » (328)[2] pour « venger la souillure » (650)[3]. Dans Les Euménides, le fantôme de Clytemnestre et le chœur des Erinyes exigent qu’ « un esprit vengeur » sévisse (101[4]- 560).

 

b) … Et assimilation de la vengeance à une forme de justice.

Cette vengeance est identifiée à l’exécution et au rétablissement de la justice. Dans les Choéphores, se venger et rendre justice sont une seule et même chose : « et pour nos ennemis, mon père, que paraisse ton vengeur, que sa justice mette à mort tes meurtriers » (Ch, 143).  Comme dans Les Euménides, la pièce se termine sur l’application d’une sentence, décrite, par celui qui l’a appliquée en même temps que par le chœur, comme une sentence juste : « Elle et venue, avec le temps elle a frappé les Priamides, la justice au lourd châtiment ; il est venu jusqu’au foyer d’Agamemnon, le double lion, le double Arès », chantent les Choéphores (Ch, 936-937), alors qu’Oreste affirme : « je le proclame à tous les miens : oui, j’ai tué ma mère, non sans justice » (Ch, 1026-1027). Précédant ou excédant l’instauration des normes de justice, la vengeance procède de la justice et paraît revêtir son visage, comme l’expriment les Erinyes dans le deuxième stasimon des Euménides, p.82-83 : « ô Justice, ô trône des Erinyes !». Oreste et les Erinyes remplissent une fonction analogue, assurant la vengeance parce que la justice. Ils jouent successivement le rôle de « justicier », en même temps juge et exécuteur du jugement.

 

 

2- La   vengeance :

a) un impératif religieux…

Le meurtre étant souillure, impiété et source de discorde, la vengeance n’est pas seulement un droit, mais un devoir relevant d’un impératif religieux. L’oracle d’Apollon pousse Oreste à rentrer à Argos pour venger Agamemnon (Ch, 269-296 et 953-960). Il le menace, s’il n’obéit pas à son oracle, s’il ne s’acquitte pas du devoir de vengeance : de la poursuite des Erinyes de son père (Ch, 283-284) ; « des tourments affreux « et innombrables dans l’Hadès ; d’une vie de paria (Ch , 277 et 291-296).

 

b) le lot des Erinyes

Déesses infernales à l’aspect terrifiant, les Erinyes font donc office d’auxiliaires et d’exécutantes de la justice : « ô Justice ! ô trône des Erinyes » (Eum, 511-512). Elles accomplissent les sentences de Zeus (Eum, 360-364[5]) qui, avec les dieux, leur donnent « force de loi » (Eum, 390-392) : « est-il un mortel que ne frappe la crainte autant que la vénération lorsqu’il entend le droit que le destin m’a dispensé, et auquel les dieux mêmes ont donné force de loi ». Sans les invoquer expressément, comme les choéphores qui les invoquent en lien avec la justice (Ch, 639-644 et 645-652)[6], Oreste invoque un Zeus infernal et les Erinyes n’hésitent pas à contester à Apollon l’interprétation des oracles de Zeus en matière de justice (Eum, 322-324[7] et 640-644). Garantes du respect des trois lois fondamentales pour l’harmonie du monde et de la cité : le respect des dieux, le respect des parents, et le respect des hôtes (Eum, 270-272[8] et 544-547[9]), elles entretiennent donc avec Zeus un rapport analogue à celui de Dikè, « la fille de Zeus » (Ch, 946-951), selon un jeu étymologique entre Dikè, la Justice, et Dioskora (« fille de Zeus ») : «celle qui a touché son bras dans la bataille est vraiment la fille de Zeus- Justice[10], ainsi la nomment les mortels, d’un nom qui lui convient, et son souffle furieux a tué l’ennemi ».

 

c) … et un rite

Loin de représenter un supplément de désordre et de sauvagerie, un acte anarchique qui irait contre la stabilité de la société, la vengeance joue aussi  un rôle social : elle est une démarche largement codifiée. En effet, la décision de la vengeance intervient au terme d’une longue délibération collective, à laquelle prennent part, en + des deux victimes, Oreste et Electre, la voix du Coryphée et qui entraîne la transformation: de la plainte lyrique en plainte instruisant le procès des assassins d’Agamemnon ; de la libation douce en imprécation ; du « thrène » funèbre en « péan » guerrier. Initialement, les choéphores sont censées chanter le deuil (25) sur l’ordre de Clytemnestre[11], dont le songe a été interprété par les devins comme le signe de la colère, du ressentiment d’Agamemnon contre les meurtriers (42)[12] : il s’agit d’apaiser la rumeur de vengeance par un don agréable de libations funèbres, susceptibles de la rapprocher d’Agamemnon. Or ce thrène (chant de deuil) commandé  aux porteuses de libations, double musical d’Electre, inquiète ces prisonnières troyennes, qui ont reporté la douleur de leur captivité sur le deuil d’Agamemnon et qui éprouvent un sentiment de haine[13] : pleurer un mort rituellement, c’est l’honorer, et cet honneur rendu par l’assassin à la victime risque de compromettre l’espérance de vengeance en purifiant la souillure du sang (48[14], 72-74[15], 66-67[16]). Elles poussent donc Electre à transformer la libation, qui reviendrait à reconstituer autour du palais la famille détruite par le meurtre, la fille servant de médiatrice à la réconciliation, certes monstrueuse, mais religieusement efficace (c’est le sens de la 1ère proposition d’Electre, v.89-90[17]), en imprécations, prière qui accompagne la libation sanglante, qui reconstitue autour de l’autel (bômos , lieu de culte d’un héros ancestral, et non + tumbos, tertre, v.106) les philoi(les amis) d’Agamemnon, qui sont aussi les ennemis d’Egisthe : « prie en versant ta libation pour ceux qui l’aiment […] Aux ennemis, tu peux prier de rendre le mal pour le mal» (111-123). Dès lors Electre, retournant la plainte lyrique en plainte judiciaire, le deuil en exigence de justice, peut demander un vengeur à son père (v.142-143) et ordonner au chœur de chanter le «péan de mort » (150-151), oxymore, puisque le « péan » est, contrairement au « thrène », qui constitue un chant de deuil, un chant guerrier appelant à une victoire ou la célébrant : aux kokutoi, accents aigus et déchirants du thrène, soutenus par la flûte et correspondant dans le texte aux ototototototoi du chœur, succède un chant d’espérance aux accents héroïques annoncés par le cri de joie Iô , v.158 et destiné à permettre à l’action de s’accomplir : « le mort est pleuré. Le vengeur apparaît » (327-328). Après la scène de reconnaissance, le kommos de 125 vers (306-584), éprouvant pour le spectateur (la musique aiguë de l’aulos se fait de + en + stridente) fait lui aussi se succéder pleurs féminins du deuil et accents virils de la victoire promise (340-343[18]). La colère des hommes naissant automatiquement à partir d’un niveau de douleur suffisant, le chœur exaspère ses manifestations de deuil jusqu’à faire souffrir physiquement Oreste, qui dans un 1er temps, n’est que douleur et s’en remet comme les femmes à la justice de Zeus, ce qui suscite l’indignation du chœur qui attend de lui des accents virils (410-415), et le public. Cette violence aggravée dans le deuil et ces accents aigus empruntés à l’Asie suscitent enfin la colère d’Oreste, à qui Electre et le chœur rappellent les crimes commis contre la timè, l’honneur d’Agamemnon et de son oikos, v.434-435[19],444[20]. Le chœur signale le changement d’attitude en concluant son chant de deuil par un hymne annonçant la vengeance et célébrant la victoire (473-474). Ainsi le sentiment d’injustice dont souffrent Oreste, Electre et les captives composant le choeur, la haine que nourrissent ces dernières pour celle qui les a envoyées apaiser la colère du mort par des libations douces, l’attente d’un justicier, revenu, sur l’ordre de l’oracle d’Apollon, déposer en vengeur une boucle de ses cheveux sur le tombeau de son père, modifient profondément le sens de la plainte et confèrent à la vengeance une portée religieuse. 

 

3- Canalisée par la sphère collective, la vengeance est aussi une pratique socialement acceptable, car nécessaire au rétablissement de l’ordre et de l’harmonie politique et sociale.

a) L’absence de vengeance créerait le désordre et le dérèglement des cadres sociaux : Eschyle montre l’exclusion de la cité à laquelle Oreste s’exposerait s’il refusait de venger son père par un nouveau meurtre, v.291-296. « Un tel homme ne peut + boire au cratère commun, il n’a + part aux douces libations ; écarté des autels par la colère invisible d’un père, il n’est reçu ni accompagné de personne ; sans honneur, sans aucun ami, et traînant sa longue agonie, il se dessèche jusqu’à sa fin qui le ravage tout entier » : le fils qui refuse de venger son père est exclu des pratiques sociales qui fondent son rapport avec la cité. L’accent porte sur sa mise à l’écart des rites religieux –les libations et les autels lui sont interdits- et de la communauté des citoyens : l’hospitalité lui est refusée, aucun ami ne lui reste dévoué. Celui qui ne répond pas à l’appel de la vengeance est un paria, qui n’a + sa place dans la société. La vengeance participe donc pleinement de l’équilibre de la société en ce qu’elle permet de rétribuer les victimes. Loin d’être un simple règlement de comptes dont le caractère personnel serait indépassable, la dimension particulière de la vengeance prend place dans un système général.

b) Oreste n’obéit pas à sa seule soif de violence individuelle : sa colère est médiatisée, car une autorité supérieure- collective avec le chœur, divine avec l’intervention d’Apollon en faveur de l’application du talion- transforme la dimension instinctive, réactive et asociale du meurtre vengeur en une pratique socialement acceptable, voire nécessaire au rétablissement de l’harmonie, et donc éminemment juste : « envoie donc la Justice combattre à nos côtés » (497).

 

B- Les caractéristiques de la vengeance comme forme 1er de justice

La « vengeance » est ainsi décrite comme « la voie où s’engage le Droit » (308), et en tant que telle, elle  a trois spécificités.

