l'aventure

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08 juin 2017

Trois textes pour entrer dans l'étude du thème annuel

Texte 1 Matthieu Letourneux : la leçon des dictionnaires 

[Dans l’introduction de sa thèse sur le roman d’aventures 1870-1930, s’efforce de mettre en évidence les lignes directrices du « concept d’aventure, et des différentes notions, en apparence contradictoires, qu’il recouvre ». Voici les conclusions qu’il tire des « multiples sens » dont les dictionnaires se font l’écho]

 

La définition du roman d’aventures est profondément dépendante du concept d’aventure, et des différentes notions, en apparence contradictoires, qu’il recouvre. Les dictionnaires se sont fait l’écho de ces multiples sens dont on peut mettre en évidence les lignes directrices. La question du hasard [1], que l’on retrouve dans l’idée de sort (la « bonne aventure ») mais aussi d’errance (« aller à l’aventure ») s’enracine dans l’étymologie du terme : adventura[2], c’est ce qui va advenir, en bien ou en mal. C’est lier l’aventure [non seulement à l’idée d’avenir[3], mais aussi] à l’idée de hasard et de risque. Jankélévitch (1963) tire la conséquence extrême de cette relation entre l’aventure et le risque : « une aventure, quelle qu’elle soit, même une petite aventure pour rire, n’est aventureuse que dans la mesure où elle renferme une dose de mort possible, dose souvent infinitésimale, dose homéopathique si l’on veut et généralement à peine perceptible… ». Plus le risque est grand, autrement dit plus la prévision est affectée des signes – métaphoriques ou non – de la mort, plus l’entreprise paraît aventureuse [4]. Quant à celui qui engage son existence ou celle des autres dans des projets risqués, on le qualifie d’aventurier, affectant selon les cas une valeur négative ou positive au mot. C’est ce qui explique que l’aventure se soit si tôt vue associée à la forme du voyage : en quittant le monde familier pour les espaces exotiques[5], on abandonne la chaîne des actions quotidiennes pour une logique qui nous échappe, parce qu’elle s’inscrit dans un contexte que nous ne maîtrisons pas[6] .

Ainsi, se dessine progressivement un cadre propre à l’aventure : événement hors du commun, elle nous arrache à la fois de notre quotidien (et a besoin pour exister de conditions exceptionnelles) et du continuum de notre existence[7] . Le saut dans l’inconnu est aussi une rencontre avec ce qu’on ne peut maîtriser, d’où l’importance du hasard et du risque comme traits déterminants de l’aventure. L’idée de rencontre hasardeuse qu’il y a dans la notion d’aventure suppose un événement qui fasse rupture, et elle invite également à envisager une fin, un retour à l’ordre. Le chevalier errant, comme l’amateur d’aventures extra conjugales, fragmentent leur existence en une série de rencontres qui sont autant d’aventures. Aussi doit-on, pour parler d’aventure, s’extraire de la continuité de l’existence pour en détacher un morceau, auquel on donne un sens positif ou négatif. Il y aurait un paradoxe propre à ce type d’événement : plein engagement vers un avenir incertain, il aurait besoin d’un regard rétrospectif pour prendre sens et se constituer en aventure, comme structure signifiante et circonscrite. Pour Georg Simmel (1988), l’aventure s’apparente à une oeuvre d’art, dans la mesure où c’est elle qui fixe ses propres limites, selon un principe de cohérence interne[8]. On pourrait aller plus loin, et affirmer qu’il n’y a d’aventure que s’il y a récit[9], puisque des événements n’ont pas de sens en eux-mêmes, mais seulement une fois que quelqu’un les repense comme une séquence ordonnée par un début et une fin. On peut même penser que l’arbitraire de l’aventure, hasardeuse et extraordinaire, suppose en retour un plus grand ordonnancement par la logique du récit pour ne pas être un simple chaos événementiel. Mais sa nécessaire unité explique également que l’essence de l’aventure soit d’être hors du commun : pour que l’événement soit isolable du continuum de l’existence, il doit être par nature exotique, dans la mesure où il doit échapper à la logique répétitive du quotidien. Par nature, l’aventure est extraordinaire et par là même, dépaysante. Dans la notion d’aventure se combinent celle, structurelle, d’événement circonscrit et celle, thématique d’événement dangereux (et donc, souvent violent) et dépaysant. Matthieu Letourneux, Le roman d’aventure, PULIM, 2010

 

Prolongement : Jean-Yves Tadié, « l’aventure est l’essence de la fiction »    

L’aventure est l’essence de la fiction. Des premiers romans grecs jusqu’aux contemporains, elle est présente ; l’analyse psychologique ne peut exister sans l’aventure amoureuse, et le document réaliste transforme la grève, ou l’ouverture d’un grand magasin, en événement surprenant. Dans les textes les plus abstraits du XXème siècle, c’est l’écriture qui devient aventure. La philosophie même ne peut s’en passer : Alain a écrit Les Aventures du cœur, Merleau-Ponty Les Aventures de la dialectique, Gilson Les Tribulations de Sophie ; Hegel propose dans La Phénoménologie de l’esprit un roman d’aventures métaphysiques : l’odyssée de la conscience, et Platon a raconté l’Atlantide dans le Critias, avant Rider Haggard (She) et Pierre Benoit. Les textes sacrés même racontent les aventures du dieu fondateur : les Evangiles, celles de Jésus.

                Un roman d’aventures n’est pas seulement un roman où il y a des aventures ; c’est un récit dont l’objectif premier est de raconter des aventures, et qui ne peut exister sans elles. L’aventure est l’irruption du hasard, ou du destin, dans la vie quotidienne, où elle introduit un bouleversement qui rend la mort possible, probable, présente jusqu’au dénouement qui en triomphe- lorsqu’elle ne triomphe pas. Quelque chose arrive à quelqu’un : telle est la nature de l’événement ; raconté, il devient roman, mais de sorte que « quelqu’un » dépende de « quelque chose », et non l’inverse, qui mène au roman psychologique. La structure du roman d’aventures reprend celle du roman de son temps. Au Moyen Age, celle de la chronique : les événements s’enchaînent, s’additionnent librement les uns aux autres sans relation toujours nécessaire. Le roman picaresque espagnol, puis anglais, garde cette liberté qui fait attendre d’un cœur léger l’heureux dénouement. C’est au XIXème siècle que le roman d’aventures se consacre à une grande aventure. Dans L’Île au trésor, Jim Hawkins fait un voyage, et un seul ; le capitaine Mac Whirr a connu une terrible tempête, et c’est celle-là qu’on nous raconte ; une injustice, une vengeance, c’est Le Comte de Monte-Cristo et Mathias Sandorf. Cette aventure unique organise le roman d’aventures au XIXème siècle avec une rigueur inconnue jusqu’alors. Elle peut se monnayer en grands épisodes (comme dans Les Trois Mousquetaires), en événements divers, un ordre pourtant s’est imposé, à partir de Walter Scott, au plus fantaisiste des genres.

                Ce genre a donc, selon les moyens littéraires de son temps, trouvé son sujet pour toujours. A celui-ci, Jankélévitch (dans L’Aventure, l’ennui, le sérieux) consacré a les plus belles pages qu’un philosophe lui ait dédiées. Il a souligné comment l’aventure était liée au futur: « je sais que, et je ne sais pas quoi » ; qu’elle suscitait attirance et répulsion: « l’homme brûle de faire ce qu’il redoute le plus »[10] ; qu’enfin la mort en est l’enjeu implicite et indéterminé, puisqu’on ne sait où, ni quand elle se produira. Et si beaucoup de romans d’aventures passent de l’ »aventure mortelle » à « l’aventure esthétique », s’ils sont racontés par le héros vainqueur (l’Île au trésor, La Maison à vapeur, les récits de Marlow chez Conrad), c’est que l’aventure n’acquiert un caractère de beauté, ou même simplement une signification, que lorsqu’elle est contemplée de l’extérieur, et (ou) après coup.

                Le lecteur (la lectrice) trouve ici sa récompense et sa frustration. A vivre l’aventure, on en connaît surtout la peur, parfois l’angoisse ; le plaisir disparaît vite, ne reparaît qu’à la fin, et chez les professionnels, les « aventuriers », elle n’est qu’un métier comme un autre : l’aventurier produit de l’aventure comme le charcutier de la charcuterie. A lire l’aventure, on en connaît surtout le plaisir, et la peur n’est qu’un jeu. On subit le choc angoissant de l’événement, en sachant qu’il ne nous est pas arrivé. Mais nous arrivera-t-il ? Dans les romans d’aventures les plus sérieux et les plus beaux, dans Sous les yeux de l’Occident ou Nostromo, le doute est possible, et l’identification, non plus seulement ludique, mais réelle ; ils posent des questions, et ce n’est plus pour jouer, et elles s’adressent à nous, comme au sens de la vie. Jean-Yves Tadié, Le roman d’aventures, PUF, 1982, p.5-7.

 

Annexe : romance et wilderness dans le roman d’aventure dans le prolongement de la note sur le lien entre aventure et exotisme Matthieu Letourneux, Le roman d’aventures, p.20-21

Texte 3 : Giorgio Agamben, Aventure et récit [11]

 Giorgio Agamben, L’Aventure, 2016, Rivages Poches, p.21-34

Annexe

 David Le Breton : « l’Extrême-Ailleurs : une anthropologie de l’aventure »

                Par son étymologie, « aventure » renvoie à « événement » (du latin adventura), c.à.d. ce qui rompt la calme succession des jours et provoque l’étonnement, la surprise, le mémorable. « Extérieure à la trame globale de la vie », selon Georg Simmel[21], elle lui est cependant organiquement reliée, et elle marque le moment aigu de cette nécessité intérieure qui imprègne l’histoire personnelle. Une série d’événements emporte un individu qui en ignore l’issue, mais joue sa vie, ou du moins la signification de son existence. Le déroulement des épreuves est incertain. La décision n’est pas hors de son initiative, mais elle n’en dépend pas entièrement. L’aventure implique une lutte contre l’adversité, celle des hommes ou des éléments. Elle projette l’individu dans une autre dimension de l’existence, loin de ses repères familiers ou de toute forme de routine personnelle. Elle induit une intensité d’être sans commune mesure avec la vie quotidienne.

                Ainsi définie, l’aventure est de tout temps, et elle trouve sans doute en Ulysse son ancêtre tutélaire. Mais elle demeure longtemps une figure d’exception dans les imaginaires collectifs, à moins qu’elle ne fasse rêver et ne projette à la rencontre du monde un Don Quichotte dont le regard émerveille les choses et sait multiplier les occasions d’héroïsme. L’aventure s’oppose à la condition banale de l’homme dont la succession des jours ne souffre d’aucun dérangement. Elle en est une parenthèse quand elle arrache l’homme à sa sécurité et à ses assises coutumières pour le plonger dans une somme de péripéties auxquelles il n’était pas préparé. Elle s’installe dans la durée quand elle est un mode de vie, le choix sans trêve du danger, la permanence d’une relation au monde.

                Elle se décline hors de la routine ou des voies balisées. Elle emprunte plutôt une voie clandestine, marginale, nocturne, imprévisible, souvent périlleuse. L’exaltation qu’elle suscite  provient de ce cheminement sur le fil du rasoir qui donne à tout instant à l’aventurier une conscience aigüe d’exister. Plutôt qu’événement, l’aventure est avènement dans la mesure où sa durée privilégiée accouche d’un homme nouveau, transfiguré par les circonstances, étranger à la fadeur.

                L’aventure est « ce qui arrive », non un gisement quelque part à atteindre et à exploiter sous une forme paradoxale de ténacité ou de labeur ; elle se donne malaisément. Un peu comme la grâce du luthérien, il ne suffit pas de la vouloir, de la réclamer à cor et à cri pour l’obtenir, ni de la refuser pour en être épargné. « Nulle aventure jamais n’advient à qui la cherche, écrit Joseph Conrad. Celui qui part délibérément à la recherche d’aventures ne parvient guère à cueillir qu’un fruit de mer Morte, à moins bien entendu qu’il ne soit aimé des dieux et grand parmi les héros, comme le très excellent chevalier Don Quichotte de la Manche. Mais nous, simples mortels dont l’âme médiocre n’a que trop envie prendre de méchants géants pour d’honnête moulins à vent, nous accueillons les aventures comme des visitations d’anges… semblables en cela aux hôtes imprévus, elles arrivent souvent fort mal à propos. Et nous ne sommes que trop heureux de les laisser passer sans reconnaître la grande faveur que nous avons reçue »[22]. L’aventure n’est pas à disposition, elle se dérobe à qui la voulait passionnément sans sortir de la maison, elle arrive souvent intempestivement, et son éclat vient ensuite lorsque l’homme a enfin le loisir de se retourner sur elle, la conte ou en écrit les péripéties.

                Elle est sentiment, récit, miroir où la société célèbre ses membres insignes qui fournissent un exemple de courage et de fermeté. Rares pourtant sont ceux qui entendent suivre leurs traces car ils incarnent l’inconfort, la transgression, la vie dangereuse.

 

[1] Cette idée de hasard apparente, Simmel l’a bien vu (suite du texte du résumé 1 ) et Jankélévitch en fait une des pierre de touche de son analyse de la polarité opposant « l’aventure mortelle » et « l’aventure esthétique », l’aventure au jeu. Mais elle suscite aussi, Giorgio Agamben y insiste, son contraire: l’idée de nécessité, sans quoi le jeu, gratuit, serait dénué de profondeur ontologique, voire métaphysique. Dans l’épisode du cyclope par exemple, le jeu de mots fondateur de la « métis » d’Ulysse (« ou-tis » : personne / »mé-tis » : personne, mais aussi ruse, intelligence pratique…) prolongée par le jeu entre le nom du cyclope (« poly-phème », la parole démultipliée) et la proclamation, par forfanterie et provocation, du nom d’ »Ulysse » tout à la fois sauve le héros du péril hasardeux, affirme son identité d’ »Ulysse poly-tropos » (aux mille tours), proclame avec son nom sa gloire et forge son destin (fils de Poséidon, le cyclope Polyphème appelle sur lui la vengeance du Dieu…de la mer, qui retardera le retour d’Ulysse en le rendant aventureux et amer. Ainsi se tisse un lien étroit entre l’aventure, le hasard et le destin/ la destinée que les dieux (Odyssée), les événements, la quête et le héros (se) forgent au fil des/ à travers l’Aventure, constituée elle-même par une succession d’aventures/ de mésaventures, lesquelles  sont autant d’événements, d’épreuves révélatrices de l’identité, de la valeur du héros/ de l’aventurier, et dans lesquelles se joue sa vie/ le sens de son existence. Noter que le questionnement de la véritable nature de l’aventure conduit à une interrogation relative à ce qui gît (pour le héros/ l’homme qui cherche ou rencontre l’aventure, mais aussi pour celui qui en est témoin ou qui lit et contemple, moins détaché que fascine, et ce faisant pris), dans le désir d’aventure, dans l’aventure.

[2] Entré dans la langue française au XIe siècle, le mot « aventure » est emprunté au latin populaire *adventura, « ce qui doit arriver », pluriel neutre substantivé, pris comme féminin singulier, de adventurus, participe futur de advenire, « arriver, se produire »

[3] C’est moi qui ajoute parce que ce concept, 1er dans le chapitre que Jankélévitch consacre à l’aventure dans L’Aventure, l’ennui le sérieux », relie étroitement le thème de l’aventure à la question, centrale dans la philosophie de ce disciple de Bergson, de la temporalité: « L’Aventure, l’Ennui et le Sérieux sont trois manières dissemblables de considérer le temps. Ce qui est vécu et passionnément espéré dans l’aventure, c’est le surgissement de l’avenir » ; »l’aventure porte la désinence du futur. L’aventure est liée à ce temps qu’on appelle le temps futur […] La région de l’aventure, c’est l’avenir, […] ambigu d’abord parce qu’il est à la fois certain et incertain. Ce qui est certain, c’est que le futur sera, qu’un avenir adviendra, mais quel il sera, voilà qui demeure enveloppé dans les brumes de l’incertitude. De toutes façons, le Pas-encore sera, plus tard, un Maintenant ; de toutes façons l'avenir sera pré­sent et sera un Aujourd'hui, que nous soyons là pour le voir ou que nous n'y soyons pas ; dans tous les cas, dimanche prochain adviendrait même s'il n'y avait aucun homme pour l'appeler Dimanche, — et ceci en vertu de la futurition qui fait inévitablement advenir l'avenir. Mais quel sera ce futur ? « qualis » ? de quelle nature ? Sera-ce un jour de fête ou un jour de deuil ? un jour de lumière ou un jour de ténèbres ? Telle est l'énigme du sphinx nommé futur. C’est la réponse à la question « an » qui est certaine : « An futurum sit ? » Y aura-t-il un futur ? Oui, il y aura un futur. Mais « Quid sit futurum ? » Que sera-t-il ? de quelle espèce, de quelle couleur, de quelle humeur ? quel sera son éclairage et quelle sera sa sorte ? À ces questions on ne peut plus répondre. On peut répondre à la question géné­rale, à savoir qu'il y aura un futur, car le fait d'advenir ou « quoddité » est déjà cette réponse ; mais on ne peut dire la chose à venir ; on ne peut pas répondre à la question circonstancielle, celle qui interroge sur les moda­lités et suivant les catégories de l'interrogation ; on ne peut dire ce qui sera. Ainsi la « futurité » du futur n'est rien d'autre que notre temporalité destinale, c'est-à-dire notre pesant destin fermé par la mort. Mais les modalités de l'avenir représentent le domaine du peut-être, et désignent à l'homme l'horizon exaltant de l'espoir : ce qui sera dépend de notre liberté. Par opposition au prétérit, qui est univoque ou inambigu parce qu'il est « tout-fait » et déjà joué, le futur a toute l'indétermination du mystère, s'il est vrai que le mystère est mélange de certitude et d'incerti­tude : c'est ainsi que l'infini selon Pascal' est ce dont nous entrevoyons l'existence, mais ne pouvons assigner la quantité ni nommer le nombre. L'aventure ne subit-elle pas l'attrait de l'infini ? Je sais que, et je ne sais pas quoi. L'avenir est un je-ne-sais-quoi. »

[4] « C'est la mort, en fin de compte, qui est le sérieux en tout aléa, le tragique en tout sérieux, et l'enjeu implicite de toute aventure. Une aventure, quelle qu'elle soit, même une petite aven­ture pour rire, n'est aventureuse que dans la mesure où elle renferme une dose de mort possible, dose souvent infinitésimale, dose homéopathique si l'on veut et généralement à peine perceptible […]Un danger n'est dangereux que dans la mesure où il est un danger de mort. Le risque mortel peut ne représenter qu'une chance sur mille, — non pas une chance sur vingt, comme dans cette « roulette du suicide » qui fut naguère le passe-temps des officiers russes, mais une sur mille ; c'est pourtant l'appréhension de cette toute petite chance, c'est ce minuscule souci qui rend périlleux le péril et passionnante l'aventure. La mort est le dange­reux en tout danger, le mal en toute maladie […] ; Un danger duquel la possibilité même de la mort serait d'avance exclue, ce danger est une comédie, et non point un danger sérieux ; une aventure dans laquelle on serait assuré par avance de réchapper n'est pas une aventure du tout [...] l'être immortel, avec son invisible cotte de mailles, ne peut courir de dangers puisqu'il ne peut pas mourir.  […]: pour pouvoir courir une aventure, il faut être mortel, et de mille manières vulnérable. […]La fragilité essentielle et la précarité incurable de notre existence psychosomatique fondent la possibilité de l'aventure.[…] la mort est la limite abso­lue qu'on atteindrait si on allait à fond et jusqu'au bout au lieu de s'arrê­ter en route : c'est le fond infime de toute profondeur et l'apogée suprême de toute hauteur et le point extrême de toute distance. La mort est au bout de toutes les aventures lorsqu'on les prolonge indéfiniment en quel­que sens que ce soit […] La mésaventure de mort est donc l'aventureux en toute aventure, comme elle est le dangereux en tout danger et le douloureux en toute douleur, le mal du malheur et de la maladie.» (Jankélévitch). Mort et maladie, omniprésentes, forment, avec la critique du colonialisme et la question du « wilderness », le nœud de l’intrigue et de la problématique d’Au cœur des ténèbres). La perte, par Ulysse de tous ses compagnons au cours d’un voyage où lui-même risque + d’une fois sa vie, la menace de mort qui pèse sur Télémaque parti chercher des nouvelles de son père, la nécessité dans laquelle Ulysse et lui se trouvent, au dénouement de l’Odyssée, de tuer les prétendants en perpétrant un véritable carnage pour rentrer dans leurs droits en reconquérant le prestige, le rang, la femme et le pouvoir que les prétendants leur disputent en l’absence du roi parti pendant 20 ans pendant lesquels nul ne sait ce qu’il est advenu de lui, et surtout la place centrale de la descente aux enfers (XI), épreuve imposée à Ulysse par Circé, qui la motive par la nécessité pour lui d’y connaître, en même temps que la mort, et par la médiation du devin Tirésias, la route qu’il doit suivre et le sort qui l’attend dans la suite de  son périple (cette suite sonne, dans la bouche de la magicienne qui décrit les épreuves qui l’attendent, comme  autant de périls de morts : sirènes, monstres marins, risques liés à la transgression de l’interdiction faite à ses hommes de consommer les vaches/ bœuf d’Hélios) : tout cela fait de la mort une préoccupation centrale de  l’Odyssée cf prophétie de Tirésias: « tu désires un doux retour, illustre Ulysse:/ un dieu va te l’aigrir. Car je ne pense pas/ Que Poséidon oublie, son âme est pleine de rancune,/ il t’en veut d’avoir aveuglé l’un de ses fils ;/ Vous pourrez néanmoins, malgré tous vos maux, aboutir,/ si tu restes ton maître et le maître de tes marins,/ sitôt que tu approcheras ton beau navire de l’aile du Trident, échappant aux eaux violettes/ pour voir paître les vaches, les moutons/ du dieu Soleil, celui qui voit et entend tout,/ Si tu n’y touches pas et ne penses qu’à ton retour,/ vous pourrez arriver, malgré tous vos maux, en Ithaque./ mais si vous y touchez, je puis te garantir la perte. De ton navire et de tes gens ; et que en réchappes, toi, ce sera non sans bien du mal, tous tes compagnons morts,/ sur un vaisseau d’emprunt, pour trouver chez toi d’autres peines:/ des hommes insolents dévorant tes richesses,/ courtisant ton épouse et les comblant de leurs cadeaux. / Mais sans doute, rentré, tu leur feras payer ces crimes./ Lors donc que tu auras tué chez toi les prétendants/par la ruse ou la force, à la pointe du glaive,/ tu devras repartir en emportant ta bonne rame,/ jusqu’à ce que tu aies trouvé ceux qui ignorent/ la mer, et qui ne mêlent pas le sel aux aliments ;,/ ils ne connaissent pas les navires fardés de rouge,/ ni les rames qui sont les ailes des navires./ Et voici, pour t’y retrouver, un signe clair:/ lorsque quelqu’un, croisant ta route, croira voir/ sur ton illustre épaule une pelle à vanner,/ alors, plantant ta bonne rame dans la terre,/ offre un beau sacrifice au seigneur Poséidon:/ bélier, taureau, verrat, capable de couvrir les truies ;/ puis retourne chez toi, offre les saintes hécatombes à tous les Immortels qui possèdent le ciel immense/ dans l’ordre rituel, et la mort viendra te chercher/ hors de la mer, une très douce mort qui t’abattra/ affaibli par l’âge opulent ; le peuple autour de toi/ sera heureux. Je t’ai parlé selon la vérité » (XI,v.100-135).

[5] Lien aventure/ l’autre et l’ailleurs ó /questions de l’identité/ l’altérité, de l’humain/ l’inhumain, du barbare/ ce que les anglo-saxons appellent «  wilderness »/ civilisé, de la colonisation. Bien que Jankélévitch distingue le « Nostos » d’Ulysse, dans l’Odyssée de « l’ouverture dont procède l’Ulysse de La Divine Comédie de Dante, 1er héros d’une ère moderne sortant du cercle fermé d’une « croisière circulaire » pour entamer un « voyage rectiligne vers un nouveau monde, vers une terre inconnue, terra ignota, vers une contrée étrange et fabuleuse », c’est bien dans un monde inconnu, mythique, imaginaire qu’Ulysse circule une fois doublé le cap Malée , aux confins du monde connu : « Télépylos», littéralement « la porte des lointains », montre clairement que ceux qui vivent « là où les chemins du jours croisent ceux de la nuit » (X, 81- 86), habitent les confins ; l’île de Circé est située à « l’endroit où le soleil se lève » (XII, 4) ; les Cimmériens, « aux confins du profond cours de l’Océan », sont plongés dans la nuit et, de leur pays, on accède au royaume des morts, comble de l’ailleurs. En dehors d’Ithaque, qu’il ne reconnaît pas, où on ne le reconnaît pas et où il doit se faire reconnaître pour reconquérir, avec le palais, le trésor, le pouvoir et Pénélope, son identité perdue dans l’antre du cyclope, tout est ailleurs pour l’exilé. Et l’imaginaire de l’île, trait d’union entre le gouffre de la mer et le terme du « nostos », compromis entre la vie sédentaire à laquelle l’exilé aspire et la curiosité de l’explorateur aventureux, en fait le lieu de tous les possibles par la combinaison de l’isolement du reste du monde, donc de la civilisation des hommes, et de sa reproduction en miniature, L’île de Schérie (épisode des Phéaciens) est très clairement une « utopie », pays de nulle part où rêver une humanité idéale. Inversement l’île sauvage du cyclope et l’antre souillé de Polyphème incarnent le danger de la régression vers l’animalité, mais pose, par comparaison avec l’île des chèvres, laquelle pointe la faille d’un possible inexploité, la question de l’autre et du même. Enfin, la coexistence du locus amoenus et de la grotte, de la porcherie ou du « lotos », dans l’île des Lotophages, de Calypso et de Circé souligne l’ambivalence de l’hospitalité divine ou enchantée. L’Afrique et le fleuve Congo posent nettement la question, centrale dans la « machine à fantasmes » qu’est le roman d’aventures, entre dépaysement et événement aventureux, du wilderness

[6] A travers les motifs pointés dans la note précédente, motifs augmentés du motif de la tempête (Odyssée) ou de la brume/ des ténèbres (Au cœur des ténèbres), de la « mer sans moissons » (Odyssée) et du fleuve Congo,  se posera donc, dans l’articulation du hasard et de la nécessité, la double question de l’articulation de la volonté et de ce que Jankélévitch appelle la « nolonté » et du sens de l’existence. 

[7] Ce point, important pour cerner, dans un 1er temps, la spécificité de l’aventure, devra être discuté et dialectisé à partir d’une réflexion sur la signification ontologique de l’aventure comme évènement (nous étudierons un texte de G Abamben qui va dans ce sens) inscrit dans la durée d’une existence à laquelle, moins accidentelle et sérielle que destinale et structurelle (idée de « conjointure » dans la structure des « contes d’aventure » de Chrétien de Troyes par exemple), elle engage le sens, parfois éminemment problématique, de la destinée.

[8] Cf texte du résumé 1 On remarquera que, dans la section « l’aventure esthétique », Jankélévitch reprendra cette idée, non à titre d’analogie, mais pour distinguer, à partir d’une double articulation, d’une triple antinomie du dehors et du dedans, du futur proche et du passé antérieure, de l’aventure vécue et de l’aventure représentée  deux types d’aventure : « l’aventure mortelle », « vécue dans son recommencement ou sa continuation par celui qui est surtout dedans » et « l’aventure esthétique contemplée après coup quand elle est terminée » : « pour que l’aventure en 1ère personne soit de nature esthétique, il faut que j’en sois sorti, que je ne sois plus dans la  tourmente de neige, sur les pentes de l'Himalaya, et que, revenu à Paris, je puisse raconter, le soir, mes aventures anciennes comme si elles étaient arrivées à un autre. Quand tout est rentré dans l'ordre, l'exploration est devenue pour l'explorateur un jeu pur et simple. Alors l'aventure-propre s'arrondit après coup comme une oeuvre d'art […] Comme la vie vécue qui, sur le moment, paraît informe et, après la mort, devient une biographie, c'est-à-dire acquiert un sens organique et une finalité rétrospective, l'aventure qui, sur le moment et dans l'esprit de l'aventureux, pourrait finir tragiquement, cette aventure acquiert après coup et a posteriori un sens esthétique : la terminaison, comme dans les sonates et les contes, éclaire rétroactivement l'oeuvre d'art. Les aventures des autres, ou les miennes propres en tant que je suis devenu un autre ou une troisième personne pour moi-même, ont toutes par définition ce caractère esthétique. Vos aventures, pour moi, sont toutes des oeuvres d'art, avec lesquelles je sympathise plus ou moins, mais dont je suis essentiellement dégagé puisque ce n'est pas moi qui les cours. Elles entrent dans l'immense catégorie du Romanesque. Les aven­tures des autres ou des tierces personnes pour moi, les miennes pour vous, celles qu'on ne court pas personnellement, s'arrondissent ainsi et se referment sur elles-mêmes. L'homme assiste, en spectateur, au défilé de la passionnante imagerie ; il feuillette, le coeur battant, le livre d'images, le céleste livre bleu, ce « livre de la colombe » dont les légendes russes déroulent les épisodes pour nos yeux éblouis : tel le sultan écoute les récits de Schéhérazade qui lui raconte, de nuit en nuit, les mille et un pro­diges de l'Orient et les navigations féeriques ; il se fait peur à lui-même, comme un paisible bourgeois qui va voir les fauves au Jardin des Plantes aime à se donner le trac en s'approchant au plus près des barreaux... ». Le charme, potentiellement vénéneux, de la parole, de l’épopée, de la voix, de la fiction sera au cœur de la problématique soulevée par (le dire de) l’aventure dans les deux fictions au programme.

[9] Dans l’Odyssée, épopée qui tire son origine du nom épos, la parole en grec, Ulysse prend le relais de l’aède des Phéaciens, Démodocos, pour se faire le narrateur/ conteur de ses propres exploits/ tribulations. Or de l’éloquence de son récit/ chant, performance poétique qui tient les Phéaciens sous le charme, dépend, contredon de l’hospitalité, le retour effectif du héros à Ithaque. Mais si cette mise en abîme du récit homodégiétique dans un récit hétérodiégétique traduit le pouvoir  qu’a la fiction d’œuvrer à la création poétique de soi, la dimension réflexive de l’épisode des sirènes pointe le double danger de la séduction de la parole épique : tentation de la démesure d’accéder à la connaissances réservée aux dieux ; tentation de l’oubli du retour à la vie ordinaire du foyer. Ainsi, dans les fictions au programme, la séduction de la fiction liée à l’aventure peut être mortelle, que la réalité du mal dont elle procède démente l’idéal de la rhétorique qui l’a légitimée (comme dans le cas de Kurtz) ou que la magie de l’exotisme dont sa sauvagerie enivre et perd corps et bien les hommes qu’elle attire dans son orbe (risque) de les détourner en les révélant à eux-mêmes (épisode des sirènes, dénouement de Au cœur des ténèbres). Dans tous les cas la parole, indissociable de l’aventure, questionne, avec l’articulation de la vérité et du mensonge, la question de l’identité et de l’altérité, de la perte et de la reconquête de soi. On ne sait par exemple pas quand Ulysse, l’homme aux mille tours/ ruses, ment ou dit vrai tant les récits qu’il fait aux Phéaciens diffère de ce que le Crétois dit à Eumée, à Antinous, à Pénélope même.

[10] «Tout ce qui est ambigu est, comme le tabou, l'objet d'un sentiment ambivalent, fait ensemble d'horreur et d'attrait. C'est ainsi que la prohi­bition sacrale et la convoitise sacrilège se combattent dans le tabou. Par l'aventure l'homme est tenté ; car le pathos de l'aventure est un complexe de contradictoires ; justement la tentation est ce mélange d'envie et d'horreur, l'horreur redoublant l'envie, l'horreur étant un ingrédient paradoxal de l'envie, au lieu que le désir, positivité sans négativité, implique l'attrait simple et univoque. C'est ainsi que la phobie, par oppo­sition à la crainte toute simple, est une crainte attrayante. Ce sentiment écartelé, déchiré, « tenté », dans lequel une force tire à hue et l'autre à dia, est par excellence un sentiment passionnel. La tentation de l'aven­ture est donc la tentation typique. L'homme passionné par la passion­nante insécurité de l'aventure, par le passionnant aléa de l'avenir est dans la situation passionnelle de ces amants frénétiques qui ne peuvent ni vivre ensemble ni vivre séparés : ensemble ils se battent, ils ne se suppor­tent pas ; séparés, ils languissent et aspirent de nouveau à leur symbiose confuse. Ils s'adorent et se détestent l'un l'autre. Ils ne savent pas ce qu'ils veulent, dit-on. En réalité, ils sauraient bien ce qu'ils veulent, mais ce qu'ils veulent est impossible, irréalisable et plus qu'humain ; ce n'est pas la volonté qui est contradictoire, ce sont les choses voulues qui se contredisent. Cherchant l'aventure, le timide veut et ne veut pas, veut ce qu'il ne veut pas et ne veut pas ce qu'il veut, veut par un mélange de volonté et de nolonté ; il veut, en quelque sorte d'une nolonté voulante assez analogue à la haine amoureuse. Osera-t-il ? Vouloir sans vouloir tout en voulant, voilà, n'est-il pas vrai ? la volonté « normande » de l'homme tenté, réticent, attiré par son débat lui-même et par sa réserve intérieure. L'homme brûle de faire ce qu'il redoute le plus. Curiosité pas­sionnée et délicieuse horreur, la tentation de t'aventure n'est pas sans rapport avec le vertige » Jankélévitch, L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux

[11] Les citations en ancien français figurent dans la trame du texte de G Agamben. Je ne les ai reportées en notes que pour faciliter la lecture des élèves. 

[12] « Je sui, fet-il, uns chevaliers/ qui quier ce que trouver ne puis ;/ assez ai quis et rien ne truis ; »/ Et que voldroies tu trover ? »/ « Eventure, por esprover / ma proesce et mon hardement / Or te pri et quier et demant/se tu sez, que tu me consoille/ ou d’aventure ou de mervoille. »/ »    ce, fet-il, faudras tu bien:/ d’aventure ne sai je rien/ N’oncques mes n’en oï parler »

[13] Du Cange,  historien, linguiste et philologue français du XVIIème siècle.

[14] « De s’aventure vait pensant/ e en un curage dotant/ esbaïz est, ne seit que creire/ il ne la quide mie a veire » 

[15] « Mes con plus granz est la mervoille/ et l’avanture plus grevainne,/plus la covoite et plus s’en painne » 

[16] Jacob et Wilhelm Grimm, Contes de l’enfance et du foyer (1812)

[17] « L’aventure, ce vos plevis,/ La Joie de la Cort non »

[18] « Bien dit à chascun s’aventure/ mes sa reponse est mout obscure ».

[19] « Aventure qui estre dit/ ne poet remaindre qu’el ne seit/ e chose qui deit avenir/ Ne poet por nule chose faillir » 

[20] « Tour ûf ! » « Wem ? Wer sît ir ? »/ »Il wil inz herze hin siu dir »./”Sô gert ir zengem rûme.”./ “Waz denn, belîbe ich kûme?/ mîn dringent soltu seleten klager/ich wil dir nu von wundenr sager”./ Jâ sît irz, frau Âventiure?”

[21] « La forme la plus générale de l’aventure est celle qu’elle revêt par le fait de s’isoler en quelque sorte de l’ensemble de la vie[21]. […] Celle-ci forme bien une partie de notre existence à laquelle d’autres parties viennent se juxtaposer, soit avant, soit après elle, mais cependant par son sens le plus profond elle se passe en dehors de la continuité générale de la vie. Néanmoins […] tandis qu’elle s’isole de l’ensemble de la vie, elle s’y réintègre pour ainsi dire par le même mouvement. Tout en étant un corps étranger à notre existence, elle est cependant reliée au centre d’une façon quelconque. » (Georg Simmel, « Philosophie de l’Aventure », 1911.

[22] Joseph Conrad, Le miroir de la mer, Paris, Gallimard, 1946, p.189.

L'Aventure: 1ère bibliographie destinée aux étudiants de M Sup et de M Spé du lycée du parc des loges

Lycée du Parc des Loges                                                                                                  Année 2017-2018

CPGE scientifiques (MPSI, PCSI, MP, PSI)       

 

Programme de « français-philosophie »

« L’Aventure»

 

                 L’enseignement de la culture générale en CPGE scientifiques couvre principalement deux champs : la littérature et la philosophie, auxquelles s’ajoutent, selon les programmes, certaines « sciences humaines » comme, cette année, l’Histoire, la géographie, l’anthropologie, l’histoire de l’art. Chaque année, un thème est inscrit au programme : « l’argent », « le mal » (2010-2011), « La justice » (2011-2012), « le temps vécu » (2013-2014) « » la guerre » (2014-2015) « le monde des passions »  (2015-2016), « servitude et soumission » (2016-2017°. Figurera au programme des concours 2017-2018 le thème « L’Aventure ». Chaque thème annuel est étudié à travers trois œuvres : deux textes littéraires et un essai philosophique.

 

                Cette année, l’intitulé du programme se présente comme suit :

                                               

                                             Thème : « L’Aventure «  [1]

Œuvres

Homère, l’Odyssée, traduction, notes et postface de Philippe Jaccottet, La Découvete/ Poches, n° 87

Joseph Conrad, Au Cœur des Ténèbres, traduction par Jean-Jacques Mayoux, GF n° 1583, édition avec dossier

Jankélévitch, L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux, chapitre I, présentation par Arnaud Sorosina GF n° 1582, édition avec dossier

 

 

 

L’épreuve écrite comprend généralement deux exercices majeurs : le résumé d’un texte portant sur le thème annuel et/ou une dissertation dont le libellé part d’une citation. Le résumé ne doit pas excéder un certain nombre de mots, imposé. La composition française est une dissertation de littérature comparée, qui s’appuie sur une connaissance fine des œuvres au programme. La maîtrise des œuvres, du thème…et de la langue française étant la condition sine qua non de la réussite, il faut impérativement avoir lu intégralement les œuvres pendant l’été qui précède l’entrée en maths-sup comme en maths-spé. Le renouvellement annuel des thèmes impose en effet que ne soit traité, chaque année, qu’un seul thème : celui qui vient d’être publié au B.O. Les élèves de maths-sup et de maths-spé travaillent donc sur le même thème.

 

C’est pourquoi, en M Spé, une 1ère évaluation prendra la forme d’un test de lecture, le mercredi 06-09-2107. Ce test de lecture aura lieu la semaine suivant, pour les M Sup, Les 5/2 et les 3/2 qui n’auraient pas suivi les cours de préparation au thème et aux œuvres aux mois de mai et juin 2017 pourront me contacter pour prendre connaissance du travail effectué et des documents remis aux étudiants (3 textes pour introduire le thème ; deux dossiers documentaires sur l’aventure mortelle et sur l’aventure, l’autre et l’ailleurs dans les trois œuvres au programme ; un ppt sur l’Odyssée ; un texte de présentation du roman de Conrad ; deux résumés). Mon adresse électronique professionnelle est annepatzierkovsky@ac-versailles.fr

 

Pour préparer ou pour prolonger leur lecture et leur réflexion sur le thème de « l’aventure », les étudiants pourront, notamment en M Spé, s’intéresser dès cet été aux ouvrages, aux films et aux sites suivants :

 

 

1ère bibliographie

Thème de l’aventure

 

3 essais courts et stimulants

ECO, Umberto, De Superman au superhéros

AGAMBEN Giorgio, L’aventure, Rivages Poches 2016 [essai court et stimulant, inspiré par la lecture des romans de chevalerie et qui réfléchit notamment sur la notion d’événement advenant à un héros qu’il soumet à une épreuve initiatique et destinale. Travaille notamment sur la corrélation entre aventure et récit.]

SIMMEL Georg, Philosophie de l’aventure, in La Philosophie de la Modernité, traduction JL Vieillard-Baron, Payot 2004 ou trad Alix Guillain, L’Arche 2002. [Noter que cette traduction est reprise dans le 3 en 1 GF. Jankélévitch se réfère dès la 1ère ligne de son texte à ce court essai, incontournable pour comprendre la genèse et la spécificité de la réflexion de Jankélévitch sur l’aventure]

 

2 thèses qui font référence, et dont le cours fera état

LETOURNEUX Matthieu, Le roman d’aventure 1870-1930, PULIM 2010

VENAYRE Sylvain, La gloire de l’aventure, genèse d’une mystique moderne, 1850-1940, Aubier, « Historique » 2002 [épuisé]

 

Un site

http://www.roman-daventures.com [très riche site que Matthieu Letourneux consacre à l’aventure en littérature]

 

Homère : l’Odyssée

Deux autres éditions  

Une traduction classique, consultable en ligne  http://iliadeodyssee.texte.free.fr/aatexte/berard/accueilberard/odyssberard.htm : Homère, l’Odyssée, trad Victor Bérard, index et notes de Marie-Pierre Noël Le livre de poche, 1996

Une édition commentée dans la perspective du programme : Homère, Odyssée, présentation Piere Pellegrin, trad Médéric Dufour et Jeanne Raison, GF n° 1584, édition avec dossier

 

3 sites

 Exposition virtuelle Homère, l’Odyssée, Ulysse, sur le site de la Bibliothèque Nationale de France : expositions.bnf.fr/homere/ [ naviguer sur ce site avant de lire l’Odyssée vous familiarisera avec l’épopée, le mythe d’Homère, la figure d’Ulysse, les épisodes de la partie centrale de l’Odyssée]

www.lettresvolees.fr/odyssee/ [de nombreuses ressources sur ce site crée par des professeurs de lettres l’année où la partie centrale de l’Odyssée était au programme des TL, à destination de leurs collègues et des élèves]

www.mediterranees.net/mythes/ulysse/odyssee/

 

une adaptation télévisée en 7 heures, téléchargeable sur le site de l’INA  (19 euros)

 

Conrad, Heart of Darkness

 

Une édition bilingue

 Conrad, Heart of Darkness/ Au Coeur des ténèbres Trad. de l'anglais par Jean Deurbergue. Préface de Michelle-Irène Brudny-de Launay Collection Folio bilingue (n° 60), Gallimard 1996

 

3 biographies

NADJER Z Joseph Conrad, trad C Cozzolino et D. Bellion, Critérion 1992[ ment en valeur l’impact des racines polonaises sur les trois vies de Conrad : l’enfance, la carrière de matin, la vie de l’écrivain)

RENOUARD, Michel, Joseph Conrad, « Folio biographies », 2014

WEBER, Olivier, Conrad, le voyageur de l’inquiétude, Arthaud, 2011

 

3 romans graphiques

S. MIQUEL et L. GODARD, Au cœur des ténèbres, adapté de Joseph Conrad, éditions Soleil, 2014

C. PERISSINI et T.TIRABOSCO, Kongo : le ténébreux voyage de Joesf Teodor Konrad Krzeniowski, Futuropolis, 2013

J.P STASSEN et S VENAYRE, Joseph Conrad, Cœur des ténèvres, Futuropolis, 2006

 

Une transposition cinématographique dans la période de la guerre du Vietnam

Apocalypse Now, réal. F.F. COPPOLA, Etats-Unis, 1973, version longue Apocalypse Now Redux (2001), avec M Brandon, R Duvall, D Hopper, M. Sheen.

 

4 adaptations cinématographique, télévisuelle et radiophoniques

Heart of Darkness, réal N Roeg, Etats-Unis, 1993, avec J Malkovitch et T Roth

Heart of Darkness, real. R. Winston, Playhouse 90, 1958, consultable à l’adresse http:// www.imdb.com/title/tt0675574

Orson Wells lit Heart of Darkness, diffusion depuis le Mercury Theatre, 1938, consultable à l’adresse https://www.youtube.com/watch?v=_QBJopm-GMQ&t=1216s

Cœur des ténèbres, fiction radiophonique, France Culture ; consultable à l’adresse : https://www.franceculture.fr/emissions/fictions-samedi-noir/joseph-conrad-13-au-coeur-des-tenebres

 

Autres ressources radiophoniques à l’adresse

https://www.franceculture.fr/personne-joseph-conrad.html

 

Jankélévitch

Une lecture de l’introduction, des notes, du dossier et de la bibliographie de l’édition de référence donnera de nombreuses indications, que vous pouvez prolonger par l’écoute, la lecture, le visionnage des œuvres picturales, littéraires, musicales, philosophiques, citées par Jankélévitch ou par Arnaud Sorosina, qui étaye son édition d’un certain nombre d’extraits d’autres œuvres de Jankélévitch, entrant en écho avec le chapitre sur « l’aventure » : « Goerg Simmel, philosophe de la vie », « L’irréversible et la nostalgie, La Mort , notamment

 

Une réédition de l’essai dans sa totalité

JANKELEVITCH Vladimir, L’aventure, l’ennui, le sérieux, présentation par Laure Barillas, Pierre-Alban Guinfolleau et Frédéric Worms, Flammarion, « Champs essais », 2017.

                               

Pour entrer dans la pensée de Jankélévitch

https://www.franceculture.fr/personne-vladimir-jankelevitch.html

 

Un tableau de Rembrandt et deux films

Rembrandt, la Ronde de nuit

Brève Rencontre, réal. David Lean, 1945

Les ailes du désir, réal. Wim Wenders, 1987

 

 

[1] Le cours se référera aux éditions indiquées  du concours es éditions sont donc indispensables.

16 septembre 2015

Introduction au "monde des passions" (2): jalons pour une approche synthétique de la notion de "passion"

Introduction au « monde des passions » (2) : jalons pour une approche synthétique de la notion

« L’histoire du mot ‘passion’ est l’histoire d’une restriction sémantique successive : on est passé de son sens ontologique et logique (l’effet du point de vue de toute altération de l’être qui le subit et dont on parle) à un sens psychologique, mais large (celui d’affect) ; puis de ce sens psychologique large à un sens psychologique restreint (le dernier degré du sentiment, l’affect dominateur) » (Yvan Ellisalde, Les Passions, Bréal 2015, p.16).

Des différentes acceptions, courantes, médicales, ontologiques ou métaphysiques, psychologiques, philosophiques, rhétoriques, littéraires et tragiques de la racine grecque « path-« qui est à l’origine des mots latins « patior/passio » et du mot français « passion », éclatés dès l’origine en autant de sens qu’il y a d’approches et d’évaluations axiologiques d’une notion complexe, polysémique et encombrée de représentations aussi polémiques qu’ambivalentes, pour ne pas dire paradoxales, il ressort d’abord que la passivité essentielle du « pâtir », qui fonde les représentations tragiques et ontologiques de la passion, est indissociable de l’action, dont elle est le résultat, l’effet, le corolaire et la limite, de sorte que « modification », « altération », « aliénation » du sujet « affecté » par ce qui lui arrive, qu’il « subit » et dont il fait « l’épreuve » , mais qui ne l’ »émeut » que parce que « mouvement », elle le « meut », la passion entretient avec l’action, qu’elle limite et sur le sens de laquelle elle interroge, une relation si dialectique qu’ »impulsion » à agir, elle peut se retourner en  hyperactivité, en « passion de l’action », dont la nature interroge, par de-là la question de la conscience, de l’identité, du « caractère », de la personnalité, de l’énigme du moi (« la » passion est-elle « ma » passion, «  l’émoi » est-ce « moi », si ce moi n’est pas « maître dans sa maison » ?), la liberté et la responsabilité du sujet, ouvert au monde par une «affectabilité » issue de sa « sensibilité », et dont on ne peut estimer la valeur, la grandeur, négative, positive ou variable que si on en détermine la nature.

Pour ce faire, il faut se tourner, dans un 2ème temps, vers le 2ème sens, psychologique, du mot « passion(s) », que les classiques (dont Hume) tendent à prendre dans son acception large d’ »affections » ou de « mouvements de l’âme » de toutes natures et de toute intensité, embrassant ainsi, mutatis mutandis, toutes les « régions de l’affectivité » dans le champ des passions : sentiments, émotions, désirs et passions à proprement parler, quand les modernes tendent, là aussi mutatis mutandis tant ils ont des prédécesseurs, à commencer par les auteurs de comédies de caractère ou de tragédies latines (Sénèque), baroques (Shakespeare) ou classiques (Racine), à y voir, disons, pour faire court, à la suite de Kant et dans le sillage de la psychologie, puis de la psychanalyse freudienne, un attachement exclusif, exacerbé, durable et absolument déterminant dans la construction de la personnalité du sujet, dans la configuration de son univers mental, dans ses relations avec autrui et dans les modalités de son action dans le monde.

C’est donc, dans cette perspective, tout le champ de l’affectivité qu’il nous faut explorer, en nous demandant ce qui distingue les passions des « sensations » pour les rapprocher des « sentiments » , des « émotions » et des « désirs », sans lesquels il n’y a pas de passions, passions  qui s’en démarquent néanmoins par leur dimension plus affective que cognitive d’une part (ça c’est pour la distinction entre « sensations » et « passions »), par leur vivacité, leur force, leur intensité, leur violence potentiellement plus exacerbée d’autre part (ces critères peuvent déterminer pour certains le basculement des « sentiments » dans le registre des « passions » et la différenciation entre « désirs non passionnels » et « désirs passionnels », autre manière de questionner la limite entre la « norme » et le « pathologique »), par leur caractère (plus) durable et (moins) irréfléchi (pour le meilleur et pour le pire) que les «émotions » enfin.

 

I-                     Dialectique de la passion et de l’action

1-        Passion et passivité essentielle ou dialectique de l’action et de la passion ?

 

a)                   De l’étymologie au questionnement sur le sens du pathos tragique  

 

Racine grecque « path-« , désignant toute situation où l’existence d’un individu se trouve profondément affectée, quelle que soit la cause de cette affection, renvoyait à l’idée de « souffrance », de « douleur » :

E. Auerbach, « De la passio aux passions », in Le Culte des passions, p.52-53 :  « Pathos désigne une chose qui affecte ou dont on est prisonnier, qu’on ressent ou qu’on subit, et, sur cette base, le mot embrasse ou du moins recoupe les domaines suivants : en 1er lieu, qualité sensible, changement, stade, état chronique (et tout cela, dans la terminologie aristotélicienne particulièrement, s’applique aussi bien à des personnes qu’à des animaux, à des plantes, à des astres, etc… ou à la matière en général) ; ensuite, perception, expérience, événement vécu, sensation, sentiment ; enfin, dans la langue parlée, douleur, maladie, souffrance, affection, malheur. » .

 

« passus », participe passé du verbe « pati » : souffrir, subir

 

n  Souffrance physique : « pathein » signifie dans l’épopée homérique endurer un traitement ou être châtié)

n  Souffrance morale : penthein, de la même racine que pathein,  signifie « être dans le deuil, pleurer »

n  Souffrance physique et morale : les « pathéma », désignent « ce qui arrive à quelqu’un, souffrance, malheur maladie ».

 

2 exemples paradigmatiques :

La passion du Christ

La symptomatologie de la passion amoureuse comme figure du mal : Racine, Phèdre

Mon mal vient de plus loin. A peine au fils d'Egée
Sous les lois de l'hymen je m'étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait s'être affermi,
Athènes me montra mon superbe ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit tourments inévitables.
Par des voeux assidus je crus les détourner :
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l'orner ;
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée,
D'un incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l'encens :
Quand ma bouche implorait le nom de la Déesse,
J'adorais Hippolyte ; et le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
J'offrais tout à ce Dieu que je n'osais nommer.
Je l'évitais partout. O comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Contre moi-même enfin j'osai me révolter :
J'excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l'ennemi dont j'étais idolâtre,
J'affectai les chagrins d'une injuste marâtre ;
Je pressai son exil, et mes cris éternels
L'arrachèrent du sein et des bras paternels.
Je respirais OEnone, et depuis son absence,
Mes jours moins agités coulaient dans l'innocence.
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits.
Vaine précautions ! Cruelle destinée !
Par mon époux lui-même à Trézène amenée,
J'ai revu l'ennemi que j'avais éloigné :
Ma blessure trop vive a aussitôt saigné,
Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée :
C'est Vénus tout entière à sa proie attachée.
J'ai conçu pour mon crime une juste terreur ;
J'ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire;
Et dérober au jour une flamme si noire :
Je n'ai pu soutenir tes larmes, tes combats ;
Je t'ai tout avoué ; je ne m'en repens pas,
Pourvu que de ma mort respectant les approches,
Tu ne m'affliges plus par d'injustes reproches,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur tout prêt à s'exhaler

 

 

b)        1er élément d’explication : l’incarnation

n  Des passions situées dans le corps

Platon, Le Timée (Corpus M Korichi , texte n°1 , : « Ces derniers, à son imitation, entreprirent, après qu’ils eurent reçu le principe immortel de l’âme, de façonner au tour pour lui un corps mortel et, à ce corps, ils donnèrent pour véhicule le corps tout entier, cependant qu’ils établissaient dans ce dernier une autre espèce d’âme, celle qui est mortelle et qui comporte en elle-même des passions terribles et inévitables : d’abord le plaisir, le + important appât qui provoque au mal, ensuite les douleurs, qui éloignent du bien, et encore la témérité et la peur, un couple de conseillers peu sages, l’emportement rebelle aux exhortations, et l’espérance, facile à décevoir. Ayant fait un mélange avec ces passions, la sensation irrationnelle et le désir, de qui vient toute entreprise, ils ont constitué l’espèce mortelle en se soumettant à la nécessité » (Platon, Timée, 69c-71, trad L Brisson, GF Flammarion, 1982, p.182)[1].

n  Des passions situées dans le point d’interaction entre l’âme et le corps : Descartes

n  Des passions situées au point clé de ce qui remplace cette interaction : imagination, mémoire, langage

 

c)        2ème élément d’explication : la passion comme « mouvement de l’âme.

n  «  face à l’élément actif qui l’affecte, l’élément passif se trouve à l’état de puissance, de dunamis ; il est disposé à en subir l’effet ; sous l’effet de ce qui l’affecte, il est mû ou transformé ; il se met donc en mouvement, et ce mouvement est lui aussi qualifié de pathos » ( E Auerbach, « De la passio aux passions », in Le Culte des passions op cit, p.55).

n  ó « perturbatio » ou trouble de l’âme pour les Stoïciens, intempérance du désir pour Platon et concupiscence de l’âme qui perd le pécheur dans la pensée chrétienne : « mouvement de l’âme contre la raison » (Saint Augustin); « mouvement de l’âme excité dans la partie concupiscible ou dans la partie irascible » (Dictionnaire de l’Académie)

n  1ère lecture de l’ »é-motion » comme altération, mouvement excité par les humeurs, dans l’âme par les esprits animaux…

n  « transport »

 

ó Lien souffrance, supplice et passivité essentielle de l’être, qui subit l’effet d’une action dont il n’est ou ne se sent pas :

-            la cause prochaine : irrationnelle ou divine, celle-ci questionne, dans la tragédie eschyléenne notamment, «  la signification de la manifestation d’un sens supérieur », de « l’emprise de la divinité sur l’homme et de l’existence d’un ordre supérieur qui dépasse irrémédiablement l’individu »

-           le maître

-           le responsable, tant la force étrangère de l’action d’un alienexerce sa puissance sur lui, aliène sa liberté en le dépossédant de tout pouvoir de décision dans la conduite de sa vie.

ó Passion comme figure de la fatalité : personnages tragiques jouets des dieux ou de leurs démons intérieurs // antinomie pathos/ logos

 

2-        Pourtant on peut faire de cette passivité 1ère une lecture moins négative

 

a)        Lecture de la tragédie grecque comme réflexion sur

-           « les rapports de l’individualité avec la totalité qui le dépasse » (Hegel) : le pathos tragique questionne « les conditions de possibilité de l’action individuelle » et constitue « la limite du dramatique »[2].