 

1- Tout d’abord, le principe qui la guide est un principe d’égalité et de réciprocité entre la peine et le crime : c’est ce que l’on peut appeler la « loi du talion », type de loi que l’en retrouve dans de nombreuses civilisations anciennes, dont les 1ères traces remontent au code babylonien de Hammourabi (1750 avt JC) et qui  fixe une stricte réciprocité entre crime et punition. Une des expressions les + célèbres de ce principe d’égalité arithmétique, dans lequel Kant voit la seule forme de justice absolue[21], se trouve dans la Bible ( Exode, XXI, 23-25 ; Lévitique XXIV, 19-20 ; Deutéronome, XIX, 21) , où il s’agit de rompre avec la vengeance privée pour limiter considérablement le recours disproportionné au meurtre pour venger l’outrage et ainsi de refuser de laisser les individus se faire justice eux-mêmes, condition 1ère de toute justice véritable : «si quelqu’un fait périr une créature humaine, il sera mis à mort. S’il fait périr un animal, il le paiera corps pour corps. Et si quelqu’un fait une blessure à son prochain, comme il a agi lui-même, on agira à son égard : fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ; selon la lésion qu’il aura faite à autrui, ainsi lui sera-t-il fait. Qui tue un animal doit le payer et qui tue un homme doit mourir. Même législation vous régira, étrangers contre nationaux ; car je suis l’Eternel, votre Dieu à tous ». [22]

Dans l’Orestie d’Eschyle, ce strict principe de réciprocité, cette stricte égalité de l’offense et de la punition, de l’action et de la passion, est l’expression privilégiée de la justice divine: « cette règle restera ferme autant que le trône de Zeus : souffre de ton acte. Ainsi le veut la loi divine » (Ag, 1563-1564). Elle est réitérée par tout le monde. C’est un leitmotiv du chœur : « le mot de haine, qu’il soit payé d’un mot de haine – voilà ce que proclame la Justice, qui exige ce que l’on lui doit. Qu’un coup mortel acquitte le coup mortel ; souffre selon ton acte – trois fois vieille est la sentence qui l’affirme » (Ch, 309-314) ; « il faut rendre mal pour mal » (Ch, 123, le coryphée), « traiter les meurtriers tout comme ils ont traité mon père, rendant meurtre pour meurtre » (Ch, 273-274, Oreste répétant l’oracle d’Apollon) ; « l’averse de sang qui imprègne le sol réclame un autre sang. Telle est la loi. Le meurtre appelle l’Erinye afin qu’au nom des premiers morts elle ajoute « à la ruine une autre ruine » (Ch, 400-404, le coryphée). Oreste, quant à lui, annonce : « Arès contre Arès, Droit contre Droit » (Ch, 461). Cette règle d’égalité arithmétique, mimée par les parallélismes syntaxiques ou le polyptote (« si toi qui fus vaincu tu veux vaincre à ton tour », Ch, 499), est renforcée par la reprise de mots composés du préfixe « anti » exprimant, en grec, une idée d’échange, d’égalité.

 

Cette loi du talion implique deux conséquences qui ne seront + acceptables dans une pratique institutionnelle de la justice. La 1ère est que la justice est vécue comme un strict échange, presque une transaction : il y a un « prix du sang » dont le criminel doit s’acquitter, si bien que, récurrente, l’image commerciale du « prix » induit que le crime de Clytemnestre a créé pour elle une « dette » (Ch, 385)[23], dont sa mort n’est que le remboursement exact, d’une même valeur, parce que de même nature[24]: « le sang répandu sur le sol, comment serait-il racheté ? » ; « si je ne traitais pas les meurtriers tout comme ils ont traité mon père, rendant meurtre pour meurtre, taureau furieux pour qui la peine est sans rachat ; sinon, ma vie devrait en acquitter le prix dans des tourments affreux et innombrables » ; « qu’un coup mortel acquitte un coup mortel » ; « elle payera le sort indigne de mon père » ; « même en versant tous ses trésors pour prix du sang, on perd sa peine » ; « nous paraissons pour qu’il s’acquitte pleinement du prix du sang » ; « je tuai ma mère, je ne le nierai pas, pour payer de sa mort le meurtre de mon père bien-aimé » ; « que la poussière n’exige pas dans sa colère le prix, meurtre pour meurtre, d’une ruine qui renverserait la cité ». Il en va comme d’une dette dont on doit s’acquitter et acquitter les autres, pour que la souillure ne devienne pas « sans rachat » (Ch, 276, 520-521[25]). Car le déshonneur vaut dépossession, selon la racine timè, qui signifie à la fois valeur, prix et honneur et dont Benvéniste rappelle qu’il appartient au vocabulaire de la souveraineté : « ignoble », »indigne », »avilie ». Nous comprenons mieux, dès lors, les implications de la notion de « prix du sang » (Ch, 520 ; Eum, 320) : « le plateau de la Justice » (Ch, 61) - métaphore de la balance-, déséquilibré par le meurtre, doit être rendu à l’équilibre par le moyen d’une exacte compensation ; le poids sur chaque plateau doit être parfaitement égal, pour rééquilibrer la balance et rétablir ainsi la justice.

 

La 2ème conséquence est que, dans cette logique comptable de la justice, c’est l’exactitude du remboursement et non les moyens d’y parvenir qui importe. Ainsi Oreste peut-il envisager d’employer les mêmes moyens qu’Egisthe et Clytemnestre pour obtenir justice : « envoie donc la justice combattre à nos côtés, ou laisse nous les prendre aux mêmes prises », demande-t-il à son père (Ch, 497-498). Si l’alternative « ou » montre que le personnage a conscience qu’atteindre ses adversaires par ruse n’est pas une méthode digne de la Justice, il reste que seul le résultat compte, et c’est bien en rusant, même si sa méthode ne sera pas aussi méprisable que celle des deux amants meurtriers, que le jeune homme parviendra à s’approcher de ses futures victimes, en se faisant passer pour un étranger venu annoncer la mort d’Oreste.

 

2- La 2ème spécificité de l’application de la justice dans l’ordre vindicatoire est la place de la sentence, prononcée par Apollon sous la forme de son oracle comminatoire. Cette décision provient d’une autorité supérieure et indiscutable (Ch, 269). Elle n’est pas motivée (le dieu se contente de décrire les maux qui frapperaient Oreste s’il n’obéissait pas pour « calmer sous terre la rancune des morts », Ch, 271 sq), mais est à l’origine  de la mise en route de l’action : l’action tragique comme l’action judiciaire commencent avec la condamnation qui ramène Oreste à Argos.

 

3- Enfin, il faut souligner que l’ordre vindicatoire, quand il est à l’œuvre, fait naître un vengeur (Ch, fr 2, 143, 328) ou un justicier, non un juge. Cette distinction est faite par Electre elle-même : »est-ce un juge, un justicier que tu veux dire ? » (Ch, 120). Comme le précise la note de Daniel Loayza, le justicier n’emprunte pas les voies juridiques, à la différence du juge, qui punit selon la loi. Bras armé de la justice, Oreste n’interroge jamais le principe, ni ne se présente comme son libre représentant. Il applique de façon presque mécanique une décision qui lui est extérieure : « ton meurtre était interdit, à toi d’en souffrir l’horreur » (Ch, 930). Oreste, victime du meurtre de son père, tue sa mère, mais il est en même temps partiellement déresponsabilisé par le fait qu’en tant que justicier, il ne prend, en réalité, aucune décision : les Erinyes tiennent du reste Apollon pour responsable du meurtre de Clytemnestre dans Les Euménides. Dans l’ordre vindicatoire, l’homme applique la justice, mais ne la rend pas.

 

II- 1ère forme de justice, voire forme 1ère et définition même du juste, v. 309-311[26], l’ordre vindicatif n’en constitue pas moins une forme de justice encore imparfaite.

A-    Une justice implacable et violente

1-      D’abord, elle s’apparente, dans la trilogie d’Eschyle, à une vendetta et constitue une pratique très violente de la justice sanglante : « l’averse de sang qui imprègne le sol réclame un autre sang. Telle est la loi » (Ch, 400-401). Le sang appelle le sang et la fonction d’une telle justice est de susciter un vengeur pour tuer le meurtrier : »mon père, que paraisse ton vengeur, que sa justice mette à mort tes meurtriers » (Ch, 143-144). Justice signifie ainsi châtiment, et châtiment signifie peine de mort : « elle est venue, avec le temps elle a frappé les Priamides, la Justice au lourd châtiment » (Ch, 936). Les Erinyes, qui incarnent cette justice draconienne[27] du talion, sont là « pour châtier ceux qui voient et ne voient + le jour » (Eum, 322), pour « apporter le châtiment inéluctable » (Eum, 542-543) et entendent par là non seulement la mort du criminel, en vertu du principe «souffre selon ton acte », mais encore les tourments éternels réservés aux Enfers aux grands criminels. Avides de sang (« et l’Erinye, sans souffrir de la faim, boira le sang pur d’un 3ème meurtre », Ch, 577-578), elles pratiquent sur le coupable des actions , dont Apollon dénonce la barbarie et qui confinent au vampirisme et au cannibalisme :  « allez-vous-en où la justice décapite, crève les yeux, coupe les gorges et broie les germes de la fleur des enfants mutilés, tranche les membres et lapide les corps, là où hurlent sans fin les malheureux à l’échine empalée » (Eum, 186-190)[28]. Aussi solidement entravée par le chant que la bête qu’on s’apprête à égorger l’est par les cordes, ou les rais du sacrificateur, la victime n’est + qu’une proie offerte à la voracité de vampires : « l’odeur du sang humain  me rit » (Eu, 253) ; « c’est toi qui, en revanche, doit fournir à ma soif une rouge offrande puisée dans ses veines. Qu’en toi je trouve à m’abreuver de cet atroce breuvage » (Eu, 264-266) ; «toi, victime engraissée pour mes sacrifices ! Tout vivant sans égorgement à l’autel, tu me fourniras mon festin » (Eu, 304-305). Entre les mains griffues, les lèvres, les crocs de ces Harpyes sans ailes, l’être humain livré aux crocs de ces vampires n’est + qu’une « ombre vidée de sang » (Eu, 302), une momie desséchée vivante, un être « anéanti », écrasé sous l’écueil de la justice : « si puissant qu’il soit, nous l’anéantissons sous sa souillure fraîche » (Eu, 358-359). Le sang de la victime engraisse le corps des Erinyes, dont il devient la substance, si bien que du sang dégoutte de leurs yeux (Ch, 1058 ; Eu, 54) et qu’une haleine sanglante s’exhale de leur bouche (Eu, 137) et qu’elles rendent de lourds caillots de sang tiré des mortels (Eu, 183-184) et changé en venin propagateur d’une « lèpre mortelle à la feuille, mortelle à l’enfant » (Eu, 782-787[29] et 812-817).

 

2-      Cette violence extrême est aussi psychologique : les filles de la Nuit, par leur affreuse apparence infernale, frappent leurs victimes de démence, de folie furieuse. A la fin des Choéphores, la terreur « entraîne dans sa danse » le cœur d’Oreste, tandis que sa pensée s’emballe comme un cheval fou : « comme un cocher dont les chevaux quittent la piste, je suis vaincu et emporté par ma pensée qui se révolte, face à mon cœur la terreur va chanter, l’entraîner dans sa danse » (Ch, 1022-1026). Dans Les Euménides les Erinyes entonnent leur « chant de la folie,/ la démence égarant l’esprit, l’hymne des Erinyes qui sans lyre enchaîne les âmes et qui dessèche les mortels » (Eum, 329-333)[30]. Cet « horrible chant », cet « hymne lieur » est comme une chaîne qui lie les criminels par la folie dont il les frappe (Eum, 307-309), par des formules incantatoires qui font vaciller la raison : « mais pour notre victime, voici le chant délire, vertige où se perd la raison, voici l’hymne des Erinyes, enchaîneur d’âmes, chant sans lyre, qui sèche les mortels d’effroi » (Eu, 328-333 et 340-345).