-           Le sens de la faute, id est de l’action : « parce que nous pâtissons,  nous reconnaissons que nous avons failli » (Antigone)

 

b)        Ontologie

n  « fond de passivité », première et essentielle dans la passion, « corrélat », « impact »  et effet d’une action, qu’elle limite en retour et qui suscite réactions et interactions, de sorte que tout être vivant dans un monde déjà donné, dont il est partie prenante, mais qui n’est pas le prolongement de lui-même et où il n’est pas seul, fait par la passion/ le pâtir l’épreuve d’une altérité qui l’altère, d’une limite qui le délimite, l’ouvre au monde (« il y a autre chose que moi ») et circonscrit le champ de son possible, de son pouvoir, de son action[3].

 

n  Aristote, Catégories, 4  « Les expressions sans aucune liaison signifient la substance, la quantité, la qualité, la relation, le

lieu, le temps, la position, la possession, l’action, la passion. –Est substance, pour le dire en un mot, par exemple, homme, cheval ; quantité, par exemple, long-de-deux-coudées ; qualité : blanc, grammairien ; relation : double, moitié, plus grand ; lieu : dans le Lycée, au forum ; temps : hier, l’an dernier ; position : il est couché, il est assis ; possession : il est chaussé, il est armé ;  action : il coupe, il brûle ; passion : il est coupé, il est brûlé. »

                                Aucun de ces termes en lui-même et par lui-même, n’affirme ni ne nie rien ;  c’est seulement par la liaison de ces termes entre eux que se produit l’affirmation ou la négation. En effet, toute affirmation et toute négation est, semble-t-il bien, vraie ou fausse, tandis que pour des expressions sans aucune liaison, il n’y a ni vrai ni faux : par exemple, homme, blanc, court, est vainqueur ».

ó passion et action indissociablement liées sont « la même chose considérée de deux points de vue : ce qui est, du côté de l’agent action, est, du côté du patient, passion » C. Talon-Hugon, Les passions, Nathan, 2004, p.8)

 

n  Descartes, Des passions de l’âme (1640), article 1 « Tout ce qui se fait ou qui arrive de nouveau est généralement appelé par les philosophes une passion au regard du sujet auquel il arrive et une action au regard de celui qui fait qu’il arrive ».

 

ó  « Comprendre la passion comme une modalité du pâtir, c’est donc comprendre ce double rapport de passivité et d’activité. Ce qui me frappe et ce que je ressens me dévoile tout à la fois le monde et moi-même. Les passions ne sont pas cantonnées dans l’ordre de ce qui est subi : le sujet, mû, [voire agi par ses passions] peut non seulement agir sur le monde par ce que les passions lui dévoilent mais il peut agir sur elles en modifiant son rapport au monde, la position de son corps, la disposition de ses facultés » (F Laupiès, Les Passions, PUF, 2004, p.5).

 

3-        La passion comme autre de l’action  

a)        Positivité du retournement dialectique de la passion en mouvement de l’âme mais aussi élan de l’âme :

-           délire érotique (Le Phèdre de Platon),

-           enthousiasme et élan mystique (Transverbération de Sainte Thérèse du Bernin), dont la parole amoureuse s’inspire dans le Moyen Âge  chrétien et jusqu’à Bergson, qui voit dans l’émotion (des grands mystiques) la source de toute création: « Qu’une émotion neuve soit à l’origine des grandes créations de l’art, de la science et de la civilisation en général, cela ne paraît pas douteux » ; « création signifie, avant tout, émotion ». (Les Deux Sources de la morale et de la religion, chapitre III) Bergson prend l’exemple du rôle de Rousseau dans le sentiment de la montagne : «  Mais prenons les états d’âme, effectivement causés par des choses, et comme préfigurés en elles. En nombre déterminé, c.à.d. limité, sont ceux qui ont été voulus par la nature. On les reconnaît à ce qu’ils sont faits pour pousser à des actions qui répondent à des besoins. Les autres, au contraire, sont de véritables inventions, comparables à celles du musicien et à l’origine desquelles il y a un homme. Ainsi la montagne a pu, de tout temps, communiquer à ceux qui la contemplaient certains sentiments comparables à des sensations et qui lui étaient en effet adhérents. Mais Rousseau a créé, à propos d’elle, une émotion neuve et originale. Cette émotion est devenue courante, Rousseau l’ayant lancée dans la circulation. Et aujourd’hui encore, c’est Rousseau qui nous la fait éprouver, autant et plus que la montagne. Certes il y avait des raisons pour que cette émotion, issue de l’âme de Jean-Jacques, s’accordât à la montagne plutôt qu’à tout autre objet. Mais Rousseau les a ramassées ; il les a fait entrer, simples harmoniques désormais, dans un timbre dont il a donné, par une création véritable, la note fondamentale ».

// Wenceslas ds LCB

 

b)        Les passions comme élément actif réalisant l’Universel vs es sentiments : Hegel « rien de grand ne se fait sans passion »

 

 « Ici ou là, les hommes défendent leurs buts particuliers contre le droit général ; ils agissent librement. Mais ce qui constitue le fondement général, l'élément substantiel, le droit n'en est pas troublé. Il en va de même pour l'ordre du monde. Ses éléments sont d'une part les passions, de l'autre la Raison. Les passions constituent l'élément actif. Elles ne sont pas toujours opposées à l'ordre éthique ; bien au contraire, elles réalisent l'Universel. En ce qui concerne la morale des passions, il est évident qu'elles n'aspirent qu'à leur propre intérêt[4]. De ce côté ci, elles apparaissent comme égoïstes et mauvaises. Or ce qui est actif est toujours individuel : dans l'action je suis moi-même, c'est mon propre but que je cherche à accomplir. Mais ce but peut être bon, et même universel. L'intérêt peut être tout à fait particulier mais il ne s'ensuit pas qu'il soit opposé à l'Universel. L'Universel doit se réaliser par le particulier.[5]

Nous disons donc que rien ne s'est fait sans être soutenu par l'intérêt de ceux qui y ont collaboré. Cet intérêt, nous l'appelons passion lorsque refoulant tous les autres intérêts ou buts, l'individualité tout entière se projette sur un objectif avec toutes les fibres intérieures de son vouloir et concentre dans ce but ses forces et tous ses besoins. En ce sens, nous devons dire que rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion[6]

óLa grandeur réside dans le but et dans l'œuvre accomplie, la condition nécessaire de sa réalisation est dans la forme même de la passion. Il faut que l'Universel se singularise pour se réaliser, passer à l'existence et qu'en même temps le Singulier s'universalise, s'immerge dans l'universel, se donne un but rationnel.

c)        Corolaires relatifs à la structure du sujet passionné/ passionnel:

n  Les passions ne concernent pas qu’une âme sujette à sa passion, (passivité), mais aussi une âme sujet de sa passion

ð  Les passions sont nos passions

ð  « l’émoi, c’est moi » : force, même  involontaire, inconsciente, voire partiellement extrinsèque et exogène, des passions se nourrit de ce que nous sommes et devenons sous l’influence de ces émois ó ? du caractère ou de la personnalité

 

n  Que l’action soit passionnelle –elle l’est quand toute l’action du passionné, soutenue ou non par l’intérêt[7], ne vise que la satisfaction des passions- n’empêche pas qu’elle pose la question de la responsabilité et de la liberté : l’homme peut-il se dire esclave de ses passions ? Ou le fait que la passion soit un mode d’action (l’acte sentimental), le moteur de la grande action (l’émotion créatrice), la cause prochaine de la volonté qui pousse à agir, un choix non-choix (Oreste) ou un laisser faire (Hermione) ne prouve-t-il pas que la passion ne peut + être dite comme « reçue en l’âme sans que cette âme soit responsable d’elle-même », mais  qu’elle est bien plutôt construite par cette âme, passive en apparence seulement et de mauvaise foi quand elle mime un déterminisme imaginaire en faisant passer ses choix sentimentaux pour des forces étrangères, comme si nous ne les avions pas inventées ?

ð  Théorie de la mauvaise foi de Sartre, pour qui « Le sentiment se construit par les actes qu’on fait » => « l’existentialisme ne croit pas à la puissance de la passion. Il ne pensera jamais qu’une belle passion est un torrent dévastateur, qui conduit fatalement l’homme à certains actes, et qui, par conséquent, est une excuse (Sartre, L’Existentialisme est un humanisme) ; «tout homme qui se réfugie derrière l’excuse de ses passions, tout homme qui invente un déterminisme est un homme de mauvaise foi ». Se dire esclaves de nos passions, c’est dans cette perspective mimer

 

n  La temporalité lente de la passion, qui la distingue de l’émotion plaiderait en faveur de son caractère construit : si par-delà la constitution de « types » (Balzac) ou de « caractères » , il faut du temps à LA Passion proprement dite pour naître et pour se développer comme telle, n’est-ce pas parce qu’elle se nourrit de nos pensées et de nos actes . Cause (Hume) ou effet (les Stoïciens) de nos jugements de valeur, elles contribuent à forger des fictions, dont toute la question sera de savoir si elles sont ou non hors de notre pouvoir, si nous pouvons agir sur elles en travaillant à réformer nos jugements,  ou si mieux comprendre le travail organique et architectural qu’elles opèrent en nous et sur nous permet, sinon de s’en délivrer (idéal stoïcien de l’ataraxie), du moins de les réguler (idéal aristotélicien de la « tempérance » ou dressage, à défaut d’âme forte, du corps par la volonté dans Le Traité des passions de Descartes[8] ) pour en faire le fondement de l’estime de soi (la générosité cartésienne[9]) , de la sociabilité (le concept humien de sympathie) , d’une philosophie de l’action (Hegel[10]) ou d’une vie bonne, basée sur l’affection et le sentiment (Alain[11]). 

 

II-                    Les régions de la vie affective

Jean Goldzink « Qu’est-ce qu’une passion ? Il nous suffira de savoir  que, au sens classique, on désigne par là tout affect[12] de l’âme, doux ou violent, fugace ou durable »

 

 Descartes Des passions de l’âme (1640)

 

Articles 27-29

La définition des passions de l’âme

 

« Après avoir considéré en quoi les passions de l’âme diffèrent de toutes ses autres pensées, il me semble que l’on peut généralement les définir des perceptions, ou des sentiments, ou des émotions de l’âme, qu’on rapporte particulièrement à elle, et qui sont causées, entretenues ou fortifiées par quelque mouvement des esprits

 

                                                               Explication de la 1ère partie de cette définition

On les peut nommer des perceptions lorsqu’on se sert généralement de ce mot pour signifier  toutes les pensées qui ne sont point des actions de l’âme, ou des volontés ; mais non lorsqu’on ne s’en sert que pour signifier des connaissances évidentes. Car l’expérience fait voir que ceux qui sont les plus agités ne sont pas ceux qui les connaissent le mieux, et qu’elles sont du nombre des perceptions que l’étroite alliance qui est entre l’âme et le corps rend confuses et obscures. On les peut aussi nommer des sentiments, à cause qu’elles sont reçues en l’âme en même façon que les objets des sens extérieurs, et ne sont pas autrement connues par elles. Mais on peut encore mieux les nommer émotions de l’âme non seulement à cause  que ce nom peut être attribué à tous les changements qui arrivent en elle, c.à.d. à toutes les diverses pensées qui lui viennent ; mais particulièrement parce que,  de toutes les sortes de pensées qu’elle peut avoir, il n’y en a point d’autres qui l’agitent et l’ébranlent si fort que font ces passions.

 

Explication de son autre partie

J’ajoute qu’elles se rapportent particulièrement à l’âme pour les distinguer des autres sentiments, qu’on rapporte les uns aux objets extérieurs, comme les odeurs, les sons, les couleurs ; les autres à notre corps, comme la faim, la soif, la chaleur. J’ajoute aussi qu’elles sont causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement des esprits, afin de les distinguer de nos volontés, qu’on peut nommer des émotions de l’âme qui se rapportent à elle, mais qui sont causées par elle-même ; et aussi afin d’expliquer leur dernière et plus prochaine cause, qui les distingue derechef des autres sentiments ».

 

 

1-        Sensation, sentiment et passion : affectivité et sensibilité[13]

 

a)        Le point de vue classique 

 

 « Sentir au sens perceptif (percevoir), c’est capter hors de soi des corps extérieurs, tandis que sentir au sens affectif (ressentir), c’est capter en soi-même des modifications intérieures, par une sorte de sens interne. On sent le ciel, on ressent la peur » ; « une modification interne n’est pas affective quand elle est trop organique, liée aux besoins du corps : on parle alors encore de sensation (de plaisir, de faiblesse, de vertige, de faim, de mal au cœur, etc) et non de sentiment (+ lié à l’âme qu’au corps, au moins en apparence. On se sent fatigué, on ressent de la peine » (Yvan Ellisalde).

 

ð  Descartes  Traité Des passions de l’âme, articles 28 :

// « perceptions» forgées à partir des sensations comprises comme données sensorielles brutes /  « passion » : des actes non de l’âme seule, mais du corps  imprimant sa marque sur l’âme (métaphore de la cire et du cachet.

Différences : « passions » plus proche du « sentiment », « sensation consciente »,  faculté de sentir ou résultat d’un acte de sentir, au sens cette fois affectif, et non sensoriel, du mot (ressentir de manière mentale), que de la « perception .

 

b)        Les deux définitions humiennes de la passion

ð  « impressions de sensation » (qui n’engendrent pas nécessairement de passion) vs «impressions de réflexion », produites par les idées correspondantes aux «  impressions de sensation » dont elles dérivent (= passions) ó passions indirectes

TNH, II « une impression frappe d’abord nos sens et nous fait percevoir du chaud ou du froid, la soif ou la faim, le plaisir ou la douleur d’un genre ou d’un autre. De cette impression, l’esprit fait une copie qui reste après la disparition de l’impression ; c’est ce que nous appelons une idée. Cette idée de plaisir ou de douleur, quand elle revient dans l’âme, produit de nouvelles impressions de désir et d’aversion, d’espérance et de crainte, qu’on peut appeler impressions de réflexion, parce qu’elles en dérivent. Celles-ci à nouveau sont copiées par la mémoire et l’imagination et deviennent des idées, qui peut-être, à leur tour, engendreront d’autres impressions et idées ; c’est ainsi que les impressions de réflexion ne sont pas seulement antérieures aux idées qui leur correspondent, elles sont aussi postérieures aux impressions de sensation et elles en dérivent ».

 

ó Passion ó « réflexion », sensible en ce que « ressentir n’est pas abstraire ou raisonner », mais « sentir » 

 

ð  pas solution de continuité entre l’»’impression de sensation » et «l’impression de réflexion » : « rien n’est jamais réellement présent à l’esprit que ses perceptions »,

 

EEH,2, SB 17 « un homme, dans un accès de colère, est animé de manière très différente de celui qui pense à cette émotion »

 

ó « impressions » = non représentatives, non appréhendées par l’intermédiaire de l’idée, mais concrètement vécues ou senties. »Impression »= empreinte des corps extérieurs sur l’esprit par l’intermédiaire des sens. Vivacité + force => adhésion spontanée à un vécu dont nous faisons l’expérience par un sentiment spécifique = « feeling ».

 

ð  D’où 2ème définition des passions comme impulsions primitives ó passions directes

TNH II, III, III « La passion est une existence originelle ou, si vous voulez, une modification d’une existence et elle ne contient pas de qualité représentative qui en fasse une copie d’une autre existence ou d’une autre modification. Quand j’ai faim, je suis effectivement dominé par la passion et dans l’émotion, je ne me réfère pas plus à un autre objet que quand j’ai soif, que je suis malade ou que je fais plus de cinq pieds de haut »

ó  force, impulsion, manière dont les « impressions » se présentent à l’esprit, « changé par l’objet plutôt que renvoyé à lui » (JP Cléro, 1985, p.39), dans la vivacité essentielle d’un « vivre immédiat »

Exemples et analogie précisant cette nature non représentative de la passion :

Magali Rigaill « avoir faim est un état, une façon d’être qui porte à rechercher de quoi se nourrir, non une représentation qui copierait sous la forme d’une idée quelque chose de préexistant. De même pour avoir soif : quand j’ai soif, je peux certes me représenter le verre d’eau susceptible d’étancher ma soif, mais l’impulsion qui consiste à rechercher à boire, à vouloir trouver de quoi boire par elle-même ne se réfère à aucun objet antérieur : elle existe, fait partie du monde des réalités et non de celui des idées. Par analogie, mesurer la taille que l’on mesure est de l’ordre du fait, de l’existence et non de la représentation. D’ailleurs je mesure la taille que je mesure quoique j’en pense.» (Conférence UPLS, 28-05-2015).

 

c)        Passions et sensibilité : « l’invention du sentiment au XVIIIème siècle »

ð  Du cogito cartésien au cogito sensible

Locke I think, I reason, I feel pleasure and pain ; can any of these be more evident to me than my own existence (John, Essay concerning human understanding,livre II, ch 20 “Modes of pleasure and pain” (§1-5).

 

Argens “On connaît que l’on existe dès qu’on est susceptible de quelque sentiment, et je crois qu’on peut aussi bien prouver l’existence en disant  Je sens, donc je suis qu’en disant Je pense, donc je suis » (le marquis d’Argens, La philosophie du bon sens, Réflexion seconde, § III.

 

Etienne Simon de Gamaches : le sentiment comme « fondement de toutes les dispositions de l’âme qu’il nous est avantageux de trouver dans les autres et qui peuvent nous disposer à les aimer » (, Système du cœur, par M. de Clarigny, 1704)

 

ð  La fusion du sensoriel et de l’affectif dans la sensibilité.

La statue de Condillac

D’Alembert « Mais outre ces cinq sens, il en est un qu’on peut appeler interne, qui est comme intimement répandu dans notre substance, et dont le siège se trouve à la fois dans toutes les parties externes et internes de notre corps.  Ce sens ne peut être rapporté ni médiatement ni immédiatement au toucher ; il résulte de la disposition actuelle des parties intérieures ou extérieures de notre corps, et produit en nous, en conséquence de cette disposition, des sensations agréables ou pénibles, sans que les autres corps occasionnent ces sensations par leur action sur nos organes ou du moins pas une action sensible » (D’Alembert, 1759)

 

d)        Sensation de plaisir et de douleur et genèse des passions dans la pensée de Hume : une clé d’entrée dans le monde des passions comme paradoxe et logique de prolifération.

 (TNH, II)  « Si l’on supprimait la souffrance et le plaisir, il s’ensuivrait aussitôt une suppression de l‘amour et de la haine, de l’orgueil et de l’humilité, du désir et de l’aversion, comme de  la plupart de nos impressions de réflexion ou de nos impressions secondaires »;

« Les principaux ressorts ou principes actifs de l’esprit humain  sont le plaisir et la peine ; quand on enlève ces sensations à la fois de notre pensée et de notre conscience, nous sommes dans une large mesure incapables de passion et d’action, de désir et de volition ».

« Les douleurs et les plaisirs corporels naissent originellement dans l’âme ou dans le corps, comme il vous plaira de dire, sans aucune pensée ni aucune perception qui les précède » ; « il est aussi évident que les couleurs, les sons, etc sont originellement à égalité avec la douleur qui naît de l’acier et le plaisir qui provient d’un feu ».

 

TNH, I « douleur et plaisir ont deux manières de faire leur apparition dans l’esprit (…). Ils peuvent apparaître soit sous forme d’une impression sentie dans son actualité, soit seulement en idée comme à présent où je les mentionne »

 

ð  Jeu par lequel un sentir ne reste jamais brut, mais peut se réfléchir, se scinder et se compliquer en d’autres sentirs, par association d’idées ou d’impressions/ émotions explique, par le renversement des plaisirs en douleurs et des douleurs en plaisirs

// revirements affectifs nés du flux passionnel dans Andromaque,

Vie plus ou moins longue des sentiments et des passions dans LCB

Transformation de la douleur en spectacle, source de jouissance et/ ou de déploration dans le mécanisme catharsique

Logique possiblement perverse de la « sympathie », adhésion d’abord imaginaire au sentiment d’autrui, mais qui le réfléchit bientôt pour en prendre éventuellement le contrepied dans un second temps (s’attrister du bonheur d’un autre ou se repaître de son malheur)

 

ð  Dialectique sensations ponctuelles de plaisir et de douleur (// émotions) // plaisirs et douleurs de temporalité plus longue (Définition kantienne de la passion), qui engage l’histoire entière du psychisme.

Hume TNH, II : « l’image du plaisir passé, dans sa force et dans sa violence, confère ses qualités à l’idée du plaisir futur, qui lui est reliée par ressemblance » => « un plaisir conforme à la façon de vivre que nous avons adoptée suscite davantage nos désirs et nos appétits qu’un autre, qui lui est étranger (TNH, II).

ó Nos plaisirs (et nos peines) ne se sélectionnent par association qu’en fonction d’une histoire personnelle, qui est aussi une histoire collective (historicité, socialité des passions)

 

ð  Sensation de douleur et de plaisir, passion, genèse de la valeur, morale et fiction 

Thèse de Hume : la sensation, qui n’est jamais un fait brut (n’est qu’une abstraction sans la croyance qui lui donne sens), engendre de la valeur. Elle a même une valeur morale fondée sur le mouvement de l’affect qui se réfléchit, se relativise en se retournant sur lui-même et acquiert ainsi une sorte de cohérence, de consistance, d’indépendance qui est celle de la valeur

« avoir le sens de la vertu, ce n’est rien de plus que de ressentir une satisfaction d’un genre particulier à la contemplation d’un caractère. C’est ce sentiment lui-même qui constitue notre éloge ou notre admiration » ; « l’impression qui naît de la vertu est agréable et celle qui procède du vice est déplaisante » ; « une action, un sentiment ou un caractère est vertueux ou vicieux ; pourquoi ? Parce que sa vue cause un plaisir ou un malaise d’un genre particulier ».

 

Pb: double  tendance de l’impression à se méconnaître comme valeur et de la valeur à ignorer sa genèse et à se distinguer du fait come à se croire indépendante des plaisirs et des désirs auxquels elle donne lieu est, pour Hume, garant de la dimension morale des passions.

        Ms possibilité de double négation du principe de réalité par la fiction de la moralité par la prévalence du principe de plaisir.

 

2-        Emotion et passion

a)        Définitions de l’émotion

ð  La leçon de l’étymologie : « mouvement de l’âme » ó « être ému, c’est être mû » (Y Elissalde) + « mouvoir hors de » - ex-movere ó l’ « é-motion » nous met littéralement hors de nous. 

 Dynamisme d’un déplacement spatial : l’exemple des fictions

Dynamisme d’un déplacement avant tout psychique :  « intensité », « vivacité », brutalité du choc ó « émoi », terme dont l’étymologie (ex-magere) signifie « priver quelqu’un de ses forces » :  « L’émoi met donc le moi hors de soi » cf motifs du « transport » (Andromaque) ou de la « com-motion » « Manifestation imprévisible et intense » ó sens technique de l’Affekt freudien : frayeur, blessure psychique, intrusion de l’étranger dans le propre (trauma),  et ce faisant « 1er chaînon à partir duquel on peut remonter la chaîne des causes dans les cas de névroses traumatiques » : « cette maladie n’est pas vraiment déterminée par une médiocre blessure du corps, mais par une émotion [Affekt] : la frayeur. » (M Korichi) .cf AndromaqueIII, 8 ou LCB ch 26 p.182.

ó  « changement » , de « modification », « d’altération , au sens propre de devenir autre », d’aliénation du sujet » (Y Elissalde).

 

ð  L’émotion comme « forme corporelle de l’involontaire » (Paul Ricoeur), ó

modifications de l’expression et de la physiologie du sujet : passions se donnent à lire dans notre physionomie, nos gestes et notre vie sociale. Cf Dramaturgie du « trouble » racinien ó langage du corps, expression de l’émotion, du sentiment, de la passion, bien + éloquent que la parole », « guère capable que de mentir » (Florian Pennanech, 3 en 1 GF, p.166) : « L’amour n’est pas un feu qu’on renferme en une âme:/ Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux ;/ Et les feux mal couverts n’en éclatent que mieux «  (II,2, 573-576).

 

Y Elissalde :  « l’émotion se traduit par des réactions viscérales qui concernent l’appareil respiratoire (respiration haletante), circulatoire (précipitation du rythme cardiaque, phénomène de vasodilatation ou de vasoconstriction provoquant pâleur ou rougeur du visage), l’appareil digestif (spasme de l’œsophage: « boule »; arrêt des sécrétions salivaires : la « bouche sèche », relâchement des sphincters, diarrhée, etc…) On note également la sécrétion plus active de sueur par les glandes sudoripares, la sécrétion d’adrénaline par les capsules surrénales qui agit sur la rate (accroissement du nombre des globules dans le sang) et sur le foie (augmentation du taux de sucre dans le sang ».

ó La Cousine Bette, : « les dents de la cousine Bette claquèrent, elle fut prise d’une sueur froide, elle eut une secousse terrible qui révéla la profondeur de son amitié passionnée pout Valérie, (ch 21, p.549) ; « la physionomie de la Lorraine était devenue terrible. Ses yeux noirs et pénétrants avaient la fixité de ceux du tigre. Sa figure ressemblait à celle que nous supposons aux pythonisses, elle serrait ses dents pour les empêcher de claquer, et une affreuse convulsion faisait trembler ses membres. Elle avait glissé sa main crochue entre son bonnet et ses cheveux pour les empoigner et soutenir sa tête, devenue trop lourde ; elle brûlait ! La fumée de l’incendie qui la ravageait semblait passer par ses rides comme par autant de crevasses labourées par une éruption volcanique. Ce fut un spectacle sublime » ( ch 26, p.182-183). //  Racine, Balzac, Galien + physiognomonie = symptômes de la passion, les manifestations irrépressibles du corps révélant l’emprise de l’émotion, de la passion, sur l’individu.

 

ð  Emotion, émoi et vérité du sujet : l’exemple de la scène de rncontre entre Julien Sorel et Mme de Rénal dans Le Rouge et le noir de Stendhal

Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d'entrée la figure d'un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.
Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l'esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d'abord l'idée que ce pouvait être une jeune fille deguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d'entrée, et qui évidemment n'osait pas lever la main jusqu'à la sonnette. Mme de Rênal s'approcha, distraite un instant de l'amer chagrin que lui donnait l'arrivée du précepteur. Julien tourné vers la porte, ne la voyait pas s'avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout près de l'oreille : – Que voulez-vous ici, mon enfant ?

Julien se tourna vivement, et frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu'il venait faire. Mme de Rénal avait répété sa question.

– Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu'il essuyait de son mieux.


Mme de Rênal resta interdite; ils étaient fort près l'un de l'autre à se regarder. Julien n'avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d'un air doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes, qui s'étaient arrêtées sur les joues si pâles d'abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d'une jeune fille ; elle se moquait d'elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c'était là ce précepteur qu'elle s'était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants !

ó « l’âme se différencie d’elle-même », « n’est + ce qu’elle était et devient ce qu’elle n’était pas », autrement dit « change » aussi intellectuellement (modifie le jugement) et sensiblement  (modifie le ressenti).

Cf Aristote Rhétorique : « la passion, c’est ce qui, en nous modifiant, produit des différences dans nos jugements et qui est suivi de peine et de plaisir ».

 

b)        Comparaison, interactions, opposition émotion/ passion

ð  Temporalité de l’émotion, événement inattendu et brusque qui s’apparente à un choc= brièveté vs  temporalité + lente, de la passion, qui emprunte à l’habitude et à la coutume une superstructure qui en fait un « guide de vie », quand l’émotion non passionnelle ou liée à une passion moins forte que la passion dominante vit et meurt + rapidement  s’en nourrit et les démultiplie

Kant « orage affectif », « agit comme une eau qui rompt la digue, la passion à la façon d’une rivière qui creuse toujours + profondément son lit » (Anthropologie) vs

Hume « à l’égard des passions, l’esprit humain n’est pas de la nature d’un instrument à vent qui, passant par toutes les notes, perd immédiatement le son, dès que cesse le souffle ; il ressemble plutôt à un instrument à cordes où, après chaque coup, les vibrations conservent encore du son, qui meurt graduellement et insensiblement. L’imagination est extrêmement rapide et agile ; mais les passions sont lentes et rétives ; pour cette raison, quand se présente un objet qui apporte à l’une une diversité de vues et aux autres des émotions, bien que l’imagination puisse changer ses vues avec une grande rapidité, chaque coup porté ne produira pas une note claire et distincte de passion ; mais les deux passions seront toujours mêlées et confondues ».

 

ð  Mais la passion peut aussi se nourrir des émotions, auxquelles elle préexiste autant qu’elle en est l’effet. Elle peut aussi être source d’émotions, en formant, par association, des  cycles passionnels : 

»il y a une attraction entre les impressions, aussi bien qu’entre les idées ; mais avec cette différence notable que les idées s’associent par ressemblance, contiguïté et causalité, et les impressions seulement par ressemblance » ; « toutes les impressions semblables sont liées les unes aux autres. L’une n’apparaît pas plus tôt qu’immédiatement les autres suivent. Le chagrin et le désappointement engendrent la colère, l’envie ; l’envie, la malignité ; et la malignité, le chagrin à nouveau, jusqu’à l’achèvement du cercle complet. De manière analogue, notre humeur, quand la joie l’exalte, donne naturellement dans l’amour, la générosité, la pitié ; le courage, l’orgueil et autres affections semblables ».

               

 

ð  Des passions à la passion ou l’antinomie kantienne de l’émotion, irréfléchie, et de la passion,  réfléchie[14], des  « Affekte », circonstancielles et, à ce titre, entravant la liberté de l’esprit sans la supprimer, donc non pathologiques, et ce faisant  compatibles avec la libre détermination de la volonté par la Raison (Kant les compare à l’ivresse)vs passions, structurelles, qui suppriment la liberté de l’esprit et constituent, à ce titre, une « gangrène de la raison pure pratique ». En tant qu’inclinations exclusives, elles interdisent « leur comparaison avec la somme de toutes les inclinations ». Elles sont ainsi et par définition incompatibles avec la liberté de l’esprit, la détermination du libre arbitre par la représentation du devoir, considérée comme prévalente par rapport aux autres motifs.

Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, § 80

                La possibilité subjective que vienne à naître un certain désir qui précède la représentation de son objet est le penchant (propensio) ; la contrainte intérieure de la faculté de désirer à prendre possession de cet objet avant même qu’on le connaisse correspond à l’instinct (comme l’instinct sexuel ou l’instinct parental de l’animal à protéger ses petits etc). Le désir sensible qui sert de règle au sujet (l’habitude) s’appelle l’inclination (inclinatio). L’inclination qui interdit à la raison de la comparer, dans l’optique d’un certain choix, avec la somme de toutes les inclinations est la passion (passio animi).

                On perçoit aisément que, dans la mesure où les passions se laissent associer à la réflexion  la plus calme et ne peuvent donc être irréfléchies comme l’est l’émotion, ni être impétueuses et passagères, mais peuvent, en s’enracinant, coexister même avec la ratiocination, elles font le plus grand tort à la liberté ; et si l’émotion est une ivresse, la passion est une maladie qui abhorre toute médication et est par conséquent largement plus grave que tous les mouvements passagers de l’esprit qui font naître du moins le projet de se rendre meilleur, - au lieu de quoi la passion est un ensorcellement qui exclut même l’idée d’amélioration.

                On désigne aussi la passion par le terme manie (manie des honneurs, manie de la vengeance, manie du pouvoir, etc), à l’exception de celle de l‘amour, telle qu’elle consiste dans le fait d’être épris de quelqu’un. La raison en est qu’une fois que ce désir a été satisfait (par la jouissance), il cesse aussitôt, du moins v.à.v. de la même personne : on eut bien, par conséquent, présenter comme une passion le fait d’être passionnément épris (aussi longtemps que l’autre partie persiste à se refuser),  mais non point l’amour physique, parce que ce dernier, en ce qui concerne son objet, ne contient nul principe de fidélité. La passion suppose toujours chez le sujet une maxime qui est d’agir selon une fin qui lui est prescrite par l’inclination. Elle est donc toujours associée en lii à la raison, et à de simples animaux on ne peut attribuer de passions, pas plus qu’à des êtres purement rationnes. La manie des honneurs, la manie de la vengeance, etc, parce qu’elles ne sont jamais parfaitement satisfaites, sont au nombre des passions, au sens où elles constituent des maladies contre lesquelles il n’y a que des palliatifs » (trad Alain Renaut, GF, p.237)

 

 

3-        D’où la troisième et dernière définition de la passion à la fois comme « faculté inférieure de désirer » (Kant) et comme attachement exclusif, exacerbé et durable d’un sujet entièrement déterminé, dans sa psyché, voire dans sa physionomie/ physiologie, partant dans ses comportements, dans ses actes, dans ses pensées et dans les représentations de son imagination par la passion, approche de part en part affective du monde comme des modes de fonctionnement de sa sensibilité, de son éthique et  de son entendement.

F Rognon « La psy­chologie, et plus particulièrement encore la psychanalyse, défi­nit aujourd'hui la passion comme un état affectif qui se mani­feste par un attachement exacerbé, exclusif et durable à un ob­jet, au point de dominer la personnalité du sujet et de déterminer son comportement. Précisons chacun des points de la défi­nition : il s'agit donc d'un « attachement exacerbé » : ce sen­timent se singularise par son intensité, sa vivacité particulière ; il est « exclusif » : il exige du sujet une allégeance unique à un objet (érigé en absolu, voire réifié et fétichisé), et efface de ses préoccupations tout ce qui n'est pas lui ; tout autre désir est relativisé, refoulé vers un statut subalterne ; il est « durable » : contrairement à d'autres phénomènes psychiques (émotion, tendance, pulsion...), la concentration de l'intérêt et de l'énergie du sujet passionné s'inscrit dans une certaine permanence ; enfin, il oriente la personnalité et le comportement  du  sujet :  l'irruption  de la passion  (le  « coup  de foudre », dans le cas de la passion amoureuse) marque une rup­ture dans l'équilibre intérieur et la conduite de la personne en question, en particulier dans son emploi du temps et ses activi­tés, si ce n'est dans son état de santé physique ; tout le fonction­nement psychique et psychosomatique du sujet s'en ressent :émotions, sentiments, désirs, et même besoins. »

 

 



[1] Cf Corpus GF Les passions, texte n°2

[2] Ibidem,p.238

[3] Ces remarques sont empruntées à Frédéric Laupiès, in La Passion, 1ères leçons, PUF, 2004, p.4-8.

[4] Si le caractère singularise la volonté, l'intérêt l'attache à un but. En tant qu'opérateur de singularisation, l'intérêt fait qu'un contenu, un but, m'intéresse, qu'il devient mon but.Cela ne signifie pas que toute action soit «intéressée » au sens où son mobile serait toujours l'amour-propre au sens de La Rochefoucauld. Le passionné est quelqu'un qui s'intéresse à un but, quel qu'il soit, au point de se sacrifier pour l'atteindre.Dans cette singularisation du but, la volonté ne saurait se porter à l'action.

[5]Lorsque le but, le contenu est universel, rationnel, il doit, pour être réalisé, se plier à la forme de la passion. Il faut qu'un individu singulier en fasse Son intérêt. « Cet intérêt, nous l'appelons passion lorsque sacrifiant tous les autres intérêts ou buts, l'individualité tout entière se concentre sur un seul but avec toutes les fibres intérieures de sa volonté. » (RH,p. 108) La raison n'agit dans le monde qu'en se faisant passion, en intéressant toute la vitalité, l'instinct, le génie, le caractère d'un homme pour les porter à l'incandescence.

[6]ENC. § 474, p. 272) : « La passion se borne à une particularité du vouloir dans laquelle s'immerge la subjectivité tout entière de l'individu, quel que puisse être le contenu de cette détermination. Ramenée à sa forme, la passion n'est ni bonne ni mauvaise. Cette forme consiste en ceci, qu'un sujet a mis tout l'intérêt vivant de son esprit, de son talent, de son caractère, de sa jouissance, dans un contenu, un but. Rien de grand n'a été accompli sans passion ni ne peut être accompli sans elle. C'est seulement une morale morte, voire trop souvent hypocrite, qui se déchaîne contre la forme en tant que telle de la passion »

[7] « Rien ne s’est fait sans être soutenu par l’intérêt de ceux qui y ont collaboré. Cet intérêt, nous l’appelons passion lorsque, refoulant tous les autres intérêts ou buts, l’individualité tout entière se projette sur un objectif avec toutes les fibres intérieures de son vouloir » (Hegel, La Raison dans l’Histoire)

[8] Articles 47-50 : à défaut des « jugements fermes et déterminés » des «âmes fortes », le dressage du corps par la volonté est toujours possible (cf texte du dernier résumé du mois de juin.

[9] ART. 153. En quoi consiste la générosité.

"Ainsi je crois que la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal, et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu."

ART. 156. Quelles sont les propriétés de la générosité, et comment elle sert de remède contre tous les dérèglements des passions.

"Ceux qui sont généreux en cette façon sont naturellement portés à faire de grandes choses, et toutefois à ne rien entreprendre dont ils ne se sentent capables. Et parce qu’ils n’estiment rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes et de mépriser son propre intérêt, pour ce sujet ils sont toujours parfaitement courtois, affables et officieux envers un chacun. Et avec cela ils sont entièrement maîtres de leurs passions, particulièrement des désirs, de la jalousie et de l’envie, à cause qu’il n’y a aucune chose dont l’acquisition ne dépende pas d’eux qu’ils pensent valoir assez pour mériter d’être beaucoup souhaitée ; et de la haine envers les hommes, à cause qu’ils les estiment tous ; et de la peur, à cause que la confiance qu’ils ont en leur vertu les assure ; et enfin de la colère, à cause que n’estimant que fort peu toutes les choses qui dépendent d’autrui, jamais ils ne donnent tant d’avantage à leurs ennemis que de reconnaître qu’ils en sont offensés."

[10] « Rien de grand ne se fait sans passions », parce que « l’intérêt particulier de la passion est inséparable de l’affirmation active de l’Universel ; car l’Universel résulte du particulier et du déterminé, et de leur négation » : la valeur éthique de la guerre naît pour Hegel du dépassement de l’animalité et de l’égoïsme dans l’affirmation de la liberté de l’individu face à la mort et dans l’Etat.

[11] Si l’émotion est sans pensée parce que le mouvement émotif est originellement physique plutôt que psychique, la passion est pensée dont l’objet est l’émotion et le sentiment le + haut degré de l’affection, car sa matière est la passion, mais une passion dominée, surmontée, dépassée : « quant au degré supérieur, où nous nous sauvons de la passion, et où nous nous recherchons, réglons et offrons nos émotions, il le faut nommer sentiment », car « tout sentiment se forme par une reprise de volonté (ainsi l’amour jure d’aimer ) » (Alain, Les Aventures du cœur).

[12]  « Affect » ne doit pas être ici entendu dans son sens moderne, calque de l’allemand « Affekt », apparu en 1908 seulement dans la langue française, dans un sens technique lié  moins à la traduction des textes de Kant, qui l’utilise dans un sens proche du français « motion », qu’à la traduction des textes de Freud et à son utilisation en psychanalyse (cf glossaire de l’anthologie GF). Il faut le prendre au sens, antérieur, d’ « affection », traduction du latin « affectus » : « Comme l’étymologie l’indique, l’affect est le résultat d’une opération, d’un faire (le latin ad-ficere est issu de facere, « faire ») qui met quelque chose dans une certaine disposition. Affecter, c’est toucher par une impression physique ou morale, c.à.d. modifier, altérer, arranger, d’où l’affection dans le sens médical (la maladie) et l’affectation au sens administratif  (la nomination). Dans tous les cas, il y a modification par une action altérante. (…) Disons que l’affection, au sens psychologique, est l’acte d’altérer et l’affect son résultat dans une âme (et un corps) qui n’est plus la même après qu’elle a été touchée », Yvan Elissalde (op cit,p.30).

Affectus » ou « affectio », l’affect pris dans son sens classique désigne donc la modification ou le résultat d’un processus dynamique de modification qualitative du psychisme de l’individu. Actif (« affectus ») ou passif (« affectiones »), il ne réduit pas les phénomènes affectifs à des états statiques, mais implique une variation quantitative, ou plutôt intensive, que le concept humien d’ »impression » suggère en insistant sur la force et la vivacité qui distingue les « impressions de réflexion» (c’est une des définitions des passions à côté d’une autre définition mettant davantage l’accent sur le caractère primitif des « impulsions » dans le Traité de la nature humaine) des simples « idées », copies affaiblies des 1ères : « j’entends par Affections (affectum) les Affections du Corps par lesquelles la puissance d’agir de ce Corps est accrue ou diminuée, secondée ou réduite, et en même temps les idées de ces Affections. Quand nous pouvons être la cause adéquate de quelqu’une de ces affections, j’entends donc pas affection une action ; dans les autres cas une passion », écrit par ailleurs, au XVIIème siècle, Spinoza (Ethique III, Déf. III) cité par M Korichi (op cit, p.223). Dans cette perspective, rien de ce qui nous affecte, aucun sentiment, aucune tendance n’est à exclure du « monde des passions », qui englobe bien  toutes « les régions de l’affectivité ».

 

 

[13] Polysémique, ce concept qui est au cœur de la philosophie et de la littérature du XVIIIème siècle, comprend, outre ses acceptions technique (capacité d’un appareil à fournir une réponse à une échelle donnée de stimuli dans les laboratoires de photo ou de physique) et scientifique (on parle, en mathématiques, de « sensibilité aux conditions initiales » à propos des suites ou des équations différentielles qui modélisent des systèmes chaotiques), 2 grandes réseaux de signification : dans le cadre de la théorie kantienne de la connaissance, il désigne la faculté d’un être à recevoir des sensations. Il s’agit alors de l’activité de la conscience ne recevant pas purement et simplement les données des sens, mais les organisant, les unifiant, les mettant en forme. Dans le cadre d’une réflexion sur l’affectivité du sujet, sur les vertus et les limites d’une approche affective et subjective du monde comme du moi, sur l’esthétique, la morale et l’expression des sentiments, il renvoie à la faculté qu’a une personne d’éprouver des sentiments (Jane Austen a puisé dans cette acception le titre d’un des plus beaux joyaux du patrimoine littéraire anglais : Sense and Sensibility, qu’on traduit un peu maladroitement par Raison et sentiment. Enfin la remise en question du rationalisme intellectuelle, par la philosophie rousseauiste du «sentiment », par l’empirisme de Locke, par le sensualisme et le matérialisme de La Mettrie conduit à conjoindre les deux approches pour faire de la sensorialité le substrat de la  connaissance, du sentiment le fondement de la vérité et des sentiments le territoire de l’âme. Rousseau fait prévaloir l’idée que quelque chose de la sensibilité ayant une valeur de vérité irréductible à l’expression de la simple machine organique[13],  le sentiment est,  dans sa différence tant avec la sensation qu’avec la rationalité, source de connaissance et moyen d’affirmer l’existence d’une connaissance immédiate, intuitive, qui entend « pénétrer d’une vue » son objet[13], et ce au mépris de l’irréductible part d’obscurité par quoi sentiments et passions échappent en partie à la conscience, pour les classiques comme dans pour les tenants d’une motivation inconsciente des passions» . On opposera la position, de Rousseau à celle d’un Malebranche pour mesurer l’abîme qui sépare l’approche classique de celle de Rousseau: « il me semble qu’il faudrait distinguer les impressions purement organiques et locales des impressions universelles qui affectent tout individu. Les 1ères ne sont que de simples sensations, les autres sont des sentiments » (Rousseau, Notes sur De l’esprit de Helvétius) ; Malebranche (Entretiens métaphysiques): « qu’il y a de différence entre la lumière des idées et l’obscurité de nos sentiments […] Celui qui n’a point fait assez de réflexion sur cette différence, croyant sans cesse connaître fort clairement ce qu’il sent le + vivement, ne peut faire qu’il ne s’égare dans les ténèbres de ses propres modifications ».

 

[13] Conférence de Magali Rigaill : « le monde des passions, le geste philosophiques », p

 

[14] Cela ne signifie nullement qu’elle est raisonnable ni rationnelle : la passion, qui ne se raisonne pas, déraisonne ou quand elle raisonne, raisonne de manière biaisée, sophistique et dogmatique, singeant et pervertissant la raison, qu’elle instrumentalise pour la faire servir à des fins souvent égoïstes et pratiques

10 septembre 2015

Le monde des passions (1): 1ère approche des oeuvres au programme

Le monde des passions (1) : Andomaque de Racine, La Dissertation sur les passions de Hume, La Cousine Bette de Balzac : 1ère approche

I-                     Les monde des passions dans la tragédie d’Andromaque  ou le règlement du dérèglement des relations humaine par le jeu des passions amoureuses

1-        Le monde de la tragédie racinienne : un monde de passions : les leçons d’un frontispice

a)        Melpomène au poignard, couronne vacillante derrière elle ou le sublime des passions politiques

Corneille Discours sur l’utilité et les parties du poème dramatique   : la dignité de la tragédie « demande quelque grand intérêt d’Etat, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance ; et  veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d’une maîtresse Il est à propos d’y mêler l’amour, parce qu’il a toujours beaucoup d’agrément, et peut servir de fondement à ces intérêts, et à ces autres passions dont je parle ; mais il faut qu’il se contente du second rang dans le poème, et leur laisse le premier »

« Andromaque  ou la révolution racinienne »[1]

Charles Perrault , Notice sur Racine dans Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, (1700) :: Andromaque fit le même bruit à peu près que Le Cid, lorsqu’il fut représenté la 1ère fois ».

Georges Forestier, Racine, Gallimard 2006, p.299 : « pour la 1ère fois avec Andromaque, la fureur et la violence, la souffrance et la mort allaient être présentées comme le résultat d’un égarement passionnel dans lequel sombrent des héros qui ne cessent pas pour autant d’être des héros. Monstres par égarement temporaire, héros provisoirement déchus par leur incapacité à résister à la + forte des passions, la passion amoureuse, mais héros tout de même ».

 

b)        La représentation des passions internes, entre déchaînement des passions violentes et pathétique

Texte écho Corneille, préface d’Héraclius, 1647 : « Aristote […] ne veut pas qu’on compose une tragédie d’un ennemi qui tue son ennemi, parce que, bien que cela soit fort vraisemblable, il n’excite dans l’âme des spectateurs ni pitié, ni crainte, qui sont les deux passions de la tragédie ; mais il nous renvoie la choisir dans les événements extraordinaires qui se passent entre personnes proches, comme d’un père qui tue son fils, une femme son mari, un frère sa sœur, ce qui n’étant jamais vraisemblable, doit avoir l’autorité de l’Histoire ou de l’opinion commune pour être cru, si bien qu’il n’est pas permis d’inventer un sujet de cette nature. C’est la raison qu’il donne que les Anciens traitaient presque les mêmes sujets, d’autant qu’ils rencontraient peu de familles où fussent arrivés de pareils désordres, qui font les belles et puissantes oppositions du devoir et de la passion.

 

c)        Les putti, allégorie des passions externes

Textes écho : la catharsis en question

Nature de la catharsis aristotélicienne : purgation des passions des spectateurs ou épuration des passions internes par la dramaturgie et par la rhétorique ?

Aristote : Poétique (1452-1453) « On peut produire le terrible et le pitoyable par le spectacle, ou le tirer du fond même de l'action. Cette seconde manière est préférable à la première, et marque plus de génie dans le poète : car il faut que la fable soit tellement composée, qu'en fermant les yeux, et à en juger seulement par l'oreille, on frissonne, on soit attendri sur ce qui se fait ; c'est ce qu'on éprouve dans l'Oedipe. Quand c'est l'effet du spectacle, l'honneur en appartient à l'ordonnateur du théâtre plutôt qu'à l'art du poète. Mais ceux qui, par le spectacle, produisent l'effrayant au lieu du terrible ne sont plus dans le genre ; car la tragédie ne doit point donner toutes sortes d'émotions, mais celles-là seulement qui lui sont propres. Puisque c'est par la pitié et par la terreur que le poète tragique doit produire le plaisir, il s'ensuit que ces émotions doivent sortir de l'action même. Voyons donc quelles sont les actions les plus capables de produire la terreur et la pitié. Il est nécessaire que ces actions se fassent par des personnes amies entre elles, ou ennemies ou indifférentes. Qu'un ennemi tue son ennemi, il n'y a rien qui excite la pitié, ni lorsque la chose se fait, ni lorsqu'elle est près de se faire ; il n'y a que le moment de l'action. Il en est de même des personnes indifférentes. Mais si le malheur arrive à des personnes qui s'aiment ; si c'est un frère qui tue ou qui est au moment de tuer son frère, un fils son père, une mère son fils, un fils sa mère, ou quelque chose de semblable, c'est alors qu'on est ému et c'est à quoi doivent tendre les efforts du poète. Il faut donc bien se garder de changer les fables reçues ; je veux dire qu'il faut que Clytemnestre périsse de la main d'Oreste, comme Eriphyle de celle d'Alcméon. C'est au poète à chercher des combinaisons heureuses, pour mettre ces fables en oeuvre.

 

Catharsis, passions tragiques et nature du héros tragique : les conditions de la sympathie

« On ne saurait y voir ni des hommes justes passer du bonheur au malheur (car cela ne suscite ni frayeur ni pitié, mais la répulsion), ni des méchants passer du malheur au bonheur (car c’est, de toutes les situations, la + éloignée

 

Racine, 1ère préface d’Andromaque : « Aristote bien éloigné de nous demander des héros parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques, c.à.d. ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants. Il ne veut pas qu’ils soient extrêmement bons, parce que la punition d’un homme de bien exciterait plutôt l’indignation du spectateur ; ni qu’ils soient méchants avec excès, parce qu’on n’a point pitié d’un scélérat. Il faut donc qu’ils aient une bonté médiocre, c.à.d. une vertu capable de faiblesse et qu’ils tombent dans le malheur par quelque faute qui les fasse plaindre sans les faire détester ».

 

Passions externes : le paradoxe de la tragédie

Saint Augustin, Confessions, livre III : « Comment se fait-il qu’au théâtre l’homme veuille souffrir au spectacle de faits douloureux et tragiques, dont il ne voudrait pourtant nullement pâtir lui-même ? Et pourtant il veut pâtir de la souffrance qu’il en retire, comme spectateur, et c’est la souffrance même qui fait sa volupté. […] L’auteur de ces fictions imaginaires jouit d’autant + de sa faveur qu’il ne fait souffrir davantage : ces malheurs tirés de l’Antiquité ou de la fiction pure, sont-ils traités sans que le spectateur en souffre, celui-ci quitte sa place, il est dégoûté, il critique ; mais qu’il en souffre, il reste là attentif et réjoui » ?

 

 La Mesnardière : « Pour donner donc quelque connaissance de l’art poétique, nous ferons voir comment les poètes suivent leurs règles pour éblouir leurs lecteurs par la grandeur des choses qu’ils proposent , pour les enchanter par une image de la vérité, pour les gagner en ne disant rien qui soit opposé à leurs inclinations, et pour exciter dans leur cœur toutes les passions qu’ils sont bien aise d’y sentir […] Un poète habile donne tant de feu à ceux dont il peint les mouvements qu’il est impossible qu’en même temps que nous sommes liés à eux par le plaisir, nous ne soyons aussi brûlés des mêmes flammes ».

 

Charles Le Brun frontispice pour la première édition collective des « Tragédies de Racine » (1675)

 

 

2-        Abbé de Villars « Car enfin la tragédie est la règle des passions » : 1ères réflexions sur « le monde des passions » dans Andromaque

a)        De Virgile à Racine : le sujet d’Andromaque 

Virgile, l’Enéide, livre II, vers   : « enflammé d’un grand amour pour sa fiancée ravie et en proie aux Furies vengeresse, Oreste surprend son rival sans défense et l’égorge au pied des autels de son père ».

 

b)        L’intrigue d’Andromaque : une action mue par le jeu de la seule interaction des passions

L’exemple d’Oreste, qui avoue d’entrée de jeu n’être mu, jusque dans son ambassade auprès de Pyrrhus, que par sa passion pour Hermione, dont son sort dépend, qu’il envisage un temps d’enlever et pour assouvir la vengeance de qui il assumera la responsabilité d’un meurtre qu’il exécute dans le fond peu, mais qu’il se voit reprocher par Hermione, dont la colère, le mépris et la mort le font basculer dans la folie.

 

1ère approche de l’action dramatique dans son ensemble

 

c)        Les personnages, des caractères construits autour de passions dominantes

Pyrrhus et Hermione : deux personnages caractérisés par la dualité passionnelle

  Le caractère d’Hermione est construit autour d’une passion constitutive : la jalousie, « passion …. La + affreuse et la + cruelle de toutes », dont le « caractère » est « la noirceur, la fierté, l’irrésolution » (« il chancelle, il hésite, il passe mille fois en un moment de la haine à la tendresse », « l’amour méprisé se tourn[ant en rage » (Gaillard, Poétique française à l’usage des dames, 1749), de sorte que la jalousie s’accorde pleinement avec l’emportement », « mouvement déréglé, violent, causé par quelque passion » (Dictionnaire de l’Académie).

 

  Divisé entre deux passions contradictoires, Pyrrhus oscille entre une haine qui le pousse à menacer de tuer Astyanax et un amour qui le pousse à modérer sa rage.

 

Andromaque et Oreste : 2 personnages définis par des passions « tristes »

  « Tristesse[2] majestueuse » d’Andromaque, dont la pulsion morbide s’enracine dans le souvenir traumatique de la guerre de Troie (v.301, 377, III,8) , mais lui permet de résoudre le conflit tragique auquel elle est confrontée, puisque ne pouvant choisir entre l’amour maternel et le devoir de fidélité envers l’époux, elle décide d’épouser Pyrrhus pour sauver son fils, puis de se suicider à la sortie de l’autel, ce dont le meurtre de Pyrrhus par les Grecs/Oreste la dispense, de sorte qu’elle reste fidèle à sa passion amoureuse fondamentale (la fidélité conjugale) en changeant d’objet (La veuve d’Hector devient la veuve de Pyrrhus)

 

  Oreste est en proie à la « mélancolie érotique » dont les symptômes sont un désir ardent pour l’être aimé, une attaque de la raison ou une perpétuelle inquiétude, et qui pouvait générer hallucinations et pulsions morbides. La trajectoire d’Oreste, dans la pièce, illustre parfaitement cette passion triste : rejeté par Hermione à Sparte, il a cherché vainement la mort dans l’action guerrière et suspend son sort à la décision d’Hermione dès le début de la pièce. Quand Pyrrhus annonce son intention de se marier avec Hermione, il est gagné par une « fureur extrême », n’est + lui-même et considère sa vie comme un « supplice ». Ses troubles mélancoliques redoublent de violence lorsqu’il apprend le suicide d’Hermione : symptômes somatiques (vue brouillée, frissons, perte de conscience), hallucinations, basculement dans la folie.

 

d)        Une rhétorique des passions : l’exemple du monologue d’Hermione (V,1)

 

 

II- Hume ou le « monde des passions » comme « système » et comme matrice de la réalité.

1-        « Le monde des passions » comme système

a)        Un modèle de pensée et de discours emprunté à Newton

Hume, Dissertation sur les passions VI,  » je ne prétends pas avoir épuisé le sujet […] Il me suffit d’avoir fait apparaître que, dans leur production comme dans leur transmission, les passions suivent une sorte de mécanisme régulier susceptible d’une investigation aussi précise que celle des lois du mouvement, de l’hydrostatique ou de toute autre division de la philosophie naturelle » (VI,9).

ó Dans le livre II du Traité de la Nature humaine, puis dans la Dissertation sur les passions, Hume emprunte à Newton une méthode : la méthode expérimentale, et deux concepts : de concept d’ordre ou de système et le concept de « force ».

 

b)        Le concept d’ordre préside au classement des passions  en fonction surtout de :

-           la temporalité  et le calcul des probabilités (passions directes)

-           L’objet et les causes (passions indirectes)

-           L’intensité (passions calmes et passions violentes) de la passion.

 

Mais d’autres principes de classement permettent :

-           d’opposer les passions à l’intérieur d’une même catégorie ;

-           de décomposer les catégories en sous catégories en fonction de la distance variable qui nous sépare des biens ou des maux ó modèle mathématique des probabilités : « lorsqu’un bien est certain ou très probable, il produit de la joie ; lorsqu’un mal se trouve dans la même situation, survient le chagrin ou la tristesse. Lorsqu’un bien ou un mal est incertain, il suscite la crainte ou l’espoir, selon le degré d’incertitude excitant d’un côté ou de l’autre. Le désir naît d’un bien considéré tout simplement et l’aversion, d’un mal » (I,2).

 

ð  A défaut de définir les passions (Hume, qui les a déclarées indéfinissables dans le TNH en a proposé en réalité deux définitions problématiques en ce qu’elles semblent contradictoires, même si vous verrons, lors du prochain cours, qu’elles visent sans doute à préserver l’unité affective du monde des passions, sans pour autant confondre « sensations » et « sentiments) , les classer permet de les identifier, de les délimiter en dégageant des points de vue et de montrer que, si le système n’est pas clos, il n’en obéit par moins à une certaine logique.

 

c)        Une logique des passions;  « Hume ne se satisfait pas du strict repérage des sentiments ; il s’intéresse fondamentalement à leur dynamisme » (JP Cléro) en partant du principe que les passions ne sont pas isolées les unes des autres, mais s’enchaînent rigoureusement selon un ordre déterminé  et forment donc bien système.

ð  principe d’association : « le principe d’association est ce principe par lequel nous passons par une transition facile d’une idée à l’autre. Quelque incertaines et changeantes que puissent être nos pensées, elles ne sont pas entièrement dépourvues de règle et de méthode dans leurs changements. Elles passent ordinairement avec régularité d’un objet à ce qui lui ressemble, à ce qui lui est contigu ou à ce qu’il produit. Quand une idée est présente à l’imagination, une autre, qui lui est unie par les relations précédentes, la suit naturellement et, introduite par ce moyen, pénètre l’imagination avec + de facilité » (II,3, p.64).

 

ð  Idée de lois qui président à la formation des passions

Sur le versant cognitif, 3 lois d’association des idées par

Ressemblance : « C’est Hector, disait elle en l’embrassant toujours ;/ Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace ;/ C’est lui-même, c’est toi, cher époux, que j’embrasse » (II,5, v. 652-654).

Contiguïté « Adeline pensa que Josépha Mirah, dont le portrait, dû au pinceau de Joseph Bridau, brillait dans le boudoir voisin, était une cantatrice de génie » (p.480).

Causalité: « pour Adeline, le baron fut donc, dès l’origine, une espèce de Dieu qui ne pouvait faillir ; elle lui devait tout : la fortune, elle eut voiture, hôtel, et tout le luxe du temps ; le bonheur, elle était aimée uniquement ; un tite, elle était baronne ; enfin la célébrité, on l’appela la belle Mme Hulot, à Paris ; enfin, elle eut l’honneur de refuser les hommages de l’Empereur qui lui fit présent d’une rivière en diamants, et qui la distingua toujours, car il demandait de temps en temps : « et la belle Mme Hulot, est-elle toujours sage ? en homme capable de se venger de celui qui aurait triomphé là où il avait échoué » (ch 7, p.85-86).

Conjugaison des deux relations de contiguïté (temporelle) et de causalité : « elle est veuve d’Hector, et je suis fils d’Achille:/ Trop de haine sépare Andromaque de Pyrrhus » (II,5, v. 662-663).

 

Sur le versant affectif, loi d’association des émotions : « toutes les impressions qui se ressemblent sont liées entre elles : l’une n’a pas +tôt surgi que les autres suivent naturellement. Le chagrin et la déception suscitent la colère ; la colère, l’envie ; l’envie, la malveillance ; et la malveillance ressuscite le chagrin. D’une façon comparable, une humeur joyeuse nus porte naturellement à l’amour, à la générosité et au courage, à l’orgueil et autres affections semblables » (ibid, p.65.

 

ð  Idée que les deux versus s’allient et se renforcent mutuellement « on peut observer que l’une de ces associations corrobore l’autre et que la transition s’effectue + facilement lorsque toutes deux concourent au même objet. Ainsi un homme mis hors de lui et contrarié par  un tort infligé par autrui est-il enclin à trouver une centaine de sujets de haine, de mécontentement, d’impatience, de crainte et autres passions inquiètes ; surtout s’il peut les découvrir dans l’entourage de la personne, voire dans la personne  même qui fut l’objet de sa propre émotion » (II,3, p.65) .

 

<=> « Monde » comme système dans lequel les passions :

-            s’interpénètrent

-           se subsument dans la passion la + forte.

 

d)        Ordre du discours et méthode expérimentale

ð  « Système » ó schématisme, mais  sans que ce schématisme nie la diversification des modifications constitutives du flux passionnel ni « le caractère irréductiblement individuel du développement de telle passion en fonction de la nature propre à tel ou tel individu, à telle ou telle situation » (M Korichi):

passage, par induction,  des exemples particuliers du flux affectif (comme nous le vivons et le sentons) à la formulation de lois universelles qui permettent de penser ce cours des passions,

passage, par déduction, de la loi à l’expérience commune et vivante dont la recherche menée par Hume doit s’efforcer de rendre compte

//  méthode de Newton : principes -> hypothèse indépendante de l’expérience ; expérience pour éprouver validité des principes

 

ð  synthèses que l’homme d’esprit emprunte à l’expérience (telle qu’elle se livre au sujet existant et vivant), mais déjà stylisées, socialisées, les exemples sont autant de fictions à fonction rhétorique (préfigurent ou symbolisent la loi que l’expérience illustre. Mais ne sacrifient pas la diversité du réel, par l’attachement aux situations et aux circonstances (p.70-71)

 

2-        En l’absence d’autre monde ou de monde autre[3], et parce que la réalité n’est pas seulement physique, mais humaine, le monde des  hommes est un monde de passions, entendues au sens large d’affects de l’âme, doux ou violents, fugaces ou durables » (Jean Goldzink in 3 en 1 Dunod, p.14)

 

a)        Le moi : une fiction produite par les passions  (non une « substance » qui leur préexisterait, leur serait transcendante et qu’elles perturberaient).

 

Ex Le moi n’est  pas défini a priori par l’orgueil (Saint Augustin, Pascal, La Rochefoucauld), il est le produit de l’orgueil, qu’on ne définit pas « in abstracto », mais en en déclinant, analytiquement et in situ, les causes . Certes il y a des psychismes bien distincts, puisque les passions dépendent des idiosyncrasies comme des circonstances. Mais ces idiosyncrasies sont au moins autant ce que le jeu des passions a sélectionné que leur siège.

 

 

b)        « l’empirisme de la sensation (extérieur) est relativisé par un empirisme de l’impression (intérieur), peut-être plus fondamentale dans la mesure où l’accès à la réalité sous toutes ses formes s’effectue par son moyen : la croyance au monde extérieur, la réalité économique, les valeurs esthétiques, éthiques, religieuses et mêmes les valeurs politiques ne se comprennent qu’à partir des mécanismes affectifs » (J.P Cléro, 1998).

 

ð  Par les passions, nous vivons dans un monde de valeurs : les passions sont à l’origine de nos jugements de valeur, non leurs effets : « quelques objets, par la structure originelle de nos organes, produisent immédiatement une sensation agréable et sont, pour cette raison, dénommées des « BIENS », tandis que d’autres, à cause de leur sensation immédiatement désagréables, reçoivent l’appellation de « MAUX » (I,1).

Exemples

 La maladie d’un ami n’est un mal que parce qu’elle nous chagrine : en l’absence de tout chagrin, nous le ferions que nous la représenter, sans pouvoir dire quelle est pour nous sa valeur.

« Approuver un caractère, c’est éprouver une jouissance lorsqu’il nous apparaît. Le désapprouver, c’est sentir un malaise » (II,6).

Si certains sont si fiers de leur apparence avantageuse, c’est que « la beauté, quelle qu’elle soit, nous donne une jouissance et une satisfaction particulières » (II,7).

ó « Les passions sont des phénomènes valorisants sous toutes sortes de mode : c’est par combinaison entre elles que l’on obtient les valeurs sociales et l’équivalent de ce qu’on appelle, quoique à tort, des conduites rationnelles ou raisonnables, lesquelles sont constituées, comme tous les ensembles passionnels, par le jeu sélectif et aveugle – quoiqu’il mime l’intelligence- des comportements et passions » (JP Cléro, 1998, op cit, p. )

 

c)        Contre l’hypothèse de l’égoïsme foncier, Hume place au cœur du jeu/ mécanisme des passions la sympathie, propriété de l’imagination qui fait que j’éprouve les mêmes sentiments que les autres et principe de communication des passions, d’interpénétration des personnes par les affects qui circulent, et qui participe à la formation et au soutien non seulement de l’amour (dont la compassion et l’estime pour les riches et les puissants) ou de la haine, mais aussi, compte tenu du poids qu’il confère aux opinions et au jugement d’autrui, de l’orgueil et de l’humilité :

« les passions de la haine, du ressentiment, de l’amour, du courage, de la joie, de la mélancolie, je les ressens + par communication que par mon tempérament naturel ou une disposition qui m’est propre » (TNH, II, 1, XI, p.147) .

DP, II, 10, p.74

 

ó passions au fondement du lien social. L’orgueil n’est pas amour-propre, mais intériorisation du jugement des autres, dont le point de vue « pénètre ma propre façon de sentir : autrui – qu’il le veuille ou non, que je le veuille ou non – est une sorte de juge de ces sentiments que j’éprouve ».  (J.P Cléro, 1985, p.193). Contre les moralistes français du XVIIème siècle, contempteurs de l’égoïsme, Hume produit « une véritable genèse de l’humanité à partir de la sympathie » (F. Brahami, Introduction au TNH de David Hume, PUF, 2003, p.176.

 

d)        Corolaire : les passions relèvent simultanément de la nature humaine et de l’histoire : il n’y a pas d’antinomie entre la nature et l’histoire si l’on considère que ce qui est naturel, c’est le régulier, ce qui obéit à des lois qu’on peut énoncer, mais que les systèmes auxquels ces lois naturelles obéissent peuvent évoluer sous l’effet de leur propre fonctionnement. L’histoire devient alors la règle de la nature.

Exemple : TNH quand il suggère que, dans un monde où les techniques de transport et de commerce modifient notre rapport à l’espace et au temps, les constituants spatio-temporels des passions changent ; ils modifient en particulier leurs proportions, et, par conséquent les passions mêmes

 

e)        Enfin la passion est le fondement de la praxis, laquelle relève d’un autre ordre que la raison théorique.

Textes :

TNH, II, III, III (résumé 1)

Dissertation sur les passions, section V (texte expliqué en juin)

 

Reformulation sommaire des arguments

ð  La passion ne relève pas de la raison théorique, car celle-ci ne peut régir que ce qui relève de son ordre : discriminer le vrai du faux selon les 2 principes qui le déterminent :

-           (in)adéquation au réel

-           (non)conformité aux lois de la logique).

ð  Dans le domaine de la raison pratique, les passions déterminent seules la volonté à agir

ð  Corolaire : ce que le sens commun appelle raison, et que la tradition rationaliste a eu tort de confondre avec l’ordre de la raison, n’est qu’une passion calme,

 

III-Le « monde de Balzac » dans La Cousine Bette : un « monde de passions »

1-        La passion comme composante essentielle de la création romanesque

a)        Les passions comme moteur de la création romanesque

 Balzac, « Lettre à M. Hyppolite Castille, l’un des rédacteurs de La Semaine », La Semaine, 11-10-1846 : « Les grandes œuvres subsistent par leurs côtés passionnels […] L’écrivain a noblement rempli sa tâche, lorsqu’en prenant cet élément essentiel à toute œuvre littéraire, il l’accompagne d’une grande leçon » : écrire un roman implique de mettre en scène les passions.

 

Exemple de LCB :

ð  un drame construit sur l’intrication étroite de trois passions :

-            la vengeance née de la jalousie ;

-           la vanité née du désir de parvenir pour prendre sa revanche sur la Misère et/ ou pour se venger, par désir mimétique, d’un rival heureux et d’un sentiment d’humiliation ;

-            la passion amoureuse si souvent dégradé en désir érotique de satisfaction du plaisir sexuel, voire en érotomanie.

 

b)        « La passion est toute l’humanité » ( Avant Propos à la Comédie Humaine) ; « la vie est dans la passion » (Physiologie du mariage).

ð  Le culte de l’énergie  (puissance vitale) et de la volonté[4].

Homme et monde régis par un principe unique, qu’il appartient à l’individu  de (re)découvrir ou de créer à partir du capital d’énergie dont il dispose et qui, bien employé et rendu fécond par l’amour, le travail et/ ou l’investissement dans une époque propice à la grandeur (1er empire), peut rendre la passion dans laquelle il se cristallise vertueuse et créatrice.

 

Exemples

Louis Lambert : « La spécialité consiste à voir les choses du monde matériel, aussi bien que celles du monde spirituel, dans leurs ramifications originelles et conséquentielles. Les plus beaux génies humaine sont ceux qui sont partis des ténèbres de l’abstraction pour arriver aux lumières de la spécialité »[5]. Par cette «Spécialité », le héros découvre qu’ « ici-bas, tout est le produit d’une substance éthérée, base commune de plusieurs phénomènes connus sous les noms impropres d’électricité, chaleur, lumière, fluide galvanique, magnétisme, etc L’universalité de transmutation de cette matière constitue ce qu’on appelle vulgairement la matière ».

La peau de chagrin : « Les formes infinies de tous les règnes étaient les développements d’un même mouvement, vaste respiration d’un être immense qui agissait, pensait, matchait, grandissait, et avec lequel Raphaël voulait grandir, marcher, penser, agir « 

Le Chef d’œuvre inconnu « La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer !... Nous avons à saisir l’esprit, l’âme des choses et des êtres. […] Les peintres invaincus […] persévèrent jusqu’à ce que la Nature en soit réduite à se montrer toute nue et dans son véritable esprit »

Marcas  : « notre globe est plein, et tout s’y tient » (Marcas). « Le vrai créateur est celui qui a le privilège sacré de saisir les rapports secrets existant dans le monde créé », où toutes les choses et les êtres, si différents qu’ils soient, ont entre eux des « correspondances » parce qu’ils sont « les manifestations d’une même force ».

 

ð  D’où éloge des passions dans l’article sur Fourier

Balzac, La Revue parisienne, 25 août 1840 : « Quand Fourier n’aurait que sa théorie sur les passions, il est digne d’être un peu mieux analysé. Sous ce rapport, il continue la doctrine de Jésus. Jésus a donné l’Âme au Monde. Réhabiliter les passions, qui sont les mouvements de l’âme, c’est se constituer le mécanicien du savant. Jésus a révélé la Théorie, Fourier invente l’application. Fourier a considéré certes avec raison les passions comme des ressorts qui dirigent l’homme et conséquemment les sociétés. Ces passions étant d’essence divine, car on ne peut pas supposer que l’effet ne soit pas en rapport avec la cause, et les passions sont bien les mouvements de l’âme, elles ne sont donc pas mauvaises en elles-mêmes. En ceci, Fourier rompt en visière, comme tous les grands novateurs, comme Jésus, à tout le passé du monde. Selon lui, le milieu social dans lequel elles se meuvent rend seul les passions subversives. Il a conçu l’œuvre colossale d’approprier les milieux aux passions, d’abattre les obstacles, d’empêcher les luttes. Or, régulariser l’essor de la passion, l’atteler au char social n’est pas lâcher la bride aux appétits brutaux ? N’est-ce pas faire œuvre d’intelligence et non de matérialité Ceci est le sens général de la doctrine de Fourier comme la divinité possible de l’âme immortelle est le sens général du christianisme ».

 

ð   Traces dans LCB

Hortense: « Ah ! si je pouvais apprendre à faire de statues, comme je remuerais la glaise ! dit-elle en tendant ses beaux bras. On voyait que la femme tenait les promesses de la jeune fille. L’œil d’Hortense étincelait : il coulait dans ses veines un sang chargé de fer, impétueux ; elle déplorait d’employer son énergie à tenir son enfant ».

A +sieurs reprises même est évoquée l’énergie vitale de personnages comme Bette ou Valérie.

 

c)        Mais énergie dévoyée et dilapidée dans LCB

Exemple de Wenceslas, qui s’abîme dans l’amour de sa femme et laisse sa puissance s’évaporer, « faute du renfort de la volonté ». Le travail de création est alors menacé par la passion amoureuse : « l’amour idolâtre d’Hortense vide Wenceslas de son énergie pour le plonger dans le temps vide de l’idylle », ce que suggère un 1er niveau de lecture du sujet de sa dernière œuvre, symbole de la puissance castratrice de la Femme : Samson et Dalila. ( ch 62, p.323-324) .

 

Exemple symétrique de l’énergie dévoyée de la haine de Lisbeth : dépense excessive de l’énergie, orientée pernicieusement vers un objet qui retourne », l’énergie « à escalader le paradis » en « énergie du vice » ,

Exemple de l’énergie du vice de Valérie, d’autant + pernicieuse et perverse qu’elle s’emploie, en contrefaisant l’énergie de la foi religieuse, à saper les fondements et les derniers restes de la vertu masculine[6], quand elle ne la dupe pas en faisant servir la mauvaise foi de l’hypocrite à la descente aux enfers d’une force qui va[7].

 

d)        Texte écho : La Peau de chagrin, allégorie du dilemme entre l’impossible vie de mort vivant, sans plaisir (vivre à l’économie, sans plaisirs, et ainsi durer), et la consomption de la vie dans l’assouvissement de tous les désirs (exister intensément, mais en dépensant son capital d’énergie, de sorte que vivre, c’est mourir, dans une société régie par l’égoïsme, le plaisir et l’argent).

 

A cela 3 explications

ð  Les différentiels d’énergie

« L’homme a une somme d’énergie. Tel homme ou telle femme est à tel autre comme 10 est à 30, comme 1 est à 5, et il est un degré que chacun de nous ne dépasse pas. La quantité d’énergie que chacun de nous possède se déploie comme le son. Elle est tantôt faible, tantôt forte ; elle se modifie suivant les octaves qu’il lui est permis de parcourir. Cette force est unique et, bien qu’elle se résolve en désir en en passion, en liberté de l’intelligence ou en travaux corporels, elle accourt là où l’homme l’appelle. Un boxeur la dépense en coups de poing ; le boulanger, à pétrir son pain ; le poète, dans une exaltation qui en absorbe et en demande une énorme quantité ; le danseur la fait passez dans ses pieds ; enfin, chacun la distribue à sa fantaisie… Presque tous les hommes consument en des travaux nécessaires ou dans les angoisses de passions funestes cette belle somme d’énergie et de volonté dont leur fait présent la nature ».

ð  Le mécanisme de la passion, par quoi le désir se fige en manie

ð  La leçon Du talisman et de l’histoire de e La peau de chagrin « vouloir nous brûle et pouvoir nous détruit »

« SI TU ME POSSEDES , TU POSSEDERAS TOUT.

     MAIS TA VIE M’APPARTIENDRA. DIEU

       L’A VOULU AINSI. DESIRE, ET TES DESIRS

          SERONT ACCOMPLIS. MAIS REGLE

             TES SOUHAITS SUR TA VIE.

                ELLE EST Là, à CHAQUE

                   VOULOIR JE DECROITRAI

                       COMME TES JOURS..

                         ME VEUX-TU ?

                             PRENDS. DIEU

                                T’EXAUCERA.

                                   SOIT. »

 

2-        Si le monde des passions se mue en monde du vice (« Or la passion, c’est l’excès, c’est le mal », Lettre à H Castille, op cit), c’est aussi le produit d’une vie sociale déterminée par l’Histoire

a)        Balzac, Avant Propos à la Comédie humaine « Si Buffon a fait un magnifique ouvrage en essayant de représenter dans un livre l'ensemble  de la zoologie, n'y avait-il pas une oeuvre de ce genre à faire pour la Société ? […] La Société française allait être l'historien, je ne devais être que le secrétaire. En dressant l'inventaire des vices et des vertus, en rassemblant les principaux faits des passions, en peignant les caractères, en choisissant les événements principaux de la Société, en composant des types par la réunion des traits de plusieurs caractères homogènes, peut-être pouvais-je arriver à écrire l'histoire oubliée par tant d'historiens, celle des moeurs […] S'en tenant à cette reproduction rigoureuse, un écrivain pouvait devenir un peintre plus ou moins fidèle […]; mais, pour mériter les éloges que doit ambitionner tout artiste, ne devais-je pas étudier les raisons ou la raison de ces effets sociaux, surprendre le sens caché dans cet immense assemblage de figures, de passions et d'événements ? […] Ainsi dépeinte, la Société devait porter avec elle la raison de son mouvement. ».

 

b)        LCB , entre dégradation des valeurs héroïques dans le « bourbier du plaisir » et la bourgeoisie « Juste milieu » de la Monarchie de Juillet

L’exemple de la trajectoire du baron Hulot : de la vertu impériale et conjugale à l’immoralité absolue de la prévarication et du meurtre symbolique de l’obstacle à la « force qui vaé

L’exemple de la dévaluation de la passion amoureuse : depuis que le rêve impérial éteint, le baron a investi son énergie dans les affaires extraconjugales, au point d’atteindre le stade de la monomanie pathologique de « l’homme à passions »,  du « tempérament », l’amour, incapable de conjuguer durablement le sentiment et le plaisir dans des couples unis par le seul intérêt (Victorin et Célestine, les époux Marneffe) ou tôt ou tard séparés par l’infidélité conjugale des maris (le baron Hulot et son gendre Wenceslas Steinbock)et l’absence de pouvoir sexuel des épouses (Adeline Hulot), la passion amoureuse s’exaspère en jalousie (Hortense, le baron Montès), se métamorphose en Passion sacrificielle (Adeline Hulot) ou se dégrade en plaisir vénal (Crevel et les courtisanes), en érotomanie (Hector Hulot, puis Crevel) teintée de pédophilie (Hulot) et atteste, par la déchéance corrélative de ses objets, la rémanence tragi-comique d’une passion résistant abjectement à absolument tout. Le corolaire de cette dévaluation, consommée par le remariage du baron avec une fille de cuisine horriblement laide ironiquement introduite par la fille de Crevel et symboliquement dénommée Agathe « Piquetard », est la corruption de l’idéal comme du cliché de l’amour-passion romantique. Incarné au départ par le couple Hortense-Wenceslas, le modèle de l’idéal amoureux est entaché par la rivalité mimétique par quoi Hortense a « volé » sciemment son amoureux à la cousine Bette (rivalité mimétique). Quant à la seule occurrence du terme « romantique », dans le roman, elle est liée aux manœuvres de la Séductrice Valérie pour obtenir la promotion de son mari : « grâce à ses manœuvres sentimentales, romanesques et romantiques, Valérie obtint, sans avoir rien promis, la place de sous-chef et la croix de la Légion d’honneur pour son mari ». Enfin lorsque Montès, « le More de Rio de Janeiro »,  veut se conduire en héros épique, sauvage et terrible, prêt à détruire le monde pour se venger d’une amante infidèle, la réplique de la mère maquerelle est cinglante : »Mon petit [….], Roland furieux fait très bien dans un poème ; mais dans un appartement, c’est prosaïque et cher ! »Comment concevoir la fureur passionnelle dans cet univers étriqué de choses, où l’amour n’est qu’un effet de la vanité des personnages ? L’âge napoléonien connaissait les amours mâles et fugaces des soldats qui sillonnaient l’Europe (Musset, Confession d’un enfant du Siècle), cherchant une épouse « à travers vingt pays et vingt campagnes ». Le « nouvel art d‘aimer », en vogue depuis 1830, n’est qu’un simulacre de grandeur, qui adopte les tons du sublime par pure hypocrisie, et se pare des attributs de la vertu pour mieux séduire.

L’ironie de Balzac n’épargne pas la bourgeoisie Juste milieu à travers la figure de Victorin Hulot: »Victorin Hulot reçut, du malheur acharné sur sa famille, cette dernière façon qui perfectionne ou qui démoralise l’homme. Il devint parfait.  Dans les grandes tempêtes de la vie, on imite les capitaines qui, par les ouragans, allègent le navire de grosses marchandises. L’avocat perdit son orgueil intérieur, son assurance visible, sa morgue d’orateur et ses prétentions politiques. Enfin il fut en homme ce que sa mère était en femme. Il résolut d’accepter sa Célestine, qui, certes, ne réalisait pas son rêve ; et jugea sainement la vie en voyant que la loi commune oblige à se contenter en toutes choses d’à peu près. Il se jura à lui-même d’accomplir ses devoirs, tant la conduite de son père lui fit horreur ».  Mais »Malheur à qui touche à ma mère, je n’ai + alors de scrupules ! Su je pouvais, j’écraserais cette femme comme on écrase une vipère ». Le parfait vertueux devient le parfait assassin.

 

c)        C’est peut-être ce que sous-tend et signifie le principe de prolifération kaléidoscopique des passions démultipliées:

 au sein du clan Fischer-Hulot-Crevel-Marneffe

 dans les divers lieux et milieux où les passions des divers acteurs de cette « scène de la vie parisienne », qui relève aussi des « scènes de la vie privée », des « scènes de la vie militaire » et des « scènes de la vie politique » les mènent ;

dans les deux ou trois époques que leur libertinage, l’appartenance des Hulot à l’ancienne gloire impériale et celle de la bourgeoisie triomphante au « bourbier de plaisir » ou au « juste milieu » de la Monarchie de juillet impliquent enfin.

 

 

 

3-        LCB ou le tableau de passions dévastatrices

Avant-Propos »En lisant attentivement le tableau de la Société, moulée, pour ainsi dire, sur le vif avec tout son, bien et tout son mal, il en résulte cet enseignement que si la pensée, ou la passion, qui comprend la pensée et le sentiment, est l’élément social, elle en est aussi l’élément destructeur »

 

a)        Destruction du sujet

Destruction physique

L’exemple de Marneffe

L’exemple du baron Hulot : « Agréable vieillard, complètement détruit », paraît « âgé de 80 ans, (les) cheveux entièrement blancs, le nez rougi par le après trois ans d’ froid dans une figue pâle et ridée comme celle d’une vieille femme, allant d’un  pas traînant, les pieds dans des pantoufles de lisière, le dos vouté »

La mort de Valérie Marneffe, atteinte d’une maladie vénérienne qui détruit, avec son corps, sa beauté et fait d’elle un objet d’aversion : »je n’ai plus de corps, je suis un tas de boue ... . on ne me permet pas de me regarder dans un miroir » ; »ses dents et ses cheveux tombent, elle a l’aspect des lépreux, elle se fait horreur à elle-même ; ses mains, épouvantables à voir, sont enflées et couvertes de pustules verdâtres ; les ongles déchaussés restent dans les plaies qu’elle gratte ; enfin toutes les extrémités se détruisent dans la sanie qui les ronge ».

 

« Coups de poignard dans le cœur «  e

L’exemple de la baronne Hulot

L’exemple du comte Hulot

 

La passion létale : aliène et annihile, avec la volonté, le libre arbitre et l’aptitude de décider de sa propre existence.

L’exemple de Wenceslas : « en deux ans et demi, Steinbock fit une statue et un enfant. L’enfant était sublime, la statue était détestable ».

De l’amoralité à l’immoralité : l’exemple du baron Hulot qui mériterait la « cour d’assise » oh du « parfait Victorin », qui pactise avec le crime.

 

b)        « C’est la mort de la Famille » : destruction financière et structurelle de la Famille, « point de départ de toutes les institutions » (Le Curé de village)

Exemple du baron , de son propre aveu « homme infâme », « père qui devient fléau », »assassin de la famille au lieu d’en être le protecteur et la gloire », et qui détruit financièrement et structurellement l’équilibre de la famille.

Exemple de Lisbeth, dont tout le monde croit, preuve de l’aveuglement, qu’elle la sauve, qui ne songe qu’à la détruire et meurt de n’y pas parvenir[8].

Exemple de Crevel qui, après avoir longtemps respecté la loi bourgeoise de la préservation du capital familial pour assurer sa transmission, la foule aux pieds.

Si, au dénouement, les valeurs de la Famille semblent triompher, le travail de sape de l’ironie balzacienne montre, dans la dernière page, la fatalité et la logique destructrice de la réalité, de la passion : la + convenable, la + bourgeoise des femmes du roman est à l’origine de la rechute fatale de son beau-père et de la mort d’Adeline aussi, en martyre de sa foi conjugale.

 

c)        « D’où vient ce mal profond ? ».De l’or  et de la chair, du manque de religion aussi, selon Bianchon :

 « du manque de religion […] et de l’envahissement de la finance, qui n’est autre que l’égoïsme solidifié. L’argent autrefois n’était pas tout ou admettait des supériorités qui le primaient. Il y avait la noblesse, le talent, les services rendus à l’Etat ; mais aujourd’hui la loi fait de l’argent un étalon général […] Eh bien entre la nécessité de faire fortune et la dépravation des combinaisons, il n’y a pas d’obstacle, car le sentiment religieux manque en France, malgré les louables efforts de ceux qui tentent une restauration catholique. Voilà ce que disent tous ceux qui contemplent, comme moi, la société dans ses entrailles ».

 

4-        Mais outre que la passion apporte à l’existence une intensité qui est nécessaire pour (bien) vivre, des trois ans d’amour Wenceslas  au remariage du baron Hulot, alias Vyder (« wieder » en allemand signifie « toujours », « à nouveau »), époux d’une Agathe « Pique tard », elle a la vertu de mobiliser toutes les facultés de l’homme à son service, de sorte que stimulant l’esprit, l’intelligence et surtout l’imagination créatrice, elle sublime le Vice et le métamorphose en œuvre d’art.

 

a)        Wenceslas puise dans sa vie passionnelle la matière de chefs d’œuvre prometteurs :

« l’amoureux d’Hortense[9] imaginait des groupes et des statues par centaines ; il se sentait une puissance à tailler lui-même le marbre, comme Canova, qui, faible comme lui, faillit en périr. Il était transfiguré par Hortense, devenue pour lui l’inspiration visible » (ch 23, p.169).

 

2ème lecture du groupe de Samson et Dalila, éloge subtil des passions, qui épuisent moins vite la vie chez certains que la sagesse, preuve que le vice est moins mortel que la Vertu : « Donc Dalila déplore sa faute, elle voudrait rendre à son amant ses cheveux, elle n’ose pas le regarder, et elle le regarde en souriant, car elle aperçoit son pardon dans la faiblesse de Samson. Ce groupe, et celui de la farouche Judith, seraient la femme expliquée. La Vertu coupe la tête, le Vice ne vous coupe que les cheveux. Prenez garde à vos toupets, messieurs ! ».

 

ó S Girardon y voit l’ultime leçon du roman sur le monde des passions : « le salut n’est pas dans la résistance, inutile, ou le combat, souvent vain. La solution la + décisive consiste à sublimer les passions en œuvre d’art. C’est alors que la passion ne tue pas, mais nourrit, qu’elle échappe aux ravages du temps et à l’éphémère. Transfigurer, transcender la passion par l’art, dans l’art, permet de redonner à la volonté le dernier mot, de se réapproprier une forme de libre-arbitre dont la passion peut initialement priver ; le + prudent pour l’artiste est sans doute de s’en tenir à l’écart, recommandation maintes fois formulée dans le roman, mais  l’existence la + intense et la + achevée consiste donc à éprouver des passions sans lesquelles la vie n’en est pas une, et à parvenir à « tirer parti » de ces affects en les transformant en œuvre par le travail ». (Stéphane Girardon, op cit, p.174-175).

 

b)        Balzac en 1846 : « La passion est dans la vie comme dans l’œuvre et dans la création de Balzac » (S Girardon)

Obsession passionnelle pour Eve Hanska[10], pour qui il cherche, à 47 ans[11], hôtel particulier et fortune en vue d’une paternité/ maternité tragiquement avortée et d’un mariage enfin célébré (« je te veux dans un paradis).

 

S’épuise à composer[12] dans la fièvre, avec La Cousine Bette, un roman qui transforme le roman-feuilleton[13] en œuvre d’art[14].

Ecrit currente calamo (au fil de la plume) un roman qui s’allonge au rythme de sa publication en feuilleton, et dont la conception tardive semble constituer un supplément à la Comédie Humaine, mais qui entretient, par son couplage avec Le Cousin Pons et par le principe du retour des personnages d’une part, par le musée imaginaire des œuvres d’art et la mise en abîme du théâtre classique dans le roman le plus théâtral de toute son œuvre d’autre part, par la relation de miroir qu’il continue à entretenir avec la société dont il se prétend le reflet enfin, une corrélation telle que ce roman des romans balzaciens peut se lire tout à la fois comme une totalité (en cela il forme un « monde » : le monde fictif de LCB) et comme le fragment d’une totalité historique et romanesque : le monde de La Comédie humaine de Balzac : «en voyant reparaître dans quelques-uns des personnages déjà créés, le public a compris l’une des + hardies intentions de l’auteur, celle de donner la vie et le mouvement à tout un monde fictif dont les personnages subsisteront peut-être encore, alors que la + grande partie des modèles seront morts et oubliés » (Félix Davin, « Introduction aux études de Mœurs », in Honoré de Balzac, Scènes de la vie privée, in Mme Charles Béchet, Paris, 1835).

 

 



[1] Titre du ch 14 de la biographie de Racine par Georges Forestier, Racine, biographies Gallimard, 2006, p. 296-320

[2] « Passion de l’âme qui resserre le cœur, et qui est causée par quelque perte, quelque accident, quelque souffrance » (Dictionnaire de Furetière, 1690).

[3] Idée antique du Logos comme se rapportant au champ de la raison, de l’ordre, de l’harmonie, de la clarté, de l’universalité et de la vie. Monde des Idées platoniciennes ou monde de la Raison stoïcienne. « Cité de Dieu » définie par Saint Augustin. Dans ces cas de figure, le monde des passions n’est pas pensé pour lui-même, mais comme le négatif de ce qui est considéré comme le fondement métaphysique du monde, partant le monde vrai ou la réalité vraie, à l’aune desquels est mesuré, défini, caractérisé et pensé le monde des passions comme strict négatif du monde de la Raison, des essences, de l’Être, du divin, de la Sagesse etc… : le monde de l’ignorance  (Platon), de la perturbation de l’intelligible par le sensible (Platon), de l’irrationnel (étiologie de la passion comme opinion fausse), du charnel, sources de désordre, de la disharmonie, d’obscurité, de variabilité, de particularité, de maladie, de folie et de mort, etc

[4] 4 influences :  loi de conservation de la matière de Lavoisier, théorie de Bichat sur la distribution des forces dans les organismes vivants ; vogue du magnétisme et  correspondance établie par Swedenborg entre monde physique et monde spirituel,

[5] terme à comprendre en fonction de l’étymologie du mot : « species » signifie vue et le « speculum » est miroir ou moyen d’apprécier une chose en la voyant tout entière« spéculer ». 

[6][6] «Et puis, Crevel, sais-tu ? Moi, j’ai peur, par moments… La justice de Dieu s’exerce aussi bien dans ce bas monde que dans l’autre. Qu’est-ce que je peux attendre de bon de Dieu ? Sa vengeance fond sur la coupable de toutes les manières, elle emprunte tous les caractères du malheur. Tous les malheurs que ne s’expliquent pas les imbéciles, sont des expiations. […] Et si je te perdais !... ajouta-t-elle en saisissant Crevel par une étreinte d’une sauvage énergie !!! Ah ! j’en mourrais ! Madame Marneffe lâcha Crevel, s’agenouilla de nouveau devant son fauteuil, joignit les mains (et dans quelle pose ravissante !), et dit avec une incroyable onction la prière suivante : - Et vous, sainte Valérie, ma bonne patronne, pourquoi ne visitez-vous pas + souvent le chevet de celle qui vous est confiée ? […] –Ma louloutte !, dit Crevel. – Il n’y a + de louloutte, monsieur ! Elle se retourna fière comme une femme vertueuse et, les yeux humides de larmes, elle se montra digne, froide, indifférente. –Laissez-moi, dit-elle en repoussant Crevel.[…] Crevel pleurait à chaudes larmes. –Gros cornichon ! s’écria-t-elle en poussant un infernal éclat de rire, voilà la manière dot les femmes pieuses s’y prennent pour vous tirer une carotte de 200 000 francs ».

[7] Scène du départ du domicile conjugal.

[8] « Lisbeth, déjà bien malheureuse du bonheur qui luisait sur la famille, ne put soutenir cet événement heureux. Elle empira si bien qu’elle fit condamnée par Bianchon à mourir une semaine après, vaincue au bout de cette longue lutte marquée pour elle par tant de victoires. Elle garda le secret de sa haine au milieu de l’affreuse agonie d’une phtisie pulmonaire. Elle eut d’ailleurs la satisfaction suprême de voir Adeline, Hortense, Hulot, Victorin, Steinbock, Célestine et leurs enfants tous en larmes autour de son lit, et la regrettant comme l’ange de la famille ».

[9] Elle-même qualifiée de « vivant chef d’œuvre du baron Hulot ».

[10] Admiratrice de son œuvre, cette comtesse polonaise a longtemps entretenu avec Balzac une correspondance  clandestine, parfois par voie de presse, avant de le rencontrer dans des circonstances romanesques et d’accepter, plusieurs années après son veuvage et après des atermoiements, de l’épouser quand elle tombe enceinte au cours de leurs voyages dans toute l’Europe. Comme Valérie, elle met au monde un « enfant non viable » .

[11] Il mourra cinq ans + tard.

[12] Il parle du « terrible travail de La Cousine Bette.

[13] Le roman est d’abord publié, sous forme de feuilleton et à mesure qu’il se constitue, dans Le Constitutionnel.

[14] « Le moment exige que je fasse deux ou trois œuvres qui renversent les faux dieux de cette littérature bâtarde » (Lettre à Mme Hanska). Et de fait, « on crie au chef-d’œuvre de tous côtés ! », ce qui a pour conséquence une « prolifération inattendue de l’œuvre » : « ça grandit et ça s’allonge tous les jours, je ne veux pas manquer ce beau sujet- là ; il faut tous les développements ».

01 septembre 2015

1ère bibliographie

Lycée du parc des loges                                                                                                                                                                                                                                                                                           Français                                            

CPGE scientifiques                                                                                                                                                                                                                                                                                  Le monde des passions     

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                               

                L’enseignement de la culture générale en CPGE scientifiques couvre principalement deux champs : la littérature et la philosophie, auxquelles s’ajoutent, selon les programmes, certaines « sciences humaines » comme, cette année, la psychologie, la sociologie, l’Histoire, et, quoique de manière plus périphérique, l'économie et les sciences politiques. Chaque année, un thème est inscrit au programme : après  « les énigmes du moi" (2008-2009),  "l'argent" (2009-2012) « le mal » (2011), « la justice » (2011-2012) ou « le temps vécu » (2013-2014), figurera au programme des concours 2016-2017 le thèmes passions". Ces thèmes sont toujours étudiés à travers trois œuvres : deux textes littéraires et un texte philosophique.

   Cette année, l’intitulé du programme se présente sous la forme suivante:

                                                                        Thème : « Le monde des passions"  

Œuvres :

Racine: Andromaque (1667)

Hume: Dissertation sur les passions (1757)

Balzac: La Cousine Bette (1846)

                Les éditions de référence sur lesquelles nous travaillerons seront, pour chacune des trois oeuvres, l'édition GF, pour la qualité de sa traduction, récente (Hume), de ses notes (Racine et Balzac), de son dossier.

Editions de référence

Racine, Andromaque, présensation par Arnaud Welfringer, édition avec dossier, GF n° 1555, avril 2015

Hume, Dissertation sur les passions; Des passions, traduction et présentation par JP Cléro, dossier par R Ehrsam, édition avec dossier, GF n°557, avril 2015

Balzac, La Cousine Bette , présentation S. Adjalian-Champeau et S Ledda, édition avec dossier, GF n°1556, avril 2015

                Le thème s'étudiant à travers les oeuvres et réciproquement, il faut impérativement que vous ayez commencé à réfléchir aux enjeux et à l'intitulé du "monde des passions", et que vous ayez lu les oeuvres cet été[1]. A cette fin, les étudiants entrant en M SUP (MPSI, PCSI) pourront essayer de remplir le tableau de confrontation et de répondre aux questions posées plus loin à leurs camarades de 2ème année à la fin. Les étudiants entrant en M SPE (MP, PSI) liront les trois oeuvres au programme, rempliront un tableau de confrontation sur le modèle de celui qui figure ci-dessous et répondront de manière précise et circonstanciée aux questions posées après le tableau. Le tableau devra être établi pour le 1er cours, date de remise de la réponse argumentée aux questions.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                         Travail demandé

1- Aux étudiants entrant en 1ère année (MPSI, PCSI)

a) Lire les trois oeuvres au programme

b) Se poser deux questions:

- Comment définiriez-vous les passions, à la lumière des oeuvres au programme?

- Comment comprenez-vous, après lecture des oeuvres et réponse à la 1ère question, l'intitulé "le monde des passions"

2- Aux étudiants entrant en 2ème année (MP, PSI)

a) lire les trois oeuvres au programme

b) remplir un tableau de confrontation sur le modèle ci-joint

c) répondre de manière circonstanciée (argumentaire illustré d'exemples et de citations précises, empruntés aux oeuvres ainsi qu'aux premiers textes succinctement lus en mai-juin 2015, aux deux questions suivantes:

-  La passion/ les passions: quels critères définitionnels vous paraissent les plus pertinents pour approcher le thème à travers les oeuvres?

- "Le monde des passions": en quoi peut-on parler d'une appréhension du monde par les passions: qu'a de spécifique cette approche du monde ?  En quoi peut-on dire que ces passions constituent un monde obéissant à des lois/ à ses propres lois? Quel impact les actions induites par les passions peuvent-elles avoir sur le monde, la société? Quel monde les passions créent-elles, en vertu de l'imaginaire qui les agite et du pouvoir créateur des artistes, des auteurs?                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                       

                                                                                                           Modèle du tableau de confrontation

 

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Colonne4

Rubriques

Racine: Andromaque

Hume: Dissertation sur les passions

Balzac: La Cousine Bette

I- Le mondes des passions (1): typologie/taxinomie




I-1" Passions directes" (sensations agréables/ désagréables produisant plaisir/ douleur)




I-1-1 Joie/tristesse




I-1-2 Espoir/ crainte




I-1-3 Désir/ aversion




I-2 : "passions indirectes" (1): orgueil/ humilité (plaisir/ malaise que notre propre moi nous fait éprouver)




I-2-1 Orgueil/ Ambition/ argent/ pouvoir




I-2-2  Humilité/ humiliation/ colère/ vengeance




 I-3 "Passions indirectes" (2) Amour/ haine  (plaisir/ malaise que la personne d'autrui nous fait éprouver)




I-3-1- Passion amoureuse




          Amour passion/ abnégation/ haine/ jalousie




          Amours vénales/ libertinage




I-3-2  Amour maternel, amour filial, amour conjugal




           Passion et mariage: Fidélité/ infidélité/ libertinage




           Figures et ambivalences de la maternité




           Famille je vous aime/ Famille, je vous hais








II- Le monde des passions (2) : étiologie, physiologie, mécanique des passions




II-1 Etiologie des passions




         Le  temps vécu par le sujet, entre Histoire et histoire




         Le poids des déterminismes sociaux ou l'influence du milieu




         Passion et caractère




         Union/ désunion du corps et de l'esprit : les servitudes de l'esprit




II-2  Physiologie des passions : la part du corps dans la passion




II-3 Mécanisme et logique des passions








III-La passion dans le monde et les mondes de la passion




III-1 La passion, moteur de l'action : Splendeurs et misères des passions




       "Rien de grand ne se fait sans passions": grandeur/héroïsme/ sublime des passions



         La passion comme moteur de l'action



         La grandeur, valeur négative? Grandeur/ décadence , liée aux ravages de la passion




III-2 Les mondes de la passion




         Passion et imagination




         Passion et fiction




         Passion et création (artistique et littéraire)




Pour vous aider dans votre travail, voici une première bibliographie, valable notamment pour les lecteurs qui souhaitent aller plus loin

-- Sur le thème de la passion

Korichi Meriem , Les Passions  GF collection "corpus" (recueil de textes philosophiques. Nous y puiserons pour des lectures complémentaires et pour des textes de résumé. Achetez-le).

Rognon Frédéric, Les Passions, (ancien volume Hatier, consultable en édition électronique sur le site de l'académie de Grenoble www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/file/passions_rognon.pdf; ouvrage de vulgarisation destiné aux élèves de lycée et aux étudiants du 1er cycle. Présentation claire, rapide, illustrée par une anthologie de textes philosophiques classés en fonction des problématiques retenues).

Talon-Hugon Carole, Les Passions, Armand Colin 2004 (volume conçu à destination des étudiants l'année où la passion fut au programme des CPGE économiques. Comprend une étude de la notion, et 4 explications de textes, dont un du Traité de la nature humaine de Hume).

Meyer Michel, Le philosophe et les passions, rééd. PUF, coll "Quadrige" (Retrace l'histoire des représentations philosophiques de la passion).

-- Autour d'Andromaque de Racine

Un groupement de textes sur la figure d'Andromaque dans l'Antiquité pour faire le lien entre le thème de la guerre et le monde des passions et commencer à découvrir les sources de l' Andromaque de Racine www.ac-strasbourg.fr/fileadmin/...au.../Andromaque_sources_V2.pdf.[2]. Si vous y prenez goût, n'hésitez pas à relire les chants VI, XXII et XXIV de l'Iliade (adieux d'Hector et d'Andromaque, lamentations d'Andromaque sur le corps d'Hector),  à vous lancer dans la lecture des Troyennes d'Euripide (traduction en ligne, quoique ancienne, sur le site remacle) ou à lire le récit de la mort de Priam dans l'incendie de Troie, dans le 2ème chant de l'Eneide de Virgile, autre source de Racine.

Tout le théâtre de Racine relève de la dramaturgie de la passion. Vous pouvez donc lire, jouer, visionner ou aller voir au théâtre autant de pièces de Racine que vous voudrez. Je signale l'intégrale Racine, au théâtre du Nord-Ouest Parisien  dow-programme-Racine2.pdf. Si vous n'en lisez qu'une, choisissez Phèdre (LA pièce de Racine sur l'amour passion, et dont Balzac reprend le vers clé dans La Cousine Bette: "c'est Vénus tout entière à sa proie attachée"). Si vous en lisez deux, ajoutez Britannicus ou Bajazet pour l'articulation de l'unilatéralité des passions et de la relation d'autorité qui en accuse la cruauté.

-- Autour de la Dissertation sur les passions de Hume

N'hésitez pas à lire le livre II du Traité de la nature humaine, qui figure dans l'édition de référence: la Dissertation  en est la réécriture condensée, nuancée, 20 ans après, ainsi que les textes figurant dans le dossier. [3]

Les amateurs de philosophie liront avec profit un ou deux des volumes indiqués en exergue de cette bibliographie.

-- Autour de La Cousine Bette de Balzac

Comme pour Racine, le monde de la Comédie humaine de Balzac est un "monde des passions". Vous lirez cependant avec profit Le Cousin Pons (pendant de La Cousine Bette dans la catégorie "les parents pauvres"), La Peau de chagrin (un récit basé sur un pacte de consumation de la peau de chagrin, métaphore de l'énergie des désirs), Splendeur et Misère des Courtisanes (pour la construction du personnage de Valérie Marnesse), Le Lys dans la vallée (le roman d'amour balzacien) ou Le Chef d'oeuvre inconnu (pour une réflexion sur l'art). Dans tous les cas, vous pouvez lire l'Avant-Propos à la Comédie humaine visualiseur.bnf.fr/CadresFenetre?O=NUMM-101394&M=imageseule

Parmi les nombreuses adaptations télévisuelles et cinématographiques des romans de Balzac (page Wikipédia fr.wikipedia.org/wiki/Films_basés_sur_l'œuvre_d'Honoré_de_Balzac, vous pourrez retenir deux adaptations de La Cousine Bette par Mc Anuff (film américain de 1998 avec Jessica Lange et par Yves-André Hubert (téléfilm de 1964, avec Alice Sapritch dans le rôle de Lisbeth), sans bien sûr imaginer que cela remplacera la lecture du roman, ainsi qu'un biopic réalisé par Josée Dayan, avec Depardieu (Balzac), Jeanne Moreau (sa mère), Fanny Ardant (Mme Hanska): Balzac, une vie de passion

Un roman de Giono peint la vengeance d'un personnage d'une noirceur comparable avec celle du la cousine Bette dans Les âmes fortes, au programme l'année où vos camarades ont planché sur "le mal".

- Plus encore que la guerre, la passion s'exprime sous toutes ses formes dans la littérature (théâtre et récits, romans et nouvelles sur l'amour passion, le jeu, la passion de l'argent ou du pouvoir, la passion de l'art), dans la musique, dans les Beaux Arts (Balzac fait de Wenceslas un ciseleur aspirant à devenir sculpteur et il évoque Raphaël), au cinéma. Source de bien des faits divers (crimes passionnels), elle nourrit la chronique judiciaire et anime largement la vie économique, politique et sociale: si rien de grand, dans tous les sens du termes, ne s'est jamais fait sans passion, la médiocrité  (là encore, dans tous les sens du terme et sans jugement de valeur) de nos intérêts, l'universalité de notre immersion dans le monde sensible en font la racine de notre pâtir et le moteur de notre désir, de notre action, pour le meilleur et pour le pire. Autant dire que vous pouvez puiser l'inspiration de votre réflexion où vous voulez: dans l'histoire (l'ombre de la guerre de Troie plane sur Andromaque et Balzac oppose la vertu de l'Empire à la décadence de la Monarchie de Juillet), dans l'actualité, dans la peinture des passions, dans la musique, dans l'opéra, dans la littérature (l'Othello de Shakespeare inspire la création de Montès; Proust, Dostoïevski, S Zweig, que sais-je...).

Bonne lecture, A. Patzierkovsky , anne.patzierkovsky@free.fr



[1] L’épreuve écrite comprend généralement deux exercices majeurs : le résumé d’un texte portant sur le thème annuel et/ou une dissertation dont le libellé part d’une citation. Le résumé ne doit pas excéder un certain nombre de mots, imposé. La composition française est une dissertation de littérature comparée, qui s’appuie sur une connaissance fine des œuvres au programme. La maîtrise des œuvres et du thème sont la condition sine qua non de la réussite. Le renouvellement annuel des thèmes impose que ne soit traité, chaque année, qu’un seul thème : celui qui vient d’être publié au B.O. Les élèves de maths-sup et de maths-spé travaillent donc sur le même thème et sur les mêmes oeuvres.

 

[2] Je tiens à la disposition des 5/2 et des entrants en 2ème année le polycopié du travail effectué avec les étudiants de 1ère année en mai-juin 2015

[3] Je tiens à la disposition des 5/2 et des entrants en 2ème année le polycopié du travail effectué avec les étudiants de 1ère année en juin 2015

01 juillet 2014

1ère bibliographie

Lycée du Parc des Loges                                                                           Année 2014-2015

Evry       

 

                                         CPGE scientifiques : programme de « français-philosophie »

                                                        « La guerre »

 

   L’enseignement de la culture générale en CPGE scientifiques couvre principalement deux champs : la littérature et la philosophie, auxquelles s’ajoutent, selon les programmes, certaines « sciences humaines » comme, cette année, la sociologie, la psychologie, l’Histoire, les sciences politiques. Chaque année, un thème est inscrit au programme : après  « les figures du pouvoir », « écrire l’Histoire » (2008), « la paix » (2003),  « le mal » (2011), « La justice » (2011-2012) ou « le temps vécu » (2013-2014) figurera au programme des concours 2015-2016 le thème de « la guerre», déjà proposé aux concours IEP 2009. Chaque thème annuel est étudié à travers trois œuvres : deux textes littéraires et un essai philosophique.

 

   Cette année, l’intitulé du programme se présente sous la forme suivante:

                                               

                                             Thème : « La guerre»

Œuvres :

Eschyle, Les Perses , traduction par Danielle Sonnier, éd. GF

Clausewitz, De la guerre, traduction et préface de Nicolas Waquet, Rivages poche

Barbusse Henri, Le Feu

 

 

L’épreuve écrite comprend généralement deux exercices majeurs : le résumé d’un texte portant sur le thème annuel et/ou une dissertation dont le libellé part d’une citation. Le résumé ne doit pas excéder un certain nombre de mots, imposé. La composition française est une dissertation de littérature comparée, qui s’appuie sur une connaissance fine des œuvres au programme. La maîtrise des œuvres, du thème…et de la langue française étant la condition sine qua non de la réussite, il faut impérativement avoir lu intégralement les œuvres pendant l’été qui précède l’entrée en maths-sup comme en maths-spé. Le renouvellement annuel des thèmes impose en effet que ne soit traité, chaque année, qu’un seul thème : celui qui vient d’être publié au B.O. Les élèves de maths-sup et de maths-spé travaillent donc sur le même thème.

 

Editions de référence sur lesquelles nous travaillerons :

livre

 

Clausewitz, De la guerre, traduction et préface de Nicolas Waquet, Rivages poche

 

Barbusse, Le Feu, présentation par Denis Pernot, édition GF

 

                Pour Les Perses, cette édition est impérative, pour des raisons de traduction et parce que le dossier est intéressant. L’édition GF du Feu comprend aussi un dossier. C’est pourquoi je vous la recommande. Les citations du cours et des corrigés renverront à la pagination de l’édition GF. En ce qui concerne le texte de Clausewitz, je maintiens l’édition de référence pour sa traduction. Mais elle n’est pas annotée. Je vous conseille donc vivement de travailler en parallèle sur une autre édition, comprenant introduction, dossier et notes. 2 éditions de ce type vous sont proposées (la 1ère a ma préférence) :

Clausewitz, De la guerre, livre I, présentation par Benoît Chantre, traduction Jean-Baptiste  Neuens, GF, 2014

Clausewitz, De la guerre, livre I, sur la nature de la guerre, chapitres 1 à 8, introduction et commentaires de Christian Ruby, Ellipses, 2014

 

En M SUP, 3 contrôles de lecture (1 sur chaque œuvre) seront effectués dans le courant du mois de septembre, sans doute dès la 1ère semaine. Ce contrôle de lecture aura lieu le mercredi 03 septembre pour les M SPE.

 

L’articulation du thème – «la guerre » - et des œuvres, de genres et d’époques très différents, nécessite aussi que vous replaciez auteurs et œuvres dans le contexte historique et culturel qui les a vus naître : tragédie et guerres médiques (Eschyle) ; guerres révolutionnaires et napoléoniennes, traité de stratégie militaire (Clausewitz) ;  guerre de 14-18 et témoignage (Barbusse)..

 

Mais la réflexion sur le thème peut et doit aussi se nourrir aussi de la lecture d’autres œuvres, d’autres auteurs-phares, parfois d’autres époques : L’Iliade d’Homère, Le Prince  ou L’art de la guerre de Nicolas Machiavel, Les croix de bois de Roland Dorgelès ou Ceux de 14 de Maurice Genevoix par exemple. La 1ère bibliographie propose quelques orientations, qui seront redéfinies, affinées et amendées à la rentrée.