 

3-      Les Erinyes, justicières de Zeus, sont donc aussi des bourreaux, des monstres et des démons « démons investisseurs du futur coupable et des démons vengeurs du forfait accompli », qui traquent l’homme avec une âpreté et une violence extrêmes[31]. [32] Personnification elles se décrivent elles-mêmes comme de « tristes enfants de la Nuit » et se définissent comme « les Imprécations » (Eum, 416-417). Les métaphores qui s’attachent à ces «tristes enfants de la Nuit », personnification, comme leur quasi homonyme démon Ara, de la Malédiction[33] (« et toi, Malédiction, puissante Erinye d’un père », Se, 70), visent toutes à inspirer la terreur et l’épouvante. Ce sont d’abord une meute de chiennes féroces, avides de sang et qui s’abattent sur leur gibier : »d’un pied puissant au + haut, je bondis pour retomber d’un poids + lourd- et fugitifs de chanceler sous le faix pesant du malheur » (Eu, 372-376). Lançant sur le sol leur poison comme on lance des javelots, elles rendent la terre ensemencée stérile (Eum, 800-803). Toutes ces caractéristiques font d’elles des puissances infernales, noires comme les victimes qu’on sacrifie aux dieux d’en bas. Elles sont en rapport avec les serpents : des serpents s’entrelacent autour de leur chevelure et de leur corps, faisant d’elles des Gorgones (Ch, 1049-1050) ; elles lancent du venin (Eu, 782) ; elles habitent « les demeures souterraines » (Eu, 417), « l’antre souterrain » et tourmentent indéfiniment les coupables. Elles viennent donc du monde des morts et engendrent le chaos. La forme de justice qu’elles incarnent est donc bien éloignée de l’allégorie de Thémis, les yeux bandés en signe d’impartialité, la balance symbole de l’équité et le glaive symbole de médiété à la main. La justice sauvage qu’elles prônent ne saurait s’accorder avec le monde de sagesse, de mesure et d’harmonie que Zeus Olympien est en train d’organiser. Apollon leur reproche du reste d’appliquer des châtiments barbares indignes de la civilisation grecque et s’il les chasse de son temple, c’est que leur cosmos, les serpents qui s’enroulent autour de leur corps, n’est + à sa place « devant les statues des dieux » et « dans la maison des hommes » (Eu, 55-56), car il n’est associé ni au monde des Olympiens ni au monde des hommes, mais au monde des créatures infernales : phonétiquement proches d’Eris, la déesse de la Querelle, elles sont du côté de la violence et du Chaos.

 

4-      La violence de la justice se trouve aussi suggérée de manière expressive par certaines images :

 

è    images guerrières comme la métaphore du combat militaire, associé à Arès, ou sportif (Ch, 461[34], 938[35] ; Eum. 193[36]) ;

è    métaphore filée de la chasse, qui assimile successivement Clytemnestre à une « lionne » (Ag, 1258-1259) et Oreste à un « lion » (Ch, 938-939[37]), le voile dont elle se sert pour tuer Agamemnon à un « piège à fauve » (Ch, 998-1000), la chasse des Erinyes à celle de chiennes ou de lionnes (Eum, 193-194)[38] poursuivant le jeune cerf (Eum., 111-113[39]) ou le lièvre Oreste (Eum, 326[40]) ; enfin le corps de l’injuste est fouaillé sous les coups du « fouet de bronze » des Erinyes (Ch, 290) et Clytemnestre a la gorge sur le fil du rasoir : « sa gorge st aujourd’hui sur le fil du rasoir, et je crois bien que la justice va l’abattre sous ses coups » (Ch, 884).

 

B-    Une justice aveugle

       Crainte, vendetta qui fait au fils un devoir de tuer sa mère, cruauté, violence animale sans retenue : la justice fondée sur le talion est une justice aveugle, qui engendre le crime et paraît sans fin.

1-      La loi du talion présente un caractère automatique qui en fait une justice aveugle, car monolithique. Ainsi les Erinyes se montrent implacables et inaccessibles à la pitié, aussi « inflexibles » que cette « déesse du destin », leur sœur « inexorable » (Eum, 334[41]) : le crime une fois commis est sans rachat, sans rémission possible. Ni pardon, ni repentir, ni prescription, ni circonstances atténuantes ne peuvent commuer la peine de quelque façon que ce soit : celle-ci n’est et ne peut être que la mort (Eum, 174-178[42]), pour compenser celle de la victime. Pour tout jugement, il n’y a qu’un constat : le fait du meurtre commis, et ce jugement vaut sentence immédiatement exécutoire. La loi du talion envisage une réalité une et simple, une réalité qu’on ne peut décomposer en +sieurs éléments. Nul besoin, donc, de débat contradictoire, puisque par définition, ce dernier vise à faire émerger une vérité cachée, complexe ; rien de tel ici, où tout est clair sous le regard des dieux. Les Erinyes savent qu’elles ont leurs « ordres » (Eum, 208) assignés par le destin et garantis par Zeus. Elles savent une chose, la seule qui compte : « c’est qu’il a trouvé bon de tuer sa mère » (Eum, 425). L’évidence du fait brut rend inutile toute autre considération : les Erinyes savent qu’Oreste a agi sur l’ordre d’Apollon (Eum, 202[43]), mais cela ne change rien à l’affaire, parce que la justice du talion impose de rétablir la balance, de compenser le meurtre par le meurtre. En fait d’argumentation, le talion se réduit à une logique binaire : y a –t-il eu meurtre ou non ? Conséquemment, une seule procédure s’applique : celle du serment solennel par les dieux, consistant à jurer qu’on n’a pas commis de crime, qui établit directement, immédiatement le droit : « il ne veut pas prêter serment et ne peut pas en recevoir » (Eum, 429). Dans un tel contexte, le juge se réduit au justicier.

 

2-      Dès lors, la justice, aveugle de sa trop grande évidence, ressemble de + en + à l’injustice : elle ne fait pas de distinction entre coupable et innocent.

 

a)      Les Erinyes menacent Athènes dans les Euménides, alors que la cité est étrangère à l’affaire : elle risque de devenir les prochains dégâts collatéraux d’une justice qui n’épargne personne. Le mécanisme du talion est si efficace qu’il risque d’entraîner toute une cité dans la guerre civile, comme les Erinyes le reconnaissent elles-mêmes à la fin de la trilogie (Eum, 977-989[44]) et comme le final d’Agamemnon en avait donné l’exemple.

 

b)      Elles refusent aussi de reconnaître la justice de l’acte d’Oreste. Or, contrairement à tous les justiciers qui l’ont précédé dans la longue lignée de criminels que constitue la famille des Atrides –Agamemnon punissant les Troyens, Clytemnestre et Egisthe châtiant Agamemnon-, Oreste ne commet aucune impiété Sur Agamemnon pesaient le crime de son père Atrée, le sacrifice d’Iphigénie, sa propre démesure lors de la prise de Troie. Clytemnestre et Egisthe se sont rendus coupables d’impiété par leur adultère, l’usurpation, l’outrage infligé au corps d’Agamemnon pour priver le mort de la capacité de se venger (Ch, 439-443)[45], le rituel sciemment perverti des funérailles (Ch, 429-433[46]), les libations impures (Ch, 84-89). Le chœur des Choéphores la range dans la liste des monstres féminins dans le 1er stasimon, p. 37-39. Oreste en revanche agit par piété, pour obéir aux ordres de Zeus, transmis par l’oracle d’Apollon, pour apaiser le mort, pour rentrer en possession de son héritage légitime et pour rétablir la justice politique (Ch, 300-305[47]). La fonction de Pylade est du reste de mettre cette piété en évidence : devant les hésitations d’Oreste (Ch, 899[48]), il rappelle l’oracle d’Apollon, le serment pour attester les dieux  (Ch, 434-438[49]) et la crainte devant ceux-ci[50]. Cela revient à lui rappeler la justice de son acte. Oreste réaffirme lui-même cette justice en se plaçant sous la caution de l’ordre divin : «oui, j’ai tué ma mère, non sans justice, la souillure qui tua mon père, haïe des dieux, et j’en ai puisé l’audace auprès du grand Loxias, l’oracle de Pythô, qui m’assura que j’agirais sans être coupable de crime » (Ch, 1027-1031). Apollon endosse du reste la responsabilité du crime quand il précise, au début des Euménides (84, 614-621) que c’était la volonté de Zeus : « je veux le dire devant vous, puissant tribunal d’Athéna : ce fut justice. Je suis prophète et ne tromperai point : jamais sur mon trône je n’ai rendu d’oracle sur un homme, sur une femme, sur une cité, qui ne fût ordonnée par Zeus, père des Olympiens. D’après ces mots, songez quelle force a cette justice et rangez-vous à la volonté paternelle, car nul serment ne l’emporte sur Zeus ».

 

c)      Pourtant, immédiatement après l’assassinat d’Egisthe et de Clytemnestre, le vide se fait autour d’Oreste, chassé du palais par des visions terrifiantes qui le poussent à fuir et à quitter la communauté des hommes, v.1060-1061[51].

 

 

C-    L’aporie du système vindicatoire réside dans la réversibilité de son principe

1-      Les Erynies qui auraient persécuté Oreste s’il n’avait pas vengé le meurtre de son père (Ch, 278-284), le persécutent parce qu’il a commis un matricide. Injuste s’il ne tue pas sa mère, il est injuste en l’assassinant. L’ambivalence des Erynies suggère que, par la violence, la situation est bloquée : une justice fondée sur la loi du talion conduit nécessairement à l’aporie.

 

2-      L’innocent, en se faisant justicier, bras armé de Zeus, se rend à son tour coupable de meurtre. Prisonnier d’une logique implacable (Apollon menace Oreste des Erinyes de son père s’il ne le venge pas, mais cette vengeance le met à la merci des Erinyes de sa mère), le vengeur contracte, en se faisant à son tour meurtrier, la même souillure que le criminel qu’il avait la charge d’éliminer : à la fin des Ch, Oreste doit « fuir ce sang qu’[il] partage » (1038). 

 

è    La souillure se manifeste à travers le leitmotiv de l’haima, terme qui désigne à la fois le sang et la race. Eschyle appelle haimata les tissus riches et rouges dont Clytemnestre jonche le sol depuis la porte centrale du palais jusqu’au char d’Agamemnon (Ag, 920-962), pour tenter sa démesure et le prendre ensuite dans le fleuve de sang d’une robe-voile-filet appelée aussi haima et qu’Oreste, couvert du sang de sa mère, brandit comme la preuve du fragrant délit justifiant sa vengeance à la fin des Choéphores : « voici mon témoin : ce tissu teint par l’épée d’Egisthe, dont la pourpre sanglante travaille avec le temps à effacer les mille teintes subtiles » (101-1013).

è    En réponse à l’exposition des cadavres d’Agamemnon et de Cassandre par Clytemnestre au dénouement d’Agamemnon, Oreste exhibe les corps d’Egisthe et de Clytemnestre à la fin des Choéphores et grâce à ce parallélisme, la loi du talion cesse d’être une abstraction pour devenir un tableau offert aux regards des spectateurs. Mais Oreste est souillé à son tour par le sang d’une mère dont il est, fils-serpent d’une mère-vipère, finalement solidaire : il doit attendre, pour implorer la médiation de la justice d’Athéna, que le temps et le rite l’aient purifié d’un sang, qui le condamne à subir sept ans le châtiment dont Apollon le menaçait s’il refusait d’accomplir le devoir de vengeance, l’errance d’un paria.

è    Surtout, la souillure du meurtre se transmettant de génération en génération, il s’inscrit, malgré lui, dans la lignée tragique des Atrides[52], attestée par les murs, gorgés de sang, du palais, témoin de tant de crimes,  dont les murs suintent le sang, et qui vit sous un orage de sang (Ag, 732-734[53], 1092[54], 1309[55], 1552-1554 ; Ch, 941-843[56], 1065-1067) : « voilà donc dans le palais de nos rois la 3ème tempête dont le souffle vient d’éclater […] pour nous sauver ou pour nous perdre ? Où donc va s’accomplir, où va cesser et s’endormie enfin la furie de la ruine ? ». Loin de présenter une alternative viable aux dysfonctionnements de la justice, la loi du talion n’offre donc aucune solution à long terme. La vengeance, systématisée, s’anéantit d’elle-même dans la perpétuation de la violence et de la destruction. Hegel souligne que la vengeance consiste à répondre à l’injustice par des moyens tout aussi violents, et donc par une injustice : « la vengeance est une nouvelle transgression du fait qu’elle existe en tant que l’action +tive d’une volonté particulière ; en tant que contradiction, elle tombe dans la progression à l’infini, et lègue indéfiniment son héritage de générations en générations ».

 

 

3-      Le sang appelant le sang, le crime engendrant le crime, le fils de la mère serpent devient serpent à son tour[57] et le monde est sens dessus dessous. L’acte de justice étant aussi le + affreux assassinat, les meurtres à l’intérieur des familles constituent une atteinte aux lois qui séparent, ordonnent, établissent des limites : tuer le parent, dévorer un être de son sang, c’est franchir la frontière interdite, bouleverser l’ordre du monde, se faire l’agent du Chaos, provoquer la stérilité et la mort.

 

Transition

La justice du talion interdisant le retour à l’équilibre strict de la balance, la justice demeure inatteignable. La situation d’injustice initiale ne peut être résorbée : « où donc va s’accomplir, où va cesser et s’endormir enfin la furie de la ruine ? » (Ch, 1073-1077). Plaie et remède à la fois, la vengeance « ajoute à la ruine une autre ruine » (v.404) et engendre le chaos.  Si elle rétablit un ordre détruit, elle introduit un autre désordre en retour et ne peut être généralisée sans conduire l’espèce tout entière à sa fin, car à un meurtre succède un autre meurtre, en un enchaînement auquel rien ne vient mettre un terme. Dans la vengeance, l’attribution du juste et de l’injuste, la désignation du coupable et de la victime se déplacent continuellement : de victime, le vengeur devient meurtrier, qui crée une nouvelle victime, celle-ci pouvant très justement se venger, et ainsi de suite à l’infini. De + la vengeance, pour simple qu’elle soit, est inadaptée à la complexité de l’injustice[58]. Réaction passionnelle, la vengeance, par quoi l’individu reste pris dans les flots de ses émotions et aveuglé par le désir de revanche, s’enlise dans des paradoxes : elle ne saurait finalement se donner le nom de justice, puisque ses moyens la situent en totale continuité avec le crime.

Pour répondre à l’exigence de justice, il faut donc dépasser la vengeance, dont certains traits apparaissent contraires aux normes de la justice. Arbitraire, privée et hors de toute proportion, la vengeance indique en creux ce que la justice doit être : impartiale, publique et identique pour tous. Or tous ces éléments ne peuvent être garantis que dans le cadre de la loi : avant même qu’ait lieu le jugement ou le règlement du litige, il faut que les droits et les devoirs de chacun soient établis dans un texte connu de tous.  L’écriture de la loi et la réflexion sur la justice vont donc de pair. La rédaction des lois permet aux hommes de placer leurs actions, leurs décisions et la résolution de leurs désaccords sous l’égide de règles communes.

 

Pierre-Paul Prud’hon, La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime (1808)[59]

 

III- La justice d’Athéna : médiation et régulation

            La nouvelle conception du droit, qu’Athéna impose, n’est + fondée sur la loi du Talion. Ainsi, lorsque, arrivant sur scène, elle s’informe de la situation, la déesse n’arrête pas son questionnement au moment où elle apprend le crime d’Oreste, mais s’inquiète des circonstances, du mobile, de la nature et de l’identité des causes déterminant le degré de responsabilité de l’exécutant : «Le coryphée –C’est qu’il a trouvé bon de tuer sa mère Athéna – Par contrainte, ou craignant un puissant courroux ? » (Eum, 425-426).  Car Athéna sait que la réciprocité et l’équivalence du crime et du châtiment n’ont que l’apparence de la justice : « tu veux passer pour juste +tôt que l’être », dit-elle au coryphée (Eum, 430).  Face aux Erinyes, qui ne voient dans l’affaire qu’une question simple, (« quel aiguillon pourrait pousser à tuer une mère ? » Eum, 427), qui ne mérite aucune procédure, puisque Oreste ne nie pas le meurtre (or dans le système juridique qu’elles défendent, le tribunal a pour seule tâche d’établir les faits) et qu’aucun meurtrier ne peut jamais être acquitté du crime qu’il a commis, elle affirme qu’il s’agit d’un cas très complexe, qui nécessite + qu’ un arbitre, mortel (Eum, 470) ou divin (Eum, 471)[60], qui demande que soient fournis « indices » et « témoignages » (Eum, 485[61]) : un tribunal formé des meilleurs citoyens, devant qui l’affaire doit être « débattue » (Eum, 675) avant que les juges ne votent, du « fond d’une pensée sincère » (Eum, v.488) et « selon leur conscience et la justice » (Eum, 674-675). Or cela revient à rejeter l’automaticité de la loi du Talion (« déjà la sanction t’attend », chantaient les Erinyes) et proclamer la nécessité de chercher, dans tout crime, une vérité de justice qui ne peut être écrite à l’avance.

 

            Cela implique une nouvelle place pour la sentence. Contrairement aux Choéphores, où la sentence est rendue au départ et constitue l’origine de la justice comme acte, la sentence est, dans Les Euménides, un point d’aboutissement du processus judiciaire : le vote n’a lieu qu’après les débats, affrontement argumentatif ; l’acquittement d’Oreste met un terme à l’action purement judiciaire : « cet homme a échappé à la justice du sang : les deux parties ont obtenu autant de voix » (Eum, 752-753). Ainsi, aux images guerrières qui illustraient la justice et qui soulignaient la violence d’une volonté absolue de destruction de l’adversaire, succède une métaphore de la lutte, sport d’une grande importance éducative à Athènes. Certes il s’agit aussi d’un affrontement ; mais cet affrontement est réglé. Son seul but consiste à désigner un vainqueur, sans pour autant détruire le vaincu (Eum, 589-590[62]). En somme, devant le tribunal qu’Athéna institue, on accepte à l’avance la décision des juges[63]. On s’affronte pour parvenir à une décision motivée : quelque soit la partialité de son choix, Athéna explique son vote en donnant les raisons de son choix (v. 734-740[64]), contrairement à Apollon dans Les Choéphores. On suit des règles qui encadrent l’opposition, à l’inverse de la « justice de sang » à laquelle Oreste échappe (Eum, 752).

 

            Le déroulement du procès d’Oreste suit, dans ses grandes lignes, plutôt fidèlement les étapes rituelles d’une procédure où, après entrée des juges et échange de serments formels, les deux adversaires plaidaient tour à tour, de une à 3 fois selon les types de procès, en commençant par le plaignant, le demandeur ayant droit de réplique et le défenseur de duplique, avant que les juges ne votent, dans le silence et sans délibération préalable, l’égalité de vote devant profiter, comme dans la pièce, à l’accusé. En effet, après l’enquête judiciaire menée par Athéna à partir de données objectives  et équilibrées (identité  des parties, v.408[65], interrogation sur les mobiles et les limites de l’acte, v.421[66], et expression d’un souci d’entendre également les deux parties(428[67]), le procès, dont les Erinyes tentent vainement d’éluder la médiation en annonçant qu’Oreste ne veut pas prêter serment, ni ne peut en recevoir[68], peut s’ouvrir. L’entrée des juges, « les meilleurs de ses citoyens afin qu’ils rendent leur verdict du fond d’une pensée sincère sans violer leur serment au mépris de toute justice » (v.487-489 et 566-573) est suivie d’un 1er incident de séance : les Erinyes essayent de récuser le principal témoin à décharge, Apollon, venu plaider solidairement la cause d’Oreste[69] (v.574-581), et qui invite Athéna à ouvrir le procès avec le savoir-faire qui est le sien. La suite montre la nature juridique de ce savoir-faire : «vous avez   la parole. Les débats sont ouverts » (v.582-584). Le rituel judiciaire se met alors en place : « la partie poursuivante doit parler la  1ère ». Mais le coryphée ne prononce pas un discours suivi : il interroge l’accusé, dont l’aveu établit objectivement les faits (v.585-608) : « je l’ai tuée, je ne le nie pas ». Il n’est donc pas victime d’une fausse dénonciation, les Erinyes ne perdant pas leur temps à poursuivre autre chose que de vrais meurtriers.  L’interrogatoire de l’accusation porte sur la modalité du meurtre (« tu dois aussi nous dire comment tu l’as tuée »,v.591) et Oreste, « le tueur de mère », comme l’appelle le coryphée, explique les raisons du meurtre : « elle était deux fois souillée » par l’homicide et par l’adultère (« elle a tué son époux et mon père, v.602 »). A quoi le coryphée, obsédé par la logique du talion, répond : « oui, mais tu vis, tandis qu’elle a payé son meurtre » (v. 603). Oreste lui demandant, logiquement, pourquoi, du vivant de la meurtrière Clytemnestre, il ne l’a pas traquée, le coryphée lui représente que la meurtrière et sa victime n’étaient pas du même sang : c’est la consanguinité entre la mère et le fils qui ferait la gravité du geste matricide (v. 607-608). Oreste s’adresse alors à Apollon pour qu’il témoigne pour lui, v. 609-613 : « maintenant témoigne pour moi- dicte moi, Apollon, si mon meurtre était juste- Car je ne nie pas le fait. Mais paraît-il juste à ta pensée, ou non ? A toi de trancher sur ce sang ». On le voit, le souci de l’évaluation rationnelle est présent. Les protagonistes ne sont + envahis par le thumos dont seules les Erinyes sont encore l’expression. Apollon plaide alors pour la justice du geste d’Oreste (v.614-673), mais lui non + ne prononce pas un discours suivi, puisqu’il est 3 fois interrompu par le coryphée, auquel il répond chaque fois par une tirade. A l’argument d’autorité (le geste d’Oreste est légitimé par l’oracle d’Apollon, interprète de la volonté de Zeus), contré bientôt par le contre-argument d’autorité, anamnèse du parricide (le retournement de Zeus contre son père Cronos), s’ajoute la théorie du patriarcat, en réponse au matriarcat défendu par le coryphée : v. 657-667, Apollon, qui se veut rationnel, développe l’argument médical qu’Oreste n’avait fait qu’ébaucher (l’enfant est entièrement issu du sperme de son père, la mère porteuse ne fournissant qu’un vase pour héberger la substance), et à l’exemple mythologique de Cronos, il oppose celui d’Athéna, née sans mère, toute casquée de la tête de son père Zeus, qui avait avalé Métis, de crainte que l’oracle selon lequel l’enfant détrônerait son père ne se réalisât. Le débat contradictoire étant terminé, sans qu’aucun argument, d’une partie ou de l’autre, soit véritablement déterminant (Eschyle met ici en valeur le caractère inconciliable des positions individuelles), le vote peut avoir lieu et Athéna demande aux juges de voter « selon leur conscience et la justice, puisque l’affaire est débattue ». Pendant ce vote, les deux parties s’invectivent, (v.711-751) et l’on retrouve des arguments déjà avancés : danger pour la cité, quelle que soit la décision, ce que le caractère collectif du tribunal peut éviter, pitié de Zeus pour les suppliants ; confrontation entre jeunes dieux et dieux antiques. Après cette dispute peu constructive, preuve que sans justice, la querelle entre particuliers est sans fin, Athéna proclame sa loi, dans cette séance inaugurale qui vise l’avenir, donc la vie, et  elle se prononce la dernière, pour la filiation paternelle, (vierge sans mère, et non mère elle-même, elle ne peut soutenir Clytemnestre), preuve que sans l’interventionnisme de la déesse, la justice des hommes aurait poursuivi le cycle de la vengeance en livrant l’accusé à la merci de l’accusatrice : il y a malgré tout besoin, pour acquitter un accusé qui ne peut l’être, de l’intervention des dieux, d’une décision arbitraire avant la mise en place d’une justice nouvelle, fondée sur la concorde. Son vote précédant l’édiction d’une loi que les spectateurs connaissent bien (l’égalité des votes sera favorable à l’accusé), Oreste est acquitté par l’égalité des voix : la triade des nouveaux dieux a relevé la maison d’Agamemnon et, absous, Oreste s’éloigne après le verdict (v.752-777). Ainsi le schéma suit de très près le rituel judiciaire, même si nous y chercherions en vain les deux plaidoyers opposés : même la défense d’Oreste, présentée par Apollon, n’en est pas vraiment une, car chaque interruption du Coryphée appelle une réponse qui modifie la marche du discours ; quant à l’interrogatoire d’Oreste par le Coryphée, il ne peut en aucun cas constituer un plaidoyer. Car l’essentiel n’est pas dans le réalisme d’une procédure qui, dans les temps héroïques de l’histoire, n’aurait jamais eu lieu (l’Oreste épique ne vengeait pas son père en tuant sa mère, mais Egisthe, dont le meurtre ne pose aucun problème dans la tragédie, alors même que dans la réalité historique de la cité archaïque ou classique, il aurait entraîné un procès pour crime de sang), pas + qu’il ne se serait tenu pour parricide dans les temps historiques de la représentation, la femme n’étant pas une citoyenne, mais dans la naissance d’un acte juridique moderne, basé sur un formalisme et sur une rationalité qui passent par la médiation de l’institution, là où les symboles du pré-droit –paroles, gestes, libations, postures imprécatoires et serments magiques- agissent en vertu de leur propre dynamisme, magico-religieux. Alors que le serment revendiqué par les Erinyes vaut ordalie et tranche la cause, sans autre forme de débat, donc de procès, le serment juridique, purement formel, introduit l’instance, mais ne tranche plus le procès. Il n’y a donc pas de contradiction entre la récusation de la valeur du serment ordalique (« je dis que par serments l’injustice ne doit pas vaincre », v.432 ; « nul serment ne l’emporte sur Zeus », v.621) et le serment procédural exigé des parties au tribunal de l’Aréopage : on est seulement passé de la magie d’une justice privée, dans laquelle les crimes de sang relèvent de l’honneur du clan, à la solennisation de la forme dans l’enceinte judiciaire, seule apte à juger de crimes de sang, même si l’exécution de la sentence est renvoyée à la famille lésée.