 

Lectures complémentaires et pistes de recherche

1-       Sur le thème de la guerre

a)        Dictionnaires

Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (article relatifs à la Justice) : articles « Guerre » et «Paix » de Damilaville et Jaucourt

Encyclopaedia Universalis, article «Guerre et paix » de Jean Cazeneuve.

                b) Anthologies et parascolaires/ para-universitaires sur la guerre (en dehors des 3 en 1 sur le programme CPGE scientifiques 2015-2016, qui comprendront tous une introduction,  mais que je n’ai pas encore dépouillés).

La violence textes choisis et présentés par Hélène Frappat (chapitre IV, GF collection « corpus », n° 3042, 2013

Eric Cobast, La guerre, cours de culture générale, Ellipses 2009

Site Magister, pages Prépa scientifiques, onglet textes de la page sur la guerre (http://www.site-magister.com/prepas/index.htm),  http://www.site-magister.com/prepas/page3.htm

b)       Quelques références

Hobbes, Le Léviathan , chapitre XIII notamment

Machiavel, Le Prince,

                  L’art de la guerre

Rousseau, Principes du droit de la guerre,

                 Du Contrat social (I,4)

Hegel, La Phénoménologie de l’esprit  ( place du duel dans la dialectique du maître et de l’esclave, 2ème moment de la conscience de soi) ch IV, A, p.218-224 de l’édition NRF ou p.110-113 de l’édition princeps).

                 Principes de la philosophie du droit

 

c/ Sur la question de la guerre juste 

Monique Canto-Sperber, L’idée de guerre juste, Ethique et philosophie morale, PUF,2010

Michaël Walzer, Guerres justes et guerres injustes

 

 

2-       Sur et autour des œuvres au programme

a)       La guerre dans la Grèce antique

n  Histoire

-          Guerres médiques et bataille de Salamine(faire une recherche sur Internet, me contacter pour une bibliographie + précise)

Texte ancien : Hérodote, Histoires/ Enquêtes, livre VIII (extrait dans le dossier de l’édition GF).

Vidéo de 40’ dans la série « les grandes batailles de l’Antiquité », consultables sur youtube ou daliymotion

 

n  Littérature

Homère, Iliade

Aristophane, La Paix

 

b)       Clausewitz : anthropologie et politique de la guerre moderne

n  Histoire

-          guerres révolutionnaires et guerres de l’empire, notamment

bataille de Valmy (dernière scène du film de Jean Renoir, La Marseillaise notamment)

batailles d’Iéna et d’Auertstaedt(faire une recherche sur Internet ; me contacter pour une bibliographie + précise)

 

n  Littérature

-          Tolstoï, Guerre et paix (1800 pages… mais c’est un roman magnifique, dans lequel vous pouvez privilégier les chapitres sur la campagne de Russie).

 

n  Sur Clausewitz

-          Raymond Aron, Penser la guerre,  Gallimard 1976, disponible en coll Tel (une somme et une référence incontournable pour toute lecture politique de Clausewitz, 2 volumes fournis)

-                                        Sur Clausewitz , éd Complexe, 1987 (beaucoup + court, très clair, mais moins centré sur le texte de De la guerre)

-          René Girard, Achever Clausewitz , entretien avec benoît Chantre, ed Carnet nord, 2007 (l’anti- Raymond Aron, lecture anthropologique de la guerre comme montée aux extrêmes, se lit très facilement, passionnant, mais comme R Aron privilégie la thèse de la limitation de la guerre par le politique, R Girard tend à lire Clausewitz à travers le prisme de la 1ère définition de la guerre comme illimitation de la violence)

-          Hervé Guineret, Clausewitz et la guerre, PUF, coll « Philosophies »,1999 (100 pages, à destination des étudiants).

-          Thomas Fogier Isabelle, cours sur Clausewitz (édition en ligne de l’introduction au cours d’agrégation de philosophie) : http://www.cerium.ca/Conferences-et-autres-textes

(très clair, très stimulant, parfait pour vous donner des outils de lecture de l’œuvre)

 

 

c)        Barbusse et la grande guerre  

n  Ressources documentaires

Site du centenaire de la commémoration de la guerre de 14-18 : http://centenaire.org/fr

Site de la BNF, page de l’exposition « l’été 14 » : http://expositions.bnf.fr/guerre14/index.htm

Historial de la grande guerre de Péronne http://www.historial.org/

 

 

n  Histoire

-          Souchez et Artois (faire une recherche sur Internet ; me contacter pour une bibliographie + précise).

-          Audouin Rousseau S et Becker A., Retrouver l’Histoire, Folio Histoire, Gallimard, 2000.

-          France Culture La fabrique de l’Histoire, 4 épisodes sur la Grande Guerre,  novembre 2013 (podcast sur le site de l’émission)

-          Clarke Isabelle et Costelle Daniel : série télévisée Apocalypse , la 1ère guerre mondiale(2014)

 

n  Débat d’idées

Compagnon Antoine, La grande guerre des écrivains, Folio classiques, Gallimard, 2014.

Rasson L., Ecrire contre la guerre : littérature et pacifisme, 1916-1938, L’Harmattan, 1997.

 

n  Littérature

Céline, Voyage au bout de la nuit

Dorgelès R, Les Croix de bois

Genevoix M , Ceux de 14

Jünger E, Orages d’acier,

               La guerre comme expérience intérieure

Remarque E.M, A l’Ouest rien de nouveau

 

n  De et sur Barbusse

Barbusse Henri, Paroles d’un combattant , Flammarion 1920

                           Lettres d’Henri Barbusse à sa femme, Flammarion 1937

                         Clarté (1935)

Baudorre Philippe, Barbusse, le pourfendeur de la grande guerre, Flammarion 1995

Relinger, Jean, Narbusse, écrivain combattant, PUF, 1994.

27 novembre 2013

introduction au temps vécu

« [Le temps :] ce mot, quand nous le prononçons, nous en avons, à coup sûr, l’intelligence et de même quand nous l’entendons prononcer par d’autres. Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne m’interroge, je le sais ; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore » : par cette remarque célèbre, Saint Augustin, initiateur au IVème siècle du basculement d’une appréhension du temps objectif, nombre du mouvement, mesure de l’instant, passage des choses hors de moi, comme dans la Physique d’Aristote, dans les Principes de la philosophie de Descartes et dans la physique mécanique classique ( Newton) jusqu’à la théorie de la relativité d’Einstein, vers une perception intérieure de la durée, vécue par et dans l’âme, la conscience affectée par le passage du temps et donc temporalisée, ne dénonce pas seulement l’inadéquation du langage conceptuel au temps, en soi peut-être inexistant et d’une nature aporétique pour la raison. Le théologien de la distensio animi, dilatation en même temps que scission de la conscience, pointe l’une des causes des contradictions flagrantes de l’interrogation humaine sur le temps : si la chose dont on me parle quand on me parle du temps m’est familière, de sorte que j’en ai une sûre intuition, c’est que je ne fais pas qu’observer la chose. Si je ne parviens pas à ressaisir, à savoir intellectuellement, à connaître rationnellement l’exacte nature du temps, c’est qu’il ne s’agit pas d’un attribut extérieur à l’existence, mais qu’il lui est consubstantiel. La temporalité[1] ne saurait être extraite de la conscience qu’elle définit. La temporalité épouse la subjectivité et, pour une part, la finitude. Pour l’homme, l’unité du temps n’est pas à l’extérieur de lui. Elle n’est possible que par la conscience, comprise comme flux et non réduite à l’intellection d’une idée de temps. On ne peut donc pas objectiver le temps pour l’abstraire de l’expérience humaine, car il n’y a pas de temps en dehors de la conscience du temps. Il n’y a pas de perception du temps sans la conscience, il n’y a pas d’expérience sans le temps. S’intéresser au « temps vécu », c’est donc moins s’interroger sur l’être et la nature du temps en soi, énigme de la pensée, que sur le rapport que l’homme entretient dans son existence au temps, moins objectif que subjectif, moins pensé comme mesurable de l’extérieur, à l’aune d’une mesure transcendante au passage du temps et qui seule aurait le surplomb nécessaire pour en appréhender la logique comme une abstraction intelligible, hors mouvement, donc hors durée, que perçu, physiquement éprouvé, vécu par des existants qui l’expérimentent parce que, vivant non seulement dans le temps, mais vivant le temps, ils sont affectés par le passage ressenti d’un temps immanent, qu’ils affectent eux-mêmes en le (re)créant.

En effet nous sommes des êtres dans le temps : avant les jours de notre vie, il y avait des jours ; après, il y en aura encore. Notre temps fait partie de la condition humaine, avec laquelle il se confond, parce que notre existence individuelle n’est pas nécessaire : elle doit finir un jour. Le temps de notre existence nous est compté[2]. Notre vie se déploie entre deux limites temporelles : l'heure de notre naissance[3] et celle de notre mort[4]. Dans l’intervalle entre ces deux instants, qui prouvent, selon la formule de Merleau-Ponty, que « je ne suis pas l’auteur du temps » et que « ce n’est pas moi qui prends l’initiative de la temporalisation », je fais l’expérience- 2ème raison pour laquelle le temps fait partie intégrante de la condition humaine - du changement, mode d’expression de l’altération du monde et du moi par le passage irréversible du temps : les personnages de Mrs Dalloway semblent très concernés par le vieillissement[5]. Le temps se manifeste donc prioritairement en nous, non pas comme un concept, un objet construit, élaboré, choisi, mais comme une réalité, expérimentée par rapport à nous-mêmes, dans notre existence, sur le mode de la multiplicité et de la transitivité. Or l’un des corollaires de cette loi de succession des instants, des événements, des âges de la vie, d’autant + discontinus que les formes que prend pour nous le temps sont multiples[6] : temps biologique, temps historique[7], temps social et opératoire des montres et des horloges, que la vie instaurant dans le temps une discontinuité, il n’y aurait pas « le » temps, mais « des » temps, de soi incommensurables : le temps du monde, objectif, extérieur au sujet, linéaire, homogène, discontinu, mesurable et soumis à une loi de succession, ce qui induit des rapports de causalité proches du déterminisme, et dont le récit chronologique par un narrateur omniscient serait la forme littéraire privilégiée; le temps de l’âme, de la conscience, du sujet, qui ne vit pas le temps comme une succession d’instants homogènes et discontinus, mais qui a la double capacité, par la distensio animi  présidant à la dilatation du temps dans la conscience et du moi dans le temps comme par la subjectivisation du temps affectif, de donner de l’épaisseur et de la valeur non + quantitative, mais qualitative au temps, ce qu’expriment sur le plan de la narratologie les effets d’arythmie produits par le découplage du temps de l’action et du temps de la narration, le bouleversement, voire le brouillage da la chronologie des événements dans une fiction privilégiant récit rétrospectif à la 1ère personne ou les va-et-vient entre temps de l’histoire et plongées dans la conscience, dans la mémoire des personnages à travers la polyfocalisation du flux de conscience.

Moderne – les 3 œuvres au programme sont écrites et publiées à 70 ans de distance, entre 1853, au lendemain de l’échec de la révolution de 1848, qui sonne le glas d’un romantisme marqué au coin des illusions perdues, et 1923, au lendemain de la 1ère guerre mondiale qui a marqué à la fois l’apogée et le début de la décadence de l’empire britannique en pleine mutation, mais au moment aussi où Joyce vient de publier Ulysse, en passant par 1886, en plein scientisme néo-kantien et en plein associationnisme-, la question du temps vécu soulève d’abord le problème de l’articulation du temps objectif, étroitement corrélé à l’espace et mesurable, et du temps subjectif, dont l’unité n’est rendue possible que par la conscience, comprise comme flux et non réduite à l’intellection d’une idée du temps. Alors que le temps de l’expérience est, dans le principe kantien du classement des phénomènes selon la succession et la simultanéité, une « forme » a priori de la sensibilité, forme du sens interne qui renvoie à la sensibilité externe et à la détermination de l’objet, forme de la constitution de l’objet entièrement relative à l’extérieur, l’expérience du temps vécu ne renvoie + au temps comme repère par rapport auquel situer les événements, comme cadre ou processus objectif que le sujet percevrait de l’extérieur ou dont il prendrait seulement conscience. Avec l’expérience indépassable et irréductible que le sujet fait d’un temps qui ne se confond pas avec la mesure et l’utilisation du temps, nous avons affaire à « cette forme de temporalité qui est propre à la vie de la conscience, au temps comme structure de la vie égologique », pour reprendre les termes de François Chenet. Nous retracerons dans un 1er temps les étapes et les motifs du passage d’une approche objective du temps spatialisé et mesuré à une approche phénoménologique du temps de la conscience.

Ce temps de l’ego est susceptible lui-même d’une triple approche, selon qu’on met l’accent sur la manière dont la conscience vit le temps, sur la dimension affective du temps vécu ou sur l’aspect accompli du participe passé « temps vécu ».

La 1ère approche, phénoménologique, s’attachera à montrer que si l’homme est l’être qui est toujours en devenir pour autant qu’il se temporalise et se fait l’être qui instaure le temps, c’est que le « la sensation de succession est irréductible à une succession de sensations », comme le dit Husserl dans ses Leçons pour une conscience intime du temps, de 20 ans postérieures à l’Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson. La conscience ne vit pas le temps comme une succession d’instants discontinus, mais comme une durée mouvante, durante, qui refuse d’évincer le problème du passage à l’intérieur de la durée et de rabattre le présent sur l’instant, défini comme limite, partant jamais présent. Pour les tenants d’une phénoménologie, dont Augustin est le lointain initiateur avec sa théorie du triple présent autorisée par la distensio animi et parmi lesquels on peut compter Bergson, même si son concept de durée pure diffère un peu de la durée vécue dans le champ de présence incluant un double horizon de rétention et de protention, qui fait l’étoffe de la vie de la conscience dans la phénoménologie de Husserl, le temps n’est pas perçu comme temps présent du monde, mais comme temps durant , comme flux non-sécable de la conscience. Pour qu’il y ait durée perçue, temps vécu, il faut qu’il y ait dans la perception tout à la fois du présent et du passé, un avant et un après qui soient tenus dans la même impression, un déroulement de type vocal qui tienne ensemble et à proximité un passé, un présent et un futur. Au triple présent de l’attention, du souvenir et de l’attente, par quoi Augustin réfutait la thèse de l’inexistence du temps en tissant un continuum entre le présent et les deux « eksates » du temps que sont le passé et le futur, font pendant la conception husserlienne d’un moment de présence, incluant son double horizon de rétention, souvenir primaire -à distinguer du ressouvenir par quoi le passé s’objective) et propriété du temps vécu en vertu de laquelle ce qui a été vécu reste enveloppé dans le champ de présence, et de protention, horizon d’avenir inclus dans le présent d’une conscience tendue vers ce qui est à venir, et le concept bergsonien de durée, multiplicité hétérogène et mille feuilles temporel procédant de la confusion et de l’interpénétration des états de conscience et des strates temporelles constitutives du moi profond.

« Le temps voyage à diverses allures selon différentes personnes. Je vais vous dire avec qui le temps va l’amble, avec qui le Temps trotte, avec qui le Temps galope, et avec qui il reste immobile », écrit Shakespeare dans Comme il vous plaira (III,3). L’approche psychologique du temps vécu sera attentive aux variations de l’expérience humaine du temps, qui n’affecte pas de la même manière les individus. L’expérience du temps vécu diffère en fonction non seulement de la personnalité, du  caractère, de l’humeur ou de la représentation idéologique du temps à laquelle les personnes adhèrent, consciemment ou inconsciemment, explicitement ou implicitement. La qualité, l’intensité du temps vécu varie aussi en fonction des âges de la vie, de l’émotion, voire de la passion qui colore la manière dont le temps affecte le sujet dans l’instant ou dans la durée. Elastique, le temps vécu se contracte ou se dilate en fonction de la valeur que le ° d’intensité confère au vécu des états de conscience.

Enfin l’articulation de la mémoire et de l’oubli, au cœur de l’enquête sur l’identité (narrative), fera l’objet d’une approche psychologique et narratologique du temps vécu, entendu non + comme temps perçu, senti, mais, selon la valeur d’aspect accompli du participe passé, comme temps révolu, ayant été vécu par l’homme qui se souvient, laisse affleurer le souvenir à sa conscience, le retient le revit, le rêve, ou le recompose, selon le rapport qu’il a au passé, la valeur qu’il lui accorde et les modalités de l’écriture du souvenir. Ces trois points feront l’objet de la 2ème partie de cette introduction, qui se terminera par une première approche des rapports entre le temps vécu et l’art.

En effet, si le temps, réalité rationnelle, est une énigme pour la pensée logique et rationnelle, c’est aussi que les catégories du langage, conceptuel comme usuel, sont, par leur caractère impersonnel et figé, inadéquates à l’expression du temps vécu. Celui-ci trouve son expression la + fine et la + approchée dans l’art, notamment la musique et la littérature, sous les deux espèces de la poésie et du récit.

 

 

 

I-                    Du temps objectif au temps subjectif 

I-1 L’articulation de l’espace et du temps

Complémentaires[8] quoique asymétriques[9], l’espace et le temps, formes a priori de la sensibilité pour Kant, sont corrélés pour le sens commun et indissociables pour la physique. Ils sont du reste étroitement intriqués dans l’imaginaire nostalgique de Nerval comme dans le flux de conscience qui préside au récit de la journée que les personnages du roman de Virginia Woolf : Mrs Dalloway, passent à Londres. Révolution épistémologique, l’analyse critique de l’illusion qui préside à la spatialisation du temps conduit en revanche Bergson à découpler le temps de l’espace pour purifier les concepts de mouvement et de durée de toute contamination par des mixtes d’espace et de temps.

Le 1er titre projeté par Nerval était Souvenirs du Valois. Ce titre soulignait d’entrée de jeu l’intrication de l’espace et du temps, historique et individuel, vécu et recomposé, dans le récit rétrospectif de souvenirs d’enfance et de jeunesse comme de voyage qui sous-tend l’imaginaire nervalien du temps vécu. En effet, les signes spatiaux étant systématiquement accompagnés d’indicateurs temporels, l’espace nervalien n’existe pas en dehors du temps vécu, lequel temps vécu ne s’incarne que dans l’espace, produit d’une géographie subjective et d’une polarisation des lieux. Polarisée en même temps que temporalisée et historicisée, la géographie intime du narrateur repose sur une opposition, romantique, entre Paris, la ville, capitale du temps vécu par une « génération perdue », et le Valois, espace-temps de l’enfance, mais aussi de l’Histoire, quasi sacralisée par la médiation d’un imaginaire historique et artistique.

[Polarités ] La capitale est associée, dans le 1er chapitre de la nouvelle, à un temps historique et collectif dévalué ainsi qu’à une expérience douloureuse d’amour impossible pour une actrice quasi divinisée, La capitale est donc le lieu négatif de la dilapidation du temps et de l’argent dans le temps perdu de la jeunesse, au lendemain de l’échec de la révolution de 1830. Ce temps est celui de la morne solitude dans une époque déceptive, de l’impuissance du narrateur à désacraliser le mythe de l’actrice comme à échapper à la confusion de deux figures féminines reliées par la magie artificielle du clair-obscur théâtral, mais relevant d’espaces temps radicalement différents. L’analyse rétrospective de la juxtaposition du récit de la « soirée perdue » (I), et du souvenir de la 1ère rencontre d’ »Adrienne » (II) nous apprend qu’Aurélie, l’actrice adulée dans le temps de la jeunesse, n’est que le fantôme d’Adrienne, l’aristocrate toujours déjà interdite, puisque sociologiquement inatteignable, rencontrée dans l’enfance, promise par sa famille à l’Eglise et de surcroît toujours déjà morte, et surgie d’un imaginaire historique , personnel et littéraire : celui des rois de France, de la Renaissance et des chansons de toile médiévale. Pour fuir cet espace temps et cet amour destructeurs, le «petit parisien » retourne, d’abord par le souvenir, puis physiquement, dans le Valois où, enfant et adolescent il passait des vacances d’abord régulières, puis + intermittentes.

 Or dans ce Valois de l’enfance et de l’adolescence se mêlent aux souvenirs personnels des images empruntées à l’Histoire, à la peinture et à la littérature. Cela contribue à sacraliser des lieux d’exception, templa où le narrateur voudrait célébrer le culte du passé en transformant le voyage en pèlerinage et en demandant successivement à Sylvie et à Aurélie de le libérer du poids du passé en l’embaumant.

[Le motif du voyage] Dès le chapitre III, la saisie du temps est donc inséparable d’une mise en mouvement effective du sujet à travers le motif du voyage : le sujet se met en mouvement dans l’espace pour franchir la frontière invisible qui le sépare du passé qu’il espère retrouver intact (p. 24,44).

Mais la poésie des ruines (p.32) et le pragmatisme de la petite paysanne, de dentelière, (avatar de la figure archétypale de la Parque) devenue « gantière » (figure liée à la « mécanique ») et qui « phrase » en chantant des opéras, comme l’actrice qui refuse de s’identifier au fantôme d’Adrienne viennent rappeler au narrateur le principe de réalité présidant à l’irréversible course du temps qui passe, temps transitif et linéaire du changement par quoi on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.

A partir du moment où le temps du voyage en voiture, voyage de quelques heures, jalonné de plongées dans le temps des souvenirs recomposés par le narrateur (IV à VII), rejoint le temps vécu par le jeune adulte désireux de voir le passé recouvrir le présent et polariser l’avenir (VII à XIII), un retournement axiologique s’opère et l’expérience du changement nourrit la mélancolie du narrateur : le cadre idyllique du Valois de l’enfance n’est +, car le pays, lieu des mutations sociales, économiques, affectives est métamorphosé par la modernité (relire notamment le ch X). L’expérience, déceptive, du retour sur les lieux idéalisés, transfigurés, de l’enfance, atteste de la temporalisation de l’espace, en devenir : la chambre de Sylvie ayant changé, le narrateur n’y retrouve par exemple rien du passé. Sylvie elle-même a changé : devenue gantière, la fileuse a lu Walter Scott, « phrase » quand elle chante et songe aux réalités matérielles. Dégradé, le Valois industrieux s’est dépoétisé à mesure que l’industrie s’y implantait, consacrant le caractère intempestif du protagoniste, guéri des « chimères » de la jeunesse par l’expérience des « illusions perdues », ce dont témoigne l’ironie du narrateur « 20 ans après », mais demeuré dans la « tour d’ivoire » des poètes et partant condamné à n’agir que pour créer un récit empreint certes d’ironie (en cela on peut lire Sylvie comme un roman d’apprentissage), mais aussi de mélancolie et de nostalgie.

 

Le va-et-vient entre l’espace-temps des 24 heures vécues à Londres par les personnages, dont le lecteur suit les déambulations dans la capitale d’un empire britannique en pleine mutation, entre tradition et modernité, apogée et déclin de la civilisation, explosion de vie et stigmates de la Grande Guerre, et les « grottes » du souvenir convoqué par le flux de conscience des personnages et souvent relatif à des ailleurs, fait aussi de l’espace-temps de Mrs Dalloway un espace-temps historicisé et temporalisé. Mais alors que la nostalgie et l’ironie romantique accordent le primat au passé recomposé sur le présent dévalué et à l’expérience de la désillusion sur la jouissance de l’instant, la conjugaison de la satire sociale, de l’ouverture de l’espace-temps londonien sur des espaces du souvenir construits comme des fantômes ressurgissant d’un passé collectif ou individuel et du primat accordé à l’ouverture des  consciences capables de faire l’épreuve de l’immersion dans la chair sensible et temporelle du monde sur les schémas préconstruits et réifiés des partisans de la Mesure, impose une approche à la fois narratologique, phénoménologique et idéologique.

Dans ce roman londonien à la topographie si précise que l’éditeur a cru nécessaire d’ajouter un plan du « Londres de Mrs Dalloway », la ville est plus qu’un cadre ou un décor : un personnage qui participe à la perception du temps et de ses changements, entre monuments mortifères et hiératiques, immobilisation symbolique d’un ordre ancien triomphant et modernité des flux de véhicules et de marchandises[10]. La victoire alliée sur l’Allemagne ayant refoulé les traumatismes de la guerre et confirmé l’Angleterre dans sa cécité relative aux signes avant-coureurs de la faillite de l’empire britannique et de la civilisation, la consolidation de l’ordre ancien se lit par exemple dans le raidissement des passants, gens de bien ou gens du menu peuple, « cloué[s) sur place » par la « présence immortelle » de la royauté, symbolisée au début du roman par le passage de la limousine aux stores fermés, frappée du motif de l’arbre ancestral, symbole d’un ordre dynastique qui échoue à aller de l’avant, oublieux du monde qui l’entoure[11]. En faisant de Londres l’un des protagonistes de son roman, V Woolf se dote d’un réservoir allégorique auquel elle puise pour faire le portrait d’une Angleterre somptueuse et funèbre, à la charpente aussi lugubrement macabre que celle de l’âme humaine. L’architecture du centre historique de Londres dans lequel se déroule une grande partie du roman est certes grandiose, mais elle est aussi hantée par la mort[12]. L’Angleterre des cénotaphes et des « effigies de pierre » de l’abbaye de Westminster (p.238), des statues (celle de Victoria, impératrice des Indes et mère nourricière, p.83 et 216) et des « héros de bronze » (p.84 et 127) est porteuse de mort, comme si « la vie avait été enfouie sous un pavage de monuments et de gerbes et transformée, à force de discipline, en un cadavre raide » (p.127). Le culte des morts et le devoir de mémoire, instrumentalisés par un ordre aveugle, sont ici dévoilés pour ce qu’ils sont : un ordre, qui met en gloire le sacrifice pour mieux occulter sa sinistre réalité : à force de déni l’ordre a composé un « regard de marbre », comparable à celui des effigies noires de Whitehall (p.127). Les légendes gravées sur le socle des statues peuvent bien vanter « le devoir, la gratitude, la fidélité, l’amour de l’Angleterre », cet ordre monumentalisé est déjà d’un autre âge[13]. La civilisation si chère à Peter se révèle brutalement porteuse de mort lorsque, à la vue de l’ambulance emportant le corps de Septimus vers l’hôpital, Peter se félicite béatement : « oui, c’est l’un des triomphes de la civilisation » (p.261). Le blanc typographique séparant les deux séquences du suicide de Septimus et des rêveries de Peter symbolise le hiatus séparant les deux Angleterre qui cohabitent sans se comprendre ni même se voir : la chimère de l’Angleterre ancestrale et l’extase d’une modernité trompeuse.

 La symbolique des scènes étant réversible, la modernité londonienne laisse aussi sourdre une énergie ambigüe, rétive aux lois marmoréennes de l’héritage. Roman de l’immobilité hiératique, Mrs Dalloway est aussi un roman de la vélocité moderne, du flot incessant des voitures et des omnibus, de la communion de tous les regards dans la contemplation de l’avion publicitaire, ce qui nous rappelle que l’Angleterre de l’après-guerre doit désormais faire place à une énergie mécanique. L’ »extase » dans laquelle est plongée la foule des badauds vient alors symboliquement supplanter celles dans laquelle le passage de la voiture officielle l’avait un temps figée et l’avion, archétype de la modernité, se fait le héraut d’un futur dominé par le mouvement et la vitesse, qui force le présent à se réinventer. Partout, dans le roman, des silhouettes fugaces sautent dans des autobus ou des taxis, se pressent pour vaquer à leurs occupations, impulsent un mouvement à l’unisson du mouvement intérieur des émotions et des souvenirs : le « flux et le reflux » des camions en route pour Covent Garden, des taxis et des voitures particulières se fait la métaphore du flux de conscience, du courant psychique qui sous-tend le texte et l’emporte en un continuum ininterrompu, Virginia Woolf prenant par ailleurs la mesure du séisme ontologique imposé par l’avènement de la société de consommation, à travers l’image de l’avion, qui fait surgir la société marchande moderne, la mention du  monde de la « réclame » (p.86), des « hommes sandwiches » (p.63), des grands magasins à l’opulence éblouissante, temples labyrinthiques dans lesquels Mme Kilman finit par se perdre, « tanguant des malles-cabines pour les Indes, […] des denrées périssables ou biens durables, médicaments, fleurs, papeterie » (p.237).

Pour vibrionnant et véloce que soit le Londres moderne dont Peter Walsh découvre les changements après 5 ans d’absence en Inde, il est aussi un monde de reflets sans substance, de marchandises pris dans le vertige des apparences , un univers factice dans lequel les choses révèlent moins la coïncidence de l’identité et du monde matériel que la puissance délétère à laquelle elles participent : pour Septimus, à qui revient la charge de porter la contradiction au cœur de l’autosatisfaction collective, le spectacle de la capitale est funèbre : les quartiers résidentiels qu’il traverse en quittant Regent’s Park lui paraissent exsangues, désertés par la vie, recouverts comme d’un  linceul » (p.171). La guerre a mis un terme aux rêves de promotion régulée et brisé le « buste de Cérés en plâtre », creusant un « trou dans mes massifs de géraniums «  de l’intérieur bourgeois de Mr Brewer (p.173-174). Le mouvement incessant de la nouvelle mécanique du monde n’empêche pas l’ordre patriarcal, moribond, de triompher : Maisie Johnson est saisie par la spectralité minérale et moribonde de Londres, traversée par la mort p.93. Les charmes de la modernité sont donc trompeurs, qui semblent augurer d’un avenir technologique livré à la circulation et au mouvement. Tout au long du roman, la mort le dispute donc à la vie, dans un monde de pierre et de cendres encore soumis à la férule d’un passé que la guerre a conforté dans son autorité mortifère.

L’approche narratologique sera attentive à la manière dont les espaces du souvenir font irruption dans le Londres du temps vécu par les personnages dont on suite le flux de conscience. Ces espaces peuvent être exotiques : l’Italie fait contrepoint à Londres, ville inconnue et terne pour Lucrezia qui garde la nostalgie de son pays natal ; l’Inde est objet de désir et de dégoût pour Peter, qui vient de la quitter et à laquelle il ne cesse de penser. Il s’agit surtout du lieu de l’enfance et de la rupture de Peter et de Clarissa : Bourton. Dès l’incipit, Clarissa superpose dans le geste d’ouverture la plongée dans l’espace-temps d’une matinée de printemps londonienne, en juin 1922, et le souvenir des plongées antérieures dans l’espace-temps matériel de Bourton.

Cet incipit attestant par ailleurs de l’ouverture de la conscience de Clarissa sur le monde et sur autrui, l’approche phénoménologique de l’espace-temps vécu par la conscience « intentionnelle » des personnages sera attentive aux « moments de vie » où, immergée, plongée dans le monde, jetée vers ce qui n’est pas elle et partant bouleversée, la conscience fait l’épreuve sensible de la chair du monde, « contemporaine de tous les temps », devient à elle-même temps et, laissant la puissance du surgissement du souvenir vivant, présent, intensifier la vie, la jouissance de l’instant vécu, fait tout à la fois l’expérience du tissu sensitif et temporel de l’existence et l’expérience, chorale, de la matière monde qui nous unit à l’autre pour « faire monde » au sens d’unité : « Cela avait été sa perte – cette sensibilité – […] J’ai en moi quelque chose […] En partie à cause de cela, de ce secret, absolu, inviolable, la vie lui était toujours apparue comme un jardin inconnu, plein de coins et de recoins, et de surprises, oui. Des moments comme cela, où tout se rassemble , c’était à vous couper le souffle […]». Parce que la conscience est tissu, elle ressent la présence au monde et la présence des autres sous forme d’une totalité capable de communiquer : « elle se sentait partout présente » (p.264), dit Peter de Clarissa, comme si sa conscience était dilatée dans le monde. La sensibilité immanente, une odeur, un air de musique, le souvenir d’une conversation ou d’une promenade, suffisent pour nous relier dans l’immense épaisseur de la conscience unifiée, comme lorsque Clarissa regarde par la fenêtre la vieille femme d’en face et qu’elle la sent « comme si elle était attachée à ce son, à ce cordon » (p.229). Ce qui unit les personnages, c’est qu’ils se sentent tous reliés à quelque chose, peu importe à quoi et à qui : « la voiture n’était + là, mais elle avait laissé une légère ondulation, qui se propagea à travers les magasins […]. Pendant 30 secondes, toutes les têtes restèrent tournées dans la même direction. […] il s’était passé quelque chose. Quelque chose de si ténu, dans certains cas, qu’aucun instrument de mesure, fût-il capable d’enregistrer un séisme en Chine, n’aurait pu en recueillir les vibrations ; d’une plénitude impressionnante, pourtant, et suscitant une émotion collective […] Le passage d’une automobile avait effleuré quelque chose de très profond » (p.81). Dans la perception sensible, il n’en va pas que de ma conscience, mais du tissu total du monde dans lequel je suis plongé, qui me met en « vibration », en lien avec les autres consciences, me permettant d’atteindre une « plénitude ». C’est vers cette plénitude de la sensation que tend le roman, la pleine saveur de l’existence qui passe par la primeur de l’espace-temps vécu. Ce qui compte moralement, sensiblement, existentiellement, c’est ce qui est vécu, traversé et intensifié par l’expérience du temps : ce qui vaut est vécu et la vie telle qu’en elle-même et non les images dont se repaissent ceux qui s’écartent de la plénitude de la vie pour choisir la mort (p.278).

 

C’est le souci de penser l’essence de ce temps vécu en le purifiant de ce qui, en lui, n’est pas strictement temporel, qui conduit Bergson à découpler le temps de l’espace pour en proposer une définition, non + objective et monumentale, mais subjective et intérieure. Pour ce faire, et en rupture épistémologique tant avec la Physique d’Aristote, qu’il connaît bien pour avoir composé, parallèlement à sa thèse en français, L’Essai sur les données immédiates de la conscience, une thèse d’habilitation complémentaire en latin sur l’espace dans la philosophie d’Aristote, qu’avec le rationalisme néokantien, alors prédominant dans l’Université française… et dans son jury de thèse, le jeune Bergson, dont la philosophie de la durée naît d’une réflexion sur les lacunes de la représentation scientifique du temps associé aux mouvements du monde, entreprend, dans toute la 1ère partie du chapitre II de son Essai, de déconstruire notre manière ordinaire de considérer le temps en montrant combien elle est empreinte de représentations et de concepts issus des mathématiques, de la physique et de la psychophysique associationnistes, qui détemporalisent le temps en le spatialisant[14].

L’espace dont parle Bergson ne doit pas se confondre avec les lieux, les paysages, les villes, les espaces, dont les personnages des fictions de Nerval ou de V Woolf ou nous-même pouvons faire l’expérience sensible, comme l’atteste l’exemple de la projection d’une part de nous-même dans les lieux que nous habitons, p.105-106. Dans l’Essai, l’espace, forme a priori, qui précède et organise  l’expérience, et non pas donnée immédiate de la conscience, est une construction, une « conception » produite par notre intelligence et qui requiert sa médiation en nous permettant d’ »opérer des distinctions tranchées, de compter, d’abstraire, et peut-être de parler ». « Forme de notre intelligence, qui nous permet de penser l’extériorité et de vivre dans le monde », l’espace ainsi conçu est « un élément transcendantal qui organise notre expérience du monde physique et social, rendant possible nos représentations des choses et notre communication par le langage » (Giulia Oskian, chapitre consacré à Bergson dans le 3 en 1 Atlande, p.133). Cet espace a deux caractéristiques: c’est un « milieu vide homogène », partant qualitativement neutre, et infiniment divisible, donc discontinu. Ces deux caractéristiques expliquent que pour Bergson, mesurer le temps en le mathématisant pour en faire, avec Aristote et les physiciens, « le nombre du mouvement », revient à le manquer en le spatialisant : « le temps, entendu au sens d’un milieu où l’on distingue et l’on compte, n’est que de l’espace ». Or si, pour Bergson comme pour la physique mécanique, le temps est lié au mouvement, la durée de ce mouvement, seul paramètre purement temporel de cet acte, ne saurait se mesurer à l’aune de ce qui demeure un calcul de simultanéités, négation même de la durée. « Annoncer qu’un phénomène se produira au bout d’un temps t, c’est dire que la conscience notera d’ici là un nombre t de simultanéités d’un certain genre ». Or « on ne fait pas du mouvement avec des immobilités, ni du temps avec de l’espace ». Pour résoudre l’aporie d’un des paradoxes de Zénon d’Elée : le paradoxe d’Achille et de la tortue, p.75-77,Bergson ne recourt donc pas au calcul infinitésimal, incapable à ses yeux de rendre compte de la continuité en cessant de penser l’intervalle comme espace infiniment divisible. Il aborde le problème du mouvement, donc du temps, avec d’autres instruments que la mathématisation, spatialisante : « processus psychique et par suite inétendu », le mouvement est acte, dont la sensation « n’a de réalité que dans notre conscience » : « il suffira […] de penser à ce qu’on éprouve en apercevant tout à coup une étoile filante, dans ce mouvement d’une extrême rapidité, la dissociation s’opère d’elle-même entre l’espace parcouru, qui nous apparaît sous forme d’une ligne de feu, et la sensation absolument indivisible de mouvement ou de mobilité ». « La révolution épistémologique bergsonienne consiste donc à affirmer que l’expérience de la continuité, du mouvement, du temps, puisqu’elle est une donnée immédiate de la conscience, précède la raison et la représentation spatiale. C’est une intuition immédiate qui « nous montre le mouvement dans la durée, et la durée en dehors de l’espace » (ibid, p.141). La recherche épistémologique de Bergson aboutit ainsi à la définition d’une nouvelle modalité de pensée : la pensée en durée, qui fait du temps, incommensurable, non une donnée du monde, mais l’essence de la conscience. Il faut donc purifier notre idée du temps pour la déprendre des contagions spatiales et de l’idée du nombre.

 

I-2 Temps et mesure

Que mesure-t-on quand on mesure le temps ? Peut-on vraiment définir objectivement le temps vécu comme une grandeur mesurable ?

 

La mesure mathématique et physique du temps par les horloges est et a été successivement : mesure des intervalles constants entre des récurrences de phénomènes cosmiques ; mesure de la vitesse constante d’un phénomène qui se déroule de manière uniforme ; mesure de la répétition isochrone d’un mouvement pendulaire ou de la vibration d’un atome de césium. Ces calculs sont le résultat pratique d’un long processus collectif, d’une synergie issue de l’observation de + en + fine du mouvement des astres, du perfectionnement croissant des mesures mathématiques, du déchiffrement des réalités physiques et du travail collectif des sociétés humaines. Le résultat est que nous vivons tous les jours dans une temporalité divisée en unités et en parties, dont la valeur nous paraît objective en ce qu’elle s’impose à nous comme un donné avec lequel nous devons compter, sur lequel nous devons nous régler pour vivre et pour agir. En effet le temps-du-monde est, dans l’analyse qu’en propose Heidegger, un temps opératoire avec lequel le sujet en proie au Souci et aux prises avec le monde doit compter. Quand le narrateur décide de reprendre pied dans la réalité en rejoignant Sylvie, pour rompre l’enchantement des Heures divines par exemple, lui qui n’a pas de montre parce qu’il a vécu jusque-là dans un monde où rien ne change et où le temps n’existe pas, s’interroge : « quelle heure est-il ? ». Il doit faire avec le temps incompressible du voyage entre Paris et Loisy. Dans le roman de Virginia Woolf, dont le titre initial était Les Heures, les heures, les demi-heures et les quarts d’heure ne cessent de sonner l’heure officielle au cadran des horloges monumentales de Londres : Big Ben et les cloches de l’église Saint-Margaret ne scandent pas seulement le déroulement chronologique de la journée où se passe le temps de l’histoire de Mrs Dalloway. Figures de l’Autorité dans ce pays de la « mesure », incarnée par le psychiatre qui tarifie le temps consacré à chacun de ses patients, ces coups de l’horloge rappellent les individus à leurs obligations sociales : responsabilités du député Richard Dalloway, qui ne peut s’attarder pour prendre le temps de dire son amour à sa femme Clarissa (p.219) ; souci qu’éprouve Lucrezia d’être ponctuelle au rendez-vous chez le dr Bradshaw (p.185) ; sentiment d’ incongruité provoqué par la visite surprise de Peter, le matin où Clarissa donne sa réception ou par l’annonce du suicide de Septimus au moment où la réception bat son plein. Aussi ce temps des horloges, temps monumental dont le temps chronologique n’est que l’expression audible, selon l’analyse que Paul Ricoeur en propose dans les pages qu’il consacre au roman de V Woolf, dans le 2ème volume de Tems et récit, n’est-il pas un temps neutre, mais un temps qui entre en concordance avec l’idéologie de la mesure incarnée par ces figures de l’autorité et du pouvoir que sont les médecins qui tourmentent l’infortuné Septimus, perdu dans ses pensées suicidaires, au point de la pousser à la mort : « Mesure, divine mesure, déesse à laquelle Sir William sacrifiait » (p.196). C’est le sens de la mesure, de la proportion qui inscrit la vie professionnelle et mondaine de cette sommité médicale, rehaussée par l’anoblissement, dans le temps monumental. Le temps des horloges, le temps de l’histoire monumentale et le temps des figures de l’Autorité vont donc de pair dans ce roman où « la Mesure a une sœur moins souriante, + terrible » et qui « se nomme Intolérance » (Conversion).

 

Dans un passage central du chapitre consacré par Bergson à la « multiplicité des états de conscience et à l’idée de durée », p.67-71, Bergson retrace la genèse de cette habitude que nous avons de trahir et d’occulter la perception immédiate de la « vraie durée, et avec elle la vérité de notre dynamisme interne, en projetant sur l’illusion de la mesure de la durée un mixte susceptible d’ adapter notre perception de nous-mêmes aux exigences de la société et de soustraire nos sentiments au flux, en les isolant les uns des autres pour répondre aux exigences d’ordre pratique. Pour montrer que le temps des horloges n’est qu’un concept abâtardi de l’espace, Bergson commence par démontrer que, quand on croit mesurer du temps en suivant le mouvement des aiguilles censées indiquer l’écoulement du temps, c’est toujours de l’espace qu’on mesure. En effet,  pour le mesurer, nous faisons appel à un mobile qui parcourt un espace donné : aiguille de la montre, rotation de la terre sur elle-même, rotation de la terre autour du soleil. Or quand nous lisons l’heure, ce ne sont que les positions de aiguilles sur le cadran que nous observons, jamais le mouvement lui-même ; nous n’enregistrons en somme que des coïncidences, nous ne procédons qu’au repérage de simultanéités ; la mesure du temps est ramenée à l’enregistrement de deux simultanéités ; l’intervalle nous échappe, que notre intelligence reconstruit. La notion d’un temps homogène est donc une création de l’esprit. Mais il y a + que cela : la périodicité isochrone du mouvement suppose, pour pouvoir prétendre s’y régler, une expérience et une conscience intime du temps qui passe : comment puis-je, sans mémoire, assurer que la simultanéité est succession ? Comment puis-je, sans expérience de la constance du temps, affirmer que telle période révolue de tel mouvement a duré exactement autant de temps que telle autre ? Pour montrer que l’espace et le nombre constituent des filtres qui viennent déformer la perception de la durée pure, dépouiller ma vraie durée de sa gangue et concevoir pour elle une multiplicité non + quantitative, mais qualitative, il faut rendre à sa condition médiate la fausse immédiateté de la mesure du temps homogène et repousser l’illusion persistante de la mesurabilité de la durée, ou +tôt l’illusion consistant dans la substitution à la durée effectivement perçue par la conscience d’un temps universel qui se laisserait ramener au nombre. En effet, l’illusion de la mesure de la durée suppose la négation du spectateur, une sorte d’oubli de soi de la conscience qui fait comme si elle ne suscitait pas la représentation homogène de la durée, pourtant son œuvre. On n’a pas été assez attentif, selon Bergson, à ce qui rend possible l’apparence de continuité que requiert la mesure de la durée, et qui ne peut appartenir au mesurable en soi. Le ressort de l’illusion de la perception d’un temps homogène réside dans l’extériorité du mesurable, qui est le résultat factice inaperçu d’une opération mentale, ce qui veut dire que la pensée ne s’aperçoit pas dans son acte et qu’elle prête à la perception ce qui lui revient en propre. L’illusion à laquelle s’applique l’analyse de Bergson peut donc être qualifiée d’objectiviste et se caractérise par la confusion de la chose et de la représentation, faute d’une concentration de l’esprit sur l’expérience de la succession pure. Ce que la conscience substitue à sa propre multiplicité est d’abord un schème : le schème de l’extériorité pure, ensuite la projection de soi sur ce schème. Ainsi se constitue un mixte de durée et d’espace, mais qui n’est pas perçu comme tel. Pour expliquer le mélange de représentations spatiales et de perceptions temporelles qui fonde notre conception ordinaire du temps, Bergson emprunte à la biologie le concept d’endosmose, pénétration d’un liquide à l’intérieur d’une cellule à travers une membrane à cause de leur différence de concentration. Pour Bergson, une sorte de mélange du même type se produit entre la durée intérieure et l’espace externe finissant par former au sein de notre conscience l’idée d’un « temps homogène ». Ainsi, puisque la durée est « succession sans extériorité » (les états de conscience se pénètrent mutuellement et ne peuvent pas coexister l’un à côté de l’autre) et que l’espace est « extériorité sans succession » (dans l’espace il n’y a que simultanéité et juxtaposition), le mélange produit par l’endosmose sera l’idée d’une succession avec extériorité, juxtaposition des états de conscience. Habitués à ce mélange, nous laissons « les oscillations  du balancier » décomposer notre vie intérieure « en parties extérieures les unes aux autres » : « de là l’idée erronée d’une durée interne homogène analogue à l’espace », « dont les moments identiques se succéderaient sans se pénétrer ». Dans la conclusion de l’Essai, Bergson revient sur l’erreur par laquelle nous morcelons notre expérience en fragments découpés au rythme des horloges : il s’agit d’un compromis entre le moi et le monde, qui nous porte à « faire durer les choses comme nous durons, à mettre le temps dans l’espace », à annuler donc le clivage entre intériorité et extériorité, en inventant un concept hybride : « ainsi se forme par un véritable phénomène d’endosmose l’idée mixte d’un temps mesurable qui est espace en tant qu’homogénéité et durée en tant que succession, […] l’idée contradictoire de la succession dans la simultanéité ». L’illusion dérive de la manière inconsciente et subreptice dont cette idée prend pied en nous : habitués à nous considérer nous-mêmes d’un point de vue extérieur, comme des choses du monde, il nous arrive de négliger le sentiment de la durée qui se présente immédiatement à notre conscience. L’effet trompeur de l’idée de temps homogène dérive donc de ce qu’elle nous cache le clivage entre durée psychique et durée des choses externes : nous appliquons les catégories spatiales dont nous nous servons pour observer les phénomènes physiques à la compréhension de notre vie psychique, ce qui rend impossible la compréhension de la liberté de l’action humaine. Or les états de conscience ne sont pas des choses, mais des « progrès » : « vivant ils changent sans cesse », de sorte qu’il appartient à la psychologie de purifier la conception du temps comme la science a purifié celle de l’espace.

A l’idée hybride du temps homogène, le philosophe substituera la pure durée. Penser cette durée implique une révolution de notre manière d’étudier l’intériorité : non + par analogie avec le monde extérieur (perçu dans l’espace), mais en retrouvant les données immédiates de la conscience et s’en servant comme point de départ, comme base de toute vérité psychique. La conséquence de cette occultation inconsciente de la durée, temps réel relevant de la multiplicité qualitative et non de la multiplicité quantitative, par la conscience qui, pour les besoins de l’action, soustrait la durée à son regard et lui substitue le temps des horloges, + attentive qu’elle est aux objets, aux choses de l’espace influant sur ses états et aux classifications linguistiques servant à les désigner qu’à ses vécus eux-mêmes, à notre expérience intérieure, est que, pour ressaisir le temps réel, une véritable conversion doit intervenir : « nous allons […] demander à la conscience de s’isoler du monde extérieur et, par un vigoureux effort d’abstraction, de redevenir elle-même. Nous lui poserons alors cette question : la multiplicité de nos états de conscience a-t-elle la moindre analogie avec la multiplicité des unités du nombre ? » (p.37). Parce que le temps spatialisé, temps mathématisé de la physique comme temps des représentations du sens commun, est solidaire de l’action et de la coordination sociale, la reconquête de la durée suppose une conversion vers l’intime : la durée n’apparaît que pour une pensée qui rentre en elle-même et s’abstrait. Vivre le temps des horloges en le sentant réellement passer, ce ne serait donc ni projeter le temps dans l’espace pour exprimer la durée en étendue, ni fragmenter le temps en autant d’instants discontinus et immobiles, car cela contribue à détemporaliser le temps en le pensant soit comme simultanéité, soit comme extériorité, mais vivre la durée, l’écoulement du temps en en percevant le passage par la pénétration intime du flux. L’exemple du son des cloches (p.29-31), qui illustre l’analyse du concept de nombre par lequel Bergson oppose deux types de multiplicité : la multiplicité qualitative, composée d’unités hétérogènes, successives (ou simultanées) et pénétrables, qui sert à décrire la nature confuse du temps vécu immédiatement et la multiplicité quantitative, fruit de conscience réfléchie quand elle ignore les différences qualitatives, homogénéise artificiellement les éléments hétérogènes du temps vécu et les extériorise symboliquement pour pouvoir les différencier, permet de comprendre, en même temps que le processus par lequel la conscience, qui dans un 1er temps s’abstient de compter, de spatialiser, d’homogénéiser les sons d’une cloche produisant certes toujours la même note, mais toujours de manière sensiblement différente (chacune est la nuance d’un même son), de sorte que le nombre formé n’est pas un nombre spatial, mais un nombre dont les unités hétérogènes s’organisent en s’interpénétrant comme dans une mélodie, retire dans un second temps sa qualité acoustique et temporelle propre à chaque son de cloche pour les compter en les considérant comme un ensemble de sons strictement équivalents, simultanés et extérieurs les uns aux autres, semblables aux notes observés sur une partition musicale, cet exemple donc nous permet de comprendre la nature de la conversion d’une approche du temps associé à la mesure, qui le dénature en le spatialisant, en le quantifiant, en le figeant, à une approche du temps vécu par le sujet dans la durée, temps intime et qui ne se mesure pas.

 

1ère approche de la durée bergsonienne

 

Intuition fondamentale de la pensée de Bergson, la durée réelle, concrètement vécue, subjective et qualitative est une « donnée immédiate de la conscience » , non quantifiable et non mesurable, qui s’oppose au temps objectif et abstrait de la physique, spatialisé, homogène, quantifiable et mesurable, et qui s’obtient en dissociant le temps quantitatif du temps vécu et senti, puisque nous sommes tellement habitués aux mixtes d’espace et de temps que nous prêtons à la durée les caractères mesurables du temps représentés par la médiation de l’espace.

C’est donc par un effort d’abstraction, au sens étymologique d’arrachement aux habitudes de l’intelligence et du langage porteur de » pensées toutes faites » et de représentations sédimentées que nous pouvons dissocier les deux éléments du mélange que sont l’espace où s’inscrit l’aiguille des pendules et la durée que nous ne pouvons saisir que directement, immédiatement en nous pour passer de la perception courante et grossière du mixte à une saisie immédiate, dont l’immédiateté n’apparaît que quand on a dépouillé notre représentation de la spatialisation qui altère la durée vécue dans l’intériorité : »nous allons donc demander à la conscience de s’isoler du monde extérieur et, par un vigoureux effort d’abstraction, de redevenir elle-même. Nous lui poserons alors la question : la multiplicité de nos états de conscience a-t-elle la moindre analogie avec la multiplicité des unités d’un nombre ? ». C’est donc par l’introspection et de façon polémique à l’endroit de la psychologie positiviste, qui prétend rapporter les données internes de la conscience aux faits physiques externe, que Bergson invite le sujet à passer d’un moi superficiel, individualisation du social et du rationnel où règne le temps objectif des cadrans et des horloges, si bien que le moi superficiel se voit dans l’espace et, se réfractant à travers le monde et la vie sociale, s’apparaît à lui-même comme éclaté et dispersé dans une multiplicité de moments discontinus, extérieurs les uns aux autres, où, ne se possédant pas lui-même, il vit dans l’oubli de soi-même, sans + sens de l’unité, de l’originalité, de la liberté, à un moi profond, identique à la durée : « le moi qui se sent durer n’est évidemment pas celui qui organise son emploi du temps pour la semaine prochaine ni celui qui s’efface sous la raison impersonnelle dans les calculs où entre la fonction t. L’attitude que Bergson prescrit pour ressaisir les données immédiates de la conscience est donc, elle aussi, définie par opposition à celle qu’imposent les besoins de l’existence quotidienne et les exigences d’une science efficace », commente Henri Gouhier. Les faits psychiques se déroulant dans la conscience, faculté de saisir au-dedans de soi le réel dans son intériorité, dans une dimension qualitative que l’on ne peut rapporter à la dimension quantitative des faits physiques[15], la multiplicité des états de conscience est non numérique, mais qualitative et hétérogène : «la représentation d’une multiplicité de ‘pénétration réciproque’, toute différente de la multiplicité numérique-  la représentation d’une durée hétérogène, qualitative, créatrice- est le point d’où je suis parti et où je suis constamment revenu ». Or, alors que la multiplicité numérique ou quantitative ajoute les unités les unes à côté des autres en les juxtaposant dans l’espace, la multiplicité non numérique, qualitative, plonge dans une dimension temporelle et non + spatiale.

Elle est durée pure et non durée mixte, comme l’illustre l’opposition des deux exemples du mouvement réversible de la main promenée le long d’une surface de bois et de la mélodie : « quand les yeux fermés, nous promenons la main le long d’une surface » pour se défaire de l’espace homogène et se rendre attentif exclusivement aux variations de la sensation, nous ne faisons qu’éprouver dans un ordre inverse les sensations éprouvées lors du 1er passage ; dans la durée de la mélodie, toutes les notes se mêlent et donnent vie à ce qui est inscrit sur l’espace de la partition, de sorte que l’interruption d’un mouvement mélodique par lequel chaque note appelle les autres par un mouvement général de « pénétration mutuelle » provoque la sensation désagréable d’une rupture de la continuité, d’un changement qualitatif. C’est sans doute pourquoi, parmi tous les arts, c’est à la musique que revient sans cesse la réflexion bergsonienne : elle seule peut suggérer, de la façon la + vive, la suspension des schèmes de l’intelligence : « il y a en effet deux conceptions possibles de la durée, l’une pure de tout mélange, l’autre où intervient subrepticement l’idée d’espace. La durée toute pure est la forme que prend la succession quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs ». « Donnée immédiate de la conscience », « intuition », « acte simple » qui nous permet de saisir du dedans l’absolu de l’être du temps [16], la durée est donc interpénétration des états de conscience et des stases du temps, saisies dans une continuité non + linéaire, mais fluante et changeante, dans un perpétuel mouvement, qui ne suit pas une ligne chronologique abstraite, mais épouse les mouvements propres à une conscience singulière, indépendante de toute contrainte extérieure dans son sentiment du temps.

Dès lors on ne s’étonnera pas que le rêve soit pris comme paradigme de cette expérience fondamentale du moi profond qu’est l’expérience de la durée. La conscience s’y affirme par sa sensation personnelle du temps, qui ne fait aucune différence entre les parties séparées dans les stases du temps chronologique : passé, présent, avenir ; heures minutes, secondes etc. Notion fondamentale de la pensée de Bergson, notion clé de l’histoire de la philosophie et des arts et élément décisif dans l’histoire littéraire des avant-garde, le concept bergsonien de durée est un concept essentiel pour la construction de la problématique du thème annuel en ce qu’il nous apprend que le temps vécu est temps subjectif par opposition au temps objectif, temps concret et réel par contraste avec le temps abstrait de la science, multiplicité qualitative par rapport au nombre et à l’espace homogène, flux épousant le mouvement de la conscience et du monde, par opposition à la discontinuité des instants, durée intérieur et non temps du monde, espace de création et non d’aliénation.