 

 

            En fondant le tribunal de l’Aréopage, Athéna nomme des « juges respectueux de leur serment » (Eum, 483-484) et non des « vengeurs » ou des « justiciers ». « Meilleurs de [ses] citoyens » d’Athènes, ces juges n’ont rien à voir avec les parties en présence : « ma cité n’ayant rien à te reprocher, je te respecte » (Eum, v.475), et qui peuvent donc être réputés impartiaux. Assermentés (Eum, v.484, 489, 680, 710), ils sont tenus par leur parole à juger en conscience les faits qui leur sont présentés. Leur rôle est précisément d’écouter et de voter. Le débat contradictoire passe donc par leur médiation, car ils sont les destinataires réels des discours qui sont tenus (Eum, v. 601, 629-630, 643, 670). Cette médiation a pour conséquence de rendre impossible l’affrontement le + destructeur (les Erinyes ont assez dit quel châtiment elles imposeraient à Oreste s’il était à leur merci). Les parties en présence sont contraintes à l’argumentation et à la rhétorique. Ainsi Apollon, dans sa plaidoirie, développe-t-il 5 arguments majeurs : un argument d’autorité stipulant que l’oracle lui venait de Zeus (Eum, v.616-621) ; le contraste entre la valeur du héros Agamemnon, la dignité du roi des rois et l’indignité de sa mort et du traitement réservé à sa dépouille (Eum, v.625-630) ; la perfidie d’Egisthe et de Clytemnestre dans l’accomplissement de leur forfait (Eum, v. 631-637) ; l’affirmation que l’enfant ne puise pas son sang dans le sein maternel qui le nourrit, mais dans la semence du père (Eum, v.657-666) ;la promesse d’une alliance entre Argos et Athènes (Eum, v. 667-673). Les Erinyes, quant à elles, développent 3 points essentiels dans leur réquisitoire : le fait que le meurtre de Clytemnestre par Oreste soit avéré (Eum, v.588-589) ; le rappel du mythe selon lequel Zeus a enfermé son propre père, Kronos, dans le Tartare, ce qui constitue un contre-argument d’autorité (Eum, v. 640-643) ; l’appel à la sensibilité par l’argument du sang, Oreste ayant répandu son propre sang en tuant sa mère (Eum, v.652-656). On est donc passé d’une parole divine purement performative (l’oracle d’Apollon qui vaut condamnation et qui est toujours suivi d’effet, v.615), laissant la parole humaine sans force (les supplications et les arguments de Clytemnestre fléchissent la sensibilité d’Oreste, qui hésite, mais non la logique impérieuse du système vindicatoire, rappelé par l’unique réplique justifiant la présence de Pylade aux côtés d’Oreste, tout au long des Choéphores), à une parole efficace, dans le sens où c’est par elle qu’on parvient à une décision. Elle aura une action sur le réel, à la différence de la parole humaine dans le système vindicatoire, sans pour autant le déterminer définitivement, comme le faisait auparavant la parole divine.

 

            Par la médiation et la régulation que met en place le conseil institué par Athéna, c’est donc une nouvelle conception de la justice comme acte qui se fait jour, à l’opposé exact, dans son fonctionnement, de l’ordre vindicatoire qui s’accomplissait dans Les Choéphores. Et il faut bien constater que le résultat est + satisfaisant : dès la fin des Choéphores, le terrible engrenage reprenait, Clytemnestre n’attendant pas longtemps avant de lâcher, depuis le monde des morts, ses « chiennes furieuses ». A la fin des Euménides, même s’il faut toute la force de persuasion d’Athéna pour faire accepter aux Erinyes cette nouvelle conception, le cycle de la violence s’arrête et toutes les parties sont satisfaites.

 

3- La persistance de l’ancien dans le nouveau

            Le bouleversement est donc d’importance. Pourtant, Athéna y insiste : les Erinyes ne sont ni déshonorées ni vaincues par le partage qui préside à l’acquittement d’Oreste et à la fondation du tribunal, humain, de l’Aréopage. S’il y a révolution du droit, celle-ci ne fait donc pas « table rase » du passé : si le fonctionnement de la justice change, le principe et la pensée de la justice demeurent, ont une évolution + complexe.

 

            On le voit dans le fait que les Erinyes et Athéna tiennent, dans Les Euménides et à quelques pages de distance, des discours aux nombreux points communs (Eum, 490-565 et 680-710), à commencer par le slogan : « ni anarchie ni despotisme ».

Les déesses vengeresses craignent que « le nouveau droit » (Eum, v.490) édicté par Athéna ne soit trop doux aux meurtriers : si un seul de ces hommes (Oreste en l’occurrence) échappe à la dureté du châtiment, alors « tous les crimes seront permis » (Eum, v.502), et notamment le parricide, lot « réservé » à la justice des Erinyes. En rendant possible le meurtre sans conséquence directe, sans rétribution égale et réciproque, la justice d’Athéna mettrait bas « la demeure de la justice » (Eum, v.516). Vient ensuite une exaltation de la crainte comme « bienfait » (Eum, v. 517), car c’est cette crainte qui constitue un rempart contre « l’excès », «fils de l’impiété » (Eum, v.532-533). « Ni anarchie, ni despotisme », proclame alors le chœur (Eum. V.525-526), faisant l’éloge de la « mesure », vertu liée à la modération (« sophrosuné »), qui est, dans le monde grec, une vertu essentielle, celle qui assure bonheur personnel et harmonie collective (Eum., v.530) : le châtiment ne doit pas s’appliquer sur un innocent (ce serait le despotisme), mais doit toujours s’appliquer pour éviter qu’aucune loi ne tienne + debout, auquel cas ce serait l’anarchie.

Or Athéna reprend, dans son discours de fondation de l’Aréopage, bien des éléments de ce 2ème stasimon. Elle fait aussi l’éloge de la crainte (v. 691), nécessaire pour que la justice règne. Elle reprend donc un argument semblable à celui des Erinyes : « car quel mortel, s’il ne craint rien, restera juste ? » (Eum, 699). Là encore, la justice s’érige comme un rempart : le conseil de l’Aréopage, « incorruptible », « veille sur la ville qui dort » comme une « sentinelle » (Eum, v.704-706). En effet, les deux maux qui, selon la déesse, menacent la cité, sont les mêmes que ceux que craignaient les Erinyes : « ni anarchie, ni despotisme », reprend-elle exactement (Eum, v.696). Ainsi peut-on avoir l’impression qu’une même conception du principe de justice anime les deux « personnages » : une voie moyenne, « la mesure », comme base de l’action et de la vie publique. La querelle porterait davantage sur les moyens pour la mettre en œuvre. « C’est en cela qu’Eschyle fait entrer dans monde des principes le nouveau incorporé à l’ancien, -l’ancien modifié. Ancien et nouveau s’entremêlent harmonieusement », note Christian Meier.

 

Mais il ne faut pas pour autant négliger les différences idéologiques fondamentales entre ces deux discours, qu’Eschyle rapproche de manière nette, sans doute pour permettre la communion finale et pour montrer un socle commun dans les conceptions exposées, faute de quoi aucun compromis ne serait possible à la fin de la pièce.

Chez les Erinyes, la crainte est accompagnée de  « la douleur » (Eum, 520) : pour elles, ce n’est pas seulement la possibilité du châtiment qui bride les désirs humains, mais son effectivité, ce en quoi Oreste, « élève du malheur », leur donne raison  (Eum, v.276). « Le respect pour la justice » (Eum, v.524) naît de ce couple crainte/ douleur, dont il est la conséquence. Chez Athéna au contraire, crainte et respect sont frère et sœur (Eum., v.690-691). Ce sont des sentiments liés et, en quelque sorte, concomitants. On ne respecte pas la justice parce qu’on la craint, mais on la craint et on la respecte en un même et seul mouvement.

Par ailleurs, les deux discours tirent des conclusions divergentes de la nécessité de la mesure, conclusions où l’on peut lire deux conceptions de l’isonomie. L’isonomie est, dans Athènes, le principe même de la justice, qui se définit comme le « respect de l’équilibre », « l’égalité par rapport au nomos, à la loi (dans le sens général de « ce qui régit »). Comme le rappelle Alain Boyer dans son article « Justice et égalité »[70], il existe une « conception déjà traditionnelle des Athéniens, qui définit la justice par l’égalité, à tout le moins l’égalité par la loi (isonomia), essentiellement définie par le rejet de la tyrannie et le partage égal de la capacité de gouverner ». Or, cette égalité revient, pour les Erinyes, à l’automaticité de la punition : « car ton châtiment surgira et déjà la sanction t’attend » (Eum., v.542-543) ; « mais l’audacieux qui, au mépris de la justice, s’embarque avec son lourd butin confus, avec le temps se verra forcé d’amener sa voile, je l’affirme, et subira l’épreuve quand sa vergue sera brisée » (Eum, v.553-557). Pour Athéna, au contraire, l’isonomie revient à instituer un conseil qui aura pour charge de protéger la justice dans toute la cité (et donc pour tous les citoyens de manière égale) : « et salutaire au pays comme à la cité vous tiendrez un rempart tel que nul peuple n’en possède » (Eum., v.701-702). C’est que la déesse, symbole même de l’esprit athénien, considère que le débat est nécessaire à l’application de la justice. Comme le rappelle Alain Boyer : « le juste apparaît comme le paradigme de ce dont on peut délibérer ».

Du coup, dans l’ordre vindicatoire, peu importe comment s’applique la sentence et les conséquences pour le reste de la communauté : seules comptent la rigueur et son effectivité. Ainsi, dans Les Choéphores, la discorde peut apparaître, dans la bouche du chœur, comme un moyen de justice : »mais c’est dans le palais, non pas ailleurs, mais en ses fils qu’est le remède, par la cruelle et sanglante Discorde : tel est le chant des dieux d’en bas » (Ch, v. 471-475). Au contraire,  Les Euménides  se termine sur un rejet total de la discorde, v. 861-863, 976-983, sur une exaltation lyrique de la concorde comme garante du bonheur civique, v. 984-987. De cette concorde, le cortège final est l’incarnation parfaite. Or ce qui a permis la naissance de cette harmonie, ce n’est pas le procès, qui laisse les Erinyes dans « la rage », mais la « persuasion » d’Athéna, v. 794, 829, 885, 971. Cette parole inspirée de la déesse, qui lui vient de son père, « Zeus maître de la parole » (v. 973), n’a pas qu’une dimension magique ou divine (les « paroles qui charment », v.81) : « Zeus agoraios » préside à la « rencontre  publique. La parole dont il est question est donc la « parole publique et/ ou politique ». Cette « persuasion » est à la fois la cause et l’effet de la concorde. C’est par le débat, par l’usage efficace et, par là, démocratique, de la parole efficace, que l’harmonie civique peut régner. Cet efficace de la parole du débat public dans la cité démocratique est symbolisée par la courtoisie d’Athéna envers les Erinyes, courtoisie respectueuse dont elle ne se dépare jamais (Eum, v.848) et que les déesses vengeresses reconnaissent et saluent, v. 435. Parallèlement, c’est dans la cité pacifiée, où les institutions sont durablement fondées (« à tout jamais », v.484), que la parole publique, -où s’exerce l’art rhétorique de chaque citoyen-orateur qui le désire-, peut prospérer. Face au cercle vicieux du système de la vengeance, le « nouveau droit » d’Athéna installe un cercle civique vertueux : à la transaction de la « vendetta » (une vie contre une vie) succède l’échange du compromis : la transformation des Erinyes en Euménides contre le culte que leur rendront les Athéniens. Ce compromis est l’expression de la mesure : les Euménides resteront redoutables aux criminels.

 

 

Le transfert d’une conception à l’autre de la justice n’est donc pas sans reste. Permet-il d’évacuer toute trace de violence au sein du règlement juridique des conflits interpersonnels et sociaux ? Il ne semble pas. Dans son essai sur l’imaginaire de la justice, Raconter la loi, François Ost explique que si Les Euménides illustrent bien « le pari du discours contre la violence », la violence inhérente au litige n’est pas évaporée pour autant : « elle est +tôt confisquée par la puissance publique qui, monopolisant désormais la violence légitime, s’attribue le privilège de dire le droit ». Car outre que les Aéropagites, gardiens des lois anciennes de la cité (484), siègent sur la colline d’Arès abritant également le temple des Euménides, votent à majorité contre Oreste et en faveur du système vindicatif défendu par les Erinyes, la métamorphose des Erinyes en Euménides ne les dépouille pas entièrement de leur nature originelle. « Salutaire est aussi l’effroi » : le v.516 donne la clé du lien entre les « affreuses vengeresses, aux mœurs de vampires, et les bienveillantes protectrices de la cité ». De leur origine, les Erinyes tirent l’horreur sacrée qu’elles inspirent, mais une fois mobilisé au service de la cité, cet effroi s’avère salutaire. Une bénédiction, gage de fécondité des vivants et de prospérité de la cité, peut trouver sa source dans la menace la + effroyable : « de ces visages redoutables, je vois surgir pour mes concitoyens un grand profit » (989-991). Cette dialectique est encore celle du procès moderne : »la tragédie présente dans nos palais de justice, truffés de visages de Méduses dont les cheveux sont des serpents et qui pleurent des larmes de sang », note Antoine Garapon. Paul Ricoeur insiste sur le pouvoir que la décision de justice exerce sur la liberté, pouvoir qui peut aller jusqu’au droit de vie et de mort : notre liberté n’est certes + dépendante de l’arbitraire de telle ou telle volonté particulière, mais elle dépend maintenant de la justice institutionnelle et de son pouvoir de décision incontestable, de coercition. « Au stade de l’imposition de la sentence, cette part de justice est en même temps une parole de force, donc dans une certaine mesure, de violence […] La simple imposition d’une peine implique l’addition d’une souffrance supplémentaire à la souffrance antérieure imposée à la victime par l’acte criminel ». En ce sens, l’imposition d’une sentence pénale représente en elle-même une violence légale, ce qui pose la question de la perpétuation de la violence dans la société, fût-ce par la médiation de la justice institutionnelle : « une peine équitable reste une punition, une souffrance d’un certain genre. En ce sens, la punition en tant que telle rouvre la voie à l’esprit de vengeance, en dépit du fait qu’elle est passée par une médiation, ajournée, criblée par la procédure entière du procès, mais non point supprimée, abolie ». On remarquera que cette potentielle métamorphose du prisonnier en bête sera au centre des préoccupations de Man relatives à Tom au début des Raisins de la colère , tandis que Pascal interrogera la légitimité de la violence légale dans sa réflexion sur l’articulation entre justice et force dans la liasse « Raison des effets ». Il apparaîtra ainsi que, paradoxalement, seule la trilogie d’Eschyle envisagera, in extremis, la possibilité de la réhabilitation du coupable, recouvrant son statut de roi d’Argos par la grâce de l’acquittement. Serait-ce à dire que seule la démocratie athénienne se donne à lire comme une société de droit permettant au coupable de revenir à la vie sociale normale, l’injustice sociale d’une fédération d’Etats où les shérifs et les milices, gardiens du temple de l’argent, font régner une loi à laquelle seuls échappent les camps gouvernementaux, transformant le prisonnier libéré sur parole à redevenir un hors-la-loi, justicier de son ami « rouge » et révolté lui-même ? Dans aucune de nos œuvres la punition n’assumera définitivement les deux finalités qui légitiment le dépassement de la loi du talion dans la violence légale : la protection de l’ordre public, défendue tant par Eschyle que par Pascal, hanté par le spectre de la guerre civile ; la restauration de la paix sociale, qui passe par une réflexion approfondie sur les conditions dans lesquelles une réhabilitation du détenu est possible.

 

 



[1] « Et pour nos ennemis, mon père, que paraisse ton vengeur, que sa justice mette à mort tes meurtriers ».

[2] « Que la victime soit pleurée et son vengeur se manifeste ».

[3] « Oui, le tronc de la Justice reste ferme, le destin a forgé sa lame. Il a conduit le fils jusqu’au palais pour venger la souillure, cet enfant du sang d’autrefois, guidé par la glorieuse, insondable Erinye.

[4] « moi qu’elles [les ombres]chargent d’un très grand crime, subissant cette peine affreuse des mains des parents les + chers, sans que pourtant nul esprit vengeur ne sévisse ».

[5] « Un tel souci [se jeter sur le coupable et l’effacer malgré sa force sous la tache d’un sang nouveau], nous voulons nous le réserver, dispenser les dieux des appels que j’accomplis, afin de leur épargner toute enquête : à cette engeance haïssable et sanglante Zeus a refusé son audience ».

[6] « Mais le glaive perce droit jusqu’aux poumons et ses blessures sont aiguës quand la Justice frappe, quand le droit s’est vu fouler aux pieds, quand le suprême respect de Zeus a été outragé malgré sa loi./ Oui, le tronc de la Justice reste ferme, le destin a forgé sa lame. Il a conduit le fils jusqu’au palais pour venger la souillure, cet enfant du sang d’autrefois, guidé par la glorieuse, insondable Erinye »

[7] « le fils de Letô veut me priver de mes honneurs en m’arrachant le lièvre, cette unique offrande qui payerait le meurtre d’une mère »

[8] « les mortels impies coupables envers un dieu, envers leur hôte ou leurs parents »

[9] « Par-dessus tout, je te le dis, chéris l’autel de la justice sans fouler par amour du gain sa dignité d’un pied impie. Car ton châtiment surgira et déjà la sanction d’attend. Aux parents l’on doit le respect ; honore-les d’abord, honore aussi l’étranger séjournant chez toi au nom de l’hospitalité. »

[10] Dans la mythologie grecque, Dikè est la fille de Zeus et de Thémis, 1ère allégorie de la justice, représentée avec les trois symboles du bandeau de l’impartialité, du glaive qui tranche et de la balance en quête d’isométrie. Sœur d’Eunomia, l’Ordre régi par la loi et d’Eiréné, la Paix, cette déesse de la justice humaine dicte la loi et frappe la sentence.

[11] « Je suis envoyée du palais, et me voici : sous les coups aigus de mon bras j’escorte les libations et sur ma joue sanglante brillent les sillons fraîchement labourés par mes ongles ».

[12] « le cri clair d’un cauchemar, d’un oracle sous notre toit, jaillissant du sommeil, a soufflé sa colère […] Or les interprètes des rêves ont proclamé sous la caution des dieux que sous terre les morts protestent, sont irrités, contre leurs meurtriers déchaînent leur colère. Et pour détourner ce malheur par un sacrifice sacrilège…j’ai été envoyée ici ».

[13] Ch, 75 sq « et moi, soumise à la contrainte dont les dieux ont encerclé ma ville, […] de mon cœur amer il me faut dominer la haine. Pourtant je pleure sous mes voiles le sort aveugle de mes maîtres et ma douleur cachée me glace ».

[14] « le sang répandu sur le sol, comment serait-il racheté ? »

[15] « toucher le seuil d’une épousée est un mal sans remède – oui, tous les flots réunissant leurs cours sur l’homme aux mains souillées en laveraient le crime en vain »

[16] « mais à travers le sang qu’a bu la terre nourricière s’est figé le meurtre vengeur sans s’écouler – lancinante et perçante est la ruine du coupable quand l’infection gagne et foisonne ».

[17] « Que dois-je dire en répandant la libation funèbre ? quels mots propices prononcer ? faut-il prier mon père ainsi : d’une épouse chérie à son époux chéri j’apporte cette offrande de la part de ma mère »

[18] « Mais ces malheurs, pourvu qu’un dieu le veuille, une clameur de bon augure peut les suivre. Au lieu d’un thrène sur la tombe, qu’un péan victorieux dans le palais royal accueille le cratère du vin nouveau ».