Cette absence de mesure du temps vécu, temps de l’âme et de la conscience +tôt que temps du monde, temps du sujet +tôt que temps de l’Histoire et de la société, temps intime et intérieur +tôt que temps extérieur et spatialisé, temps du souvenir et de la rêverie +tôt que temps de l’action peut conduire le sujet romantique à s’abstraire du temps des horloges pour ne + porter sur les objets ou sur les figures marquant les heures qu’un regard esthétique ou allégorisant, propice à la suspension du temps ou à la conversion de la loi de succession en représentation de l’éternel retour. C’est ainsi que dans Sylvie, le narrateur, dont le mécanisme de la montre, assimilée à une « bête », s’est symboliquement « noyé » dans l’accident provoqué par le frère de lait (XII, p.70), oppose à la vulgarité des coucous purement utilitaires du père Dodu (XII, p.68) et du concierge (III,p.23) , la pendule Renaissance, aux éléments décoratifs saturés de représentations chiffrées et mythiques, mais au mécanisme toujours déjà arrêté, l’objet n’ayant pas été acheté pour son utilité pratique, mais pour sa beauté symbolique (III, p.23). La suspension du temps objectif, prélude à la vaine tentative de recouvrement du temps présent par la projection du temps intérieur sur le temps extérieur et symbole, pour ne pas dire symptôme de ce recouvrement de l’histoire par le mythe, va de pair avec sa transfiguration : l’assimilation de l’actrice à la figure du temps à travers l’allégorie antique des Heures, au 1er chapitre, procède d’une sacralisation du temps, dont la fonction n’est pas d’indiquer l’heure, mais de « renvoyer à une époque ancienne, à l’image d’un temps esthétisé et figé, représenté par le mouvement arrêté de la fresque » et surtout de transfigurer le temps linéaire en temps cyclique, les Heures étant aussi des « divinités des saisons, de la croissance et de la fructification, de la végétation, de la fécondité naturelle ». Le rêve de fixation du temps ne signifierait donc pas un figement mortifère de l’instant ainsi éternisé, mais l’allégorisation et l’esthétisation de l’instant permettrait de renvoyer à un temps cyclique fécond, qui ne fuit + irréversiblement, qui ne s’échappe + vers l’avant pour ne + revenir, mais qui s’immobilise dans la représentation esthétique et peut ainsi être reconvoqué à l’infini. Suspendre le cours du temps deviendrait ainsi le moyen d’instaurer un temps cyclique dont la caractéristique est qu’il ne coule que pour revenir à son point de départ. Le temps nervalien ne connaît ainsi pas de mesure, le symbole du mécanisme noyé ou arrêté comme la métaphore du cercle, perversion ironique du cadran de l’horloge signalant le refus du passage inexorable d’un temps raisonnable, divisé en unités successives, la dynamique récursive du souvenir recomposé, mais aussi l’enfermement dans un passé mythique, médiatisé par des représentations esthétique, et finalement trépassé. Ici la dialectique du temps objectif, inexorablement porté vers l’avant, vers le changement, et du temps subjectif, temps de la conscience qui ressaisit le temps dans l’activité mémorielle est problématique.

 

Dans un roman de la multiplicité, de la diversité, de la croisée des flux de conscience et de l’infinie complexité des rapports entre le temps du monde et le temps de la conscience, on ne saurait réduire le rapport entre le temps des horloges et le temps intérieur à la stricte opposition qui prévaut dans Sylvie. Comme l’explique Paul Ricoeur dans les pages qu’il consacre au roman de Virginia Woolf, « la variété des rapports entre l’expérience temporelle concrète des divers personnages et le temps monumental », « les variations sur le thème de ce rapport conduisent la fiction bien au-delà de l’opposition abstraite et en font, pour le lecteur, un puissant détecteur des manières infiniment variées de composer entre elles des perspectives sur le temps, que la spéculation seule échoue à médier ». C’est ainsi que le temps des horloges, qui détourne le sujet de l’Ode au temps comme de la triple jouissance du temps naturel, de l’instant d’éternité et du temps dilaté de la durée intérieure en l’aliénant à une mondanité si mortifère que les figures de l’Autorité peuvent saisir l’opportunité de la terreur provoquée dans l’instant par la réactivation du temps de la guerre pour voler à l’homme son temps et l’acculer à chercher une issue dans la mort, peut aussi sonner l’heure de la jouissance du temps qui passe, de l’attente non + angoissée de la mort, mais désirante de la vie, de la plongée dans un temps vécu, revécu et imaginé : le temps de l’élan vital de la conscience dilatée, de la durée sans mesure. L’ambivalence de la métaphore générique des « cercles de plomb » qui se « dissolvent dans l’air », matrice de l’expérience de la mortelle discordance entre le temps intime et le temps monumental, qui ne s’ouvre à la grandeur mythique du Temps poétique que pour mieux faire revenir l’horreur du temps historique (p.226), cède alors la place à une jouissance sensorielle de moments de vie ouvrant à la durée du monde, figurée par la métaphore de la vague, ou à une expérience du temps qui n’est + celle de chaque individu pris isolément, mais du « retentissement d’une expérience solitaire dans une autre expérience solitaire : « ne crains +, dit le cœur, confiant son fardeau à quelque océan, qui soupire, prenant à son compte tous les chagrins du monde, et qui reprend son élan, rassemble, laisse retomber. Et seul le corps écoute l’abeille qui passe ; la vague qui se brise ;le chien qui aboie, au loin, qui aboie, aboie » ; « toutes les puissances déversaient leurs trésors ; « il est temps… le mot ‘temps’ fendit sa cosse, déversa sur lui ses trésors, et de ses lèvres échappèrent, malgré lui- comme des écailles, comme des copeaux d’un rabot--, de dures, d’impérissables paroles qui s’envolèrent, se fixèrent à leur place dans une ode immortelle au Temps […] Toutes les puissances déversaient leurs trésors sur sa tête et sa main était posée lorsqu’il se baignait, qu’il flottait à la surface des vagues et qu’il entendait, loin, très loin, sur le rivage, les chiens aboyer, aboyer. Ne crains +, dit le cœur enfermé dans la poitrine ; ne crains + » ; « ne crains +, disait le cœur, ne crains +. –Il n’avait pas peur. A chaque instant, la Nature lui envoyait un message joyeux, comme cette tache dorée qui faisait le tour du mur- là, là-, pour lui dire qu’elle était prête à lui révéler, en lui murmurant à l’oreille les paroles de Shakespeare- son sens (p.246, 279).  Quand Clarissa répète le vers, à la fin du livre, elle répète comme Septimus l’a fait : « With a sense of peace and reassurance ». Le livre se termine ainsi : la mort de Septimus, comprise et en quelque sorte partagée, donne à l’amour instinctif que Clarissa porte à la vie un ton de défi et de résolution : »Il lui faut retourner, reprendre son rôle » et la voix du narrateur se confond avec celle de Peter qui, en ce dernier instant du récit, devient pour le lecteur la voix la + digne de confiance : »quelle est cette épouvante ? […] le ravissement ? Quelle est cette extraordinaire émotion qui m’agite ? C’est Clarissa, dit-il. Elle est là (« For there she was »). La force de cette présence est le don du suicidé à Clarissa.

 

 [Propos d’étape]

S’intéresser au temps vécu, aborder la question du temps sous l’angle, perspectiviste, du temps vécu, à l’interface du temps objectif et du temps subjectif, du temps du monde et du temps de l’âme, de la mesure et de la durée, ce n’est donc pas nier l’ombre portée des représentations quantitatives et spatiales du temps scientifique et social sur la destinée des individus, mais s’interroger sur ce qui fait la valeur du temps vécu. Or il est clair que cette valeur ne se mesure pas à l’aune de la quantité mesurable, mais de la qualité, de l’intensité de la durée des moments de vie. En dehors de toute mesure objective, la valeur du temps vécu est existentielle : « nous ne mesurons + alors la durée mais nous la sentons ; de quantité elle revient à l’état de qualité ; l’appréciation mathématique du temps écoulé ne se fait + ; mais elle cède la place à un instinct confus […] Bref, le nombre de coups frappés a été perçu comme qualité, et non comme quantité ; la durée se présente ainsi à la conscience immédiate, et elle conserve cette forme, tant qu’elle ne cède pas la place à une représentation symbolique, tirée de l’étendue », explique Bergson, qui souligne que si la durée ne peut être mesurée par des unités objectives, elle est pourtant bien susceptible de varier en degrés et que Bergson appelle « l’intensité ». Par rapport à la seule qualité, cette idée d’intensité suppose l’idée d’une multiplicité interne des états du sujet, « multiplicité qualitative » qui se révèle non par la mesure mathématique de ses éléments divers, mais par l’effet sensible qu’elle produit sur celui qui l’expérimente : « bref, il faudrait admettre deux espèces de multiplicité, deux sens possibles du mot, distinguer deux conceptions, l’une qualitative, l’autre quantitative, de la différence entre le même et l’autre. Quand cette multiplicité, cette distinction, cette hétérogénéité ne contiennent le nombre qu’en puissance, comme dirait Aristote, c’est que la conscience opère une discrimination qualitative sans aucune arrière-pensée de compter les qualités ou même d’en faire  plusieurs ; il y a bien alors multiplicité sans quantité ». Lorsque Clarissa apprend la mort de Septimus, qu’elle ne connaît pas, mais auquel elle est liée depuis le début du roman par un réseau de rapprochements souterrains, par exemple, sa 1ère réaction est de s’imaginer la sensation de sa mort, donc sa qualité (p.307). De la même manière que Septimus s’était représenté Dante voyageant à travers les Enfers, Clarissa ressent une vision apocalyptique à l’annonce de la nouvelle et semble, par empathie, faire un voyage dans les flammes éternelles. Le « battement sourd » dans le crâne de Septimus imite le tic-tac d’une horloge et semble mesurer ses derniers moments sur terre. Mais à ce caractère dérisoire des derniers moments de vie s’oppose l’intensité de l’instant revécu par Mrs Dalloway, qui se traduit par une épiphanie, une révélation de leur proximité, une compréhension + profonde du sens de la vie : « mais quelle nuit extraordinaire ! Elle se sentait très semblable à lui, ce jeune homme qui s’était tué. Elle était contente qu’il ‘ait fait ; qu’il ait joué son va-tout pendant que les autres continuaient à vivre. L’horloge sonnait. Les cercles de plomb se dissolvaient dans l’air. Mais il fallait qu’elle y retourne » (p.310). C’est la dernière fois qu’on entend sonner Big Ben ; mais ici, c’ est pour mieux rendre compte du caractère incommensurable de cet instant de solitude où se révèle une parenté secrète entre les êtres et où Clarissa, obsédée pendant toutes la journée par les préparatifs de sa réception, prend enfin le temps de réfléchir à la vie et à la mort. On a donc un instant de pure qualité, qui donne sens à la journée entière.

 

 

II-                  Anatomie du temps vécu

 

II 1- « Le temps est un phénomène de perspective »(Cocteau) : le temps vécu est d’abord un temps subjectif, qui relève de ce que Bergson appelle la « multiplicité qualitative ».

«Les mêmes heures ne sonnent pas pour tous ». La subjectivité du temps vécu se mesure d’abord à la relativité du point de vue que les individus singuliers portent, dans l’instant comme dans la durée, sur l’instant ou sur l’époque qu’ils vivent, individuellement ou collectivement. Les différences d’appréciation d’une même situation peuvent ainsi traduire la labilité d’un jugement variable dans le temps ou les discordances, parfois profondes, mortelles même, entre les approches individuelles, quoique marquées du sceau des représentations historiques, sociales, religieuses et idéologiques du temps vécu. La conjugaison du déni de la pathologie du temps, dont souffre le traumatisé de guerre, et du déni de la liberté du sujet, même fou, de vivre le temps en dehors de la Mesure sociale du temps conduit par exemple Septimus au suicide.  Dans Sylvie, le refus, par Aurélie et par Sylvie, d’incarner le mythe construit par l’imaginaire nostalgique du narrateur-personnage de Sylvie atteste du contraste entre le pragmatisme des jeunes femmes, capables de s’adapter au changement de perspective idéologique et historique et la fixation de l’imaginaire du narrateur sur une représentation du temps, médiatisée par l’art et par l’Histoire. Ces différentiels de valeur par quoi les sujets apprécient ou déprécient, vivent + ou – intensément tel ou instant, qui fait donc événement ou non pour eux, tiennent aux représentations orientant leur saisie du temps. Déçu par le temps présent, temps perdu de la dilapidation du temps et de l’argent dans la vaine conquête d’une actrice dont il réalise qu’il ne l’adore que parce qu’elle lui rappelle une femme toujours déjà perdue, le narrateur de Sylvie n’accorde par exemple de prix qu’aux instants susceptibles de lui rappeler un passé lui-même soumis à la loi palingénésique de l’éternel retour du même, au charme de la répétition et de surcroît marqué du sceau de l’esthétique du chant : »La 13ème revient, c’est encore la 1ère/ Ou c’est toujours la même, et c »est le même instant » ; « La connais-tu, Dafné, cette ancienne romance/ Cette chanson d’amour qui toujours recommence ? » .

Enfin la « multiplicité qualitative » du temps vécu par les consciences tient, par-delà la discontinuité, la labilité potentielle du moi, changeant dans le temps, à la coexistence simultanée d’impressions disparates, à l’intérieur d’une même conscience ou entre des consciences contemporaines d’un même moment de vie . Ainsi le subjectivisme polyphonique pluripersonnel du flux de conscience polyfocal qui préside à la technique narrative adoptée par Virginia Woolf dans Mrs Dalloway permet de mesurer, en même temps que l’hétérogénéité des consciences, + ou moins ouvertes, en même temps que sur la profondeur temporelle susceptible de leur conférer une épaisseur psychologique, sur la jouissance sensuelle de l’instant et sur l’empathie, la complexité des sujets, irréductibles au jugement parce que paradoxaux, changeants et comme pris dans le miroitement de l’instant comme de la durée. En effet le coup de force de la technique de Virginia Woolf consiste dans la possibilité romanesque d’accéder à +sieurs subjectivités, y compris les + modestes dans l’échelle sociale et les + secondaires de la narration, et de complexifier la subjectivité de Clarissa par d’autres subjectivités : lorsqu’elle rencontre Hugh, au début du roman, Clarissa éprouve simultanément de la joie à revoir cet ami d’enfance et de la gêne sentir qu’elle n’a pas, comme lui, l’art d’être toujours vêtue comme il convient pour la circonstance ; Peter voit en elle la froide mondaine dérangée dans la préparation de son raout, destiné à promouvoir la carrière de son mari, par sa visite intempestive, alors qu’elle est d’autant + profondément émue par le retour de son amour de jeunesse que les réminiscences de leur amour et de leur rupture passée ont accompagné le récit du flux de conscience de sa matinée. Le passage d’une conscience à l’autre permet de creuser la profondeur temporelle des personnages, vus sous le regard de ceux qui les ont connus dans leur jeunesse. Le mille-feuille des points de vue temporels rend le jugement sur les personnages problématique et la démultiplication des consciences produit un effet de mise en perspective de la subjectivité pour offrir une pluralité de conscience, une conscience plurielle, qui fait ressortir le paradoxe des passions humaines et les miroitements de l’intériorité de chacun. Alors que le récit rétrospectif découpé en chapitres par un narrateur omniscient (le 1er brouillon du roman était découpé en chapitres) aurait tendu à rationnaliser, à découper, à objectiver le déroulement chronologique de l’histoire,  en faisant émerger les temps forts, hautement signifiants de la biographie des personnages, suivant les âges de leur vie, l’absence de chapitres dans le roman de Virginia Woolf impose une sorte d’immense plan séquence où le temps semble ne jamais s’arrêter, puisqu’on passe d’une conscience à l’autre et que le flux de conscience mélange passé, présent et futur. Le temps devient ainsi temps coulé, enchaîné, flux et la conscience intime, la perception subjective du détail concret guidant le temps, qui ne met pas en scène la fiction de l’instant. Le choix d’évincer le chapitrage et d’occulter la présence du narrateur externe pour épouser le flux de conscience des personnages va donc de pair avec une volonté de construire le temps romanesque en y injectant des allers et retours, des épaisseurs, des diffractions, c.à.d. que le présent du récit de la journée de juin 1923 où les destins de Septimus et de Clarissa se croisent, soit tissé du passé d’une conscience qui se souvient et de la temporalité d’autres consciences dont elle croise le chemin, le regard, le destin, et non d’un narrateur qui puiserait dans le passé des personnages pour en faire des scènes, prenant la main sur la conduite du récit. Au lieu d’une unique ligne droite, avec des destins posés les uns à côté des autres, on a des univers qui se confrontent et se rencontrent par l’alternance structurelle des plongées dans les consciences, pour montrer que le monde n’est pas le même pour tous, en fonction du « vécu », de l’expérience, de la position qu’on occupe dans le monde et dans l’histoire, mais que ces sphères peuvent aussi se croiser, communiquer, s’illuminer in fine l’une l’autre : Septimus est ainsi une sorte de révélateur de l’existence de Clarissa, à laquelle il donne une épaisseur qu’elle n’aurait pas sans lui (p.310). Les temps vécus intensément rapprochent des êtres que tout éloigne a priori.

Le dernier aspect de la subjectivité du temps vécu, qui confère à la multiplicité et à l’intensité des états de conscience une valeur « qualitative » hétérogène et unique réside dans l’élasticité du temps vécu, temps psychologique que les affects condensent ou dilatent en fonction du sentiment, de l’émotion qui préside au vécu du temps, temps intérieur/ antérieur vécu comme une réalité pleine existant de manière forte dans la conscience.

 

II-2 Les vertus d’une approche phénoménologique de l’arc du temps pour penser la manière dont la conscience vit les (ek)stases du temps

II-2-1- Levée de l’aporie de l’instant par le présent propre

(a)    Plus petit moment du temps, l’instant est en lui-même indivisible, bien qu’il divise le temps en marquant la limite entre présent, passé, et futur. Il semble donc être un paradoxe vivant, puisque sa fonction est d’assurer à la fois la continuité et la divisibilité du temps. En cela il résume l’aporie liée à l’existence et à la nature du temps, qui ne peut coïncider avec lui-même et, fuyant, oscille entre l’étant et le non étant [17]. Limite dont la double fonction est de rompre la chaîne, sans quoi il n’y aurait pas de succession, et de permettre le passage qui en assure la continuité («le temps est aussi continu par l’instant et il est divisé par l’instant », explique Aristote), l’instant n’existerait pas véritablement pour Augustin qui le dissocie du présent qu’il ne permettrait pas de définir : »Si on conçoit un point du temps, tel qu’il ne puisse être divisé en particules d’instants, si petites soient-elles, c’est cela seulement qu’on peut dire ‘présent’, et ce point vole si rapidement du futur au passé qu’il n’a aucune épaisseur de durée. »

(b)   Et pourtant - la construction de l’identité du narrateur de Sylvie autour de scènes dont la genèse remonte au souvenir de la rencontre avec Adrienne, racontée au ch II le démontre -, il est incontestable que nous vivons des instants « intenses », « décisifs » - le titre du ch III de la nouvelle de Nerval n’est-il pas « résolution » ?- , cruciaux. Comment de tels instants peuvent-ils co-exister avec les instants vides et abstraits du temps homogène ? L’analyse que Husserl nous propose de la « conscience intime du temps », à travers l’exemple du son, peut nous éclairer : lorsque j’écoute un son qui dure, explique le phénoménologue contemporain de Bergson, « j’ai conscience d’un seul et même son, qui dure, qui dure maintenant ». Or ce maintenant n’est pas l’instant ponctuel, mais une suite de « rétentions », souvenirs primaires et propriété du temps vécu, par la vertu de laquelle ce qui a été vécu reste d’une certaine manière enveloppé dans le champ de la présence. Le concept bergsonien de « multiplicité qualitative » permet de comprendre et d’admettre, avec la durée de l’instant, son intensité et sa valeur propre, sa grandeur non mesurable : « l’instant qui s’écoule n’est pas un instant mathématique. Sans doute il y a un présent idéal, purement conçu, limite indivisible qui séparerait le présent de l’avenir. Mais le présent réel, concret, vécu […] occupe nécessairement une durée ». Dès lors l’instant décisif, instant qui compte parce qu’il tire son caractère marquant du fait qu’il concentre et précipite une totalité en dilatant l’instant, mais aussi instant où on prend une décision, n’est + un laps de temps indivisible et ponctuel. Il devient un « présent propre » qui se distingue du « maintenant » où les laps de temps se succèdent en une abstraite linéarité en ce que, phénomène unitaire des trois moments du temps : passé, présent et avenir rassemblés dans la situation, il se déploie comme pensée de l’événement, irruption du tout autre dans la trame de mon existence.

 

(c)    Le rapport de la conscience au temps s’établit ainsi dans la possibilité de discriminer entre des instants significatifs et le flot insignifiant des événements du jour. Tout en instaurant une discontinuité dans les moments que nous vivons, la valeur différentielle des moments vécus est soulignée dans les deux fictions au programme par le fait que certains moments s’écoulent sans que nous y prenions garde, tandis que d’autres deviennent des moments décisifs de notre existence. Présentés comme des épiphanies ou des souvenirs fondateurs, ils passent de manière différente : non seulement le sujet les ressent comme s’écoulant + vite ou + lentement que d’autres moments, ordinaires ; mais ils occupent une place différente dans la mémoire, qui ne se contente pas de stocker des souvenirs comme une matière morte et indifférenciée, mais les hiérarchise. Dans le 3 en 1 Armand Colin, France Farago analyse finement la portée ontologique de ces « moments of being », instants privilégiés qui se détachent sur le fond de la banalité des jours, du quotidien « cotonneux », des moments de non-être constituant la majeure partie de notre existence, et  qui déchirent la trame de notre vie ordinaire en nous éveillant à nous-mêmes et à notre environnement. Selon Virginia Woolf, ces instants sont « encore + réels que le moment présent »  et donnent le sentiment extatique de vivre une expérience indépendante de soi. Ils ne constituent pas un moyen de fuir la réalité, mais permettent au contraire de traverser les apparences pour saisir l’essence même du réel : fugitifs témoignages d’une chose réelle au-delà des apparences », ces instants permettent de révéler, « derrière l’ouate », le « dessin » ou les « échafaudages » de la réalité. Ces moments de bonheur, où Virginia Woolf porte la toute-puissance de l’instant à son incandescence, de l’incipit à l’excipit de Mrs Dalloway, sont aussi des moments de lucidité favorisant la connaissance de soi et du monde. Ainsi Clarissa éprouve, dès le début du roman, alors qu’elle s’engouffre dans les rues londoniennes, un sentiment de plongeon qui lui rappelle une expérience antérieure à Bourton, et fait coïncider immobilisation spatiale et suspens provisoire du passage, de l’écoulement du temps et se charge d’une multitude d’affects comprenant le sentiment anxieux de l’imminence du terrible et du vertige du possible. Ce moment emblématisé par la métaphore de la porte-fenêtre, c.à.d. d’un seuil à franchir, se charge ainsi de tout un passé et de tout un futur hypothétique fantasmé. Une expérience similaire engage Peter dans un processus de réflexivité par quoi il prend conscience de la singularité de l’instant et de la contingence de l’existence, p.127-128. La maturité aidant, Clarissa et Peter ont ainsi acquis la capacité d’immobiliser l’instant pour mieux le saisir dans sa nudité, dans son irréductible singularité : ils font partie de ces gens pour qui « le moindre tour de la roue des sensations a le pouvoir de cristalliser et fixer l’instant sur quoi porte son ombre ou sa lumière » (Vers le Phare), p.107. Clouant l’instant sur place, Clarissa porte un regard neuf sur ses accessoires de toilette et sur elle-même. Le miroir métaphorisant le processus de réflexivité par lequel l’individu parvient à se connaître en s’objectivant, la traversée des apparences se produit, le temps s’immobilise et Clarissa, confrontée depuis le blanchissement de ses cheveux après sa maladie, parvient à vaincre provisoirement le temps en recueillant la goutte de l’instant, en l’immobilisant par la force de sa vie intérieure et par la vigueur d’une prise de conscience. On peut rapprocher cette expérience de la manière dont Montaigne, à qui V Woolf consacre un essai dans le Times Literary Supplement de janvier 1924, s’insurgeait contre l’expression « passer le temps » - comme s’il fallait le fuir au lieu d’en jouir- et expliquait, dans « de l’expérience », que l’âge avançant et le temps qui lui restait à vivre diminuant, il se proposait de « l’étendre en poids », « d’arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de la saisie », de compenser la « hastiveté de son écoulement » en l’habitant + pleinement. Lors de ces moments de vie woolfien, le sujet expérimente une forme d’expansion de ses perceptions et de son être, une transformation temporelle qui s’apparente au ravissement des mystiques et explique qu’on parle d’épiphanie à leur sujet. L’instant devient absolu, complet, achevé, indépendant de la chaîne temporelle d’où il se détache et semble produire par lui-même sa propre signification. L’expérience que Clarissa décrit quand elle se remémore les sensations qui l’ont assaillie lorsque Sally Seton l’a embrassée ou lorsqu’elle est en compagnie de femmes (p.100) est celle d’un « ravissement » par quoi le sujet est arraché à lui-même par une force qu’il ne contrôle pas. A la fois hors de lui-même et + intensément lui-même, elle sent les limites de son être se craqueler, son moi déborder et se répandre dans l’environnement. Dans ces moments où l’être peut « devenir la chose regardée », il existe au sens étymologique de sortir de lui-même pour se rapprocher du monde et devenir le monde, p.98. Ces moments d’élection s’accompagnent d’une illumination, de la découverte fugace d’une profonde « signification intérieure ». Il s’agit donc d’instants de révélation presque religieuse p.105-106. Ne visant cependant pas tant à disperser l’être qu’à lui permettre d’être + intensément lui-même en découvrant en soi un point « central qui irradie », ces moments d’expansion se combinent avec des expériences de condensation du temps où les expériences et les souvenirs accumulés se condensent. Après s’être –ironie dramatique-, enthousiasmé au passage de l’ambulance transportant le corps sans vie de Septimus, Peter Walsh sent s’agréger dans l’instant les objets extérieurs et le principe même de sa vie avec son envers, la mor, p.263. Vivre intensément suppose ainsi de comprendre que l’instant, la goutte de vie, contient virtuellement de vies entières et son envers, la mort, pour être pleinement déplié et compris, p.165. Cela suppose, comme pour Clarissa dans l’excipit du roman, à la fois un rapport sensible d’abandon à l’hic et nunc de l’expérience temporelle, et un rapport critique, réflexif qui requiert d’analyser le temps, de le redéployer, en pensée pour en révéler la portée et la saveur, le passé ne se révélant qu’à contretemps. Telle une vague, l’instant de vie se replie au dénouement autour de la seule présence de Clara (p.321).

 

II-2-2 Champ de présence et ouverture simultanée de la conscience sur la totalité des extases du temps présentifiées et sur l’hétérogénéité du temps qui l’altère, le temps présent est le seul temps dont la conscience fasse réellement l’expérience, sous les deux modalités complémentaires et contradictoires de l’exercice de sa liberté dans l’action comme dans la création, et du nécessaire dessaisissement de la présence dans le temps. En effet si l’expérience du temps est inséparable de l’expérience de la participation du moi à l’être et  de l’être au temps dans le présent, ce présent est moins dans le temps que le temps n’est dans le présent à travers la triple présence du présent, du passé et de l’avenir dans la conscience, qui n’est temporalisée qu’en tant qu’elle est temporalisante, dans un mouvement incessant qui n’est autre que la vie de la conscience.

 

(a)    Ainsi donc la conscience, à la faveur de l’intériorité au présent des trois dimensions ou ek-stases du temps, n’est pas enfermée dans le présent. « Dans ce que je vis, quelque chose m’est présent, et je suis en même temps présent à moi-même dans cette présence par laquelle les choses me sont données. Mais dans cette présence deux horizons sont inclus, dont les contours deviennent de + en + indistincts à mesure que le regard s’éloigne de l’ici et du maintenant », explique François Chenet, qui s’appuie sur les concepts husserliens de « rétention » et de « protention » pour montrer que le présent ne serait pas ce qu’il est, n’aurait pas l’intensité qui le caractérise, s’il n’y avait en lui une épaisseur de passé, retenu dans le présent vivant et qui contribue à ouvrir celui-ci à ses possibilités, autrement dit à un horizon d’avenir déjà inclus dans le présent. « La sensation de succession [étant] irréductible à une succession de sensations » (Husserl), « la durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs. Il n’a pas besoin, pour cela, de s’absorber tout entier dans la sensation ou l’idée qui passe, car alors, au contraire, il cesserait de durer ».

(b)   Dès les 1ères pages de son roman, Virginia Woolf vient ainsi nouer, au + intime du personnage de Clarissa, la tresse temporelle  qui correspond au temps vécu, détaché de la chronologie du temps comptable. Sortant de chez elle pour aller chercher des fleurs pour la réception vers laquelle le temps linéaire du récit est tendu (action préméditée), Clarissa ressent un frisson délicieux au contact de cette « matinée […toute] fraîche » (attention présente) et cette sensation la replonge dans le passé lointain des vacances à Bourton (souvenir : » c’est l’impression que cela lui a toujours fait lorsque, avec un petit grincement des gonds, qu’elle entendit encore, elle ouvrait d’un coup les porte fenêtres, à Bourton, et plongeait dans l’air du dehors ». Se produit pour Clarissa à partir de la situation présente et alors qu’elle a aujourd’hui 52 ans, une remontée vertigineuse du temps (« la bouffée d’air ! le plongeon ! »), par un mouvement d’inversion chronologique. En ce sens, voir, pour Clarissa, les gens qui circulent dans Londres, le matin, c’est se voir, mais jamais se voir seulement ici et maintenant, c’est aussitôt se dédoubler pour être, simultanément, ici et là-bas, c’est se voir ici et maintenant par rapport au là-bas et à l’autrefois. Ce qui compte alors, ce n’est pas tant le retour du passé dans le présent que le fait qu’il soit d’entrée de jeu à l’œuvre dans le présent, enlacé à lui d’une manière inextricable, qu’il a toujours déjà fait retour, puisqu’il est constitutif du mode de temporalisation de soi. Ainsi ce passé-ci, celui de la fraîcheur intacte des bords de mer à Bourton, se réveille de son sommeil dans les plis d’un passé constitutif du rapport à l’ici et au maintenant, et qui dédouble toujours de l’intérieur la perception présente en direction de l’avoir été. L’homme ne vit pas le présent comme un atome temporel suspendu entre deux néants, l’avoir été définitivement révolu du passé et l’encore inexistant de l’avenir, il se vit ici-même à la fois immergé dans le passé et projeté vers l’avenir, selon ce qu’Augustin appelle la « distensio animi ». Vivre au présent c’est vivre en liaison avec le passé, selon une dilatation temporelle qui projette le passé au-devant de soi en le rappelant à partir de l’avenir par le désir qu’il a fait naître : « c’est fou la netteté avec laquelle cela lui revenait, des choses auxquelles il n’avait pas pensé depuis des années ».

Le personnage de la nouvelle de Nerval, laissant tomber son regard sur un journal, y lit ces deux lignes : »Fêtes du Bouquet provincial. – Demain, les archers de Senlis doivent rendre le bouquet à ceux de Loisy » (attention présente). Cela l’amène à remonter vers le passé lointain de son enfance (souvenir) : »Ces mots simples réveillèrent en moi tout une nouvelle série d’impressions : c’était un souvenir de la province depuis longtemps oubliée, un écho lointain des fêtes naïves de la jeunesse ». Il se déplace de l’ici vers le là-bas, du maintenant vers l’autrefois, par un effet de focalisation du souvenir qui révèle l’adossement permanent du présent sur le passé. Le passé n’est pas mort, détruit une fois pour toutes au fur et à mesure que le temps s’écoule en direction de l’avenir. Relativement au temps vécu, le passé n’est jamais dépassé, et, en fait, il l’est si peu qu’il peut devenir l’objet d’une attention, susciter le désir de renouer avec lui au point de se présenter comme le lieu mémoriel de réalisation du présent, l’objet d’une « résolution » qui fera de l’espoir d’une permanence l’objet d’une attente rouvrant l’horizon de l’avenir pour un personnage par ailleurs déçu par un présent inconsistant : »Elle m’attend encore […] A Loisy ». Ainsi la réflexion de Bergson sur l’interpénétration du maintenant et de l’autrefois dans « la succession sans la distinction »,  la « pénétration mutuelle » des états de conscience temporalisés selon « une organisation intime d’éléments, dont chacun est représentatif du tout » trouve-t-elle son pendant dans l’illustration du fait que, comme le dit Merleau-Ponty, la conscience est « contemporaine de tous les temps ».

 

(c)    Du point de vue de la conscience, aucun des moments du temps n’est isolable. Le passé est immédiatement accompagné du présent et de l’avenir, l’avenir du présent et du passé. Cette vision holistique du temps comme co-implication des trois moments temporels dans le présent explique tant la critique du déterminisme psychologique fondant le primat du présent dans la définition bergsonienne de l’acte libre que le primat accordé au flux de conscience de protagonistes d’âge mûr sur l’absence de profondeur temporelle de personnages plus jeunes, ou encore l’orientation du récit d’apprentissage à partir du point de vue surplombant du présent dans la nouvelle de Nerval. Contre le déterminisme qui substitue le fait accompli au fait qui s’accomplit, Bergson revendique, avec la durée qui se vit d’abord au présent, la liberté qui ne peut que s’éprouver au présent, au moment même où l’acte se fait : « le moi, infaillible dans ses constatations immédiates, se sent libre et le déclare » et n’en doute qu’à quitter l’immédiateté du présent, à se reporter sur l’acte déjà accompli (le passé) ou anticipé (l’avenir). Non que le passé ne pénètre pas continûment le présent pour constituer la substance de notre moi. Mais il nous demeurerait extérieur, réfracté au sein de notre représentation, tant que nous ne le reprendrions pas activement au sein de notre présent vécu. L’acte libre est une reprise active de soi où le moi s’efforce de récapituler son passé dans son présent afin de s’y reconnaître pleinement. L’acte libre est donc proportionnel au passé que notre présent actuel aura su pénétrer à force de jugement et de persuasion, et ne sera vraie liberté que lorsque le moi tout entier aura été présent à lui-même. Le moi n’est donc pas d’emblée une personne et il s’en faut de beaucoup que chacune de nos actions émane de notre personnalité tout entière, faute le + souvent de tenir au temps présent, «errant dans des temps qui ne sont pas les nôtres » : « beaucoup vivent ainsi et meurent sans avoir connu la vraie liberté ». Le suicide de Septimus, double de Clarissa, la sauve de l’impossible coalescence du temps extérieur et d’un temps intérieur, riche, mais dévoré par le retour d’un passé mortifère dans un présent devenu inhabitable. L’ironie du narrateur de Sylvie jette sur le passé l’ombre d’une déconstruction douloureuse du mythe.

 

II-3

(a)     Le passé n’est présent, dans l’espace-temps du champ de la perception et de la conscience, que sous la forme de traces. La 1ère forme que peuvent prendre ces traces est celle, extérieur au sujet qui les perçoit, de lieux, paysages (urbains), maisons/ monuments, objets matériels et symboliques, que la conscience du sujet perçoit comme un signe du passé, personnel ou collectif, biographique ou/ et historique. Ainsi Clarissa, Mr Bowley, les membres du « White’s et tous les londoniens du roman de V Woolf se raidissent au passage de la limousine armoriée d’un arbre (généalogique »), symbole de la « présence » de la royauté britannique, du culte des « ancêtres », du sens de la continuité, du devoir héroïque, fait passer « un obscur souffle de vénération »… et de mort sur la capitale d’une Angleterre statufiée, morte déjà : l’Angleterre des « garçons en uniforme » qui vont déposer une gerbe sur la tombe du Soldat inconnu, érigée en 1920 ; » l’Angleterre altière des cénotaphes et des ‘effigies de cire’ de l’Abbaye de Westminster, des statues [….] et des héros de bronze », note Catherine Bernard, qui souligne la portée critique et satirique du roman, qui inverse les symboles de la grandeur impériale pour déjouer une rhétorique sacrificielle et mortifère (« Une fois à Venise où elle séjournait avec sa tante, elle avait vu un drapeau en haut d’un mât qui ondulait par grands plis. C’est comme cela qu’on saluait les hommes morts sur le champ de bataille, et Septimus avait connu la guerre ». Souvenirs du Valois : le titre programmatique, initialement prévu pour Sylvie, traduit l’intrication de l’espace et du temps historique et personnel dans le voyage où le protagoniste du récit de Nerval interroge le passé, temporalise la géographie. Le narrateur jouant le retour dans l’espace-temps de son amour pour Sylvie contre le charme délétère de l’identification de l’actrice à la belle héroïne de chanson de toile, toujours déjà interdite et morte, et le Valois de l’enfance se doublant du pays où bat, depuis mille ans, le cœur de la France[18], le pays « offre de nombreuses traces temporelles recueillies au contact du réel ou dans les livres », signes incertains, vague et fragiles d’une Histoire que contaminent les légendes : château de » Fantaisie », repris dans le récit de la 1ère rencontre avec Adrienne (II) ; ville industrielle de Dammartin, pour laquelle Sylvie, de fileuse devenue « fée industrieuse », fabrique des gants sur sa mécanique, avant de s’y installer comme pâtissière avec le Grand Frisé ; abbaye de Châalis, cette « vieille retraite des empereurs » où « l’on respire un parfum de Renaissance ; les « ruines ébréchées de l’antique résidence carlovingienne », près du couvent de Saint-S ; « roches druidiques » de la forêt d’Ermenonville, qui « gardent le souvenir des fils d’Armen exterminés par les Romains »…, mais promenade dans le parc d’Ermenonville où Rousseau se retira, maison de l’oncle maternel où il passait ses vacances, chaumière d’Othys où il se déguisa en époux et épouse de l’ancien temps… Or si Virginia Woolf, dont les protagonistes retrouvent aussi des traces de leur enfance et de leur jeunesse dans les rues, les boutiques et les squares d’une Londres aux signes historiques ambivalents, le protagoniste du récit de Nerval, qui idéalise, voire sacralise le passé personnel et historique et rêve de voir le futur dans le passé réeffacer périodiquement les signes de son départ pour renouer avec un passé redevenu sans cessé passé antérieur, se heurte au refus de Sylvie, puis d’Aurélie de jouer le rôle qu’il leur assigne dans son scénario imaginaire ainsi qu’à l’expérience du changement, qui profane à ses yeux le souvenirs et teinte de nostalgie, de mélancolie, la poésie romantique des ruines. D’un côté il sacralise et enbaume le mythe, que l’ironie acide de Virginia Woolf s’emploie à démystifier. De l’autre l’ironie du narrateur et la structure en miroir de la nouvelle déploient tout une série de parallèles opposant à l’entreprise d’annulation du temps qui passe par la répétition les cruelles vérités du changement. Non seulement les personnages ont évolué, à commencer par Sylvie, de « fée des légendes éternellement jeune » et de dentelière, avatar de la fileuse, devenue « fée industrieuse » parce que gantière, parée comme une « demoiselle », « paysanne pervertie » par la corruption du progrès et de la civilisation, qui n’est + à même de sauver le narrateur d’Adrienne parce qu’elle ne représente le folklore du Valois, mais a lu Rousseau et Walter Scott, a changé la cage aux fauvettes pour des canaris, l’antique trumeau par un lit moderne, et « phrase » en chantant l’opéra. Mais avec la tante morte avec les chansons du passé ont disparu les anciens habits de noce du mariage d’Othys, ravalés au rang de déguisement (Sylvie a revêtu la robe de mariée pour aller au Carnaval). Le décor et les paysages ont subi aussi les assauts du temps : la maison de l’oncle, bien que « dans le même état qu’autrefois », ne suscite + que des idées « tristes » ; le perroquet, toujours vivant, symbolise sans doute une répétition mécanique privée de sens ; le voisinage de la tombe de Rousseau, sans Sylvie, n’est que « solitaire et triste ». Celui qui, à l’instar du narrateur personnage de Sylvie, voue un culte au passé, érigé en mythe, mesure ainsi la caducité des choses, ds êtres… et des sentiments emportés par le cours irréversible du temps, le changement perçu sur le mode de la déperdition. Le passé, trépassé, ne vit + que dans la mémoire de celui qui en convoque le souvenir.

 

La nature et la fonction de ce souvenir, signe mémoriel, est ambiguë. Pour Bergson, la détermination fondamentale de l’esprit est d’être mémoire, c.à.d. pour lui temps. Alors que la mémoire est traditionnellement définie comme la faculté de se rapporter au passé, Bergson voit dans le souvenir non pas un acte de se rapporter au passé, ni une sorte d’atome ou de cellule psychique contenant la référence à autre chose qu’à elle-même, - ce pourquoi il ne peut pas accepter, dans Matière et Mémoire, la présentation matérialiste du rapport entre le cerveau et la mémoire-, mais le passé, un morceau du passé lui-même. Alors que le cerveau existe, en tant qu’il est matériel, au présent, ce qu’il s’agit pour lui de comprendre, c’est la manière dont nous pouvons, dans l’expérience de la remémoration, nous rapporter au passé. Pour lui l’acte de se rappeler consiste à revivre une partie de notre passé, et non seulement à nous le représenter. Partie du passé elle-même, le souvenir se distingue donc du rappel, acte par lequel on réintroduit une partie du passé dans la conscience. Le souvenir n’est alors pas du psychologique, mais de l’ontologique, car il existe indépendamment de la conscience représentative, sur le mode particulier du passé ». Ainsi je peux, lorsque j’ai l’impression d’avoir déjà vécu une situation que je traverse, me rapporter à mon passé sur le mode du présent, en distinguant ce qu’est le souvenir, à savoir du passé, et la manière dont je me rapporte à lui, le présent. Le passé n’est alors pas seulement un moment du passé, auquel succéderait un autre moment du passé, mais il aurait une existence en tant que telle, différente en nature de celle du présent. Inconscient et virtuel, le souvenir ne peut retrouver sa vie et reconquérir sa force qu’en venant coïncider avec une perception, actuelle. Le souvenir joue donc, pour Bergson, un rôle décisif dans l’élaboration de la durée. Par lui nous sommes capables de vivre dans un même moment passé et présent. Il fait coïncider le mouvement du temps et celui de notre conscience et nous permet d’avoir accès à notre moi profond : « les divers états du monde extérieur donnent lieu à des faits de conscience qui se pénètrent, s’organisent insensiblement ensemble, et lient le passé au présent par l’effet de cette solidarité même ». Le passé n’existe donc dans la mémoire qu’en relation avec le présent, qui ne se lit que par rapport au passé avec lui. C’est en lisant le journal que le narrateur de Sylvie est envahi par ses réminiscences en en vient à vouloir vars son village d’enfance, vers son passé, pour reconquérir le temps perdu et conjurer la folie de la superposition des deux figures de l’actrice et de la religieuse, toujours déjà interdite. Avant d’organiser son mariage avec Daisy, Peter, qui  s’interroge (« à quoi bon revenir sur le passé ? »), éprouve le besoin de venir voir Clarissa et, à la fin du roman, il découvre qu’il l’aime toujours et que le passé n’est pas mort : « qu’est-ce qui peut bien me remplir de ce sentiment d’exaltation ? C’est Clarissa, dit-il ».  « C’est fou la netteté avec laquelle cela lui revenait, des choses auxquelles il n’avait pas pensé depuis des années «(p.160). Virginia Woolf semble dire que c’ n’est pas tant le présent l’instant qui passe qui importe  pour situer ce que nous sommes, mais ces grottes du passé qui ressurgissent en font éprouver l’épaisseur de la temporalité. La fréquence du passé dans la mémoire des personnages de Mrs Dalloway tient à l’impossibilité de se déprendre du passé sensible, du temps vécu avec un être cher. Si Clarissa et Peter s’aiment, c’est aussi parce que se dresse toute l’épaisseur insubmersible du temps vécu ensemble, ce qui explique l’excipit : « et justement, elle était là ». Le passé marque davantage, il devient encore + intense dans le présent parce qu’il fait sans cesse écho, retour, pont entre nous et les autres.  Si nous sommes, comme Septimus, hantés par le passé, nous sommes aussi densifiés par lui.  Les personnages les moins positifs, les + sujets à la critique violente et à la caricature comique, sont du reste ceux qui ne s’articulent pas aux souvenirs, au passé : lady et sir Bradshaw par exemple, car moins on est pris dans l’écho du passé, + on est présent sans distance à la mondanité et à la comptabilité matérielle (p.191-192). Dans ce roman, l’importance des personnages ne se mesure donc pas à leur place dans la société ni à leur réussite, mais à la densité du temps qu’ils ont vécu en vertu de leur âge. Choisir deux personnages principaux d’âge mûr revient à choisir des personnages lestés d’un passé qui les sauve et les rend d’autant + intéressants que Clarissa recouvre ses forces après une grave maladie, ce qui accentue l’effet de bilan et de maturité. Dès les 1ères pages (sensation de la rue, libération d’être au dehors rappelant à Clarissa sa vie de jeune fille à Bourton), le ton est donné et le roman se construit autour de comparaisons entre les sensations et les jugements présents et le passé remémoré. La conscience se retrouve ainsi constamment articulée à l’épaisseur du temps vécu, aux changements impliqués par la maturité. Clarissa a parfaitement conscience, par exemple, que son plaisir mondain s’est émoussé avec le temps ; qu’elle a  laissé derrière elle les relations physiques ; (p.99-100), qu’elle n’ont jamais vraiment compté pour elle. Elle de ne découvre pas toutes ces altérations, ces impuissances, ces changements sensibles à ses dépends, de façon tragique. Elle découvre qu’elle s’est déprise d’une certaine surface : « peut-être vieillissait-elle, en tout cas, ça (donner des soirées) ne la comblait + autant qu’avant » (p.294). Même si elle se sent parfois « soudain fanée, vieillie, la poitrine creuse » ou qu’elle ait « un petit accès de spleen », Clarissa est pleine de ses expériences et c’est ce poids émouvant du passé que le roman de V Woolf fait sentir.  Le temps narratif est sans cesse enrichi par la remémoration des personnages, qui s’ont d’autant + complexes psychologiquement qu’ils ont des années derrière eux. La cinquantaine représente ainsi l’âge où le temps présent se confronte au temps passé. C’est l’époque des bilans, des rapprochements entre le passé et ses espoirs d’un côté, le présent et ses réalités de l’autre. Le procédé des grottes, du creusement des personnages par l’arrière, donc la construction du roman sur le principe de la mémoire, volontaire ou involontaire, n’a de pertinence qu’en regard de l’âge des personnages. Un contrepoint valorisant est offert aux personnes mûres par la comparaison avec des consciences jeunes ou vides d’être, qui n’ont pas vécu comme Elizabeth : constamment sous le regard des autres, la jeune fille manque de profondeur et devient + objet que sujet, parce que le temps vécu fait accéder ale personnage au statut de sujet conscient. A cette conscience trop fraîche encore, il manque la chair des autres consciences, + sûtes : «prenez Elizabeth, elle ne ressent pas la moitié de ce que nous ressentons, pas encore » (p.320). La réduction de l’épaisseur du temps vécu d’un personnage provoque un appauvrissement de son intériorité, donc sa réification et son analyse à travers des prismes généraux, critiques, satiriques, caricaturaux même.  La preuve que la différence d’intensité entre les consciences tient à l’âge, à la profondeur du temps vécu, est que la vieille Mrs Dempster, qui juge la jeunesse qu’elle observe en rapport à son temps vécu : « c’est jeune, et ça ne sait pas. » Ce regard acéré d’une ancienne domestique tient à l’expérience acquise avec le temps, qui n’est pas seulement passé, mais qui a incrusté en elle sa trace, son épaisseur. Virginia Woolf évalue ses personnages en fonction de leur expérience vécue et non de leur position sociale.

« Encore un air avec lequel j’ai été bercé. Les souvenirs d’enfance se ravivent quand on a atteint la moitié de la vie. C’est comme un manuscrit palimpseste dont on a fait reparaître les lignes par des procédés chimiques », écrit Nerval dans la sixième lettre d’Angélique. L’importance du souvenir dans la construction de l’identité du narrateur de Sylvie tient peut-être moins au motif des illusions perdues qui structure l’apparentement du récit rétrospectif à un récit d’apprentissage visant à la catharsis des « chimères qui charment et égarent » le sujet au matin de la vie, ce que confirme par ailleurs l’ironie sous-jacente à + d’un passage du récit, très maîtrisé, qu’à la quête de soi induite par l’enquête sur la passé, le retour dans le passé visant finalement moins la résolution de l’énigme du moi par le dépassement d’une vérité dévoilée au jeune homme par Aurélie, puis par Sylvie, que la vaine reconduction de l’éternel retour du même : le schème de l’amour toujours déjà impossible pour la morte interdite ; la scène de rencontre qui scelle le destin de l’adolescent, met fin au vert paradis des amours enfantines, et explique, après la confusion des figures a priori antithétiques de l’actrice et de la sainte, le rapprochement de figures au départ si opposées que celles de Sylvie et d’Adrienne, de la petite paysanne brune incarnant la « douce réalité »  et symbolisant, par son nom même, la vie et la terre, et de la grande aristocrate blonde du Valois, promise à la religion et à la mort par son mysticisme angélique. Ainsi l’amour du narrateur pour Adrienne est-il présenté d’entrée de jeu comme l’explication, la clé de l’énigme de la fascination pour Aurélie, le présent faisant écho au passé : «« tout m’était expliqué par ce souvenir à demi rêvé. Cet amour et vague et sans espoir, conçu pour une femme de théâtre, qui tous les soirs me prenait à l’heure du spectacle, pour ne me quitter qu’à l’heure du sommeil, avait son germe dans le souvenir d ‘Adrienne, fleur de la nuit éclose à la pâle clarté de la lune, fantôme rose et blond glissant sur l’herbe verte à demi baignée de blanches vapeurs. – La ressemblance d’une figure oubliée depuis des années se dessinait désormais avec une netteté singulière ; c’était un crayon estompé par le temps qui se faisait peinture, comme ces vieux croquis de maître admirés dans un musée, dont on retrouve ailleurs l’original éblouissant. / Aimer une religieuse sous la forme d’une actrice !... et si c’était la même ! – Il y a de quoi devenir fou ! c’est un entraînement fatal où l’inconnu vous attire comme le feu follet fuyant sur les joncs d’une eau morte… Reprenons pied sur le réel ». Aurélie est une réplique et une répétition d’Adrienne, figure fondatrice de la vie amoureuse du narrateur : « cet amour vague et sans espoir, conçu pour une femme de théâtre, qui tous les soirs me prenait à l’heure du spectacle, pour ne me quitter qu’à l’heure du sommeil, prenait son germe dans le souvenir d’Adrienne ». 1er amour délaissé par le narrateur lorsqu’il rencontre Adrienne, la figure de Sylvie, antidote du charme exercé par la double figure, irréelle, de la sainte et de l’actrice, se métamorphose à son tour pour devenir le double complémentaire d’Adrienne, dont le narrateur occulte jusqu’au dénouement la mort : « c’était Adrienne ou Sylvie, les deux moitiés d’un même amour… ». La cristallisation du souvenir, mais aussi la clé de l’impossibilité pour le narrateur de vivre au présent, tient  au caractère fantomatique d’Adrienne, « fantôme rose et blond », « mirage de gloire et de beauté », « esprit montant de l’abîme », « apparition », « image vaine », « spectre funeste » et ange de l’apocalypse.

On retrouve cette dimension fantomatique dans le syndrome post traumatique par lequel l’ancien combattant de la Grande guerre, blessé non dans son corps, mais dans son esprit, son âme,  sa conscience saturés d’images de guerre provoquées par « l’explosion » du moteur de la limousine royale ou de l’avion publicitaire et qui voit le spectre de son ami Evans, mort au combat, se substituer aux perceptions déformées par son imaginaire délirant.

 

Cela pose deux questions : la question des rapports entre le souvenir et le mythe ; celle du rapport entre rêve et souvenir.

Non seulement les représentations historiques collectives relèvent de l’imaginaire, donc du mythe mais le temps subjectif entre en corrélation avec le temps mythique dans leur propension commune à abolir le temps linéaire au profit du grand temps originel, antérieur à l’histoire et cyclique. Ainsi, de même que la conscience bergsonienne fonctionne sur la non-discrimination entre passé et présent, les récits de Nerval et de Virginia Woolf sont des fictions syncrétiques, dont la profondeur temporelle confond, dans l’imaginaire des personnages, l’Histoire et le mythe : Aurélie est, dès le 1er chapitre de Sylvie, identifiée aux « Heures divines » de l’Antiquité, allégorie du temps et des saisons et, dès sa première « apparition », Adrienne est assimilée à une prêtresse druidique et à la Béatrice de Dante avant de devenir l’héroïne d’une chanson de toile, une figure de la sainte et de l’ange de l’apocalypse ; les jeunes filles de Loisy forment une « gracieuse théorie renouvelée des jours antiques »; la vieille tante d’Othys est semblable aux « fées des Funambules qui cachent sous leur masque ridé, un visage attrayant » ; Sylvie elle-même, pourtant censée incarner « la douce réalité » devient tour à tour une figure antique ou de conte merveilleux, Athéna, nymphe ou « fée » : « tout en elle avait gagné : le charme de ses yeux noirs, si séduisants dès son enfance, était devenu irrésistible ; sous l’orbite arquée de ses sourcils, son sourire, éclairant tout à coup des traits réguliers et placides, avait quelque chose d’athénien. J’admirais cette physionomie digne de l’art antique au milieu des minois chiffonnés de ses compagnes » ; « vous être une nymphe antique que vous ignorez » ; »vous allez avoir l’air d’une vieille fée » ; « la fée des légendes éternellement jeune », » une fée industrieuse répandant l’abondance autour d’elle ». De même, dans Mrs Dalloway, les oiseaux parlent grec à Septimus, Mrs Dalloway est assimilée à Perséphone quand elle va chercher ses fleurs et Peter Walsh, entendant la chanson d’amour à peine articulée par une vieille mendiante, voit réapparaître, « venue du fond des âges, de l’époque où les pavés étaient de l’herbe, où il y avait un marécage, depuis l’époque des dents de sabre et des mammouths, l’époque des levers de soleil silencieux, cette loque humaine – c’était une femme […] ». Ces références mythologiques suspendent le cours ordinaire et linéaire du temps en lui substituant un temps immémorial et cyclique, dans lequel les passés et non le passé dominent, dans lequel temps mythique et temps vécu se combinent, dans lequel le passé qui fait retour ne se distingue pas temporellement du temps vécu.

« La Treizième revient : c’est encore la première/ Et c’est toujours la même, ou c’est le même instant » : le temps mythique que Nerval privilégie obéit à la logique de l’éternel retour du même. Ce charme de la répétition est particulièrement sensible dans le motif récurrent de la fête des archers, dans les rituels de la danse et du chant, dans la modulation de ces chansons populaires du Valois que Nerval publie en appendice de Sylvie. Pourtant le personnage fait, en revenant dans le Valois de son enfance, l’amère expérience que le cours irréversible du temps, qui est changement perpétuel et non éternel retour du même, brise le cercle magique, irréel et peut-être maléfique, de la répétition : Sylvie n’est + la Parque tissant la dentelle, chantant les chansons apprises par les aïeules et redevenant, le temps d’un déguisement, l’épouse d’un autre temps, du Cantique des Cantiques. Les mythes ne sont peut-être que des « chimères » qui «charment et égarent au matin de la vie ». L’ironie du narrateur frappe du reste parfois le mythe d’illusion : dans le chapitre » Voyage à Cythère », l’imitation de l’antique est peut-être parfaite ; mais tout n’est qu’ »illusion ». On s’est contenté de maquiller les outrages du temps sur le temple de la petite île et de se déguiser en Grec ; mais la fusion avec le passé est une tromperie. Le temps n’a du reste pas cessé pour autant, et le narrateur ne tire aucun profit de cette vision, sinon qu’il est complètement perdu dans le temps à l’issue de la fête, où il se perd symboliquement dans le bois en sortant, signe que la fête est un labyrinthe dangereux. Enfin Septimus, dont le nom renvoie au chiffre symbolique 7 et qui revient 7 fois dans le roman, est aussi l’image du risque de la forclusion temporelle : il est soumis moins à la logique du souvenir qu’à une réapparition non contrôlée d’un passé qu’il n’identifie pas comme tel. Dès lors, et contrairement aux autres personnages, ces apparitions se font sous le signe de la folie. Si le spectre du capitaine Evans évoque « tous les morts » et que les oiseaux lui parlent en grec pour signifier qu’il est le dépositaire d’une tâche divine, ce n’est pas un retour apaisé au temps cyclique, mais le symptôme que Septimus est désormais incapable de vivre dans le présent et de se projet dans un avenir : il est enfermé dans le retour d’un temps mythique qui le coupe définitivement de la vie.

 

Comme le temps, le rêve n’a pas d’existence matérielle ni vraiment objective, alors même que nous en faisons l’expérience. Mais rupture de l’ordre des temps causée par le bouleversement des plans temporels, le rêve exerce sa puissance sur ce qui a pour nous force de loi : le temps, dont il franchit et même abolit les distances, par un effet de condensation et d’accélération, qui nous affranchit du temps objectif, mesuré, mais qui, déchirant, traversant l’obscurité qui sépare le présent du passé, nous apporte une lumière fulgurante sur l’intensité des sentiments mis en jeu par les événements passés, et ce dans une expérience qu’on ne peut faire que pour soi-même, mais qui concerne chacun de nous. Ainsi le rêve, qui n'est pas l’endormissement du psychisme ni son effondrement interne vers un état de catatonie confinant à la vie végétative, mais haute vitalité psychique, manifeste avec force et profondeur le jeu du temps vécu et permet à l’homme d’être pleinement lui-même.

Le rêve joue donc un rôle décisif pour accéder au temps vécu. Pour Bergson, qui oppose deux formes de rapport au temps : celui, objectif, où se déploie le moi social, régi par une forme de conscience réfléchie qui projette dans l’espace la multiplicité de nos états de conscience (nombre) et qui instaure  entre eux une différence, une succession susceptibles de nous inscrire dans le temps partagé de la vie en communauté, et la temporalité de notre moi individuel profond, où les états de conscience se pénètrent et se fondent les uns dans les autres sans se distinguer, le rêve est le lieu où s’opère le passage d’une temporalité à l’autre. En modifiant le rapport entre le moi et le monde extérieur, il nous permet de « sentir la durée ». En lui, «l’appréciation mathématique du temps écoulé ne se fait + », « le rêve nous place précisément dans [les conditions d’expérimenter la durée] ; car le sommeil, en ralentissant le jeu des fonctions organiques, modifie surtout la surface de communication entre le moi et les choses extérieures. Nous ne mesurons + alors la durée, nous la sentons ». Rêver, c’est retrouver ou laisser remonter à la surface toute une vie psychique étouffée par la promotion des idées claires et distinctes de la raison comme seule voie d’accès à la vérité, pour découvrir dans la confusion et l’obscurité apparentes des rêves autre chose qu’un tissu d’absurdités, le sens d’une existence qui se ressaisit dans et par le temps, le « travail qui se poursuit sans cesse, sur des idées, dans les régions les + profondes de la vie intellectuelle », « quand notre moi se laisse vivre ». Bergson, qui tisse un lien entre temps vécu de la rêverie et poésie, fait donc du rêve une voie d’accès privilégiée à la durée.

On retrouve dans Sylvie , récit tout entier placé sous le signe du rêve ou de la rêverie, cette porosité entre le souvenir, le rêve et la rêverie, indémêlables : le souvenir est « à demi rêvé », « l’esprit » « à demi-somnolent », » « résiste encore aux bizarreries du songe ».. Au ch II, par exemple, c’est un état de « demi-somnolence » qui, tout à coup, met le narrateur en présence d’un passé qui s’étend jusqu’à son enfance et lui permet d’exhumer de l’oubli des souvenirs qui l’habitaient depuis toujours : « toute ma jeunesse repassait en mes souvenirs ». On sort alors du temps chronologique qui nous oriente du passé vers l’avenir pour renouer un lien avec le passé, par un mouvement rétrograde qui éclaire une direction pour soi, un avenir, comme par une sorte de contraction temporelle. L’état transitoire vers le sommeil interrompt la perception pour faire entrer dans le temps remémoratif d’une conscience libérée du poids des obligations sociales : »cet état permet souvent de voir se presser en quelques minutes les tableaux les + saillants d’une longue période de vie ». On sort du temps de l’horloge, sur lequel repose l’organisation sociale, mais aussi du temps biologique, soumis à un processus d’entropie par dégradation cellulaire jusqu’à l’anéantissement corporel de la mort, pour entrer dans le temps vécu de la conscience, qui ne connaît pas les séparations entre l’avant et l’après, qui ne cesse de les entremêler pour former une tresse temporelle irréductible.

Dans Mrs Dalloway, Peter se retrouve également dans l’état onirique du dormeur, à côté d’une nourrice, gardienne spectrale des portes du rêve, assis tous les deux sur un banc, dans Regent ‘s Park : »il s’enfonça, de + en + profond, dans le duvet et les plumes du sommeil, s’enfonça, et finit par être complètement enfoui » (p.134). Pour ce rêveur qui, comme le voyageur nocturne, voit la réalité, hantée par une face onirique, se dédoubler, le retour à Londres se transforme en un retour vers le passé le + lointain de l’enfance : «Bizarre, se dit-il, comme je n’arrête pas de repenser à mon enfance ». Non pas « repenser » au sens de redevenir spectateur de son passé, vu de l’extérieur, dans une position de surplomb, mais le « revoir » au sens d’en être touché de nouveau, le revivre : »c’est fou la netteté avec laquelle cela lui revenait, des choses auxquelles il n’avait pas pensé depuis des années ». Ce même emboîtement des moments temporels amène Clarissa à vivre en un instant toute sa vie, en se projetant avec Peter dans une évasion amoureuse : »emmenez-moi, pensa impulsivement Clarissa, comme s’il prenait incessamment le départ pour un grand voyage ; et puis, la minute d’après, ce fut comme si […] elle avait vécu, pendant leur déroulement, une vie entière, qu’elle s’était enfuie de chez elle, qu’elle avait vécu avec Peter et que c’était maintenant terminé » (p.121). « en une minute » : dans le rêve éveillé, le temps vécu de la conscience n’est pas progressif ; il ne s’étale pas sagement dans une chronologie, avec un ordre temporel clairement articulé, selon une succession d’arrière en avant. Il est anachronique en son principe de déploiement : il fait résonner le passé dans le futur et le futur dans le passé, transformant le présent en ce point instable d’entrecroisement du passé et de l’avenir. La richesse psychique des rêves vient donc de ce qu’ils permettent de se resituer sans effort particulier dans la perspective du temps vécu, où « les moments de la durée interne ne sont pas extérieurs les uns aux autres ». Ils sont donc la voie d’accès royale au temps vécu quand « au-dedans de moi, un processus d’organisation ou de pénétration mutuelle des faits de conscience se poursuit, qui constitue la durée vraie », infléchissant jusqu’à la structure narratologique des récits, basés l’un sur la tresse temporelle présidant au croisement des flux de conscience, l’autre sur la dilution des repères chronologique, dans un enchaînement de résurgences du passé sur le mode onirique, dans un entremêlement par voie de condensation entre les figures de l’amour incarnées par Aurélie, Sylvie et Adrienne.

Car la temporalité du rêve se définit avant tout par l’absence de repères. Pour que le sommeil coupe les liens entre le moi et le monde extérieur et que le rêve « congédie l’appréciation mathématique du temps », débouchant sur une appréciation non + quantitative, mais qualitative de la durée, il faut que les repères soient effacés : le mécanisme de la montre et de l’horloge du narrateur nervalien sont, l’un cassé depuis l’enfance, l’autre arrêté. Cette perte des repères temporels s’accompagne de celle des repères spatiaux, dans cette confusion entre rêve et souvenir où le narrateur  de Sylvie semble presque toujours menacé  d’égarement : il perd son chemin dans le voisinage de la forêt, par exemple dans le chapitre « Chaalis », où il se demande s’il n’a pas rêvé l’étrange cérémonial où de jeunes aristocrates figurent des anges « chantant sur les débris du monde détruit », ou dans le chapitre « le village », où il emprunte des sentes profondes et côtoie des lisières de forêts sans toute tracée. Or si l’espace et le temps du rêve sont, dans Sylvie, indissociables de la forêt, c’est peut-être parce qu’ils répondent à cette région de nous-mêmes qui est obscure, + ancienne peut-être que notre conscience réfléchie, pleine d’ombres que Bergson appelle le moi fondamental et à laquelle on a pu aussi donner le nom d’âme. Dans le roman de V Woolf, deux rêves ont lieu à Regent’s Park, dans un décor de feuilles, d’arbres, d’ombres, de fougères, qui répond à l’image que Clarissa se fait aussi de l’âme, quand elle sent, face à Miss Killmann, « remuer en elle ce monstre brutal » et qu’elle entend « les brindilles qui craquaient », sentant « les sabots bien plantés dans les profondeurs de cette forêt encombrée de feuilles, l’âme ».

Or dans les parages oniriques de cette forêt intérieure, le temps opère à la fois une condensation et une sélection du passé : en quelques minutes se déroulent, au chapitre II de Sylvie, les images encore vives de la jeunesse du narrateur ; le rêve de Peter Walsh concentre les épisodes les + significatifs de « ce fameux été au début des années 90 ». A travers ces deux caractéristiques, l’accent est mis sur ce qui se rejoue dans le rêve : un fragment détaché du passé, qui par sa projection jusqu’à notre être présent révèle la force dont il est encore chargé. Le 1er « souvenir à demi rêvé » du narrateur de Sylvie rejoue ainsi un événement fondateur : la concomitance de deux pertes, celle de Sylvie, par l’infidélité que le narrateur lui fait à l’apparition d’Adrienne, et celle d’Adrienne, soumise à la réclusion dans un couvent. Ce souvenir à demi rêvé contient ainsi la matrice entière du récit, dans son développement comme dans son oscillation entre deux figures féminines complémentaires. La sélection opérée par le rêve met aussi en œuvre un mécanisme de condensation dans le temps. Celui-ci ne se déroule pas sur le mode de la succession, mais dans la transformation continue et progressive d’une image dans l’autre, comme dans un flux. Le jeu des présents, des participes présents et des anaphores transcrivant le fondu enchaîné des visions « sans trêve » de Peter Walsh à l’intérieur de phrases qui se ramifient rend compte de cette labilité des formes du rêve, où les choses n’étant pas des objets, elles ne se fixent pas et entrent dans un processus de transformation sans heurt, transcrivant un phénomène de synthèse où « des myriades de choses viennent n’en faire qu’une ». Loin de se dérouler comme un simple défilé d’images qui mettrait à distance le spectateur, le rêve engage l’affectivité de celui qui en est le siège, les émotions s’y bousculent,  et les images ne sont peut-être que la traduction de la continuité entre le passé et le présent. Dans le chapitre « Châalis », la vision d’Adrienne est ainsi placée sous le signe du destin, tandis que la phrase qui vient à Peter Walsh au réveil, « la mort dans l’âme », se rattache à la scène de rupture avec Clarissa et éclaire, des années après, le rêveur sur le pouvoir destructeur de ce verdict jadis émis à l’encontre de Clarissa, alors qu’elle révélait ce qu’il y avait de snob et de conventionnel en elle : dans la clarté aveuglante et douloureuse de la lucidité, ce rêve fait comprendre à Peter qu’il a perdu la femme qu’il aime à cet instant-là et pour ces mots-là et le passage de l’imparfait « c’était affreux, criait-il, affreux », au passé simple indique que ces mots appartiennent aux événements passés que le rêve a fait ressurgir et au présent, où Peter Walsh comprend et souffre toujours. Traversé par des émotions intenses, le rêve semble s’inscrire en faux contre la loi objective de l’irréversibilité du temps. Traversés par la mort, les rêves des deux œuvres de fiction en nient néanmoins la puissance. Même l’hallucination de Septimus en porte l’intuition quand l’explosion provoque en lui l’apparition d’Evans, mais sans boue sur lui ni blessures : « il était semblable à lui-même ». Peter Walsh ne sait à qui adresser la réponse à la question de la « patronne », le chant d’Adrienne se prolonge en « fioritures infinies » : il n’y a pas de véritable conclusion, car le rêve n’a d’achèvement qu’en dehors de lui-même, ne se laisse saisir que comme une trace à travers le souvenir que nous en gardons, et entretient des rapports ambivalents avec la réalité qu’il recycle et transforme, à l’instar de Peter Walsh ou de Septimus, qui s’emparent, l’un de la figure de la nourrice, l’autre de celle de l’ »homme en gris » pour construire l’image, qui d’Evans, qui des Moires.

Liées au passé, les images du rêve s’articulent aussi au présent, sur lequel il agit de manière ambiguë. « Résolution » : le titre du chapitre III de Sylvie suivant le « souvenir à demi rêvé » de l’apparition d’Adrienne et l’analyse de la confusion entre l’actrice et la sainte, souligne que le souvenir rêvé a engagé l’action par la simple « résolution » d’agir pour reprendre pied dans le réel. La rapidité du départ pour le Valois témoigne de l’urgence à actualiser le rêve qui se cristallise autour de la figure de Sylvie. Mais parce qu’elle a été nourrie par le rêve et a puisé en lui cette détermination, cette action rencontre des résistances, à commencer par l’irréversibilité du temps social, qui empêche le retour des choses à l’identique : la métamorphose de la « fée des légendes » en « fée industrieuse », sortie de sa pauvreté, l’impératif de « songer au solide » et la lecture de Rousseau et de Walter Scott ont mis à mal le schéma d’un rêve réalisé sur le mode d’un « prince » épousant une pauvre villageoise et désormais tout l’environnement –le père Dodu, le grand Frisé, le petit « garçon très éveillé » font obstacle au désir du parisien de « conquérir et fixer son idéal ». Le réel reprenant inéluctablement le dessus et le présent mettant à mal, rendant impossible l’actualisation de ce fragment de passé précieux auquel le rêve a donné accès, le narrateur reste le visiteur, l’étranger. Dans Mrs Dalloway, la volonté et la mémoire externe de Millicent Bruton recouvrent du retour à l’espace-temps du présent , de l’action, du pouvoir, la strate profonde qui s’est révélée au moment où son moi s’est laissé vivre dans le demi-sommeil du souvenir d’enfance : « mais non, se souvint-elle, on était mercredi, elle était à Brook Street […]Elle était quelqu’un qui avait du pouvoir, un rang dans la société, des revenus ». Le bâton imaginaire sur lequel se referme sa main, symbole de son pouvoir et de son action pour envoyer des bataillons d’émigrés au Canada, illustre la façon dont « se propage jusque dans les profondeurs cette extériorité réciproque que leur juxtaposition dans l’espace homogène assure aux objets matériels » dans l’analyse de Bergson. La « Mesure » incarnée par les médecins de l’âme que sont Holmes et Bradshaw impose la loi du nombre et atteste de son intériorisation, la fulgurance du rêve pouvant envahir le rapport au réel en altérant la perception de ce qui est présent

Le fait de ne + reconnaître les limites entre le rêve et la réalité, le sommeil et la veille distord le sens du réel et ne permet + de distinguer ce qui a lieu. Très vite, le rêve investit la réalité au point de transformer la perception en hallucination. Septimus en fait l’épreuve cruelle dans le roman de Virginia Woolf. Tout l’espace environnant n’est + pour lui qu’un espace soumis à la déformation du rêve cauchemardesque, dans lequel il est enfermé à la suite du traumatisme engendré par l’horreur de la 1ère guerre mondiale et par la mort de son ami Evans : « il voyait des visages qui sortaient du mur et se moquaient de lui, qui l’appelaient de toutes sortes de noms affreux, dégoûtants et des mains qui sortaient de derrière les paravents » (p.148). Septimus, en ne percevant + la réalité, mais en projetant au dehors sa panique intérieure irrépressible, montre que le temps vécu peut arracher avec tellement de violence l’homme à la réalité qu’il ne peut + s’y rapporter qu’à travers un délire, en tous points semblable à un rêve éveillé, mais cette fois-ci ayant traversé l’écorce cérébrale pour se ficher dans la réalité.

Cela doit peut-être conduire à  regarder avec circonspection la valorisation du rêve par Bergson quand il précise que « l’imagination du rêveur, isolée du monde externe, reproduit sur de simples images et parodie à sa manière le travail qui se poursuit sans cesse sur des idées, dans les régions + profondes de la vie intellectuelle ». Si le moi du rêveur, qui se coupe résolument des différentes formes d’extériorité (sensoriellement, pratiquement, culturellement, existentiellement) est le mode privilégié pour comprendre le type de relation impliquée par la durée intérieure, alors il y a tout lieu de craindre que le temps vécu de la vie psychique ne corresponde à rien d’autre qu’à un enfermement dans une relation narcissique de totale circularité avec soi-même. Mirage d’une pureté constitutive du moi que Bergson appelle « profond » par opposition au « moi superficiel », la durée intérieure prendrait la forme d’un dedans sans dehors. Assimilable à la position solitaire du rêveur endormi, la profondeur du moi de la durée intérieure serait une illusion induite par l’absence de contact avec l’extériorité sociale et historique. Si le décrochage de la réalité par l’entrée dans l’état des représentations oniriques se renverse en une remontée vers le passé, par quoi tout ce que la mémoire tenait en elle se libère, dès lors qu’il n’y a + besoin de prendre en compte ce qui se présente ici et maintenant dans l’expérience externe, la rentrée en soi, attention à toutes les représentations du passé, réactivation de ces représentations, risque d’engendrer l’illusion, la captation de la psyché par l’imagination, la paralysie de la conscience critique par l’irrationalité, l’immersion dans des sentiments qui se refusent à toute expression verbale, à toute communication ? Ce serait oublier que l’Essai sur les données immédiates de la conscience est aussi un essai sur la liberté, sur les liens entre temps vécu et liberté, que Sylvie est aussi l’histoire d’un désenchantement et que Mrs D est aussi un roman ironique.

En fait, à travers le vécu du rêve comme dans les tableaux de Magritte, il est moins question d’irréel, d’échappée dans un monde imaginaire, produit arbitraire d’un esprit échauffé par les vapeurs d’une imagination débridée que de surréel (Nerval parle d’ »état de rêverie supernaturaliste ») qui conduit à une désobjectivation libératrice des êtres et des choses pour leur redonner un nouvel élan, un nouvel avenir. Pas de nostalgie, mais la rencontre insolite entre des extrêmes, qui active un dynamisme psychique par la métaphorisation d’une réalité figée dans des catégories desséchantes. Temps du surréel, le temps vécu ne procède alors + d’un isolement en soi, il n’y aboutit pas non +, il est la production d’un écart critique vis-à-vis de l’encodage social et culturel de positions devenues familières à travers l’établissement de conditions psychologiques et collectives inamovibles. S’éloigner, « s’isoler de la foule », sortir des affrontements pour le pouvoir, »respirer l’air pur des solitudes », toutes ces formes d’écart ou de retrait se traduisent aussitôt par l’ivresse onirique de l’accès à un temps autre, au temps de l’autre par rapport aux sphères d’activités possibles, temps de l’impossible socialement parlant et qui culmine dans le couple transfigurateur de l’expérience humaine : « la poésie et l’amour ». Le temps retrouvé n’est alors pas celui d’une enfance abandonnée derrière soi et dont il s’agirait de faire revivre les souvenirs avec émotion. C’est celui de la poésie et de l’amour, qui demande à l’homme de « boire l’oubli dans la coupe d’or des légendes », de passer par l’oubli du temps social et historique qui tient l’homme à l’écart de lui-même, de la source onirique de son existence. Le temps vécu de la conscience rêveuse n’est pas celui de l’échange marchand, où tout s’achète, où le pouvoir de l’homme se mesure à l’aune de sa fortune : « ce n’est pas à mon âge que l’on tue l’amour avec de l’or ». Nerval sait bien qu’il tente l’impossible jusqu’à traverser la folie dont il rapporte les poèmes lumineux des Chimères  et des récits poétiques comme Sylvie. Car l’homme ne peut se rendre disponible à cet état onirique du temps vécu qu’à condition de desserrer l’étreinte de l’ordre social et économique qui détermine l’existence et façonne le conformisme. Il n’y a pas un temps vécu hors monde et hors société, mais un temps vécu qui passe toujours par la libération de ce qui enlise dans des modes de construction identitaire qui privent l’homme de son dynamisme psychique. Nerval est un »rêveur en prose ».

« Agir librement, c’est se replacer dans la pure durée » : Bergson, de son côté, affirme le rapport entre durée intérieure et liberté. Le temps vécu joue un rôle libérateur en l’ouvrant à l’onirisme d’une vie psychique qui se développe à travers l’entrecroisement inextricable dans le présent du passé et du futur. Ces deux domaines se rejoignent avec celui de l’émotion esthétique dans l’Essai où poésie, musique et roman sont présentés comme mieux aptes que le langage conceptuel à saisir la durée.

 

 

III-                Temps vécu et création

 

III-1-L’obstacle du langage

« Est-il notion + familière et + connue dont nous usions en parlant ? Quand nous en parlons, nous comprenons sans doute ce que nous disons ; nous comprenons aussi si nous entendons un autre  en parler. Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais + » (Augustin, Confessions, XI, 14 . Une des raisons pour lesquelles le temps échappe à toute tentative de compréhension rationnelle, est que le langage (conceptuel) est inadéquat au temps et ce pour quatre raisons.

 

a)      La 1ère raison est que, pour Bergson, le langage a partie liée avec l’espace, condition sine qua non de toute opération rationnelle. Or l’espace est un milieu homogène, c.à.d. que les objets y sont identiques, ne présentent pas de différence qualitative et sont néanmoins distincts. Pour former des concepts généraux, on fait donc abstraction des qualités des objets abstraits de l’espace, dont on ne retient que l’identité. Le langage, capable de charger un mot d’un sens intelligible par tous, n’est utilisable qu’à ce prix. Les concepts ne désignent que des identités entre les choses et non des individus qualitatifs : « la faculté d’abstraire implique déjà l’intuition d’un milieu homogène », et cette réalité homogène, « nettement conçue par l’intelligence humaine, nous met à même d’opérer des distinctions tranchées, de compter, d’abstraire, et peut-être aussi de parler ». Nous pouvons former des concepts généraux parce que nous pouvons nous représenter les choses comme extérieures les unes aux autres et non qualitativement distinctes. Or cette extériorité des phénomènes, isolés les uns des autres, suppose l’identité dans le temps. Cela rend le langage inapte à formuler, donc à penser, l’hétérogénéité et la qualité pure, qui caractérisent la durée, et les états de conscience qui relèvent de cette durée. C’est pourquoi le temps échappe toujours au langage. Il n’est pas de mots justes pour le dire, « car les termes sont  […] entachés d’un vice originel ».

 

b)      La 2ème raison, qui découle de la 1ère, est que le langage supposant la conception d’un milieu homogène, est nécessairement frappé de la même loi logique qui affecte les objets matériels : l’impénétrabilité. Les concepts, comme les objets, sont extérieurs les uns aux autres. Or la durée est un milieu à la fois hétérogène et continu, multiple, mais sans la quantité, successif, mais sans la distinction. Ainsi tout effort pour mettre en mots la durée se heurte aux limites du langage ; toute tentative fausse la vérité même de la durée, en y introduisant de l’espace : « ainsi, quand nous disons que +sieurs états de conscience s’organisent entre eux, se pénètrent, s’enrichissent de + en +, et pourraient donner ainsi, à un moi ignorant de l’espace, le sentiment de durée pure, mais déjà, pour employer le mot « +sieurs », nous avions isolé ces états les uns des autres, nous les avions extériorisés les uns par rapport aux autres, nous les avions juxtaposés, en un mot ; et nous trahissions ainsi, par l’expression même à laquelle nous étions obligés de recourir, l’habitude profondément enracinée de développer le temps dans l’espace ». « Les termes […] sont entachés d’un vice originel », et « la représentation d’une multiplicité sans rapport avec le nombre ou l’espace […] ne saurait se traduire dans la langue du sens commun ». La durée est bien une «donnée immédiate de la conscience », réfractaire à la médiation du langage conceptuel.

 

c)       En effet, 3ème raison, par le langage, nos impressions, sensations et sentiments apparaissent sous une forme impersonnelle. Le concept ne garde de l’état de conscience que ce qu’il a de commun, afin de le rendre communicable. Mais c’est là nier la temporalité propre du moi fondamental : les états de conscience qui se succèdent sont extérieurs les uns aux autres, si bien qu’aucun d’eux ne peut être comparé à un état antérieur. Chaque sentiment est radicalement neuf, purement qualitatif, alors que les concepts de notre langage commun présupposent une reproductibilité du sentiment et plaquent sur lui une temporalité de la succession quantitative, qui lui est étrangère. A cause de cette durée impensable ; contradictoire –succession sans distinction, continuité hétérogène-, le moi fondamental est incommunicable, alors que le moi superficiel et impersonnel répond beaucoup mieux « aux exigences de la vie sociale en général et du langage en particulier ». C’est la raison pour laquelle, quand on donne aux mots de tout le monde la mission de décrire un sentiment propre ou une personnalité singulière, on échoue nécessairement : le moi fondamental se voit alors étouffé sous le moi conventionnel, à la psychologique schématique et grossière. Ainsi pour parler de ses sentiments envers les femmes, Clarissa trouve que le mot « amour », dont elle se sert pour décrire ses sentiments pour Richard, est inapproprié (p.101), sans être pour autant capable d’en trouver un qui restitue la nuance dans toute sa subtilité. De même le narrateur de Sylvie ne trouve que « des expressions vulgaires, ou bien tout à coup quelque phrase pompeuse de roman » quand il essaye de formuler ses sentiments propres et authentiques.

 

d)      Car, dernière raison de l’inadéquation du langage au temps vécu, le langage dénature la durée en lui donnant une fixité qui n’est + de l’ordre de la continuité hétérogène et dynamique. Parce qu’on désigne du même terme deux états successifs, partant hétérogènes, on en conclut faussement à la permanence des états de conscience, à leur identité dans le temps. Le langage confère le même mot à deux sensations pourtant éloignées dans le temps, comme il utilise le même terme pour désigner les causes qui ont donné naissance à ces sensations. Il nous invite par conséquent à homogénéiser ces sensations et leurs causes. Les deux sensations ne lui paraissent pas différentes, puisqu’elles portent le même nom. Dans une ville où j’habite, « tous les jours j’aperçois les mêmes maisons, et comme je sais que ce sont les mêmes objets, je les désigne constamment par le même nom, et je m’imagine aussi qu’elles m’apparaissent toujours de la même manière », écrit Bergson. Par conséquent, « nous confondons le sentiment même, qui est dans un perpétuel devenir, avec son objet extérieur permanent, et surtout avec le mot qui exprime l’objet », alors que  « ce qu’il faut dire, c’est que toute sensation se modifie en se répétant et que si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c’est parce que je l’aperçois maintenant à travers l’objet qui en est la cause, à travers le mot qui la traduit ». Désigner +sieurs nuances qualitatives par un même terme revient à homogénéiser ces nuances, à ignorer les spécificités de chacune. Or le langage ne limite pas seulement notre connaissance. Il agit sur nos envies : il suffit qu’on me dise qu’un aliment est exquis pour que je substitue à l’impression qualitative, légèrement désagréable, que j’éprouve l’association entre la sensation et un goût agréable ; « ainsi, quand je mange d’un mets réputé exquis, le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît, alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire » « Le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle ».

 

óA l’instar d’un romancier hardi, capable de restituer l’hétérogénéité du temps vécu, nous devons être + attentifs et + subtils, si nous voulons renouer avec nos aspirations et avec notre histoire. Philosopher, pour Bergson, c’est mener un travail continu sur le langage, pour résister à son pouvoir uniformisant et à approcher l’expression de singularités qui, par principe, lui échappent. C’est sur ce perpétuel devenir de la conscience que Peter se méprend, lorsqu’il croit pouvoir définir une fois pour toutes la personnalité de Clarissa, sans avoir que c’est le + sûr moyen de n’en avoir jamais qu’une image : « même au bout de toutes ces années, son portrait de Clarissa n’était qu’à l’état d’ébauche » (p.163). + sage, Clarissa a renoncé à l’illusion de définir les gens : «elle refusait de dire de Peter, ou d’elle-même, je suis ceci, je suis cela » (p.69). De même, Bergson  dit que c’est seulement quand on se reporte après un laps de temps important aux émotions qui s’attachaient à la ville au début de notre installation que l’on perçoit le changement, « inexplicable et surtout inexprimable ».  

 

1-2 Autres langages (1) : musique, chant, danse

S’il est donc très difficile d’exprimer la durée, ce n’est pas pour autant impossible : il existe un langage susceptible de nous dévoiler le temps vécu, de nous faire sentir la durée vraie et la fausseté de nos représentations : l’art, notamment la littérature, la musique et la danse.

 

a)      Dans L’Essai, Bergson propose un échappatoire au langage conceptuel, naturellement inapte à rendre compte de la durée pure : la musique. Ecouter un morceau de musique est une expérience qui s’approche de celle de la durée véritable. Une mélodie est une succession de notes qualitativement différentes, mais non extérieures les unes aux autres. Elle se fondent et s’organisent en un progrès dynamique : »ne pourrait-on pas dire que, si ces notes se succèdent, nous les apercevons néanmoins les unes dans les autres, et que leur ensemble st comparable à un être vivant, dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l’effet même de leur solidarité ? » Si l’on se concentre sur chaque note d’une mélodie en l’isolant des autres, on manque donc la musique, car la musique est dans le phrasé. Il en va exactement de même de la durée. Le mode musical est également présent dans Sylvie comme un contrepoids à la corruption qu’opère le temps. Si la conscience réfléchie est impuissante à restituer autre chose qu’un fantôme de temps vécu, le chant est valorisé en tant qu’il est inscription du passé à l’intérieur du présent. Les vieilles chansons que le narrateur aime sont un héritage culturel transmis de mères en filles. Elles portent la trace d’un français vieilli, qui n’a + cours aujourd’hui, « avec les hiatus et les assonances du temps ». Mais ce qui surtout fait du chant le vecteur de réminiscences, c’est son lien avec la voix : les jeunes filles prêtent aux vieilles chansons de leurs ancêtres la matérialité de leur voix, qu’elles font vibrer en des « trilles chevrotants » pour imiter «la voix tremblantes des aïeules ». Par le chant, jeunesse et vieillesse cessent de s’opposer, le temps de quelques mesures. Ecouter un chant est donc une expérience consolante, malgré le temps qui passe et dégrade les souvenirs. La musique est un art du temps, mais du temps entendu comme durée véritable. Elle transfigure le temps dont elle a besoin pour exister. Le chant  n’est + de l’ordre du fantasme c’est une réminiscence lucide quant à son statut de réminiscence. Le choix de placer Les Chansons et légendes du Valois en appendice du récit de Sylvie prend alors tout son sens : il s’agit de racheter l’échec du narrateur par une acceptation apaisée du travail du temps. Comme les vieilles chansons du Valois, le chant de la vieille mendiante ravit brutalement Peter à ses propres pensées. C’est une « chanson primitive », « une vieille chanson effervescente, jasante, s’infiltrant entre les vieilles racines noueuses des temps immémoriaux », « portée par une voix sans âge ni sexe, la voix d’une source ancienne qui jaillit de la terre » (p.167-168). Cette chanson d’amour a commencé dans les temps préhistoriques, « à l’époque des dents de sabre et de mammouths », et quand elle s’achèvera, « la grande parade de l’univers [sera] terminée » Le chant immémorial, venu du fond des âges, annule le temps, apporte à l’auditeur l’apaisement d’une permanence provisoirement retrouvée. Elle est prononcée dans une langue inintelligible, par « une « voix privée de toute signification humaine ». Cet enchantement du temps vécu ne peut être porté que par l’autre du langage conceptuel : mélodie, chant, légende, conte, danse.

 

b)      Bergson prend aussi l’exemple de la danse, où chaque mouvement est à la fois unique et profondément lié aux autres, pris dans un rythme qui donne une cohérence à l’ensemble, sans nier la spécificité de chaque geste. Le résultat s’apparente au mouvement continu de la durée, qui unit passé, présent et avenir dans un rythme continu : « si la grâce préfère les courbes aux lignes brisées, c’est que la ligne courbe change de direction à tout moment, mais que chaque direction nouvelle était indiquée dans celle qui le précédait. La perception d’une facilité à se mouvoir vient donc se fondre dans le plaisir d’arrêter en quelque sorte la marche du temps, et de tenir l’avenir dans le présent. Un 3ème élément intervient quand les mouvements gracieux obéissent à un rythme, et que la musique les accompagne. C’est que le rythme et la mesure, en nous permettant de prévoir encore mieux les mouvements de l’artiste, nous font croire que cette fois nous en sommes les maîtres. Comme nous devinons presque l’attitude qu’il  =va prendre, il paraît nous obéir quand il la prend en effet ; la régularité du rythme établit entre lui et nous une sorte de communication, et les retours périodiques de la mesure sont comme autant de fils invisibles au moyen desquels nous faisons jouer cette marionnette imaginaire ». L’art exemplifie le phénomène de la durée.

 

III-3 « Que si quelque romancier hardi… »

               Comme le chant et la musique, le langage littéraire est l’autre du langage conceptuel, susceptible d’en rémunérer le défaut, d’en repousser les limites. Pour Bergson, parce que la littérature a pour matériau le langage et qu’elle ne peut en changer la nature sans risquer de devenir inintelligible, l’écrivain, aussi près qu’il se tienne du temps propre de la conscience par son écriture, est voué à toujours la manquer, obligé qu’il est de figer, en mots extérieurs et immobiles sur la page, une temporalité dont rien ne saurait arrêter le mouvement continuel : « que si maintenant quelque romancier hardi, déchirant la toile habilement tissée de notre moi conventionnel, nous montre sous cette logique apparente une absurdité fondamentale, sous cette juxtaposition d’états simples une pénétration infinie de mille impressions diverses qui ont déjà cessé d’être au moment où on les nomme, nous le louons de nous avoir mieux connus que nous ne nous connaissions nous-mêmes. Il n’en est rien cependant, et par cela même qu’il déroule notre sentiment dans un temps homogène et en exprime les éléments par des mots, il ne nous présente qu’une ombre à son tour ». L’entreprise n’est pas pour autant vouée à l’échec, car la littérature a cette puissance incomparablement précieuse de permettre un recul critique sur le langage habituel et sur la nature véritable de notre intériorité : »seulement [l’écrivain] a disposé cette ombre de manière à nous faire soupçonner la nature extraordinaire et illogique de l’objet qui la projette ; il nous a invités à la réflexion en mettant dans l’expression extérieure quelque chose de cette contradiction, de cette pénétration mutuelle, qui constitue l’essence même des éléments exprimés. Encouragés par lui, nous avons écarté pour un instant le voile que nous interposions entre notre conscience et nous. Il nous a remis en présence de nous-même ».

 

               De fait, Proust, lecteur passionné de Nerval, contemporain de Virginia Woolf et connaisseur prudent de Bergson, l’a montré dans A la Recherche du Temps perdu : la temporalité est l’essence du récit. Pour qu’il y ait récit, disent en effet les narratologues, il faut que les actions et les événements représentés soient liés dans un enchaînement temporel : « il marchait » n’est pas encore un récit ; « il marchait quand soudain, un bruit étrange l’arrêté » en est déjà une. Tout récit serait donc aux prises avec le temps. Cette idée est au cœur de la réflexion de Paul Ricoeur dans Temps et récit : « le monde déployé par toute œuvre narrative est un monde toujours temporel ». En s’appuyant sur la théorie aristotélicienne du  récit mimétique et sur la distensio animi augustinienne, il postule que, si le temps est au cœur du récit, le récit est au cœur du temps humain. L’être s’approprie le temps vécu en le mettant en récit : « le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative ; en retour le récit est significatif dans la mesure où il est articulé de manière temporelle. «  Temps et récit sont donc étroitement intriqués, que le sujet en ait conscience ou non.

 

Pour autant, cette temporalité du récit n’est pas nécessairement linéaire, au contraire. A partir de l’étude du roman proustien, le narratologue Gérard Genette décrit, dans Figures III, les procédés grâce auxquels le récit prend en charge la souplesse du temps vécu. La 1ère de ces catégories, celle de « l’ordre », recense ce que Genette appelle les « anachronies narratives », notamment les ellipses, les analepses, les prolepses par quoi le récit joue avec la chronologie. La catégorie de la « durée » prend, elle, en charge le rapport entre le temps qui s’écoule dans la diégèse et le nombre de pages qui lui est consacré. La cadence du récit peut ainsi varier, et le narrateur alterner ellipses (la durée de l’histoire est +tive, mais le récit ne lui consacre aucune ligne), sommaires (la durée de l’histoire est supérieure à la durée du récit), les scènes (la durée de l’histoire est égale à la durée du récit), les pauses (+sieurs lignes ou pages, souvent descriptives ou analytiques, sont écrites, sans qu’aucun événement nouveau ne se produise dans l’histoire. Enfin la catégorie de la « fréquence » distingue les récits singulatifs (ce qui se produit une fois est raconté une fois), itératif (ce qui se produit +sieurs fois est raconté une fois), répétitifs (ce qui ne se produit qu’une fois est raconté +sieurs fois).

Ainsi le récit de Sylvie, récit rétrospectif qui combine à la superposition de +sieurs strates temporelles[19] un « effet de brume » qui rend difficile toute reconstitution chronologique fiable[20], repose-t-il sur une série d’échos très perceptibles entre la partie nocturne des rêves et des souvenirs et la partie diurne qui se déroule dans le temps de référence de la fiction. Chacune de ces parties, déployée en 7 chapitres de part et d’autre de l’apparition d’Adrienne à « Châalis », fait se répondre entre eux  les chapitres comme dans un scénario onirique orienté par la répétition des mêmes épisodes : le bal, la nuit d’errance, la visite à Sylvie et la promenade, le chant à Châalis se répètent, dans le même ordre, mais avec un effet de dégradation qui souligne la fuite du temps. Ainsi la durée du récit, telle qu’elle est intimement vécue par le narrateur dont nous partageons le seul point de vue, se veut à la fois une, fluide, malgré les brusques décrochements narratifs produits par l’irruption des souvenirs dans le présent et heurtée par l’accélération conclusive et la chute finale du récit.

En effet si l’action principale du récit se déroule dans l’espace de 24 heures, de la sortie du théâtre au retour à Paris après la révélation du mariage de Sylvie avec le grand Frisé, cette unité de temps comparable à celle du théâtre classique est rompue au chapitre XIII, où le narrateur condense en un sommaire un récit d’événements courant sur +sieurs mois [21], tandis qu’une ellipse temporelle court sur +sieurs années entre la fin du ch XIII et l’épilogue du ch XUV, 20 ans après le ch I. Enfin, au sein même des 24 heures que dure l’action principale (une nuit, suivie d’une journée, la seconde nuit étant escamotée à la fin du ch XII, comme un prélude à l’accélération qui va suivre), le rythme varie fortement selon la nature des événements racontés : non seulement le récit s’ouvre sur le temps répétitif de la représentation théâtrale, avant qu’un dialogue ne vienne ralentir le rythme du chapitre initial, mais il y a une disjonction entre les sept premiers chapitres, qui condensent 20 ans de souvenirs, et les sept suivants, qui se concentre sur le présent. Dans le cas précis, le rapport entre la durée des événements relatés et la place qu’ils occupent dans le texte n’est pas synonyme d’accélération, mais +tôt d’élongation du temps, le narrateur évoquant le temps qui passe de façon fragmentée. Au lieu d’utiliser le résumé ou le « sommaire » des actions dans le passé, il nous livre des « scènes » auxquelles le lecteur a ‘impression d’assister +tôt que de les entendre raconter, car le narrateur dialogue avec le cocher, Sylvie (au bal de Loisy, sur le chemin de Châalis, à l’abbaye même), avec le père Dodu et le « grand frisé ». Au rythme narratif de la scène appartiennent encore les épisodes du mariage à Othys ou des apparitions d’Adrienne, qui font l(objet d’un ralentissement du récit, par l’importance accordée à la description du décor et des sentiments et par l’emploi de tirets pour indiquer, comme en musique, une pause. Se produisent ainsi, en sus de l’élongation du temps par fragmentation, de véritables pauses narratives, comme si le rythme du récit était suspendu, le narrateur s’attardant et rentrant en lui-même pour nous donnenr à lire dans sa conscience en commentant : long commentaire sur l’époque dans laquelle il vit au ch I ; délibérations intérieures au ch III ; réflexions  sur le temple de la philosophie au ch IX.

Alternance de souvenirs et d’introspection, de récit lent et de récit rapide cre donc l’impression paradoxale de naturel et d’arythmie alors même que la construction, artificielle, est parfaitement maîtrisée. Le sommet de l’art (Proust disait dans son article sur Sylvie que Nerval a mir « un peu trop d’intelligence dans sa nouvelle ») donne le sentiment d’une continuité vécue comme une succession d’instants intenses, qui se détachent avec une netteté singulière sur un fond morne : la traduction narrative des « intermittences du cœur » proustien.

 

 



[1] Terme employé surtout par la phénoménologie, la temporalité désigne l’une des caractéristiques de la réalité humaine, du Dasein ou du pour-soi. Par la temporalité (du latin temporalis, qui ne dure qu’un temps), nous sommes limités dans le temps et nous rencontrons une difficulté à saisir notre être. La temporalité nous fait exister. Elle ne nous fait pas être comme les choses et comme le donné. Elle nous conduit à sortir de nous-mêmes. Elle nous engage et nous projette dans le monde, dans lequel nous ne pouvons pas faire autre chose que donner du sens et d’affirmer notre liberté. Au monde donné en soi s’oppose le « pour-soi » qui a tout à faire. La temporalité ouvre ainsi nécessairement l’homme à la liberté et à la responsabilité.

[2] « que nous soyons actifs ou en repos, éveillés ou endormis, l’horloge universelle aussi bien que l’horloge biologique interne égrènent les heures, les jours, les années, jusqu’au dernier laps de temps limité par le dernier instant, en deçà duquel nous ne sommes + comme ayant été, au-delà duquel le monde et le temps continueront sans nous et sans fin », (F.Chenet),

[3] Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty livre cette formule, qui manifeste le rapport à la fois familier et énigmatique de l’homme au temps : »une fois que je suis né, le temps fuse en moi […], il est visible, en effet, que je ne suis pas l’auteur du temps, pas + que des battements de mon cour, ce n’est pas moi qui prends l’initiative de la temporalisation »

[4] Pascal « qu'on s'imagine un nombre d'hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue de tous les autres, ceux qui res­tent voient leur propre condition dans celle de leurs sem­blables, et se regardant les uns les autres avec douleur et sans espérance, attendent leur tour. C'est l'image de la condition des hommes. {...} Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais » (Pensées 199 et 210).

[5] Non seulement le roman est peuplé de personnes âgées (Mrs Dempster et son « vieux visage fané », p.94 ; lady Burton ; miss Parry, la vieille tante de Clarissa, p.277-278). Surtout les deux personnages principaux, Clarissa et Peter, ont atteint l’âge mûr, et su Peter réfléchit sur « l’avantage de vieillir » (p.165), Clarissa est obsédée par le changement de son apparence depuis sa maladie : » Que penserait-il, se demanda-t-elle, lors de son retour ? Qu’elle avait vieilli ? Le dirait-il, ou verrait-elle, lors de son retour, qu’il pensait qu’elle avait vieilli ? C’était vrai. Depuis sa maladie,ses cheveux avaient presque entièrement blanchi » (p.107)

 

[6] « Le temps a volé en éclats ; nous ne pouvons + vivre que des fragments de temps » (Italo Calvino)

[7] « nous vivions alors une époque étrange » (Nerval, Sylvie, I)

[8] « la permanence d’un objet ne peut être connue que par contraste avec le changement d’autres objets coexistants. Mais la représentations de la coexistence est impossible dans le temps seul ; elle est conditionnée, pour l’autre moitié, par la représentation de l’espace, vu que, dans le temps seul, tout est successif, et que dans l’espace tout est juxtaposé ; elle ne peut donc résulter que de l’union du temps et de l’espace » (Schopenhauer)

[9] Dans son manuel sur Le temps, François Chenet explique ceci.

L’espace est :

- un,

- objectif (il est indépendant des consciences qui en ont la représentation),

- homogène (aucune des trois dimensions ne présente de privilège par rapport aux deux autres, aucune n’assume un rôle axial et particulier, à la différence du temps, dans lequel le présent jouit d’un statut particulier),

- réversible

- et simultané (l’espace se définit selon Leibniz comme « cet ordre qui fait que les corps sont situables, et par lequel ils ont une situation entre eux en existant ensemble », ce qui veut dire que l’espace est l’ordre des coexistences, alors que le temps est celui de la succession).

Le temps vécu, qui relève selon Bergson de la « multiplicité qualitative » et non de la « multiplicité quantitative », ce qui induit qu’il est hétérogène, et dont nous verrons qu’il est essentiellement, dans nos œuvres, subjectif (le temps vécu est par excellence le temps du sujet), est en revanche régi par le principe de l’irréversibilité des parties : « la marche de l’aiguille autour du cadran, marche qui est un mouvement visible et spatial, peut-être renversée ; mais le temps vécu d’une journée de 24 heures, temps qui est invisible et impalpable, ne peut pas l’être […] Celui qui est allé de Paris à Rouen peut, s’il a pris un aller et retour, revenir à son point de départ, le retour se repliant sur l’aller pour le neutraliser. Mais dans le temps, le retour succède à l’aller et lui fait suite sans annuler le fait d’avoir accompli ce voyage […] L’irréversible est donc la temporalité même du temps » (Jankélévitch, La Mort).

Ainsi donc, à moins d’admettre que le temps est l’énergie qui travaille l’espace ou, comme les physiciens, qu’il naisse d’une courbure de l’espace, l’asymétrie profonde du temps par rapport à l’espace viendrait de ce que le temps ne peut être présenté comme un milieu, un devenir amorphe enveloppant des devenirs particuliers comme l’espace est un corps enveloppant des corps particuliers. Il n’a pas de substance en dehors des changements particuliers.

[10] Résumé de l’analyse que Catherine Bernard propose de l’espace londonien dans son commentaire du volume Foliothèque.

[11] Un même raidissement saisit Septimus, ramené à l’immobilité de la guerre des tranchées, Clarissa, Mr Bowley et les très conservateurs membres du White’s, discréditant le culte des ancêtres, le sens de la continuité et du devoir par la paralysie qui envahit la scène : « en un effet vertigineux de zoom dans le temps, toute la pompe de l’ordre régnant, de la royauté et de l’Etat se révèle n’être que poussière et ruines et les passants admiratifs de simples ossements, « avec en + quelques alliances mêlées à leurs cendres et les plombages en or de leurs innombrables dents cassées » (p.79) », note Catherine Bernard.

[12] Ainsi les symboles de la grandeur impériale s’inversent-ils pour déjouer une rhétorique sacrificielle qui, quoique glorieuse, ne légitime pas moins un impérialisme mortifère, qui en appelle « aux mort, au drapeau, à l’Empire » (p.81).

[13] Le lecteur ne peut donc qu’accueillir avec suspicion l’élan lyrique de Richard Dalloway lorsqu’il s’émeut à la vue de Buckingham Palace (p.215-216) ou le sentimentalisme réactionnaire de Clarissa occultant au début du roman les effets dévastateurs de la guerre sur une société ivre d’amnésie, p.63-64. En observatrice de l’économie symbolique de la société anglaise, de la gestion patrimoniale de la terre et des sentiments, V Woolf se saisit, par la notation de Mrs Foxcroft « se rongea[n]t les sangs parce que ce gentil garçon s’était fait tuer, et maintenant, le vieux Manoir allait revenir à un cousin », du récit dynastique autour duquel s’est pensée l’Angleterre et tel que la mémoire littéraire l’a mis en mots et en question : ombre dans le texte, le jeune Foxcroft est un fantôme de + dans une Angleterre spectrale,

[14] Cf extraits des lettres de Bergson à G. Papini et à W.James, p. VI-VII de l’édition GF du ch II de l’Essai.

[15] « Considérés en eux-mêmes, les états de conscience profonds n’ont aucun rapport avec la quantité ; ils sont qualité pure ; ils se mêlent de telle manière qu’on ne saurait dire s’ils sont un ou +sieurs, ni même le examiner de ce point de vue extérieur sans les dénaturer aussitôt. La durée qu’ils créent est ainsi une durée dont les moments ne constituent pas une multiplicité numérique ; caractériser ces moments en disant qu’ils empiètent les uns sur les autres, ce serait encore les distinguer ».

[16]  « notre esprit peut s’installer dans la réalité mobile, en adopter la direction sans cesse changeante, enfin la saisir intuitivement », écrit Bergson (La Pensée et le mouvant), qui définit « l’intuition » comme « l’espèce de sympathie intellectuelle par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’elle a d’unique et par conséquent d’inexprimable » (Revue de Métaphysique,, janvier 1903) ; « intuition signifie donc d’abord conscience, mais conscience immédiate, vision qui se distingue à peine de l’objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence » (La Pensée et le mouvant).

 

[17] «pour une part, il a été et n’est +, pour l’autre, il va être et n’est pas encore » (Aristote).

[18] Historiquement, les Valois correspondent à la branche des Capétiens qui régnèrent en France de 1328 à 1509 : Charles VI, dit le Fou ; François Ier, Henri II, François II, Charles IX et Henri III.

[19] si l’on fait abstraction du « Dernier Feuillet », de vingt ans ultérieur au temps de l’histoire, le temps de référence de cette dernière est celui de la « jeunesse » du protagoniste (1834-1836), temps des soirées mondaines au théâtre où se produit Aurélie (I), mais aussi temps à partir duquel le personnage se remémore le passé et temps dans lequel le déroule le second retour dans le Valois raconté dans les chapitres VII à XII. Ce temps de la jeunesse est lui-même précédé des deux temps de l’enfance et de l’adolescence : le temps de l’enfance (vers 1820 ?) est celui de la 1ère rencontre avec Adrienne (II), mais aussi d’autres épisodes + brefs racontés dans la 2ème moitié de la nouvelle, comme le récit de la noyade dont le narrateur est sauvé par le grand frisé. Le temps de l’adolescence (1825-1830 ?) est celui du 1er retour dans le Valois : c’est le temps de l’idylle avec Sylvie, où prend obstacle l’épisode du simulacre de mariage chez la tante à Othys (IV-VI). Enfin survient au ch VII, le temps le+ énigmatique du récit, forcément postérieure à l’apparition de l’enfance dans le château, peut-être contemporaine de l’idylle avec la jeune dentellière (le suggère la présence du frère de Sylvie): celui de l’apparition d’Adrienne.

 

 

[20] S’il est par exemple possible de situer les deux moments évoqués au début du chapitre IV l’un par rapport à l’autre, il est impossible de dire précisément quel intervalle de temps s’est écoulé entre les deux, car l’essentiel est dans l’impression que laisse dans la conscience du narrateur la superposition des deux époques, et non l’écart chronologiquement mesurable entre eux : »quelques années s’étaient écoulées : l’époque où j’avais rencontré Adrienne devant le château n’était déjà + qu’un souvenir d’enfance ». D’une manière générale, c’est l’ensemble des formes verbales du début des chapitres qui provoque une perte de repères, car elles ne répondent jamais aux attentes du lecteur, expliquant que Proust désigne Sylvie comme le « rêve d’un rêve » et quUmberto Eco parle « d’effet de brume ».

[21] le personnage se rend en Allemagne pendant +sieurs mois, revient, il s’écoule encore deux mois avant que ne s’établisse sa liaison avec l’actrice, qui se clôt par la scène où elle refuse le rôle que lui assigne le narrateur dans son drame personnel, sans qu’on sache ce qui se passe entre le retour du narrateur en France et la lecture de la pièce à Aurélie. L

24 février 2013

erlaine : Romances sans paroles, (2),: anatomie d’un titre

Verlaine : Romances sans paroles,  (2),: anatomie d’un titre

 

 

            Artiste du langage « sculptant avec le ciseau des Pensées/ Le bloc vierge du Beau », Verlaine, qui déclarait « ciseler les mots comme des coupes « dans l’ »Epilogue » III de ses Poèmes saturniens, trouve, dans le travail du verbe, le principe même de son activité poétique. Cependant, en composant ses Romances sans paroles, il semble se dessaisir de ce qui constitue son identité de poètes : le titre du recueil, redoublé par celui de la 1ère section, « Ariettes oubliées » signifie-t-il que ces « romances sans paroles » seront muettes et inconsistantes, privées de la substance verbale qui doit pourtant donner corps au Poème ou que la double articulation fondatrice du langage verbal s’y abolira dans un pur signifiant sonore, puis visuel, conformément à la double référence musicale et picturale des titres démarqués l’un des Lieder ohne Worte de Mendelssohn, les autres du genre pictural du « paysage » (Paysages belges) ou de la technique de l’ »aquarelle » ? En fait, et malgré la référence explicite du titre du recueil de Verlaine à la traduction française de ces pièces pour piano seul où Mendelssohn cherchait, en se privant de la voix, pourtant indissociable du lied, à exprimer l’expressivité propre de son instrument, malgré la prégnance de la musique dans « l’Art poétique » de Verlaine et malgré la promesse d’un « recueil très musical » (Lettre à Lepelletier du 16-05-1873) qu’il renommera « flûte et cor » dans Les Poètes maudits, malgré enfin l’intérêt porté par les compositeurs à la poésie de Verlaine[1], il s’agit moins de se priver des mots, essentielle matière première de la poésie, que d’éprouver la dimension sonore du langage et d’accorder à l’étoffe même des mots une puissance de suggestion outrepassant leur habituelle capacité à produire un sens construit. Le choix même du modèle de la « romance » et de l’ »ariette » le dit qui maintient, en même temps que le primat accordé à des genres mineurs,  historiquement dévalués, la tension entre la musique et le chant, la voix, le mot. entre e guider la création poétique vers l’harmonie musicale

            En effet, le sens originel du terme « romance », que Verlaine a déjà lui-même démarqué dans un poème des Fêtes galantes, « A Clymène »[2], et qu’il emploie au singulier d’abord, en mai 1872, pour désigner ce qui deviendra la 1ère des « Ariettes oubliées », puis au pluriel, en décembre de la même année, pour titre de la future 1ère section de son recueil avant d’intituler Romances sans paroles l’ensemble de ce recueil, le situe entre texte et mélodie. Au XVIIIème siècle, où elle est très à la mode, la romance désigne aussi bien une pièce poétique simple, sur un sujet sentimental et attendrissant, que la musique sur laquelle cette poésie est chantée. En effet si la romance désigne d’abord, selon le Grand Dictionnaire universel du XIXème siècle publié par Pierre Larousse en 1875, « un récit en vers d’une histoire simple et naïve , destinée à être chantée », le mot prend aussi le sens moderne de « chanson sur un sujet tendre et touchant » et désigne, selon le Dictionnaire de la langue française d’Emile Littré, « toute pièce de vers moderne, en couplets, roulant sur un sujet tendre et même plaintif, et mise en musique » : « la timide romance exhale mollement/ Une plainte sans art, fille du sentiment » (Nivelle de la Chaussée ). Enfin la traduction, par  « romances sans paroles », du titre des 48 Lieder ohne Worte , que le compositeur allemand Mendelssohn avait écrits entre 1829 et 1845, et qui étaient si connus qu’ils en étaient devenus des exercices d’entraînement pianistique, ajoute à l’idée de naïveté et de sentiment la lexicalisation de l’expression « romance sans paroles » pour désigner « un morceau de piano ou de quelque instrument, assez court et présentant un motif gracieux et chantant ».