[19] « roi privé de sa cité, privé de ses lamentations », «dignité perdue », « sort indigne »

[20] « outrage indigne infligé à ton père »

[21] « seule la loi du talion … peut fournir avec précision la qualité et la quantité de peine ; tous les autres principes sont chancelants » (Doctrine du Droit, 1796, § 49).

[22] Loin d’entériner l’escalade propre à la vengeance, le talion déploie au contraire l’exigence de limiter la violence : « œil pour œil » veut surtout dire « un œil et pas davantage. On n’infligera pas au criminel une peine supérieure à celle qu’il a lui-même infligée; on ne punira pas une blessure en ôtant une vie, on ne lavera pas un affront verbal dans le sang: «dent pour dent, œil pour œil – ce n’est pas le principe d’une méthode de terreur […] La violence appelle la violence. Mais il faut arrêter cette réaction en chaîne. La justice est ainsi », écrit Lévinas dans Difficile liberté.

 

[23] « Tes mots ont frappé mon oreille de part en part comme une flèche, Zeus, Zeus qui, du fond des enfers

déchaines toujours la tardive ruine sur l’arrogance et les crimes des hommes – la dette des parents va pourtant

s’accomplir »

[24] Ch, 48, 276, 312, 435, 520-521 ; Eum, 320, 464, 982)

[25] « Même en versant tous ses trésors pour prix du sang, on perd sa peine »

[26] « Le mot de haine, qu’il soit payé d’un mot de haine- voilà ce que proclame la justice ».

[27] Vers 620, le législateur Dracon entreprend la 1ère tentative connue à Athènes non seulement de législation en matière de droit pénal, mais encore de législation écrite, représentant de ce fait un progrès vers + de justice, puisque Dracon distingue entre meurtre prémédité et meurtre non prémédité. Toutefois, pour un grand nombre de délits mineurs, la peine édictée restait la peine de mort. Solon supprime au début du VIème siècle avt JC ces lois trop « draconiennes », hormis celle concernant le meurtre.

[28] A cet égard il faut mettre en relation les mutilations infligées par Clytemnestre au cadavre d’Agamemnon avec le fait qu’il s’agissait d’un « chef d’œuvre de justice » réalisé sous le patronage des Erinyes.

 

[29] « le venin, le venin de mon cœur fera sentir à son tour ce qu’il souffre, goutte à goutte insupportable sur le sol- et fera naître une lèpre tuant ses fruits, tuant ses fils, Justice, ô Justice- qui balaiera la contrée et marquera tout le pays de ses plaies dévorantes ».

[30] « Sur lui qui nous est sacrifié, chantons le chant de la folie, la démence égarant l’esprit, l’hymne des Erinyes qui sans lyre enchaîne les âmes et qui dessèche les mortels ».

[31] Décrites à deux reprises, par Oreste qui est seul à les voir à la fin des Choéphores(1047-1062), puis par la Pythie qui doit fuir devant leur aspect repoussant, au début des Euménides (45-59), elles apparaissent à découvert quand leur chœur assoiffé de sang se réveille sous les admonestations du fantôme de Clytemnestre (117-130) ou qu’il entonne leur hymne, dansant une transe furieuse autour d’Oreste (307-396).

[32] De ce point de vue, Apollon ne se distingue pas de ces dernières dans Les Choéphores, quand il menace Oreste de « tourments affreux et innombrables » (Ch,277), à la fois sur terre et aux Enfers, sous l’action des Erinyes.

[33] « Le meurtre appelle l’Erinye, pour qu’au nom des 1ères victimes elle fasse au malheur succéder le malheur » ( Ch, 402-404)

[34] « Arès contre Arès, Droit contre Droit »

[35] « le double lion, le double Arès ; il a conduit sa chasse jusqu’au bout, l’exilé qu’annonçait Pythô ».

[36] « chacun de vos traits s’y accordent »

[37] « Et comment désigner ce voile sans le maudire : piège à fauve, couvre-pieds de cadavre, draperie de cercueil ? Filet, bien sûr, panneau, tu peux le dire, qui t’entrave jusqu’aux talons –tout à fait l’accessoire d’un brigand qui tromperait ses hôtes pour vivre de leurs dépouilles, et + il prend de victimes à son piège, + son cœur brûle de joie ».

[38] « La tanière d’un lion buveur de sang, tel est l’abri qui conviendrait à votre engeance ».

[39] « Lui s’échappe et s’enfuit comme un jeune cerf du milieu de vos hautes mailles dressées en vain, il a bondi et vous fait la grimace ».

[40] « le fils de Letô veut me priver de mes honneurs en m’arrachant ce lièvre, cette unique offrande qui payerait le meurtre d’une mère ».

[41] « L’inflexible déesse du destin fila pour moi ce destin que je tiens ferme : quand un mortel, versant son propre sang succombe à son aveuglement, je le poursuis jusque sous terre, où par sa mort il sera bien loin d’être délivré »

[42] « jamais ma proie ne trouvera sa liberté- tout suppliant qu’il soit, sur sa tête un autre fléau se posera, dont il devra goûter »

[43] « C’est ton oracle qui poussa ton hôte au parricide »

[44] « Et qu’insatiable de malheurs jamais en la cité ne vienne gronder la discorde, que la poussière abreuvée du sang noir des citoyens n’exige pas dans sa colère le prix, meurtre pour meurtre, d’une ruine qui renverserait la cité, mais qu’à la joie réponde la joie, que toute amitié soit commune autant que les pensées de haine, car ce remède est souvent souverain ».

[45] « Elle a coupé ses mains, ses pieds. Sache qu’elle voulait enterrer le corps mutilé pour accabler ta vie d’un poids insupportable. Tel fut l’outrage indigne infligé à ton père ».

[46] « IO, mère atroce, tu n’as reculé devant rien dans ces atroces funérailles d’un roi privé de sa cité, privé de ses lamentations, tu as osé ensevelir sans une larme ton époux ».

[47] « l’œuvre doit s’accomplir, puisque tant de désirs visent au même but : les ordres d’Apollon et le profond deuil de mon père, mais aussi le dénuement qui me déchire, le sort de mes concitoyens, les + illustres des mortels, les destructeurs de Troie aux glorieuses pensées, soumis à ce couple de femmes – car il a un cœur de femme, et s’il l’ignore, il le saura bientôt ».

[48] « Que faire, Pylade, comment puis-je tuer ma mère ? »

[49] « elle payera le sort indigne de mon père, j’en atteste les dieux, j’en atteste mon bras – que je meure, pourvu d’abord que je la tue ».

[50] « Et que deviendront les oracles que Loxias t’a rendus, et la foi des serments ? La haine de tous les hommes est moins à craindre que les dieux ».

[51] « elles me chassent, je ne peux + rester ».

[52] Par son matricide, en effet, Oreste semble d’abord accomplir le destin tragique de sa « race », prise, depuis la faute originelle des Pélopides, dans la reconduite, de génération en génération, d’un cycle de crimes perpétrés entre proches, «entre oiseaux de la même volière » (Eu, 866), et qui, « coupables envers un dieu, envers leur hôte ou leurs parents » (Eu, 269-72) conjuguent la transgression des trois lois naturelles et divines rappelées par les Erinyes : « aux parents l’on doit le respect : honore les d’abord, honore aussi l’étranger séjournant chez toi au nom de l’hospitalité » (Eu, 544-547). En effet la faute originelle (hamartia) remonte à Tantale : pour braver les dieux de l’Olympe, ce roi de Lydie tue son fils Pélops et le leur sert à manger, en leur demandant s’ils sont capables de reconnaître la viande cuisinée. La justice divine, punitive, châtie Tantale, précipité dans le Tartare où il doit subir éternellement le « supplice de Tantale : souffrir de la faim et de la soif sans pouvoir se servir des mets et des boissons à sa portée. Ramené à la vie, Pélops sera maudit par le cocher Myrtilos, qu’il précipite dans la mer après que celui-ci l’a aidé à détériorer le char de son maître Onomaios, pour le vaincre à la course pour obtenir la main de sa fille. Cette malédiction commence à porter ses fruits à la génération suivante, qui reproduit la faute originelle. En effet, les deux fils de Pélops, Atrée et Thyeste se disputant la royauté de Mycènes, Atrée, qui devient roi, mais haït son frère parce qu’il a réussi à séduire sa femme Aéropé, feint la réconciliation, rappelle Thyeste à Mycènes…, mais lui fait servir, en guise de banquet, la chair de ses propres enfants. Horrifié d’avoir mangé sa propre progéniture, Thyeste s’enfuit et maudit la descendance de son frère, les Atrides. Thyeste, à la suite d’un inceste avec sa fille, voit naître Egisthe, qu’il abandonne et qu’Atrée recueille et élève comme son propre fils, avant de l’envoyer tuer son père biologique, afin d’empêcher toute vengeance de sa part. Mais Thyeste reconnaît Egisthe et se ligue avec lui pour assassiner Atrée. La souillure de ce « crime ancien » hante le palais d’Agamemnon dans la trilogie d’Eschyle : dans Agamemnon, Cassandre, prise de visions, dévoile l’horreur d’un palais souillé par les meurtres passés, « abattoir d’hommes au sol trempé de sang » (Ag, 1090-1107), revit le forfait de Thyeste (Ag, 1217-1222) et horrifiée,  évoque l’innommable festin de Thyeste, triple crime envers un frère, des neveux et un hôte. Egisthe rappelle les détails de cet abominable banquet pour justifier le meurtre d’Agamemnon (Ag, 1587-1611) et Clytemnestre prétend avoir tué Agamemnon, possédée par une force qui la dépasse, « l’antique fléau vengeur d’Atrée, de l’hôte au festin monstrueux » (Ag, 1499-1503). Ainsi le meurtre, appelé par une causalité multiple : vengeance, démesure, nécessité, est une souillure, qu’un individu transmet inéluctablement à ses enfants. Après le meurtre de leur père Atrée, Agamemnon, roi d’Argos et époux de Clytemnestre, accepte de prendre la tête de l’expédition grecque partie venger l’enlèvement d’Hélène, épouse de son frère Ménélas, roi de Sparte, par le troyen Pâris. Mais dans le port d’Aulis, où les troupes grecques sont bloquées parce que leur chef Agamemnon a, par son hybris, prétendu avoir mieux tué une biche qu’Artémis, qui se venge en interdisant aux vents de souffler, le devin Calchas apprend à Agamemnon que seul le sacrifice de sa fille Iphigénie pourra apaiser la colère d’Artémis. Celui-ci délibère, hésite, mais il est « poussé par le vent du crime » (Ag, 218-221), et « à tout oser sa pensée se résout enfin », si bien que feignant de célébrer les fiançailles d’Achille et d’Iphigénie, il fait venir sa femme et sa fille à Aulis, et consent à perpétrer cet acte contre-nature, ce sacrifice perverti, où une jeune fille est bâillonnée pour qu’elle ne maudisse pas son père et égorgée sur l’autel de la déesse à la place d’un animal, victime expiatoire habituelle (Ag, 228-248). En perpétrant ce crime contre sa propre fille, en faisant preuve de démesure pendant la guerre de Troie, en commettant l’erreur de ramener Cassandre, son trophée de guerre et une concubine esclave dans le palais conjugal, en cédant enfin à la tentation de l’orgueil quand il consent, après bien des réticences et des hésitations, à fouler la pourpre des dieux, déployée comme un piège par son épouse Clytemnestre, le jour de son retour de la guerre de Troie, Agamemnon se condamne lui-même (Ag, 1412-1420), car Clytemnestre en fait le motif de sa vengeance : en tuant Agamemnon à son tour, elle prétend être l’agent de la Justice, payant meurtre pour meurtre, et elle fait du cadavre de son époux « son chef-d’œuvre de justice » (Ag 1405-1406), invoquant la dikè, la « Justice », la « cause » d’Iphigénie qui réclamait le sang de son père (Ag, 1432). Il n’est pas jusqu’à Egisthe, amant et complice de Clytemnestre qui, nourrissant une haine inextinguible à l’égard d’Atrée, le père d’Agamemnon, ne se vante d’avoir « tramé le meurtre en toute justice » (Ag, 1604), invoquant « le jour justicier » (Ag 1577), se disant « ramené par la Justice » (Ag, 1607) et se réjouissant de voir Agamemnon « pris dans les filets de la Justice » (Ag, 1611). De ce meurtre par l’épouse adultère du roi des rois, du héros de la guerre de Troie et de l’époux, pris au piège de la ruse, d’une persuasion mauvaise, d’un filet de chasseur, et dont le cadavre outragé n’a pas connu les honneurs funèbres, le songe de Clytemnestre, l’oracle d’Apollon, le chœur des porteuses de libation, Electre, Oreste font un chef d’œuvre d’impiété coupable, d’iniquité conjugale, familiale, filiale, ainsi que de désordre affectif, sexuel, moral, politique, religieux, voire cosmique.

 

 

[53] « dans la maison toute trempée de sang, les serviteurs sont restés impuissants face au fléau qui semait le carnage »

[54] « palais haï des dieux, complice de tant de meurtres, tant de chairs dépecées, abattoir d’hommes au sol trempé de sang ».

[55] « le souffle de ce palais, chargé de meurtre, de flots de sang ».

[56] « la maison de nos maîtres échappe à son malheur, ses biens ne sont + consumés par un couple souillé, sur la voie de sa perte »

[57] Clytemnestre a rêvé qu’elle enfantait un serpent, qu’ensuite elle traitait comme un bébé, en l’enveloppant de langes et en lui donnant le sein. Le bébé serpent tétait et en même temps mordait le sein, mêlant le lait et le sang (Ch, 526-533).  Ce songe joue donc sur deux registres : celui des libations et de la filiation. Le lait, doux, crée la « philia » entre le fils et sa mère (« philon gala », 546). Mais le bébé est aussi un serpent, un prédateur avec une gueule faite pour mordre la chair de l’ennemi-proie. Le bébé anthropophage, en buvant le sang de sa mère, annule toute proximité, toute philia. Au lait de la philia s’oppose le sang de la haine, ce sang humain qu’on retrouve dans la rhétorique de la vengeance : « l’Erinys, gorgée de nourriture, boira le sang pur en 3ème libation », 577-578. Oreste commente en ce sens le songe de Clytemnestre (540-550) : il s’identifie au serpent du rêve, parce que, dit-il, ils sont sortis du même lieu et qu’il a été nourri jadis par le même lait du même sein. Aussi, comme le serpent a mordu le sein de Clytemnestre et en a tiré du sang, lui, Oreste, transformé en serpent (« ekdrakontôtheis »), il la fera mourir de mort violente. Le fils du serpent dévore la mère dont il est issu, ce qui en fait la + horrible des bêtes sauvages. Selon le bestiaire grec, la femelle du serpent dévore aussi le mâle après l’accouplement. C’est une famille de ce genre que Clytemnestre, la vipère (974), a instaurée en tuant Agamemnon. C’est elle qui a corrompu Electre et Oreste en faisant d’eux des enfants de serpents (991-996). Comme elle a fait d’Egisthe un époux serpent. Et le chœur félicite Oreste d’avoir libéré Argos en réussissant à couper la tête de ces deux serpents (duoin drakontoin, 1046-4047). Cette métaphore de la famille serpent permet seule de comprendre la raison du meurtre de Clytemnestre, qui n’est ni une vengeance ni une punition humaine, mais la relation entre une mère serpent et ses enfants serpents . Le songe de Clytemnestre instaure, parallèlement à l’ordre humain de la philia, un ordre sauvage de la haine, dont le centre devient le palais d’Egisthe. Les enfants appartiennent aux deux ordres. Serpent, animal sauvage, animal rusé : les deux meurtres d’Oreste sont aussi des actes rusés comme la chasse criminelle d’Egisthe et de Clytemnestre. En accomplissant un meurtre rusé, Oreste reproduit le meurtre de son père, et le lien entre les meurtres d’Agamemnon et des Choéphores se noue autour de la chasse. Ainsi l’envers, la face cachée du meurtre juste est un meurtre atroce parce qu’il fait de la famille des Atrides la + inhumaine des familles, une famille serpent. Il ne s’agit alors + du tout de vengeance ni de punition, mais du comportement normal d’un fils serpent buvant le sang de sa mère serpent (analyse de Florence Dupont, dans L’Insignifiance tragique)

 

[58] A la tentation simpliste d’effacer le mal en tuant l’homme qui en est la cause, Casy objecte que l’origine de l’injustice est trop complexe pour que la vengeance puisse, pratiquement et moralement, rétablir le juste : »Mais où ça s’arrête-t-il ? Qui pouvons-nous tuer ? J’ai pas envie de mourir de faim avant d’avoir tué celui qui m’affame/ J’sais pas. Peut-être bien qu’il n’y a personne à tuer. Il ne s’agit peut-être pas d’hommes » (57-58) ; « il ne faut tuer personne quand on peut s’en dispenser » (77).

 

[59] C’est à la demande du préfet de la Seine, Frochot, que Prud’hon réalisa en 1808, une grande allégorie dont il donne ici les clefs:

« La Justice divine poursuit constamment le Crime; il ne lui échappe jamais. Couvert des voiles de la nuit, dans un lieu écarté et sauvage, le Crime cupide égorge une victime, s’empare de son or, et regarde encore si un reste de vie ne servirait pas à déceler son forfait: L’incensé! Il ne voit pas que Némésis, cette agente terrible de la Justice, comme un vautour fondant sur sa proie, le poursuit, va l’atteindre et le livrer à son inflexible compagne. »

Le tableau, destiné à la salle du tribunal criminel au palais de justice de Paris, vint se substituer au Christ en croix qui figurait traditionnellement dans les tribunaux sous l’Ancien Régime et que la Restauration s’empressa de rétablir.

La figure du Crime est inspirée des bustes antiques de Caracalla, l’empereur romain assassin de son frère Geta. Sa silhouette plongée dans l’ombre et sa physionomie brutale contrastent avec le corps nu de la féminine étendu au premier plan et « dont la jeunesse proclame l’innocence ». Comme l’a également remarqué Sylvain Laveissière, la composition réduite à ces deux personnages, n’est pas sans faire songer au meurtre d’Abel par son frère Caïn, premier crime de l’humanité.

La scène est complétée par deux divinités alliées qui, étroitement unies dans un même élan, s’apprêtent à fondre sur le Crime prenant la fuite. La Justice, qui tient la balance repliée (signifiant que l’affaire est réglée) et brandit le glaive, s’impose par sa sérénité. Par contre, les cheveux flottants et la bouche hurlante de la Vengeance divine qui s’apprête à saisir le coupable, traduisent la colère. 

La lumière renforce l’effet dramatique. L’éclairage lunaire souligne le profil de la Justice et les courbes du corps inerte. La lumière rougeoyante du flambeau de la Vengeance donne à son visage un air fantastique et éclabousse le buste du Crime qui se meut dans l’ombre.bLes lignes sont également éloquentes. Les corps des divinités punitives ne forment qu’une masse unique arquée qui marque leur association., les lignes courbes soulignent l’innocence et la justice, les lignes brisées et les formes angulaires, la culpabilité.

La technique picturale est marquée par plusieurs caractères : l’adéquation entre le format (grand) et le sujet (édifiant). La composition -dynamique est organisée autour de trois diagonales et de deux courbes. La diagonale partant de l’angle supérieur gauche sépare le monde terrestre, lieu du crime, du monde céleste qui veille au châtiment. Les deux courbes opposées que forment les divinités punitives et le cadavre de la victime prennent en étau le crime.

Ce tableau montre que la Justice poursuit sans relâche le Crime et exprime l’idée d’une justice implacable.  La fusion des deux allégories suggère aussi l’association des deux forces répressives (justice et police). Le tableau est si démonstratif qu’il a été copié à l’identique maintes fois au XIXème siècle. Ainsi, à la demande du député Félix Faure, une copie a été réalisée en 1884 pour le tribunal de Saint-Romain-de-Colbosc.  François RUDE a donné à son Génie de la Liberté, grande figure ailée entrainant le départ des volontaires de 1792, une énergie farouche, empruntée à la Vengeance divine. La composition de PRUD’HON a aussi inspiré la caricature politique au XIXème siècle :  DAUMIER notamment a plagié ce tableau pour fustiger la magistrature. En 1815, c’est Napoléon 1er qui symbolise le crime, en 1834, Louis-Philippe …

 

 

 

[60] « Si ce cas paraît trop grave pour qu’n arbitre mortel présume d’en juger, je n’ai pas pour autant le droit de décider d’un meurtre escorté de fureurs si vives ».

[61] « Pour vous, convoquez vos indices et vos témoignages, tandis que je vais choisir les meilleurs de mes citoyens afin qu’ils rendent leur verdict du fond d’une pensée sincère ».

[62] « La 1ère reprise est pour nous »/ « Je ne suis pas encore à terre. Tu te vantes trop vite ».

[63] « Vous me confiez donc le verdict en cette cause ? »/ « Oui, pour te rendre le respect que tu nous montres » (434-435) ; « Mon acte fut-il juste ou non ? A toi de trancher : quel que soit ton verdict, je l’approuve » (468-469).

[64] « Il me revient de juger la dernière, et je veux voter pour Oreste, car nulle mère ne m’a engendrée..J’approuve le camp masculin, j’appartiens pleinement au père. Comment pourrais-je donner le pas au sort d’une femme qui tua l’homme et le gardien de son foyer ? »

[65] « qui êtes-vous ? Je m’adresse à tous en commun, à l’étranger assis auprès de mon image et à vous, nées s’une race sans pareille, que les dieux ne voient point parmi les déesses et dont les traits ne ressemblent pas aux mortels. »

[66] «Et pour le meurtrier, où s’achève le crime ? »

[67] « Vous êtes deux, mais je n’entends qu’une moitié »

[68] Toute procédure devant les tribunaux d’Athènes impliquait, avant l’ouverture du procès proprement dit, que les deux parties en présence prêtent serment : l’accusateur devait jurer que celui qu’il accusait avait commis le crime pour lequel il le faisait comparaître, et l’accusé qu’il en était innocent. Si l’une des parties refusait de prêter serment, l’autre avait gain de cause.

[69] « plaider notre cause, moi qui suis responsable du meurtre de sa mère ».

[70] In Denis Kambouchner (dir), Notions de philosophie, III ? Folio Essais, 1995

Commentaires

1. Le 12 novembre 2012, 11:27 par Justice de sang

Existe t'il encore des justices de sang dans certains pays européens?