            Or, mélomane, Verlaine, dont la belle-mère jouait du piano, qui était un ami d’Emmanuel Chabrier[3], dont le beau-frère, Charles de Sivry[4], compositeur, lui avait présenté sa demi-sœur Mathilde un jour qu’il préparait avec lui un opéra-bouffe, et qui déguisera son titre en Flûtes et cors dans Les Poètes maudits, remotive tous ces sens pour cultiver le paradoxe d’une parole qui ne serait présente qu’absente, ce qui se comprend d’un morceau de musique, mais moins d’un recueil de poèmes, sans musique au sens propre du terme. Ernest Prarond avait du reste intitulé en 1855 un recueil de poèmes Paroles sans musique. En 1866, Henri Casalis avait groupé ses poèmes en prose de Vita tristis sous le titre « Romances sans musique sur le mode mineur » et Albert Mérat, ami de Verlaine, avait, la même année, intitulé « Paroles sans musique » un poème de ses Chimères. Enfin, dans Le Carnaval de Venise, opéra comique d’Ambroise Thomas, créé à l’Opéra Comique en 1857, un personnage chante le concerto de violon sous le titre d’Ariette sans paroles, expression qui désigne les vocalises du chanteur. Comment comprendre ce titre, apposé dans le poème des Fêtes galantes « A Clymène » à l’expression « mystiques barcaroles », « chanson des gondoliers vénitiens » dont la langue devient pure coloration sonore, perles sonores, phonèmes, pur signifiant sensible articulé par la voix, sans que l’auditeur dont l’italien n’est pas la langue maternelle accède au signifié, Verlaine ayant pensé pour son titre à « galimatias double » : « Mystiques barcarolles/ Romances sans paroles » ?

            Si le 1er sens de la « parole » est d’inscrire dans l’espace-temps de la situation de communication, le discours d’un locuteur sujet adressant à un interlocuteur précis et identifiable un message codé dans le jeu réglé d’un système de signes articulant un signifié à un signifiant arbitraire pour exprimer et communiquer des sensations, des émotions, des sentiments, des pensées dicibles dans un logos compréhensible, le 1er sens que l’on peut conférer à la formule privative « romances sans paroles » est celle d’une exclusion de la parole, dans l’intention de faire taire le sens des mots pour laisser davantage entendre leurs sonorités. Ayant pour ambition de ne pas laisser la parole exercer sa fonction ordinaire, de contrarier la situation de parole en effaçant, avec les contours du sujet comme de l’adresse lyriques, le sens clair au profit d’une impression diffuse et confuse, née de la déconstruction de la fonction référentielle comme de la double articulation du langage, la parole poétique, au sens menacé et comme perdu, gagnerait en finesse de communication suggestive ce qu’elle perd en précision classique. Dans l’usage qu’il fait des signes linguistiques, Verlaine s’exclurait de l’espace de la parole comme faculté de communiquer de la pensée par un système de sons articulés pour privilégier le signifiant au détriment du signifié. Il ferait résonner les mots +tôt que de nous faire raisonner. Il mettrait de côté la double articulation du langage pour se rapprocher de cet autre langage qui ignore la double articulation : la musique. De fait, la parole voit sa place contestée par le primat accordé à la part vocale, instrumentale, de la romance, à la mélodie du vers donc, sur le sens (I). Pourtant l’image d’un Verlaine musical mérite d’être nuancée : c’est + un jeu entre la parole et la musique qui se met en place, car la musique des vers n’exclut pas la prise de parole. Si cette parole, revient en force, c’est donc sous une apparence discrète (II), pour conférer aux poèmes, par-delà leur puissance évocatoire, une signification singulière : donner accès au monde et à l’être en faisant entendre un chant du monde et de l’âme, dans une volonté affichée de réformer la parole.

 

            I- « De la musique avant toute chose »

            A- La musique : un thème récurrent dans la poésie de Verlaine

            Dans Rsp, les références à la musique sont nombreuses, à commencer par le titre de la 1ère section du recueil : « Ariettes oubliées ». Petite aria, terme désignant à l’origine toute mélodie expressive, souvent chantée, quoique pas toujours, et qui renvoie au charme hypnotique des aria da capo lancinantes et envoûtantes des opéras, l’ « ariette » verlainienne trouve son inspiration dans ce distique de Favart, emprunté au vaudeville Ninette à la Cour, que, de l’aveu même du poète, Rimbaud fit découvrir à Verlaine, et dont l’antinomie du son et du sens mime si bien l’effet de sourdine né du suspens du sens dans le souffle d’une poésie tentée par le silence : « le vent dans la plaine/ Suspend son haleine »[5]. « Oubliées » par l’effacement lié aux insuffisances de la mémoire, les « ariettes » verlainiennes ont subi l’usure du temps, qui les place sous le signe d’une parole qui s’absente, dans la nostalgie d’un passé défunt. « Son joyeux, importun d’un clavecin sonore »[6], l’épigraphe de l’Ariette oubliée V dissone avec le morceau de « piano », qui fait « rôde[r] » discrètement un « air bien vieux, bien faible et bien charmant », tétramètre rappelant au lecteur le sonnet « Fantaisie » de Gérard de Nerval[7] et qui réveille, par le «doux chant badin » de son « fin refrain incertain », les souvenirs archaïques du « berceau », méprise entre berceuse, bercement et tombeau. Si, sous l’influence de Rimbaud, qui dit s’intéresser, dans Alchimie du Verbe, aux formes archaïques et populaires de l’art (« enluminures populaires, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythme naïfs »), Verlaine évoque les rythmes anciens et populaires : « dansons la gigue » (« Streets »), danse ancienne au mouvement vif et gai, sur un rythme à deux temps ; son des « hautbois », des « pistons » et « son joyeux des tambours » dans « Bruxelles. Chevaux de bois » ; chansons populaires appartenant au patrimoine commun dans l’Ariette oubliée VI, on retrouve cette dualité dans le balancement de « l’escarpolette » de l’Ariette oubliée II. Celle-ci évoque d’emblée la voix, mais sous la forme d’un « murmure » où n’apparaissent pas des mots, des phrases, mais l’écho deviné des « voix anciennes » au « contour subtil », Verlaine usant d’impressions sysnesthésiques pour associer au dessin la couleur et le son, tous vagues : « dans les lueurs musiciennes ». Le sentiment se colore alors de tons pastel, en écho à la trace de voix estompées dans le lointain du temps. « L’ariette, hélas, de toutes lyres, » tremblote au sein de ce curieux œil double que forment l’âme et le cœur «en délires » et dont la vue est rendue trouble par la vue d’un jour lui-même incertain. Ce ne sont donc pas des paroles, mais des voix qui s’animent dans le va-et-vient entre le présent et le passé, voix qui chantent pour l’âme et le cœur une « ariette de toutes les lyres », ariette tellement commune qu’elle n’en a + aucune originalité, marquant ainsi l’échec d’une poésie comparable à la dégradation de la voix de la « Child Wife », qui de « chant » dans la Bonne Chanson, serait devenue « aigres cris poitrinaires », avant de régresser au cri animal de l’agneau qui « bêle ». Fondue dans le « frêle et frais murmure » du « chœur des petites voix » des « birds in the night », de la nature en émoi, la « plainte dont s’exhale « l’humble antienne [8]» du poète de la 1ère ariette oubliée se rapproche de « l’oiseau faible » qui chante dans « Simples fresque I », des « tourterelles » qui se plaignent et du rossignol au chant mélancolique de l’Ariette IX. Dans la cascade d’éléments, réunis dans la 1ère ariette oubliée sous la désignation à la fois précise (ce sont des présentatifs, des démonstratifs) et imprécise (leur contenu reste vague), et qui produisent une confusion entre l’état physique et le climat psychique (les substantifs « extase » et « fatigue » trouvent un écho croisé dans les qualificatifs « langoureuse », « amoureuse »), l’identité hésitante du je et du tu se perd dans la pluralité de voix impersonnelles : le « chœur des petites voix » entonne une « humble antienne » qui s’amenuise, s’exténue, ne peut aboutir qu’à un question et à l’incertitude d’une atmosphère faite de « plainte » discrète sur fond de « tiède soir ». Tout répond à un effet de suspension ménagé par l’épigraphe. La poésie qui se dessine semble laisser le lecteur/ auditeur  mettre en place, avec sa sensibilité et son imagination, un lieu qui corresponde aux impressions que la petite musique du texte suscite en lui. « Cela gazouille et susurre » : les verbes ont une résonance onomatopéique et l’être verlainien, dans une position de passivité et d’attente immobile, de « quiétisme du sentir en présence des choses et de leur activité énonciatrice », attend la grâce de la sensation. Les odeurs sont évanescentes, les paysages sont fantomatiques, les sons sont pénétrés de silence : c’est le règne du discret, du « un peu », des sensations comme débarrassées, libérées de toute référence au monde réel, pour vivre une existence autonome, quoique précaire, au bord de la disparition.

           

            B- La métrique

            « De la musique avant toute chose/ Et pour cela préfère l’impair/ Sans rien en lui qui pèse ni qui pose », proclame Verlaine dans son « Art poétique »[9], où il prétend prendre l’éloquence et lui tordre le cou, préférant à l’expression adéquate « la méprise » et raillant la rime, « ce bijou d’un sou ».  De fait, on peut relier les options de Verlaine en matière de métrique au choix de la méprise.

           

            1- « De la musique avant toute chose/ Et  pour cela préfère l’impair,/ + vague et + soluble dans l’air/ Sans rien en lui qui pèse ni qui pose ».

            D’abord le vers impair, + représenté, dans ce recueil que dans les recueils précédents, ouvre le recueil par deux poèmes en vers de 7 et 9 syllabes. Sur 9 « ariettes », 4 sont en vers impairs et la IXème combine des heptasyllabes avec des alexandrins : heptasyllabes dans la 1ère ariette oubliée, vers de 9 syllabes dans la 2ème, hendécasyllabes de l’ariette oubliée IV, pentasyllabes de l’ariette VIII.  3 poèmes, de 7, 5 et 9 syllabes sont encadrés par 3 autres poèmes en vers pairs (vers très courts de 4 syllabes dans « Walcourt » et « Charleroi », quintils d’octosyllabes pour « Malines ») dans la section Paysages belges . Après le décasyllabe de Birds in the Night, seul A Poor Young Shepherd est en vers de 5 syllabes dans Aquarelles. Or, avec le rejet, le choix du vers impair est celui du boiteux, de l’impropriété, de l’incantation qui invite à la fois à la jouissance d’une indétermination et à la délectation d’une extrême acuité sensible. Alors que dans la poétique classique, le vers était rationnellement assujetti à la rationalité syntaxique, la cadence du vers régulier étant censée coïncider avec l’organisation logique de la phrase, reflet de la pensée, Verlaine brise le rythme du vers pour introduire de l’imperfection dans « les bataillons d’alexandrins cadensés ». Ainsi les hendécasyllabes de l’Ariette oubliée IV sont-ils césurés 5/6 pour introduire, dans un poème de la fugue et de l’exil, un déhanchement qui culmine lorsque la césure accentue le mot « loin », à rebours de toute logique du sens : « Ô que nous mélions/, âmes sœurs que nous sommes,// A nos vœux confus/ la douceur puérile// De cheminer loin/ des femmes et des hommes,// Dans ce frais oubli/ de ce qui nous exile ». Perturbée, presque perdue, la signification gagne pourtant en suggestion : le vers signifie davantage, par cette mise en vedette, grâce à l’accent de la césure, du motif, essentiel, de l’éloignement. En rompant avec les habitudes, Verlaine nous contraint à voir d’un regard neuf ce que l’usage ordinaire des mots a fini par éroder. La parole, quoique destituée en apparence, y gagne en signifiance. Le rythme fait sens, mais un sens qui se donne de façon détournée, discrète, en sourdine, comme « à peine », « presque ». C’est l’impropriété des mots que Verlaine s’approprie pour en faire un usage individuel que ne sauraient fixer le dictionnaire, la grammaire, l’art poétique.

           

            2-Tu feras bien, en train d'énergie,/ De rendre un peu la Rime assagie./Si l'on n'y veille, elle ira jusqu'où ?/ O qui dira les torts de la Rime ?/ Quel enfant sourd ou quel nègre fou/ Nous a forgé ce bijou d'un sou/ Qui sonne creux et faux sous la lime ? »

            Un autre procédé pour réformer la parole poétique consiste à malmener les rimes pour dire les torts de ce « bijou d’un sou ». Dans Birds in the Night et dans « Bruxelles. Chevaux de bois », Verlaine regroupe toutes les rimes féminines et toutes les rimes masculines strophe par strophe. Dans la 1ère ariette, les rimes féminines l’emportent, créant une impression de murmure et de rêve, de choses chuchotées. Certains poèmes sont même entièrement en rimes féminines, notamment dans les Ariettes oubliées qui se veulent la section la + musicale du recueil : l’ariette II, où l’âme et le cœur sont « en délires » ; l’ ariette IV, où l’épigraphe est attribué à un auteur inconnu, alors qu’il s’agit d’un vers de « Lassitude »[10], qui insiste sur la « douceur » verlainienne ; la noyade de l’Ariette oubliée IX ; le paysage tragique de l’Ariette VIII, qui repose toute sur l’alternance de sonorités en « i » et en « e », avec une discordance voulue au 5ème quatrain : »Corneille poussive,/ Et vous, les loups maigres,/ Par ces bises aigres/ Quoi donc vous arrive ? », avant le retour lancinant du 1er quatrain. « Simples fresques I » des Paysages belges est aussi tout en rimes féminines pour décrire un paysage évanescent, alors que deux poèmes sont au contraire construits uniquement sur des rimes masculines : « Simples fresques II », qui met en scène un abri trop idyllique pour nicher des amours d’un Verlaine se voyant, humoristiquement, en « noble vieillard » à la « Royer Collard », homme politique mort en 1845, symbole du notable conservateur[11] ; « Child Wife » solde, dans Aquarelles, les mécomptes avec Mathilde à travers des mots blessants et des rimes masculines qui semblent lui dénier les qualités du rêve et de la langueur. Enfin, alors que les quatrains de l’Ariette oubliée III proposent une rime triple, qui laisse en suspens la finale du 2ème vers, la chanson populaire que semble être l’Ariette VI multiple les entorses virtuoses aux règles de la versification traditionnelle lorsque Verlaine fait rimer les finales féminine (l’homme, Jean de Nivelle, Angélique, obscure) avec des finales masculines qui peuvent désigner une femme : « mère Michel, mur, public ». Ce jeu androgyne culmine dans le renoncement à la rime dans le dernier quatrain, où le poète « jamais las » n’attrape + la rime, comme la mère Michel a perdu son chat. Verlaine, « petit poète », se confond alors avec « François les bas bleus », personnage connu d’un conte de Nodier, dont les « bas bleus » peuvent aussi renvoyer au sentimentalisme des femmes écrivains du moment. La contestation de la forme poétique va alors de pair avec le flou sur l’identité.

           

            3- D'autres effets de refrain, rapprochant ces poèmes de chansons populaires, sont présents dans « Chevaux de bois » avec un système fort de répétitions dans le premier quatrain : 2 fois au premier vers, qui lance le refrain, mais aussi le manège de chevaux de bois, puis 3 autres fois en anaphores dans les autres vers. Le « tournez, tournez » du premier vers est repris subtilement au début du quatrain deux. Or nous avons vu ce que ce refrain peut avoir de subversif au regard non seulement de la norme sociale du divertissement bourgeois , mais aussi au égard au tournoi démarqué dans la ballade hugolienne ainsi parodiée : « c’est ravissant comme ça vous soûle/ D’aller ainsi dans ce cirque bête !/ Bien dans le ventre et mal dans la tête/ Du mal en masse et du bien en foule ».  Le troisième poème qui évoque une chanson par ce procédé  du refrain est, presque à la fin du recueil, « A poor young Shepherd », avec la reprise entière du premier quatrain dans le dernier quatrain, ce qui encadre l'ensemble de ce poème très fbrtement construit, mais jamais mécaniquement : reprise, aux premier et dernier quatrains, du premier vers au quatrième vers, il en ira de même dans les trois autres quatrains, mais avec des variations : « Pourtant j'aime Kate » devenant « Oh ! Que j'aime Kate ! », « C'est Saint-Valentin •• « Que Saint-Valentin ! », « Elle m'est promise » « Près d'une promise ! », ces derniers vers étant eux-mêmes liés par le tour exclamatif. C'est cette construction très précise et subtile fondée sur les répétitions qui permet de donner une impression de chanson populaire, sans que le procédé mène à la rengaine trop facile : derrière la chanson, c'est bien un poème, derrière la facilité, un travail d'orfèvre, ici en partie destiné à détourner le motif de l’offrande de la poésie amoureuse pour la Sant-Valentin. Ces constructions très élaborées sont nombreuses dans RSP: l’ariette oubliée VIII, composée de 6 quatrains aux vers de 5 syllabes, présente la répétition de deux quatrains (le dernier quatrain est identique au premier, encadrant le reste du poème, le quatrième quatrain reprend le deuxième), ce qui contribue à suggérer une atmosphère maladive, placée sous le signe de la négativité, ainsi que l’indiquent le préfixe « in » : « interminable », « incertaine », ainsi que la comparaison unissant la neige et le sable, et qui « donne à voir une réalité stérile, à la fois mouvante et figée » (Arnaud Bernadet, note 1 de votre édition, p.101)

 

4- Ces systèmes de répétition par la reprise des mêmes mots, par les allitérations en -œur, en -r, en [k] dominent l'Ariette III, culminant au milieu du poème : « II pleure sans raison/ Dans ce cœur qui s'écœure./ Quoi ! Nulle trahison ?/ Ce deuil est sans raison ». La reprise lancinante des mêmes sonorités rend le désarroi perpétuel d'une âme qu'on ne saurait expliquer par des raisons quelconques, comme le constate l'utilisation d'un point tout simple et non pas d'un point d’exclamation après : « Ce deuil est sans raison. » Ce constat d'une mélancolie sans raison n'en est que plus implacable. L’autre trait de génie de ce poème est l’utilisation du verbe « pleurer » de façon impersonnelle, comme l'est le verbe « pleuvoir ». « II pleure » comme « il pleut » et la souffrance de Verlaine se dissout dans le paysage. Le poète ne sait + ce qu’est la raison de son malaise et cette volonté de brouillage est liée à la suspension du travail d’une raison organisatrice : « c’est bien la pire peine/ De ne savoir pourquoi,/ Sans amour et sans haine,/ Mon sœur a tant de peine ». La répétition obsédante va donc de pair avec la dilution du locuteur et de ses affects dans une « tristesse anonyme », une séduction équivoque de la fadeur qui n’est pas insipidité, mais obsession de la présence absence d’une réalité égarée dans le vague, l’impalpable, parmi les incarnations approximatives du rien que sont le souffle du vent, le silence de la nuit, le pur sentir d’une réalité vide, la disparition du caractère dans la dilution des repères spatiaux, temporels, moraux, la mort à soi-même dans la perte du sentiment de soi, l’épuisement et langueur d’un moi qui se détruit avec le « cœur » qui « s’écoeure ».

            La septième « Ariette », suffisamment éloignée de la troisième pour que l'effet de répétition obsessionnelle joue à l'intérieur de la section oubliées sans être trop évident, reprend la répétition du mot « cœur », croisée avec d'autres mots : cœur, cœur, âme, femme, cœur, âme, possible, possible, exil, exil, âme, cœur. D'autres répétitions de sonorités et aussi du deuxième et quatrième distiques en font un poème extrêmement élaboré, comme la première « Ariette » avec les répétitions anaphoriques de « c'est », de « cela.

            Ces systèmes de répétitions de sonorités donnent l'impression d'une poésie rendant bien les impressions fugitives au point que, prenant au pied de la lettre le second sizain de la première « Ariette » : « Cela gazouille et susurre » . On a pu opposer les « mots-sens » aux « mots-son », penser que les mots n'étaient plus utilisés que pour leurs sonorités et non plus pour leurs sens, que Verlaine écrit une poésie purement musicale sans donner un sens précis: « Romances sans paroles ainsi dénommées pour mieux exprimer le vrai vague et le manque de sens précis projetés ».

 

C- La musicalité des Romances sans paroles va donc de pair avec cette « crise de la parole » « errante », et qui résonne comme « hors d’elle-même », à la manière de l’écho.

        Dans la septième ariette, par exemple, le contexte est estompé, «L'intimité ouverte au monde» est livrée sur un mode élégiaque : « Ô triste, triste était mon âme/ A cause, à cause d'une femme/ Je ne me suis pas consolé/ ». Les répétitions en début de vers suggèrent les sanglots et hoquets du poète, les soubresauts d'une âme qui ne cesse de ressasser sa douleur. Dans les distiques qui se répondent en écho, les synecdoques «mon cœur» et «mon âme» désignent moins le sujet que la source même de son chant. La plainte est retenue et le moi passif se met à l'écoute du dialogue intérieur. C'est alors, selon Michel Maulpoix, «la langue même de l'âme» qui parle et qui restitue les «indé­finies nuances de la vie intérieure ».

        Ce lyrisme épuré est plus vibrant encore quand le moi s'efface. Dans l'Ariette III (p. 127), la métonymie «mon cœur» devient «un cœur» puis «ce cœur», l'indé­fini et le démonstratif permettant une mise à distance progressive du moi. Ce dédoublement s'accentue dans l'Ariette IX, où la figure du poète est mise en abyme dans un double miroir : on le devine à travers le « rossignol qui du haut d'une branche » se regarde dans la rivière et craint de s'y noyer, puis c'est un marcheur anonyme qui se substitue à lui : « Combien, ô voyageur, ce paysage blême/ Te mira blême toi-même ».L'effet spéculaire est obtenu par le jeu des pronoms et le réfléchi. C'est la langueur typiquement verlainienne qui saisit l'être et tend à le dissoudre dans sa propre rêverie. Peu à peu, Verlaine tend vers l'expérience de la dépersonnali­sation décrite par Rimbaud dans la lettre à Izambard du 13 mai 1871, où il notait sa célèbre formule : «Je est un autre ». Dans l'Ariette VIII, par exemple, le processus d'effacement du sujet se traduit par l'emploi du pronom indéfini « on » : « On croi­rait voir vivre et mourir la lune». Verlaine, sous l'influence de Rimbaud, tente « d'arriver à l'inconnu par un dérè­glement de tous les sens » : «Et mon âme et mon cœur en délires/ Ne sont plus qu'une espèce d'œil double/ Où tremblote à travers un jour trouble L'ariette, hélas ! de toutes les lyres ». Le moi, effacé, fuyant, ne transparaît plus qu'à travers un écran ou un voile dans cette deuxième ariette. Rejoignant ceux qu'il a lui-même qualifiés de «poètes maudits », Verlaine se fait «voyant», grâce à cet étrange «œil double». Il exprime ici l'idée d'un lyrisme impersonnel. On peut même interpréter «l'ariette [...] de toutes les lyres» comme l'intuition d'une parole poétique transpersonnelle. Dans un mouvement de glissement progressif, amorcé par la tournure restrictive («ne sont plus» au vers 6), puis consolidé par l'infinitif, le «je» s'efface et ne parle plus que comme absence : « O mourir de cette mort seulette/ Que s'en vont, - cher amour qui t'épeures -/ Balançant jeunes et vieilles heures !/ O mourir de cette escarpolette ! ». La parole poétique conduit le poète vers une expérience limite du néant, où il est comme «mort à soi-même», après avoir été balancé, ballottéentre présent et passé. Cette instabilité intérieure est suggérée par la méta­phore de «l'escarpolette». Le poète a l'impression d'être à la fois présent et absent, là et exilé : «Mon âme dit à mon cœur:/ Sais-je Moi-même que nous veut ce piège/ D'être présents bien qu'exilés, Encore que loin en allés ? ». La question finale, mise en relief par le contre-rejet, a des résonances métaphysiques. Le thème de l'exil est en effet un topos hérité du roman­tisme pour dire l'inadéquation de tout poète à ce monde et son désir de l'habiter par la parole poétique. La poésie des Romances sans paroles illustre donc bien l'exigence de l'œuvre, telle qu'elle a été analysée par Blanchot: «Écrire, c'est briser le lien qui unit la parole à moi-même». C'est aussi faire l'expérience de cette négativité, où l'écrivain, dépouillé de son « moi », devient « le lieu vide où s'annonce l'affirmation impersonnelle» et où l'intime rejoint l'universel.

 

Transition

On retiendra donc que l'être ne peut se manifester dans toute sa vérité que si le moi (support de la parole) s'efface pour céder la place à la musique des mots. Verlaine en fait l'expérience dans son écriture, sans aller jusqu'à «l'impassibilité» des parnassiens ou la «poésie objective » de Rimbaud. Il oscille entre la parole subjective de la confidence et cette parole impersonnelle, très proche de la « disparition élocutoire » du poète, désirée par Mallarmé. Celui-ci fut l'un des rares à bien comprendre la recherche inno­vante de son ami Verlaine et son « effort vers la « Sensation rendue » (lettre de Verlaine à Mallarmé du 22-11-1866).

L’effacement de ce qui relève de la « parole » est cependant loin d’être complet dans la poésie de Verlaine, non seulement parce que le «roman à vivre de deux hommes » ne renonce ni à la narration (Birds in the Night), ni à la psychologie, mais parce que les « paysages » et les « aquarelles » pleines d’impressions de Verlaine n’abolissent toute référence au réel. Il n’y a pas vraiment « d’hésitation entre le son et le sens » parce que le sens disparaît moins qu’il ne s’efface pour laisser subsister son fantôme. La « poésie spectrale » de Verlaine redonne sa valeur étymologique au « rien », qui vient de « rem », accusatif du mot latin signifiant « chose ») : le poème qui fait du rien une chose à dire est la chose par excellence

 

II-Le « je-ne-sais- quoi »et le « presque-rien » : la quête d’une autre parole, évocatoire et incantatoire

            A. Le paysage porte-parole

            1- Verlaine accordait déjà une place importante aux paysages dans la section des « Paysages tristes » des Poèmes saturniens et dans les Fêtes galantes. Dans Romances sans paroles, il conjugue l'art du musicien et celui du peintre pour créer des tableaux sonores. À l'instar de Mallarmé, il cherche à «peindre non la chose mais l'effet qu'elle produit». Quand le moi est totalement fondu dans le décor, n'étant plus que son âme «vibratoire», le paysage devient son porte-parole. Ainsi, dans l'Ariette VIII, le paysage état d'âme est métonymique de l'ennui du poète, de son désert intérieur et de son inquiétude. Le travail sur les mots et les sonorités opère la fusion entre le dedans et le dehors. Dans le premier quatrain, les assonances relient le paysage aux senti­ments et aux sensations (Ennui/luit; plaine /incertaine). Sans décrire le paysage, le poète obtient ainsi dans tout le poème un effet d'immensité lumineuse, mêlé au tremblé des lointains. Il conjugue acuité visuelle et flou de la représentation (plaine, luit, cuivre/nuées, flottent, buées), selon l’esthétique de la « méprise » : « Il faut aussi que tu n'ailles point/ Choisir tes mots sans quelque méprise :/ Rien de plus cher que la chanson grise/ Où l'Indécis au Précis se joint.// C'est des beaux yeux derrière des voiles,/ C'est le grand jour tremblant de midi,/ C'est, par un ciel d'automne attiédi,/ Le bleu fouillis des claires étoiles !// Car nous voulons la Nuance encor,/ Pas la Couleur, rien que la nuance/ !Oh ! la nuance seule fiance/ Le rêve au rêve et la flûte au cor ! ». Le cri des corneilles, suggéré par leur seule présence, contraste également avec le silence de cette étendue et renvoie à l’univers cauchemardesque de « Effet de nuit » dans Poèmes saturniens[12]. La caractérisation «corneille poussive » et « loups maigres » menace les formes d’extinction : « dans cet univers épuisé et macabre, la question qui marque le retour au dialogue ne déroge pas à la poétique des Ariettes oubliées», conclut A Bernadet (note 5, p.102) . La puissance évocatoire de la parole poétique est à son paroxysme dans ce poème qui se clôt sur un appel angoissé: «Quoi donc vous arrive?» L'adjectif «évocatoire», emprunté au bas latin evocatorius (« qui appelle »), illustre bien ici son sens premier. La méditation de Heidegger sur la poésie permet de mieux saisir la valeur de cet appel : en nommant les choses (la plaine, la neige), le poète les appelle à «venir dans la présence», mais c'est aussi un «appel à aller dans l'absence».

 

            2- La poésie atteint son plus haut degré d'intensité quand le sujet se retire de sa propre parole pour laisser parler l'être des choses. La première ariette donne à voir ce retrait pour qu'advienne cette épiphanie: « C'est l'extase langoureuse,/ C'est la fatigue amoureuse./ C'est tous les frissons des bois». Le présentatif «c'est», repris en anaphore, livre la sensation dans l'instant de son apparition. Ici, le poète cherche à capter l'être dans son surgissement. Le sujet parlant n'est plus que conscience du phénomène. Au-delà de l'extase évoquée, c'est à l’ « ek-stase » que l'on peut penser. Selon Christian Hervé : « le "C' " à la fois n'a pas de réfèrent et ne cesse de renvoyer au "je" comme absent, ce qui réalise littéralement l'EXTASE - la sortie de soi». L'idée est suggérée également par l'autonomie des «petites voix» et par l'image de la plainte de l'âme qui «s'exhale», à la fin du poème. « Ici, tous les contours logiques sont effacés. La strophe se compose d’énumérations, +tôt d’évocations, de sensations qui s’ajoutent les unes aux autres et qui sont reliées par le verbe le + faible qui soit, être. Il n’y a donc entre elles aucune relation de cause ou de conséquence, elles se juxtaposent simplement. Le poète les accueille et les subit sans se poser aucune question, sans réflexion, il n’est + qu’une sensibilité infiniment plastique, capable d‘éprouver les mouvements les + secrets des choses et de son être. Les choses viennent se fondre en lui et la sensibilité ne les distingue + d’elle-même » (Ruth Moser, L’impressionnisme français, peinture, littérature, musique).

 

            3- L'originalité de Verlaine réside dans cette immédiateté de la sensation. En conférant à la sensation la primauté dans la représentation du monde extérieur et aux données immédiates de la conscience le pas sur la raison claire, Verlaine s’est libéré de l’intellectualité de la langue.  Dans «Charleroi», poème qui évoque la traversée en train d'un paysage minier, le sujet parlant n'est plus conscience de quelque chose. Il est juste une sensibilité au contact du réel : « Quoi donc se sent ?/ L'avoine siffle./ Un buisson gifle/ L'œil au passant. » La question est alors moins hébétée qu’instinctive. L'écriture rend la fulgu­rance de cet instant, grâce au vers réduit et au jeu sur la rime riche («siffle/gifle») qui rassemble les sensations dans un même mouvement.

 

             B- Or l’impressionnisme est l’art de traduire le momentané et le fugitif en fixant un moment de la durée et non une tranche d’espace et de volume. « De l’impressionnisme, Verlaine a utilisé d’instinct la +part des procédés : le flou, la coloration des ombres, les effets de claire de lune, la légèreté de la touche, la multiplication d’un objet unique, la notation des séries d’impression » (Monneret, L      ‘impressionnisme et son époque), procédés par lesquels il exprime l’inexprimable et rend la durée intérieure et ce qu’il y a d’unique dans la sensation.[13]

 

1-Le référent pictural abonde dans Rsp

           « Les yeux surtout chez moi furent précoces : je fixais tout, rien ne m’échappait des aspects, j’étais sans cesse en chasse de formes, de couleurs, d’ombres » écrit Verlaine dans Confessions. De fait les titres des sections Paysages belges et Aquarellesrenvoient à un genre et à une technique picturale consistant à délayer à l’eau, jusqu’à la transparence, des couleurs claires De même, dans le titre des poèmes « simples fresques », le mot « fresque » désigne une peinture murale faite à partir de couleurs délayées à l’eau et appliquées sur un fond blanc où la couleur peut donner toute sa clarté.

 

2- Or , non seulement les couleurs de Verlaine sont claires[14] , mais il leur préfère la « nuance » d’impressions qui ont la fragilité d’un reflet dans l’eau: «Comme des nuées/ Flottent gris les chênes/ Des forêts prochaines/ Parmi les buées » (A.o. VIII). Gérard Dessons comprend ce goût verlainien pour l'approximatif, le vague, l'imprécis et l'indécis, comme une manière d'être imparfait : lorsque, qualifiant des lieux ou des ambiances, le poète a recours à des modalisateurs comme « presque », « à peine » qui suggèrent un trouble, lorsqu'il brouille, par une proposition incidente du type « on dirait », « on croirait » la description qu'il nous propose, c'est l'impropriété des mots, quand on les prend tels quels, qu'il met en lumière.

 

3- Peintre de l’éphémère et de l’indéfini, Verlaine  ne veut pas « construire », mais « refuse toute intervention de l’intelligence qui ordonne, et par con séquent fausse et mutile » pour « accueillir naïvement les impressions » et pour « en saisir la fraîcheur spontanée » (Adam, Verlaine, 1953). Le décor fugace des « Paysages belges » procède ainsi d’une juxtaposition d’impressions, retentissement sur le poète de sensations visuelles, sonores, olfactives par quoi le poète cherche à capter l’intensité et la fugacité des choses, de sorte que l’instant soit saisi au + juste, dans une succession de notes brèves, sans verbe. Ainsi le principe de « l’école de plein air, qui consiste à se placer en face de la nature et à noter directement ses impressions », trouve son écho dans la disjonction séquentielle, dans la syntaxe affective de « Walcourt », qui fait « surgir les objets avant toute appréhension intellectuelle ».. De même que les impressionnistes peignent pour l’œil et non pour l’entendement, qui fera à partir du tableau la même synthèse qu’il a faite à partir des données de la nature, Verlaine chercherait un dépouillement, une simplification extrême de la forme, pour communiquer une impression de naïveté, de sensations immédiate, partant de réalité absolue et indiscutable, la suppression du verbe allant de pair avec la juxtaposition  des touches : « Briques et tuiles,/ Ô les charmants/Petits asiles/Pour les amants !// Houblons et vignes,/Feuilles et fleurs,/Tentes insignes/ Des francs buveurs !// Guinguettes claires,/Bières, clameurs,/Servantes chères/À tous fumeurs !// Gares prochaines,/Gais chemins grands.../Quelles aubaines,/ Bons juifs-errants !// . Les mots, juxtaposés, sans liens entre eux, sont comme des touches de couleur : l’impression est immédiate, antérieure à toute intervention de l’intelligence.

           

4- Mais on peut aussi rapprocher la perception décomposée de ces « Paysages belges » des tableaux synesthésiques de Kandinsky[15]. Dans « Charleroi » par exemple, le rythme haletant de la course du train, qui jette à la vue du voyageur une succession rapide et discontinue d’impressions fulgurantes, est rendue par le tétrasyllabe, qui ajoute aux impressions visuelles le vacarme du tressautement des essieux sur les rails et le bruit des forges, car il hache les strophes et souligne les allitérations en « k » craquants, en « r» et en « g » grondants. Le sujet ne se dissout plus dans le paysage, il l'intériorise au contraire et le transfigure. Le poète met déjà en œuvre ce que Francis Ponge nommera plus tard « le-regard-de-telle-sorte-qu'on-le-parle ».

 

C. Le pouvoir transfigurant de la parole

1- Ce pouvoir transfigurant de la parole, qui rappelle la «sorcellerie évocatoire» de Baudelaire, et dont «Mon rêve familier» (le poète y devine «l'inflexion des voix chères qui se sont tues» ou « Colloque sentimental » se faisaient déjà l’écho, confère au paysage de « Charleroi », transfiguré par l'imaginaire du poète, une dimension fantastique: les «kobolds», lutins malfaisants et gardiens de trésors souterrains dans les légendes germaniques, font basculer le poème dans l'univers du conte. La personnification du «vent profond», le caractère infernal des forges et les « parfums sinistres » créent un mystère inquiétant. Dans «Streets II», l'adverbe «fantastiquement» met en relief la surprise du poète, émerveillé face à la beauté sublime de la rivière, soudain apparue «derrière un mur haut de cinq pieds» et laisse transparaître l'inquiétude dans la vision de «l'eau jaune comme une morte», reflet de son désespoir.

            De même, dans «Malines », c'est par la magie de la comparaison que le paysage est transformé : « Comme les arbres des féeries,/ Des frênes, vagues frondaisons,/ Échelonnent mille horizons/ À ce Sahara de prairies,/ Trèfle, luzerne et blancs gazons. » Le décor glisse progressivement dans une sphère irréelle, celle de la rêverie du poète. La métaphore insolite du « Sahara de prairies » fait écho au désert de neige dans la huitième ariette. On voit ici de façon symbolique à quel point la parole peut refléter ou créer un imaginaire sans limites. Elle repousse l'horizon du langage et de la pensée.

            Enfin, dans «Beams», la transfiguration du paysage marin donne un caractère onirique aux êtres et aux éléments. Le charme de la femme aux cheveux d'or, conjugué à la sérénité rayonnante du cadre, crée un véri­table enchantement. Le poète, en quête d'une révélation qui pourrait s'accomplir dans la parole même, vogue à la recherche de l'inconnu, dans le sillage de Rimbaud et de sa voyance poétique.

 

2- Vers une parole mystique ?

            Bien que l'œuvre poétique de Verlaine ne prenne un tournant religieux qu'après sa rupture avec Rimbaud, son emprisonnement et sa conversion au catholicisme, cette future orientation est déjà perceptible, sous forme de traces, avant Sagesse. Dans «A Clymène», les «romances sans paroles» sont associées aux «mystiques barcarolles» et la notion d'horizon est associée à l'Espérance dans «Crépuscule du soir mystique»[16]. Dans Romances sans paroles, le paysage est spiritualisé dès la première ariette. L'extase prend une coloration religieuse grâce au «chœur des petites voix», au murmure de l'«âme» et à «l'humble antienne». Le dernier vers évoque une temporalité mystique: «Par ce tiède soir tout bas ? » L'aspiration au calme est également perceptible dans « Malines », où «Les wagons filent en silence/Parmi ces sites apaisés». La référence à Fénelon, tout à la fin du poème, renvoie implicitement à sa doctrine du quiétisme, qui prône la contemplation dans un état de passivité qui favorise l'union de l'âme avec le divin. La parole poétique se confronte à l'indicible. A la fin du recueil, elle se rapproche de la parabole, étymologie latine du mot « parole » : comment ne pas relier le glis­sement sur les flots de la figure allégorique et le miracle du Christ marchant sur les eaux ?

            Attention cependant à ne pas enfermer tout le poème dans cette pers­pective religieuse. Le lien de Verlaine avec le divin est plus complexe. Dans «Birds in thé night», précisément au moment où il déploie la métaphore marine, le poète confesse l'intermittence de sa foi: «Par instants» il est celui qui «Pour l'engouf­frement en priant s'apprête», le «Pécheur» qui se sait damné » et «Se tord dans l'Enfer, qu'il a devancé». On pourrait penser alors que pour le poète la parole a un pouvoir rédempteur, mais à la strophe suivante il s'exclame : «O mais ! par instants, j'ai l'extase rouge/ Du premier chrétien, sous la dent rapace,/ Qui rit à Jésus témoin, sans que bouge/  Un poil de sa chair, un nerf de sa face ! ». Le thème de la malédiction et le cynisme impassible et provocateur dont il fait preuve ici rappellent la mystique du péché de certains poèmes des Fleurs du Mal, comme « Le Reniement de saint Pierre », où le propos est ambivalent. Quand le poète s'exclame : « Saint Pierre a renié Jésus... Il a bien fait ! », le propos peut tenir du blasphème ou, au contraire, reconnaître le rôle déterminant du disciple dans l'accomplissement de la Passion. Verlaine ne va pas si loin. Contrairement à Baudelaire, il n'assigne pas à la poésie des ambitions métaphysiques. Comme le précise Albert Béguin, il ne cherche pas à « en faire un instrument de connaissance ou de pouvoir» mais, plus humblement, il trouve en la poésie «un asile, elle lui est un moyen de purification [...] dans le sens du salut de l'âme». Selon lui, «sans qu'il y ait aucun contenu explicitement religieux, la poésie de Verlaine ne se distingue pas de sa prière ». Dans le rapport à la nature, l'expérience de la négativité et dans l'oscillation entre présence et absence que l'on perçoit la sensibilité mystique, qui s’affirmera dans Sagesse[17].

 

III- La voix de Verlaine 

            En annonçant un discret retrait de la parole, Verlaine a donc attiré l'attention sur la portée musicale et picturale de sa poésie, qui suggère, plus qu'elle n'affirme un sens, effleuré, comme en sourdine, par le vers et ses échos. Verlaine n'est pas cependant ni un musicien ni un peintre : si les sono­rités jouent un rôle incontestable dans l'organisation de sa parole poétique, celle-ci demeure, avant tout, langage articulé qu'organise le flux de la phrase et non la progression de la gamme. Il s'agit donc moins de penser la poésie comme une pratique musicale ou picturale que de la définir en ses marges et de lui choisir des modèles volontairement mineurs. Tel est le sens du titre du recueil, qui accorde toute son importance à la préposition privative "sans". Les "romances" de Verlaine ne cher­chent pas à abolir la parole, mais à la priver de son éclat.

 

A- Une poésie de la sourdine

1- Des modèles musicaux en marge

            Verlaine convoque des formes musicales mineures, comme la romance et l'ariette (petit air), dévaluées car dépassées[18], ou la chanson, qui lui permettent de confronter à ses marges méprisées le genre littéraire prestigieux qu'est la poésie, ainsi rééva­luée. Le motif musical est donc avant tout un moyen de repenser un rapport au langage et de fonder une nouvelle poétique : « Le petit et le maniéré constituent chez Verlaine deux catégories critiques : en marge des maîtres consacrés, le poète se réclame d'un défaut artistique et l'institue en lieu de la valeur. [...] Depuis Poèmes saturniens, le trait fondateur et constant de la manière chez Verlaine est bien le mineur. L'enjeu dépasse de loin une analogie puisée dans le champ musical, comme beaucoup des catégories avec lesquelles Verlaine apprécie son activité littéraire. » (Arnaud Bernadet, Fêtes galantes, Romances sans paroles,précédé de Poèmes .saturniens de Paul Verlaine, Gallimard, 2007, p. 33 et 177). La VIème ariette le suggère avec humour, glissant, parmi un chapelet d'allusions à des chansons populaires - C'est le chien de Jean de Nivelle, Les Compagnons de la marjolaine (v. 2), La Mère Michel (v. 3 et 14) ou La Boulangère a des écus (v. 13) -une référence à un texte de ses propres Fêtes galantes. En filigrane de la cinquième strophe : « Place ! En sa longue robe bleue/ Toute en satin qui fait frou-frou,/ C'est une impure, palsembleu ! » résonne, comme en écho, la troisième strophe de "Mandoline" : Leurs courtes vestes de soie,/ Leurs longues robes à queue/ Leur élégance, leur joie/ Et leurs molles ombres bleues. » ("Mandoline[19]", Fêtes galantes). ó Verlaine construit ainsi sa propre parole en regard de pièces qu'une circulation orale et anonyme rend insignifiantes et sans valeur esthé­tique.

 

2 « la petite manière » du « voluminet : » une esthétique de la brièveté

            "Sans" prétention, apparat, ni grandeur, l'œuvre de Verlaine, par les modestes modèles qu'elle se choisit, déploie ainsi une poétique du mineur. Les commentaires du poète lui-même, qui dit s'exprimer "En sourdine » (Paul Verlaine, Epigrammes, II, 1) "à sa petite manière" et ne proposer, dans les Romances sans paroles, qu'un "voluminet" (Lettre à Lepelletier , 23 mai 1873), témoignent de cette humilité revendiquée, relayée, au sein du recueil, par le réseau sémantique de l'infime, exposé par les titres, des « Ariettes » aux "Simples fresques". En outre, les termes pouvant désigner métaphoriquement la voix poétique - chant, refrain, air, murmure nettement modalisés-, sont significativement caractérisés par la défaillance. Le "murmure" est "frêle" et l'antienne "humble" (p. 83), tandis que l'air "bien faible", "discret, épeuré quasiment" ne fait entendre qu'un "fin refrain incertain" (p. 91). Quant au poète, il n'est jamais que "petit" (p. 95) et "cause bas" (p. 117). Les Romances sans paroles se caractérisent ainsi par leur dépouillement, que révèle d'emblée la brièveté du recueil, et de chacune de ses unités.  La majorité des pièces compte au plus quatre strophes. Les textes plus amples compensent leur longueur par la brièveté de leur mètre ou de leurs strophes. La septième "Ariette oubliée", certes constituée de huit strophes, égraine les distiques, et, divisée en deux sous-parties, respecte la simplicité de l'ensemble par sa structure fragmentée.  Le  recours à des mètres courts - le tétrasyllabe dans « Charleroi » et le pentasyllabe dans "A poor young shepherd" - produit le même effet de resserrement. Cette brièveté de composition va de pair avec une syntaxe minimale qu'impose le plus souvent le mètre court. Averbal, "Walcourt" est formé de syntagmes simplement juxtaposés ou coordonnés, et d'exclamations nominales : « Guinguettes claires,/ Bières, clameurs,/ Servantes chères/ À tous fumeurs !// « Gares prochaines/ Gais chemins grands/... Quelles aubaines/ Bons juifs errants ! ». Si "Charleroi" fait intervenir des groupes verbaux, l'économie syntaxique reste de mise, au point que les propositions minimales alternent avec des unités presque agrammaticales, comme ces interrogations, qui se réduisent presque à leur surprenant pronom interrogatif, accentué : « [...] Des gares tonnent,/ Les yeux s'étonnent,/ Où Charleroi ?// Parfums sinistres !/ Qu'est-ce que c'est ?/ Quoi bruissait/ Comme des sistres ? ». Le lexique lui-même est succinct. Tandis qu'aucune des "Ariettes oubliées", déjà guettées par le silence, ne dispose que d'un titre, la septième se compose seulement de quelques mots - "âme", "femme", "cœur", "exil", "triste" - et ne doit sa fragile existence qu'à la répétition inlassable de ces termes : «Ô triste, triste était mon âme/ À cause, à cause d'une femme.//Je ne me suis pas consolé/Bien que mon cœur s'en soit allé.// Bien que mon cœur, bien que mon âme/ Eussent fui loin de cette femme.// Je ne me suis pas consolé,/ Bien que mon cœur s'en soit allé. ».

 

3- La dissimulation de sa propre voix : une poétique de la discrétion

             Enfin, rappelons qu’  à deux reprises,  Verlaine se cite sans  s'identifier. L'épigraphe de la quatrième "Ariette oubliée", attribuée à un inconnu, est en réalité empruntée aux Poèmes saturniens - "De la douceur, de la douceur, de la douceur" est le premier vers de "Lassitude" -, tandis que celle de "Birds in thé night", apparem­ment anonyme, vient de La Bonne Chanson. Dissimulant ainsi sa propre voix, Verlaine n'en révèle que mieux sa pudeur travaillée, moins éthique qu'esthétique : sa poésie s'exprime en mineur et sans fracas, loin de la grandeur d'un encombrant style d'auteur. Le poète ne manifeste qu'inci­demment sa présence. La voix, incertaine comme l'air qu'elle fredonne, se veut inassignable.

 

B- La voix de Verlaine : ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre

            1- Verlaine procède volontiers par allusions. Outre les emprunts explicites que proposent les épigraphes, les poèmes sont traversés d'allusions et de réminiscences, comme s'ils étaient composés des reflets épars d'autres discours. La cinquième Ariette oubliée" et son "air bien vieux, bien faible et bien charmant" rappelle ainsi  "Fantaisie" de Gérard de Nerval (1808-IX55), qui promeut également la chanson populaire et anonyme : « II est un air pour qui je donnerais/ Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber/ Un air très vieux, languissant et funèbre/ Qui pour moi seul a des charmes secrets. » Le "Spleen" des "Aquarelles" convoque, quant à lui, le souvenir vivace de Baudelaire et de ses Fleurs du mal, dont la première section, "Spleen et Idéal", comporte quatre poèmes intitulés de la sorte. Dans "Bruxelles. Simples fresques" I, l'évocation des "abîmes", terme  caractéristique de l'écriture hugolienne, convoque le souvenir du poète romantique, par ailleurs très présent dans la section des "Paysages belges". Pourtant, "à sa petite manière", toujours en sourdine, Verlaine se réapproprie le motif sublime hugolien en saturant la strophe du lexique de la petitesse, qui lui est bien plus familier : « L'or sur les humbles abîmes,/ Tout doucement s'ensanglante,/ Des petits arbres sans cimes,/ Où quelque oiseau faible chante ». A la référence hugolienne, Verlaine substitue ainsi progressive­ment la sienne propre, rappelant, dans la dernière strophe, la "Chanson d'automne" des Poèmes saturniens : « Les sanglots longs/ Des violons/ De l'automne/Blessent mon coeur/ D'une langueur/Monotone.// Tout suffocant/Et blême, quand/Sonne l'heure,/Je me souviens/Des jours anciens/Et je pleure//Et je m'en vais/Au vent mauvais/Qui m'emporte/Deçà, delà,/Pareil à la/Feuille morte. »

           

2- Par ces diverses médiations s'affirme la singu­larité de la voix verlainienne, qui manifeste sa présence en se réap­propriant les motifs qu'elle emprunte, en créant du neuf à partir de formes vieilles et d'images rebattues, ce que salue Mallarmé : « J'ai vu que de toutes les vieilles formes, semblables à des favorites usées, que les poètes héritent les uns des autres, vous avez cru devoir commencer par forger un métal vierge et neuf, de belles lames, à vous. » (Lettre de Mallarmé à Verlaine, 20 décembre 1866). Les allusions à l'œuvre de Hugo se font ainsi souvent parodiques comme dans  "Bruxelles.  Chevaux  de bois",  où l'épigraphe empruntée au "Pas d'armes du roi Jean" des Odes et ballades  semble un leurre ironique. À "l'agile/ Alezan" et au  "Destrier" de Hugo, Verlaine substitue en effet de mécaniques chevaux de bois et donne une version grotesque du tournoi médiéval : « Tournez, tournez, sans qu'il soit besoin/ D'user jamais de nuls éperons/ Pour commander à vos galops ronds, / Tournez, tournez, sans espoir de foin. Les "Gentilshommes/ De haut lieu" laissent place à la caricature  d'un monde bourgeois et populaire, où le pioupiou courtise la bonne, où la "foule", encore impressionnante chez Hugo - "Quelle foule,   / Par mon sceau !/ Qui s'écoule/   En mis seau,/ Et se rue,/ Incongrue,/ Par la rue/    Saint-Marceau" -, n'est plus, chez Verlaine qu'une pâle locution figée : "Du mal en masse et du bien en foule". Le recours à la forme chanson, hommage à un univers médiéval chez Hugo, qui ravive le genre de la ballade, n'est, chez Verlaine, qu'un choix ironique, où l'accumulation de répéti­tions, accentuant les conventions du genre, trahit une tonalité railleuse. Par le décalage parodique, Verlaine témoigne donc de la singularité de sa voix, qui fait grincer les motifs dont elle est pour­tant tissée, ce que confirme le dernier des "Paysages belges". Les derniers vers de "Malines" - "cette nature/ Faite à souhait pour Fénelon" (p. 117) - déplacent en effet un commentaire de l'auteur des Aventures de Télémaque.  Décrivant la grotte de Calypso, ce dernier composait un véritable morceau de bravoure où la plume rivalisait d'artifices avec la peinture : « On apercevait de loin des collines et des montagnes qui se perdaient dans les nues et dont la figure bizarre formait un horizon à souhait pour le plaisir des yeux. » (Fénelon, Les Aventures de Télémaque, Classiques Garnier, 2009, p. 123). Cependant, par l'écart qu'il introduit, c'est bien plutôt Hugo, qui avait lui-même cité Fénelon en exergue de son poème "Bièvre"[20], que vise Verlaine, raillant, peut-être, la discordance entre l'univers idyllique décrit par le poète romantique et l'évidente inauthenticité de son modèle. En transformant la citation, Verlaine en dévoile donc les artifices, dont il n'est pas dupe, qui composent sa arole littéraire et fait entendre, par cette distance moqueuse, les échos singuliers de sa voix, qui se démarque malgré ses modèles.

 

3- Ultime pied-de-nez d'une poétique toujours insai­sissable, qui ne se dévoile qu'en négatif, Verlaine parvient même à ménager un écart avec sa propre manière d'écrire, qu'il tient malicieusement à distance, conscient du caractère nécessairement composé de l'écriture. Ainsi la section "Birds in thé night" ne peut ainsi se comprendre qu'en regard de La Bonne Chanson, qu'elle contrefait, Verlaine exhibant, par l'autoparodie, sa propre voix poétique comme artificielle. Tout comme les poèmes de 1870, les pièces de "Birds in thé night" s'adressent à une femme, mais à l'entreprise de séduction succède une volonté de rupture qui symbolise le travail esthétique à l'œuvre dans chacun de ces textes. Contrairement à l'harmonie de la "bonne" chanson fredonnée quelques années plus tôt, l'auteur recherche ici la discordance, en accentuant, dans le vers, des mots syntaxiquement faibles, rompant ainsi l'équilibre du discours. La césure des décasyllabes semble le plus souvent placée après la cinquième syllabe. Cependant, le rythme créé par un tel balancement binaire se heurte parfois à d'étranges "déconcertements" (Lettre à Lepelletier, 23 mai 1873): « Je vous vois encor. J'entr'ouvris la porte,/ Vous étiez au lit comme fatiguée./ Mais, ô corps léger que l'amour emporte, /Vous bondîtes nue, éplorée et gaie.//Ô quels baisers, quels enlacements fous !/ J'en riais moi-même à travers mes pleurs. /Certes, ces instants seront, entre tous, / Mes plus tristes, mais aussi mes meilleurs. Souligné par la syntaxe, le rythme 5/5 s'impose dans la première strophe et modèle l'écoute du lecteur, dès lors surpris, au cinquième vers, par une discordance entre mètre et syntaxe, qui réclame d'ac­centuer l'adjectif exclamatif "quels". Une même tension habite le dernier vers de la seconde strophe*, accentué, malgré la gram­maire, sur la toute symbolique conjonction de coordination "mais", qui connote déjà la contradiction et le désaccord. Cette élaboration d'une parole disharmonieuse affecte également le tissu sonore des poèmes, aux vers parfois grinçants : "Vous bondîtes nue, éplorée et gaie" accumule ainsi les hiatus, peu agréables à l'oreille. Hanté par les fausses notes, "Birds in the night" donne une version négative de La Bonne Chanson. Le titre, en anglais, frappe déjà de soupçon le chant amoureux développé dans le recueil anté­rieur, où l'oiseau était tout à la fois l'image du poète et de l'union heureuse des amants : « Isolés dans l'amour ainsi qu'en un bois noir/ Nos deux cœurs, exhalant leur tendresse paisible/  Seront deux rossignols qui chantent dans le soir. (La Bonne Chanson, XVII) . Les motifs lyriques de La Bonne Chanson sont donc dégradés, comme dans la sixième pièce, qui réécrit le début du troisième poème du recueil de 1870, porté en exergue de la section : « En robe grise et verte avec des ruches,/Un jour de juin que j'étais soucieux/Elle apparut souriante à mes yeux/  Qui l'admiraient sans redouter d'embûches ( La Bonne Chanson, III). Ces vers, qui exaltent la naissance immédiate du sentiment amou­reux à l'instant où est échangé un premier regard, trouvent un écho dégradé dans "Birds in thé night" : « Je vous vois encor ! En robe d'été/ Blanche et jaune avec des fleurs de rideaux. » ("Birds in thé night"). La vision n'est plus innocente et l'adverbe "encor" témoigne même d'un certain agacement de la répétition, tandis que la parure de la femme aimée ne connote plus l'éclat de la nature mais la conven­tion bourgeoise. À la couleur verte succède en effet, au gré d'un rejet qui en révèle la dysharmonie, le jaune, plus criard. Les "ruches", qui désignent les atours du vêtement, intégraient, par homonymie, la femme aimée à la nature environnante. Dans "Birds in thé night", les ornements ne sont plus que brutalement artificiels et la femme un objet de salon.           Dans "Child Wife", l'autodérision se fait plus criante encore car elle frappe des motifs non plus seulement antérieurs, mais constitu­tifs de l'esthétique même des Romances sans paroles. Ce poème, qui cultive encore la dysharmonie, par une tonalité agressive et des sonorités et une syntaxe grinçantes - "Et vous bêlâtes vers votre mère - ô douleur ! -" - frappe en effet de soupçon la "simplicité" et la "douceur" - ces deux termes sont significativement placés à la rime dans le poème -, exaltées par ailleurs dans le recueil. Verlaine a recours ironiquement à l'alexandrin, vers noble que semblait pourtant prescrire son élection de modèles esthétiques mineurs. La versification dissonante, qui démembre fréquemment le mètre et la syntaxe, révèle alors le regard moqueur que le poète jette sur sa propre production et invite le lecteur à ne pas être tout à fait dupe d'une parole que guette toujours de grêles et ironiques contrepoints.

 

            L'enjeu de la contestation est bien là : la parole, quoique destituée en apparence, y gagne en « signifiance ». Parler est alors, chaque fois, un mode de dire singulier (ce qui est une des signifi­cations du terme « parole » qui, par différence avec la langue, est, pour les linguistes, une réalisation individuelle de celle-ci). Le conflit que Verlaine livre au langage académique a donc valeur d'engagement ; il met en doute la croyance dans un langage qui dirait le vrai et désignerait assurément les choses. Il faut se les approprier, en faire un usage individuel que ne sauraient fixer, une fois pour toutes, les dictionnaires et les grammaires. C'est ce qui permet de distinguer un auteur, de dire qu'il a un « style ». Verlaine, substituant à la « participation intellectuelle » (T. Chaucheyras) et l'argu­mentation l'« adhésion sensible » entre deux âmes, nous persuade en nous séduisant « par le chant », établissant avec son propre acte d'énonciation et avec son allocutaire, un rapport nouveau. Verlaine participe à ce moment de notre histoire littéraire où on oppose à une rhétorique perçue comme mensongère et coercitive un souhait d'immédiateté de la perception, de sincérité de l'émotion, bref une « naturalité » qui éveille chez un lecteur sensible l'écho d'évidences partagées- le langage à son état naturel, aux dires de J.-J. Rousseau qui en fait un cri. Dans cet usage de la langue, la défaillance ou le défaut de la langue devient étonnamment un atout car un charme opère sur le destinataire. Dans le final de l'« Ariette I », par exemple, on est confronté à l'interchangeabilité des personnes par la proximité phonique des deux possessifs (la mienne/la tienne), en même temps qu'à la distance entre elles, du fait de l'impératif qui, placé entre eux, les disjoint (« dis »). Avec l'« Ariette V », c'est le règne du confus et de l'incertain : dépourvu de titre, ce poème simplement numéroté semble interchangeable. Pourtant, placé au centre de la section (quatre ariettes avant et quatre après), il joue un rôle essentiel : il met en scène un dysfonctionnement, d'une part par le décalage entre l'épigraphe, (« son joyeux... d'un clavecin sonore ») et le poème (un « piano, épeuré, léger et faible, charmant »), d'autre part, par l'écart existant entre les deux strophes ; la première peignant une scène de genre, la seconde prenant à parti le chant lui-même. Tout est fait ici pour le flou et tout est fait pour nous déstabiliser : tandis que la strophe 1 reste très vague sur l'identité de la figure féminine pourtant très présente (le texte crée, par ses sonorités et ses images, une « sphère de la féminité » mais la majuscule la prive de corps et l'essentialise), la strophe 2 adresse directement ses questions, avec insistance (répétition anaphorique du Qu') au chant par un « Tu » qui confond le lecteur avec le locuteur (l'étude des temps verbaux au fil des questions permet de rapprocher les sentiments du sujet de renonciation avec ceux d'un auditeur/lecteur du texte et des effets exercés sur eux par une musique/un texte, la strophe 1 ayant en quelque sorte imité l'émission mélodique). Il se joue ici, à la fois pour le locuteur et pour le lecteur, une aventure de séduction, de captation par le langage et par sa musique. L'incertitude est prise en charge par le motif de la fenêtre qui mime, dans ses hésitations mêmes, les incertitudes liées au langage : elle est à la fois, étant, « ouverte un peu », ce qui sépare et ce qui relie. Le poème reste sans réponse, suspendu à ses questions et s'achève sur l'incertitude, puisque le texte et la musique vont « mourir vers la fenêtre/Ouverte un peu sur le petit jardin »... Le ton ultime éternise la modalité interrogative, sans espoir de conclure. On reste sur un blanc, hanté par le souvenir de l'inquiétant envoûtement par la musicalité et la féminité. Dominique Rabaté parle de la « violence feutrée » des poèmes intimistes de Verlaine. En prolongeant les incertitudes et en cultivant le « tremblé de la voix », Verlaine s'attache probablement à maintenir son lecteur dans un état de désir : loin d'aboutir à la fixation d'un sens, le poème assure une lisibilité illimitée, c'est-à-dire la mise en relation réitérée du lecteur avec la voix que le texte donne à entendre. Si le poète a rompu avec le « je parle », il n'en a pas fini avec le « ça parle ».

 

            Conclusion

            Loin de l'exigence d'une parole qui ferait référence à une vérité extérieure à elle, celle du monde dans sa réalité essentielle, comme c'est le projet donné à l'échange philo­sophique dans les dialogues de Platon, loin des mensonges, tromperies, engagements trahis, de la parole manipulée dont il est question dans le théâtre de Marivaux, la parole verlainienne se veut authenticité, c'est-à-dire fidélité à soi-même. Le conseil qu’elle adresse aux poètes décadents : « « L'art, mes enfants, c'est d'être absolument soi » trouverait donc dans les Romances sans paroles une illustration exemplaire. Le recueil donne finalement à voir un cœur qui parle, presque en dépit du poète, une « âme qui parle malgré lui ». Claude Habib rejoint ici le jugement du poète Paul Claudel : « On a l'impression rare, non d'un auteur qui parle, mais d'une âme que l'auteur ne réussit pas à empêcher de parler. ». À ce poète « déchirant et déchiré » qui « porterait notre vraie voix », « le bégaiement [qui] nous est langage et langue, le lacunaire [qui] nous est fondation » Salah Satié applique, avec justesse, le mot de Nietzsche : « Tout ce qui importe vient à nous à pas de colombe»

           

             

           

 

           



[1] Debussy arpège une « suite bergamasque » à partir des Fêtes galantes, Gabriel Fauré étudie La Bonne Chanson, Debussy crée les Ariettes oubliées en 1888 (trois des « Ariettes oubliées » de Verlaine, un de ses « paysages belges » et 2 « aquarelles ». Enfin Gabriel Fauré met en musique la 1ère et la 3ème « ariettes oubliées », ainsi que « Green »

[2] Mystiques barcarolles,
Romances sans paroles,
Chère, puisque tes yeux,
Couleur des cieux,

Puisque ta voix, étrange
Vision qui dérange
Et trouble l'horizon
De ma raison,

Puisque l'arôme insigne
De ta pâleur de cygne
Et puisque la candeur
De ton odeur,

Ah ! puisque tout ton être,
Musique qui pénètre,
Nimbes d'anges défunts,
Tons et parfums,

A, sur d'almes cadences
En ses correspondances
Induit mon coeur subtil,
Ainsi soit-il !

[3] Cf p.173 de votre édition

[4] Idem, p.174

[5] Cf votre édition, p.177

[6] Son joyeux, importun, d’un clavecin sonore,
Parle, que me veux-tu ?
Viens-tu, dans mon grenier, pour insulter encore
A ce cœur abattu ?
Son joyeux, ne viens plus ; verse à d’autres l’ivresse ;
Leur vie est un festin
Que je n’ ai point troublé ; tu troubles ma détresse,
Mon râle clandestin !

Indiscret, d’où viens-tu ? Sans doute une main blanche,
Un beau doigt prisonnier
Dans de riches joyaux a frappé sur ton anche
D’ivoire et d’ébénier.

Accompagnerais-tu d’une enfant angélique
La timide leçon ?
Si le rhythme est bien sombre et l’air mélancolique,
Trahis-moi sa chanson.

Non : j’entends les pas sourds d’une foule ameutée,
Dans un salon étroit
Elle vogue en tournant par la valse exaltée
Ebranlant mur et toit.
Au dehors bruits confus, cris, chevaux qui hennissent,
Fleurs, esclaves, flambeaux.
Le riche épand sa joie, et les pauvres gémissent,
Honteux sous leurs lambeaux !

Autour de moi ce n’est que palais, joie immonde,
Biens, somptueuses nuits.
Avenir, gloire, honneurs : au milieu de ce monde
Pauvre et souffrant je suis,
Comme entouré des grands, du roi, du saint office,
Sur le quémadero,
Tous en pompe assemblés pour humer un supplice,
Un juif au brazero !

Car tout m’accable enfin ; néant, misère, envie
Vont morcelant mes jours !
Mes amours brochaient d’or le crêpe de ma vie ;

Désormais plus d’amours.
Pauvre fille ! C’est moi qui t’avais entraînée
Au sentier de douleur ;
Mais d’un poison plus fort avant qu’il t’ait fanée
Tu tuas le malheur !

Eh ! Moi, plus qu’un enfant, capon, flasque, gavache,
De ce fer acéré
Je ne déchire pas avec ce bras trop lâche
Mon poitrail ulcéré !
Je rumine mes maux : son ombre est poursuivie
D’un geindre coutumier.
Qui donc me rend si veule et m’enchaîne à la vie ?…
Pauvre Job au fumier !

 

[7] Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,
Un air très vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.
 
Or, chaque fois que je viens à l’entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit :
C’est sous Louis treize ; et je crois voir s’étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit,
 
Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ;
 
Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que, dans une autre existence peut-être,
J’ai déjà vue... — et dont je me souviens !

[8]« Du grec antiphônos « qui répond à ». A l’origine, le chant antiphoné est exécuté alternativement par deux chœurs, qui se répondent l’un à l’autre et fusionnent parfois ; c’était la pratique des chœurs dans les tragédies grecques. Dans la liturgie israélite et dans la liturgie chrétienne, les Psaumes constituent la matière de l’alternance chorale. Peu à peu, l’échange des deux chœurs — encore marqué dans les Traits du Carême — fait place à la reprise d’une sorte de refrain par tous, après les versets ou les strophes psalmiques chantées par un soliste. L’antiphona n’est plus ce qui est exécuté alternativement, mais ce qui est exécuté avant, pendant ou/et après le Psaume. Ce Psaume se réduit à un simple récitatif, tandis que l’antienne s’orne d’une riche mélodie. Dans l’usage actuel, les antiennes de la messe (Introït, Alleluia, Offertoire, Communion) ne gardent de la psalmodie qu’un organe-témoin ; le plus souvent, le refrain se suffit à lui-même ; noter toutefois que le Psaume prévu entre les lectures se dit avec un refrain. A l’office, les antiennes sont habituellement chantées avant et après le Psaume qu’elles encadrent. La psalmodie du Psaume invitatoire, au premier office du jour, est marquée par une reprise plus fréquente du refrain psalmique ; cette manière responsoriale de psalmodier s’étend, en plusieurs endroits, à d’autres Psaumes » (Dom Robert Le Gall – Dictionnaire de Liturgie © Editions CLD, tous droits réservés.

 

 

[9] Cf votre édition, p.157

[10] De la douceur, de la douceur, de la douceur !
Calme un peu ces transports fébriles, ma charmante.
Même au fort du déduit parfois, vois-tu, l’amante
Doit avoir l’abandon paisible de la sœur.

Sois langoureuse, fais ta caresse endormante,
Bien égaux tes soupirs et ton regard berceur.
Va, l’étreinte jalouse et le spasme obsesseur
Ne valent pas un long baiser, même qui mente !

Mais dans ton cher cœur d’or, me dis-tu, mon enfant,
La fauve passion va sonnant l’olifant ! ...
Laisse-la trompetter à son aise, la gueuse !

Mets ton front sur mon front et ta main dans ma main,
Et fais-moi des serments que tu rompras demain,
Et pleurons jusqu’au jour, ô petite fougueuse !

 

 

 

[11] Image illustrative de l'article Pierre-Paul Royer-CollardPierre Paul Royer Collard

[12] La nuit. La pluie. Un ciel blafard que déchiquette
De flèches et de tours à jour la silhouette
D'une ville gothique éteinte au lointain gris.
La plaine. Un gibet plein de pendus rabougris
Secoués par le bec avide des corneilles
Et dansant dans l'air noir des gigues nonpareilles,
Tandis, que leurs pieds sont la pâture des loups.
Quelques buissons d'épine épars, et quelques houx
Dressant l'horreur de leur feuillage à droite, à gauche,
Sur le fuligineux fouillis d'un fond d'ébauche.
Et puis, autour de trois livides prisonniers
Qui vont pieds nus, un gros de hauts pertuisaniers
En marche, et leurs fers droits, comme des fers de herse,
Luisent à contresens des lances de l'averse.

Le Triomphe de la Mort (détail par Bruegel le vieux)

[13] Image illustrative de l'article Impression soleil levantClaude Monet, Impression, soleil levant.(1872)

[14] « guinguettes claires » de « Walcourt » ; » vers les prés clairs » de « Malines » ;  « des oiseaux blancs volaient alentour mollement/ Et des voiles au loin s’inclinaient toute blanches » dans « Beams ; « je vous vois encore !/ En robe d’été/ Blanche et jaune» ; la fuite « verdâtre et rose » de « Simples fresques I » trouve son écho dans le vert de « Green » ; « Place ! en longue robe bleue/ Toute en satin qui fait frou-frou » des personnages de l’ »Ariette oubliée VI » ;

 

[15] Kandinsky Contrasting songs

[16] Le Souvenir avec le Crépuscule
    Rougeoie et tremble à l'ardent horizon
    De l'Espérance en flamme qui recule
    Et s'agrandit ainsi qu'une cloison
    Mystérieuse où mainte floraison
    - Dahlia, lys, tulipe et renoncule -
    S'élance autour d'un treillis, et circule
    Parmi la maladive exhalaison
    De parfums lourds et chauds, dont le poison
    - Dahlia, lys, tulipe et renoncule -
    Noyant mes sens, mon âme et ma raison,
    Mêle dans une immense pâmoison
    Le Souvenir avec le Crépuscule.

[17] Verlaine : « Le ciel est par-dessus les toits »

Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.

La cloche, dans le ciel qu'on voit,
Doucement tinte.
Un oiseau sur l'arbre qu'on voit
Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville.

Qu'as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?

[18]la romance et l'ariette, en vogue à la fin du XVIIIème siècle, ne sont plus, au moment où les mentionne Verlaine, que des genres dévalués : « Nous avons cité les chefs-d'œuvre du genre ; mais nous nous abstien­drons de détailler l'immense fatras musical, le prodigieux entasse­ment de fadaises plus ou moins sentimentales que notre siècle a vues éclore sous le nom de romances [...]. Nous ne pensons pas qu'aucun genre musical puisse être radicalement faux ; mais la romance est un de ceux où la médiocrité s'égare le plus aisément, et elle devait périr par ses excès. » (Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse).

[19] Les donneurs de sérénades
Et les belles écouteuses
Echangent des propos fades
Sous les ramures chanteuses.

C'est Tircis et c'est Aminte,
Et c'est l'éternel Clitandre,
Et c'est Damis qui pour mainte
Cruelle fait maint vers tendre.

Leurs courtes vestes de soie,
Leurs longues robes à queues,
Leur élégance, leur joie
Et leurs molles ombres bleues

Tourbillonnent dans l'extase
D'une lune rose et grise,
Et la mandoline jase
Parmi les frissons de brise.

[20] Bièvre

A Mademoiselle Louise B.

Un horizon fait à souhait pour le plaisir des yeux.
FÉNELON.


I

Oui, c'est bien le vallon ! le vallon calme et sombre !
Ici l'été plus frais s'épanouit à l'ombre.
Ici durent longtemps les fleurs qui durent peu.
Ici l'âme contemple, écoute, adore, aspire,
Et prend pitié du monde, étroit et fol empire
Où l'homme tous les jours fait moins de place à Dieu !

Une rivière au fond ; des bois sur les deux pentes.
Là, des ormeaux, brodés de cent vignes grimpantes ;
Des prés, où le faucheur brunit son bras nerveux ;
Là, des saules pensifs qui pleurent sur la rive,
Et, comme une baigneuse indolente et naïve,
Laissent tremper dans l'eau le bout de leurs cheveux.

Là-bas, un gué bruyant dans des eaux poissonneuses
Qui montrent aux passants lés jambes des faneuses ;
Des carrés de blé d'or ; des étangs au flot clair ;
Dans l'ombre, un mur de craie et des toits noirs de suie ;
Les ocres des ravins, déchirés par la pluie ;
Et l'aqueduc au loin qui semble un pont de l'air.

Et, pour couronnement à ces collines vertes,
Les profondeurs du ciel toutes grandes ouvertes,
Le ciel, bleu pavillon par Dieu même construit,
Qui, le jour, emplissant de plis d'azur l'espace,
Semble un dais suspendu sur le soleil qui passe,
Et dont on ne peut voir les clous d'or que la nuit !

Oui, c'est un de ces lieux où notre coeur sent vivre
Quelque chose des cieux qui flotte et qui l'enivre ;
Un de ces lieux qu'enfant j'aimais et je rêvais,
Dont la beauté sereine, inépuisable, intime,
Verse à l'âme un oubli sérieux et sublime
De tout ce que la terre et l'homme ont de mauvais !

II

Si dès l'aube on suit les lisières
Du bois, abri des jeunes faons,
Par l'âpre chemin dont les pierres
Offensent les mains des enfants,
A l'heure où le soleil s'élève,
Où l'arbre sent monter la sève,
La vallée est comme un beau rêve.
La brume écarte son rideau.
Partout la nature s'éveille ;
La fleur s'ouvre, rose et vermeille ;
La brise y suspend une abeille,
La rosée une goutte d'eau !

Et dans ce charmant paysage
Où l'esprit flotte, où l'oeil s'enfuit,
Le buisson, l'oiseau de passage,
L'herbe qui tremble et qui reluit,
Le vieil arbre que l'âge ploie,
Le donjon qu'un moulin coudoie,
Le ruisseau de moire et de soie,
Le champ où dorment les aïeux,
Ce qu'on voit pleurer ou sourire,
Ce qui chante et ce qui soupire,
Ce qui parle et ce qui respire,
Tout fait un bruit harmonieux !

III

Et si le soir, après mille errantes pensées,
De sentiers en sentiers en marchant dispersées,
Du haut de la colline on descend vers ce toit
Qui vous a tout le jour, dans votre rêverie,
Fait regarder en bas, au fond de la prairie,
Comme une belle fleur qu'on voit ;

Et si vous êtes là, vous dont la main de flamme
Fait parler au clavier la langue de votre âme ;
Si c'est un des moments, doux et mystérieux,
Ou la musique, esprit d'extase et de délire
Dont les ailes de feu font le bruit d'une lyre,
Réverbère en vos chants la splendeur de vos yeux ;

Si les petits enfants, qui vous cherchent sans cesse,
Mêlent leur joyeux rire au chant qui vous oppresse ;
Si votre noble père à leurs jeux turbulents
Sourit, en écoutant votre hymne commencée,
Lui, le sage et l'heureux, dont la jeune pensée
Se couronne de cheveux blancs ;

Alors, à cette voix qui remue et pénètre,
Sous ce ciel étoilé qui luit à la fenêtre,
On croit à la famille, au repos, au bonheur ;
Le coeur se fond en joie, en amour, en prière ;
On sent venir des pleurs au bord de sa paupière ;
On lève au ciel les mains en s'écriant : Seigneur !

IV

Et l'on ne songe plus, tant notre âme saisie
Se perd dans la nature et dans la poésie,
Que tout prés, par les bois et les ravins caché,
Derrière le ruban de ces collines bleues,
A quatre de ces pas que nous nommons des lieues,
Le géant Paris est couché !

On ne s'informe plus si la ville fatale,
Du monde en fusion ardente capitale,
Ouvre et ferme à tel jour ses cratères fumants ;
Et de quel air les rois, à l'instant où nous sommes,
Regardent bouillonner dans ce Vésuve d'hommes
La lave des événements !

8 juillet 1831

 

Verlaine: "Romances sans paroles" (1): moment historique, moment biographique, moment poétique

Introduction à l’étude de Romances sans paroles de Verlaine

 

I-                   Le moment historique

      Sans avoir a priori de résonance politique, sans relever a fortiori de la poésie engagée, le recueil Romances sans paroles  de Verlaine ne s’inscrit pas moins dans un contexte historique et politique pesant. Après la chute du Second Empire et la débâcle de Sedan dans une guerre contre la Prusse que la France a perdue, la « Semaine sanglante » et la répression de la Commune de Paris, la IIIème République se met en place dans un climat de surveillance et de répression.

      Or Verlaine est loin d’être indifférent à l’actualité de son temps. Après avoir assisté avec sa mère, à l’âge de sept ans, aux émeutes qui suivirent le coup d’Etat par lequel le prince président Louis Napoléon Bonaparte a mis fin à la République née de la révolution de 1848 pour instaurer le Second Empire le 2 décembre 1851, il grandit sous cet « Empira autoritaire » qui condamne et censure, la même année (1857), Madame Bovary de Flaubert et Les Fleurs du Mal de Baudelaire. Celui-ci est notamment contraint de supprimer la section « Lesbos » de son recueil de poèmes. Verlaine est donc le contemporain de la révolution industrielle (cf « Charleroi », du développement des chemins de fer (cf dernière strophe de « Walcourt » ; « Bruxelles. Simples fresques I » ; « Malines ») et de ces travaux d’Haussmann, dont une des conséquences est la misère de la condition ouvrière et la création de quartiers misérables, qu’il fréquentera dans ses dernières années d’errance. S’il ne prend pas part à la mobilisation napoléonienne en 1870, il s’engage, pendant la Commune de Paris (18 mars- 28 mai 1871),  et refuse de rejoindre l’armée de Thiers qui écrase dans le sang la rébellion parisienne. La défaite des insurgés après la Semaine sanglante (22-28 mai 1871)  semble toutefois signer la fin de son engagement, quand ses sympathies révolutionnaires et le goût du scandale qui sommeillait en lui depuis son mariage avec Mathilde Mauté sont ravivés par la rencontre d’Arthur Rimbaud en 1871. Les destinations de leur fugue/ errance à travers l’Europe, Bruxelles et le quartier de Soho à Londres (cf signature de « Streets I » + « Streets II »), sont lieux de refuge et d’exil des Communards qui n’ont pas été fusillés ou déportés en Nouvelle-Calédonie. Après avoir envoyé, à l’âge de 14 ans, un poème engagé, d’inspiration républicaine et antibonapartiste, à Hugo (« La Mort »[1]), Verlaine a critiqué, dans ses Poèmes saturniens (1866), Napoléon III (« La mort de Philippe II »[2]), la répression du monde ouvrier de juin 1848 et le coup d’Etat du 2 décembre 1851 (« Grotesques »[3]). A l’époque où il compose et publie Rsp, il travaille à un recueil de poèmes politiques hantés par l’utopie démocratique et sociale: Les Vaincus (cf version publiée dans Le Parnasse contemporain, p. 207-208). Ce recueil ne sera jamais terminé ni publié, mais un poème, augmenté de deux parties, sera repris dans Jadis et Naguère [4]. Mais Rsp en porte la trace dans les sections «Paysages belges » et « Aquarelles ». Selon Arnaud Bernadet , « Streets II », signé de «Paddington », quartier voisin  de  Soho, où Rimbaud et Verlaine fréquentent les pubs et les music-halls hantés par les Communards exilés, dessine «la géographie sociale de Londres et de ses inégalités » : « Ô la rivière dans la rue !/ Fantastiquement apparue/ Derrière un mur haut de 5 pieds./ Elle roule sans un murmure/ Son onde opaque et pourtant pure,/ Par les faubourgs pacifiés.// La chaussée est très large, en sorte/ Que l’eau jaune comme une morte/ Dévale ample et sans nuls espoirs/ De ne rien refléter que la brume,/ Même alors que l’aurore allume/ Les cottages jaunes et noirs ». «Charleroi », qui évoque le monde de la mine et de la métallurgie, peut être lu comme une dénonciation de l’exploitation des humbles: « Sites brutaux !/ Oh !, votre haleine,/ Sueur humaine,/ Cri des métaux » (v.21-24). « Cette strophe engage un point de vue qui n’est pas uniquement de compassion mais + radicalement de dénonciation. Si l’haleine comme la sueur se respirent et se sentent, elles témoignent de l’énergie, de la fatigue et de l’usure des corps. La douleur et la plainte s’unissent pour mettre au jour l’exploitation des humbles. Avant la date, « Charleroi » écrit une sorte de Germinal en mineur, mais sans le regard conservateur bourgeois qui sera celui de Zola. La critique idéologique est celle d’un écrivain qui a récemment participé à la Commune de Paris », note Arnaud Bernadet (note 9, p.107). Le critique rappelle dans les notes de l’édition GF que Charleroi est au cœur du bassin houiller de la province du Hainaut, ce que suggère dans le poème la notation « l’herbe noire », les « kobolds », gnomes liés à l’imaginaire tellurique, ayant la réputation d’être à l’origine des coups de grisou. Il attire aussi notre attention sur la polysensorialité du poème : les sensations convoquent les registres de l’odorat, de l’ouïe, de la vue, moins pour dire la découverte d’une réalité neuve que pour trahir l’agression du monde technique et mécanique, la découverte de la scène industrielle faisant l’objet d’une angoisse horrifiée, qui se marque par l’entrave des facultés de perception, littéralement aveuglées. « Antithèse exacte des charmants asiles de « Walcourt », « les bouges » , qui désignent des logements obscurs et malpropres, ne disent pas uniquement l’insalubrité ; ils visent + largement la misère sociale de la condition ouvrière » : les « horizons de forge rouge », prolongement de «l’herbe noire», « ne servent pas un mythe moderne, prométhéen, la force de l’homme à contrôler la nature et à transcender sa condition, mais décrivent au contraire son aliénation dans les profondeurs infernales ». Après le vertige de la perte de repères visuels, marquée par les questions sans réponse, les phrases nominales exclamatives soulignent, par les assonances en « i », les allitérations en dentales et en sifflantes, la commotion physiques suscitée par les bruits assourdissants : « cris des métaux » ; vacarme des gares, comparé au tonnerre qui foudroie et frappe le regard de stupeur par la rime « tonnent/ s’étonnent » ; rime « sistres »/ « sinistres », qui traduit la distorsion funeste de l’âme, abîmée par les coups et les chocs qu’elle reçoit.

      Mais c’est surtout dans le manège des chevaux de bois de « Bruxelles », qui tournent et retournent, en référence implicite à la cavaleriedéployée lors de la guerre franco-prussienne de 1870, avec les allusions au « gros soldat », au « piston vainqueur » et aux « tambours » (v. 5, 12 et 28) que se ressent la veine satirique du poète de « Monsieur Prudhomme [5]», texte subversif et anticonformiste dénonçant la prudhommie de la bourgeoisie bien-pensante et qui forcèrent l’admiration de Rimbaud. D’entrée de jeu, la dégradation ironique de la ballade de Hugo, poème narratif, dramatique et épique cité en dédicace et qui décrit avec humour et truculence un univers aristocratique réglé par l’éthique courtoise, exaltant les codes sociaux d’un jeu guerrier, le tournoi (cf Hugo, « le pas d’armes du roi Jean, repris ds votre édition, p.191 sq) , en chevaux d’attraction foraine dans le quartier pauvre et populaire de « Saint-Gilles-lez-Bruxelles » congédie les valeurs d’honneur et de bravoure en mettant en scène un peuple vulgaire, en saturant texte et refrain de termes liés au tournoiement des sons, dont l’enjeu esthétique renvoie la « romance » verlainienne à une poétique de la voix et de l’oralité», en lien immédiat avec la matière populaire: « tours », »toujours », »autour », »tous »,« tambours ». Le passage des bois aux cuivres (« Hautbois », «  pistons »)  et aux percussions (»tambours ») d’une instrumentation foraine contraste tant avec les virtualités phoniques de l’orchestre qu’avec la « lyre » et le « piano » des Ariettes oubliées II et IV et recherche des rythmes trépidants, joyeux, faciles, loin du chœur murmuré en ouverture du recueil. L’entrée en scène du personnel populaire se fait ainsi sous le signe de l’exubérance du corps : le comparatif de supériorité « la + grosse bonne », qu’il faut comprendre comme suggérant que la bonne est « + grosse » encore que le gros soldat nous situe dans la veine de la caricature ; l’équivoque sexuelle de la chevauchée indique que l’allégresse causée par le manège tient du règne de la pulsion et du plaisir pur, le corps populaire se livrant dans la simplicité de ses besoins et de ses désirs, sans embarras ni préjugés : « ce poème est, dans toute l’œuvre verlainienne, l’un de ceux où la propension au défoulement, à l’extase, prime sur tout refoulement comme sur tout ancrage : aucun nid protecteur, château ou wagon de train […] C’est sur cet accouplement rustique que débouche ce tournoiement, le pigeon et la «colombe  étant de versions + paisibles du faucon et du cygne du Bon disciple[6], note Steve Murphy. Le va-et-vient érotique sur le dos « cambré » des chevaux du champ de « foire » devient un moyen, pour le poète participant à l’Album zutique, de dire le mot de Cambronne au théâtre (l’étymologie de « personne » renvoie au masque de théâtre, « persona » faisant résonner le caractère exhibé par les traits) des maîtres, en autoreprésentation au « bois de la Cambre », lieu  mondain établi en  1862 au sud de Bruxelles sur une partie de la forêt de Soignes, et où se mêlent, à l’anglaise, promenades et plantations : « l’horizontalité anarchique des corps et la giration des chevaux s’opposent ainsi radicalement à l’art raffiné des jardins et des parcs », note Arnaud Bernadet. Après « l’œil du filou », qui profite de la négligence des fêtards pour les dépouiller, le sentiment d’ivresse, déclaré sous l’espèce + familière de « soûler » (et non d’ »enivrer » ou de « griser ») aboutit, à travers la dénonciation du « cirque bête », en tension à la rime avec le mot « tête », à la dénonciation des excès du divertissement en lien avec la représentation du collectif (« en masse », « en foule ») : les tours vertigineux et inlassables du manège dépossèdent le sujet. Mais cette allusion au « panem et circenses » de Juvénal, qui figure en épigraphe d’ »Autre »[7] dans Cellulairement, vise, par-delà le peuple belge et ses manières exotiques, la caricature de la France brocardée par Rimbaud dans « A la musique », ou par Baudelaire dans Pauvre Belgique ! VI : »la fin d’un écrit satirique, c’est d’abattre deux oiseaux avec une seule pierre. A faire un croquis de la Belgique, il y a, de surcroît, cet avantage qu’on fait une caricature de la France ». Les négations décalant parodiquement l’univers équestre et chevaleresque, les « galops ronds » renchérissent sur la rotation, contrefont l’image de la course et sa vitesse, contribuent à une « déshéroïsation » des cavaliers, tandis que la « nuit qui tombe » et assombrit la vision du spectacle en dévoile peut-être la signification profonde. L’instant de la révélation serait alors, à travers le mariage du « pigeon » et de la « colombe », inversant l’ordre du masculin et du féminin du groupe nominal « l’amante et l’amant », moins celui de l’union du gros soldat et de la + grosse bonne, en contrepoint du vertige giratoire, que la duperie du « pigeon » par la « colombe », jeune fille alors rien moins que pure et naïve. On le voit, la comédie de mœurs serait l’une des dimensions de ce poème qui déploie à travers le cliché de l’habillage rhétorique de la nuit constellée la nudité faussement pudique des corps qui iront librement s’enlacer. Il est significatif du reste qu’au moment de le publier dans Sagesse, recueil de la conversion de Verlaine au christianisme en prison, la fin de ce poème publié successivement en 1874, 1887 er 1891 dans Rsp, en 1877 dans la revue l’Artiste et en 1880 dans Sagesse[8] , est repensée : les plaisirs de la chair disparaissent alors au profit d’une inquiétude spirituelle, qui ne s’accordent plus avec les divertissements terrestres.

      Dans Rsp, la subversion vient de la contestation esthétique, morale, sociale et politique, de la rhétorique de la poésie lyrique et épique par le primat accordée à la chanson populaire d’une part, du tabou qui pèse sur la sexualité, l’homosexualité, dans l’art officiel, dans la parole doxique autorisée d’une bourgeoisie alors toute-puissante. Dans le sonnet satirique des Poèmes saturniens, « Monsieur Prudhomme »[9], le jeune Verlaine avait déjà caricaturé, en 1866, la bonne conscience bourgeoise d’une parole engoncée dans la certitude de tenir le monde entre ses mains, de vivre à travers son appartenance à une société devenue pour lui terre d’élection de son bonheur olympien, d’entendre au dehors l’écho rassurant de sa voix jusqu’à se laisser croire que, détenant la clé des unions heureuse, il est l’orchestrateur  quasi divin d’un monde à la mesure de son désir de confort, de sécurité, de respectabilité, par l’organisation d’alliances avantageuses, garantes d’une descendance qui en reproduise le modèle. Il avait conclu à l’affrontement, par le poète-bohème, du mépris de cette société bien-pensante, qui ne voit en l’homme que le futur bon « père de famille » : « quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,/ Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a / + en horreur que son éternel coryza ». Or le moment des Rsp, dans et hors du texte poétique, est celui où, comme le suggère le texte de présentation du volume « concours en poche » chez Ellipses, le drame de « Monsieur Prudhomme » est devenu le drame de Verlaine, sommé par une Araminte qui aurait cédé aux conseils de bienséance d’une nouvelle Mme Argante de renier le désir des amours illicites et de renoncer à la bohème de la fuite loin des responsabilités de la vie conjugale et parentale de la respectabilité bourgeoise : « Car vous avez eu peur de l’orage et du cœur/ Qui grondait et sifflait,/ Et vous bêlâtes vers votre mère –ô douleur ! »- comme un triste agnelet » ; « Mais vous n’aviez + l’humide gaîté/ Du + délirant de tous nos tantôts./ La petite épouse et la fille aînée/ Etait reparue avec la toilette/ Et c’était déjà notre destinée/ Qui nous regardait sous votre voilette » (Birds in the night). Le moment politique, poétique de « l’exil » inconsolable, de la « tristesse » de l’ »âme en peine » est celui où, déchiré entre l’ordre bourgeois incarné par ses beaux-parents, sa jeune femme, son fils, son emploi salarié à l’Hôtel de Ville de Paris, la musique et la piano des salons parisiens fréquentés par cette famille de mélomanes et la bohème scandaleuse, mais aussi la quête du renouveau poétique avec « l’homme aux semelles de vent », le poète tire de l’expérience malheureuse qu’il fait de la douleur de son monde, une parole poétique qui subvertit tant la parole sociale sédimentée dans les conventions des usages communs que la rhétorique de la parole poétique romantique ou parnassienne.

 

II-                Le moment biographique : la rupture du lien conjugal, consécutive au choix de la vie de bohème entre la « vierge folle » et « l’époux infernal », pose la question de la tension entre un pacte de lecture référentielle et l’effacement du sujet lyrique, tendu vers une poésie objective.

      On le sait Paul Verlaine, qui a rencontré Mathilde Mauté de Fleurville après la mort de sa cousine Elisa, en 1869, alors qu’il travaillait à un opéra-bouffe avec un ami musicien, Charles de Sivry, demi-frère de Mathilde, a composé en 1870, peu avant son mariage (Verlaine épouse Mathilde en août 1870) et la déclaration de guerre de la France à la Prusse, un épithalame[10] évoquant l’épreuve de ses doutes et de ses jalousies jusqu’à l’union désirée : La Bonne Chanson. Un quatrain de cette Bonne Chanson III[11] figure du reste, dans l’édition de 1874, en épigraphe de la section Birds in the night, qui en est comme le contre-chant[12], la 1ère strophe de la 6ème partie de cette section que Verlaine songe un temps à l’intituler «Mauvaise Chanson »  procédant à une réécriture de ce quatrain: « En robe grise et verte avec des ruches,/ Un jour de juin que j’étais soucieux,/ Elle apparut souriante à mes yeux/ Qui l’admiraient sans redouter d’embûches » ; « je vous revois encore ! En robe d’été/ Blanche et jaune avec des fleurs de rideaux ». Dans l’intervalle, l’irruption d’Arthur Rimbaud, qui a envoyé en août 1871 une lettre accompagnée de poèmes à Verlaine, lequel l’invite à venir de Charleville, où il s’ennuie, à Paris[13], a creusé la brèche ouverte dans le couple, qui habite chez les beaux-parents de Verlaine, par la violence de jeune mari, puis père, souvent ivre, et par le conformisme bourgeois de Mathilde, qui se complaît dans son rôle d’épouse, de maîtresse de maison et de (future) mère. Sommé à deux reprises par Mathilde de renvoyer chez sa mère, à Charleville, « la petite crasse venue des Ardennes », « l’époux infernal » avec qui il (re)découvre la révolte poétique du cercle « zutique »,  à qui il fait déclamer « Le Bateau ivre » devant le cercle des parnassiens, mais avec qui il s’affiche aussi scandaleusement dans des vêtements sales et des beuveries mémorables, il l’héberge à Paris, dans le local des zutiques, à l’insu de sa femme (automne 1871), reste en correspondance avec lui lorsque Mathilde, soutenue par ses parents, se réfugie en province après que Verlaine a manqué de jeter le bébé contre le mur et d’étrangler sa femme le 13 janvier 1872, fait revenir Rimbaud à Paris au printemps 1872. De ce printemps troublé où Verlaine, dans uns situation incertaine mais ouverte, oscille entre stabilité domestique et aspiration à l’aventure poétique, désir de réinventer la poésie, datent les Ariettes oubliées : la 1ère partie du recueil se clôt sur la mention « mai, juin 1872 » (p.101). Le 7 juillet 1872, Verlaine part avec Rimbaud, dans un mouvement de fuite en avant irréfléchie[14] : en juillet et en août 1872, il « voillage vertigineusement » en train, puis à pied, de Charleville à Bruxelles, en passant par « Walcourt », « Charleroi » et « Malines », la Belgique étant terre d’accueil et espace de liberté pour les Communards exilés. La section « Paysages belges » porte la trace de cet élan du départ, de ce sentiment d’ivresse qu’on retrouve dans les poèmes contemporains de Rimbaud[15]. Mathilde ayant répondu à une lettre que Verlaine lui envoie en lui rendant visite à Bruxelles le 22 juillet 1872, les 3 quatrains de la 5ème partie de Birds in the night portent la trace des retrouvailles intenses, des « enlacements fous » qui déboucheraient sur une réconciliation du couple qui prend le train le lendemain matin pour Paris…si Verlaine, dont Rimbaud raille la faiblesse et la soumission devant sa femme, ne descendait du train à la frontière pour rejoindre Rimbaud,  en envoyant à Mathilde une lettre où il la traite de « misérable fée Carotte », de « princesse Souris » qui aurait « tué le cœur de [s]on ami » en le poussant à le trahir. Rentrée seule à Paris, Mathilde attaquera, à partir du printemps 1873, son mari en justice pour obtenir divorce et réparation. Ce moment de crise se reflète dans Birds in the night, qui marque une transition entre deux lieux : « Bruxelles » et « Londres », entre Paysages belges et Aquarelles. Début septembre 1872, Verlaine et Rimbaud partent en effet en Angleterre, où leur relation orageuse, suite de disputes et de bagarres, entre le quartier de « Soho », où ils fréquentent, outre d’anciens communards exilés, pubs, music-halls, et le quartier voisin de « Paddington », tous deux mentionnés à la fin de « Streets », se double d’une intense création poétique. Dans Une Saison en enfer, qu’il compose en même temps que les premières Illuminations et ses Derniers vers ou Vers nouveaux, Rimbaud cite les « romances sans paroles »[16]. Verlaine voulait dédicacer son recueil à Rimbaud, en hommage au rôle joué par l’ « homme aux semelles de vent » dans la genèse de notre recueil : »Je tiens beaucoup à cette dédicace à Rimbaud. D’abord comme protestation, puis parce que ces vers ont été faits lui étant là et m’ayant poussé beaucoup à les faire, surtout comme témoignage de ma reconnaissance, pour le dévouement et l’affection qu’il  m’a témoignées toujours » (Lettre à Lepelletier du 19 mai 1873).  Pourtant lorsque Verlaine, apprenant au printemps 1873, que Mathilde entreprend une action en justice contre lui, éprouve du remords d’avoir abandonné femme et enfant, Rimbaud devient odieux et Verlaine, humilié une fois de plus, s’enfuit et s’embarque pour la Belgique d’où il menace de se « brûler la gueule ». Il ne se tue pas, mais exaspéré par la passion et l’alcool, tire deux coups de feu sur Rimbaud et le blesse au poignet dans une chambre d’hôtel de Bruxelles. Incarcéré, jugé, puis condamné à deux ans de prison à Mons, Verlaine semble renaître et connaît même, quand le monde extérieur le malmène, au cours de l’année 1874 (le jugement de séparation obtenu par Mathilde est proclamé et Romances sans paroles, publié chez un petit éditeur de province, reçoit un accueil mitigé), une « conversion ».

     

      Or si Rimbaud a en partie consacré Une Saison en enfer à la relation de ses amours avec Verlaine et à sa quête d’une poésie nouvelle, le recueil Romances sans paroles peut lui-même être lu comme une forme de journal poétique. A l’opposé de la partie de la nostalgie amoureuse, sans lieu, des Ariettes oubliées, Paysages belges, Birds in the night et Aquarelles créent l’illusion d’une chronique de voyage poétique en multipliant les références précises à des lieux et à des dates, comme pour proposer un pacte de lecture biographique.

      Paysages belges suit ainsi le parcours de Verlaine et de Rimbaud lors de « l’escapade belge » de juillet à septembre 1872 : les notations aussi précises et malicieuses que «l’estaminet du Jeune Renard » pour « Simples fresques » ou « Champ de foire de St-Gilles », « au bois de la Cambre », lieux de divertissement tour à tour populaire et bourgeois près de Bruxelles dans « Chevaux de bois », donnent le sentiment d’autant de « choses vues », de scènes furtives vécues ici et maintenant et fixées pour l’éternité. Les deux premiers poèmes de cette section renforcent cette impression de croquis saisis sur le vif : »Walcourt » aux visions fugaces à partir d’un train, « Charleroi » et la tristesse des paysages industriels.  Par sa double localisation « Bruxelles. Londres », Birds in the night sépare par un point le lieu de la dernière rencontre amoureuse avec Mathilde à l’Hôtel Liégeois du lieu de la création du poème. Enfin la dernière partie, Aquarelles, multiplie les références à l’Angleterre par les titres des poèmes, ainsi que par l’aspect de chansons populaires irlandaises ou anglaises de « Streets I » et de « A poor Young Shepherd », par le lieu de composition de « Soho », quartier londonien où Verlaine aurait écrit ces vers à l’angle de Old Compton Street et de Greek Street, selon le témoignage de Théorodre Gringoire dans le Courrier de Londres, de « Paddington » pour « Streets II », de « Londres » pour « Child Wife », de « Douvres », port anglais de départ du bateau Comtesse de Flandre pour « Beams ».

        A ces indications de lieu, qui créent l’illusion de la chose vue, s’ajoute le procédé de datation des poèmes, souvent écrits au présent, pour renforcer l’effet autobiographique : « mai, juin 72 » pour les « Ariettes » ; « août 72 » pour les poèmes de « Paysages belges », qui sont presque tous soigneusement datés ; « septembre-octobre 72 » pour Birds ; « 2 avril 1873 » pour « Beams », qui clôt le recueil. Romances sans paroles seraient ainsi le récit d’une année, de mai 1872 à avril 1873, d’un printemps à l’autre.

 

       Pourtant, il se pourrait que ce fût là une illusion, et ce pour +sieurs raisons.

      La 1ère relève de la génétique textuelle. Si l’ancrage autobiographique vise à faire passer le recueil pour le fruit d’une écriture spontanée, celle du journal intime, l’histoire éditoriale du recueil révèle une réalité + complexe. Verlaine publie en mai et juin 1872 les futures ariettes I et V sous les titres respectifs de « Romance sans paroles » et d’ »Ariette ». En septembre de la même année, alors qu’il laisse entendre qu’il est sur le point de terminer son  recueil, celui-ci comporte quatre parties : Romances sans paroles, Paysages belges, Nuit falote (XVIIIème siècle populaire), Birds in the night, et se termine donc sur ce violente réquisitoire contre Mathilde et non par le cycle londonien, ce qui en infléchit le sens[17]. Pivot central d’un recueil savamment composé, le récit de la crise conjugale reprend les motifs des « Ariettes » V et VII, contraste par son statisme réflexif avec l’élan dynamique des « Paysages belges », et ouvre sur le retour d’ »Aquarelles ».

            La 2ème illusion est donc celle de la linéarité du temps, fait d’une succession d’instants. Non seulement le contenu des poèmes ne correspond pas à la succession des saisons, puisque l’ »Ariette VIII » évoque une « neige incertaine », mais  l’ »Ariette VII »  brise l’illusion, jusque-là entretenue par la prédominance du présent, d’une spontanéité de l’écriture instantanée, avec son système de répétitions qui commence par un imparfait et se poursuit par un passé composé, expression du balancement entre la douleur présente et l’absence dans le souvenir, rappel du balancement de l’escarpolette de l’ariette II entre « jeunes et vieilles heures ».  Dans l’Ariette oubliée V, le 1er sizain s’écrit au présent, même si le participe passé « longtemps parfumé d’Elle » introduit une note nostalgique, mais le 2ème sizain passe du présent de l’indicatif au conditionnel, puis au passé composé « qu’as-tu voulu » pour finir par le futur proche « qui vas tantôt mourir », comme si le chant qui berce s’évanouissait vers la fenêtre pour exiler dans l’au-delà. Birds utilise d’entrée de jeu le passé composé de « vous n’avez pas eu » en anaphore dans les 2 premiers quatrains pour bien marquer la fin de l’histoire amoureuse avec Mathilde, même si le présent « je vous vois encor » marque la force du souvenir, fixe les moments « les + délirants », comme cette photographie que Mathilde adolescente eut le droit d’envoyer à son soupirant Verlaine[18]. Enfin, après les présents des visions rapides de « Streets II » ou des romances naïves de « Streets I » et de « A Poor Young Shepherd », après l’instant d’éternité de « Green », les imparfaits de « Spleen » dénoncent les illusions des poèmes précédents. Seul poème du recueil qui n’emploie aucun présent, « Beams » ferme RSP sur l’encadrement de passés simples qui marquent la décision soudaine, irrévocable et magique de cette mystérieuse « Elle » par des imparfaits de description. Le présent et les souvenirs se délitent dans « Ariettes oubliées », justifiant le titre : les ariettes sont « oubliées », car les souvenirs eux-mêmes ne peuvent faire l'objet d'aucune anamnèse, d'aucun récit; ils sont convoqués et aussitôt niés.

            Mais c’est surtout l’effacement du sujet lyrique qui dissout le référent des pronoms de l’interlocution, le « je » de la voix qui s’adresse à un destinataire à l’identité flottante, indéterminée, indécidable[19]. Alors que l’autobiographie repose sur l’identité nominale de l’auteur, du narrateur et du personnage, le poète qui signe le « voluminet » n’associe jamais son nom à l’instance poétique qui s’exprime dans son recueil. Alors qu’il place son « ariette oubliée » III sous le signe de Rimbaud, à qui il attribue un épigraphe probablement apocryphe, il place la mention « inconnu » au bas de l’épigraphe emprunté pourtant à un vers extrait de « Lassitude »[20], poème paru dans Poèmes saturnien, dans la version de 1874 de l’ »Ariette oubliée IV » : « de la douceur, de la douceur, de la douceur ». Il en agit de même avec l’épigraphe qui inscrit la « mauvaise chanson » de Birds in the night en contrepoint de La Bonne Chanson de 1870[21]. Pour reconnaître Verlaine dans cet auteur anonyme, il faut avoir lu et se remémorer ses précédents recueils. Cette stratégie de brouillage fragilise le pacte référentiel qui semblait se mettre en place à travers les indications chronologiques et topographiques jalonnant le recueil

            La poétique de l'évanescence se déploie dès l’ariette I, dominée par démonstratifs impersonnels « c'est » et « cela » en anaphore, qui ouvrent le recueil sur la dilution du sujet lyrique, comme excentré. Une cascade d’éléments réunis sous la désignation à la fois précise (ce sont des démonstratifs) et imprécise (leur contenu reste vague) ajoute à la localisation approximative (« parmi », « vers ») des sensations précaires (« frêle »), des impressions vagues (« cela ressemble »), des notations à peine perceptibles, qui ne peuvent déboucher que sur l’incertitude :

: « n’est-ce pas ? », »dis »., L’identité indécise du je et du tu se perd dans la pluralité des voix impersonnelles : le « chœur des petites voix » entonne une « humble antienne » qui s’amenuise, s’exténue. Dans l’ariette II, et alors même que le premier quatrain marque l'avènement explicite du « je » dans le recueil, la quête d’expression de ce qui est perçu («Je devine [...] le contour subtil», v. 1-2) à travers les correspondances musicales (« voix anciennes » et « lueurs musiciennes », v. 2-3) échoue: de toutes les lyres - instrument orphique du chant qui lie parole et musique -, le sujet n'obtient qu'une ariette, un petit air. La parole, diminuée, est inapte à rendre compte de la singularité des sensations éprouvées. Et, parce que le sujet ne peut exprimer ce qu'il appréhende avec difficulté, le lyrisme est mis à mal. Tout suggère, dans la suite de ce poème, la dilution du « je » et l'amenuisement de la parole : le lexique, à travers l'emploi des diminutifs (« trem­blote », v. 7, « seulette », v. 9) et des adjectifs traduisant l'effacement et le flou (« trouble », v. 7, « œil double », v. 6), mais aussi la syntaxe, mar­quée par une tournure privative dans la deuxième strophe (v. 6) et par une tournure nominale dans la troisième strophe (« Ô mourir de cette mort seulette ! », v. 9), qui tient à distance le « je » lyrique. L'ariette III marque cette hésita­tion, ce « tremblement » tout verlainien entre la subjectivité et l'impersonnel : II pleure dans mon cœur/ Comme il pleut sur la ville, / Quelle est cette langueur/ Qui pénètre mon cœur ? » . Si l'assonance en [eu] rapproche les verbes « pleure » et « pleut », et les substantifs « cœur » et « langueur », la formule impersonnelle « II pleure » en anaphore (v. 1 et 9) et le déictique « cette » tiennent le sujet et sa langueur à distance. Au fur et à mesure que le poème progresse, le « cœur » est lui-même peu à peu mis à distance (« un cœur » v. 7, « ce cœur », v. 10). Comme le souligne Jean-Pierre Richard, cette « tristesse [...] anonyme, aussi gratuite qu'une tombée de pluie », est la marque de sentiments « qui semblent exister en eux-mêmes, et que la conscience paraît éprouver du dehors ! ». Le sujet éprouve alors les limites de la nomination : «Quoi! Nulle trahison?» (v. 11); en proie à cette tristesse ambivalente, il se heurte à l'inconnaissable, et donc à l'indicible : « C'est bien la pire peine/ De ne savoir pourquoi / Sans amour et sans haine, / Mon cœur a tant de peine ! (v 13-16). La « peine » ne vient pas tant de la « langueur » elle-même que de l'impossibilité de pouvoir répondre à la question posée dans la première strophe, autrement dit d'approcher cette langueur, de la nommer, de la traduire en mots. Dès lors, la crise de la parole, indissociable de la crise du sujet, relègue celui-ci à la passivité. Le « je » poétique se met en retrait et s'éclipse, au profit du « on » (« On croirait voir vivre/ Et mourir là lune », ariette VIII, v. 7-8), voire du « tu », qui menace le je de déchirure : « Te mira blême toi-même » (ariette IX, v. 6). Quand le je se dit, il est menacé par la déchirure : dans l’ariette II, le cœur et l’âme sont « en délires » suscitent l’image troublante de l’œil double. L’ariette VII restitue le douloureux dialogue, au sein du je, entre le cœur et l’âme, la fêlure et l’exil douloureux, marquée par un double mou­vement concessif au sein même d'une interrogation : « Mon âme dit à mon cœur : Sais-je/ Moi-même, que nous veut ce piège/ D'être présents bien qu'exilés, / Encore que loin en allés ? ». La rime « Sais-je »/ « piège » suggère l'impossibilité de trouver - dans le présent comme dans le passé, ici comme dans l'exil - une manière de se dire, tant l'instance est « en quelque sorte cernée et se tend elle-même un piège ! ». On assiste ainsi à la disparition du caractère, à une sorte de mort à soi-même, à une perte de sentiment de soi : dépourvu de nom, d’âge, d’histoire, le sujet est dans le temps vide de l’enfance, de l’in-fans et de la mort. La langueur est épuisement du moi qui se détruit comme dans l’Ariette III, où le « cœur » s’ »écoeure », dans une approche + intuitive et hésitante qu’objective.

            D’où la multiplicité des tournures analogiques : « comme », « cela ressemble », « tu dirais », qui plongenyt le sujet dans l’à peu près, l’à peine, le presque. L’ensemble de la section des « Ariettes oubliées », soumises à l’usure de la mémoire, est placé sous le signe du « vague ». Les termes placés à la rime disent un état de confusion dans lequel le sujet est immergé : nuées, buées, embrumées, fermée, espérances noyées dans les hautes feuillées (Ariettes oubliées VIII et IX). L’incertitude domine partout : flotter/ trembloter.

            Finalement, la parole, proche de l’abolition, semble constamment minée par le silence. Atténuée à l'excès dès l’ariette oubliée I (les «petites voix », le «frêle et frais murmure », le « cri doux », « l’humble antienne », v. 6, 7, 9 et 17), la parole devient insaisissable, comme renvoyée au soir qui vient, ce « tiède soir » (v. 18) lui-même bien incertain. Les contours du monde se délitent, la sensation s'amenuise et devient si ténue, si contradictoire, qu'elle menace à tout moment de basculer dans l'indicible. Ainsi la parole ouvre-t-elle sur le silence. Dans l'ariette V, le piano, à peine effleuré du doigt par une main « frêle », ne donne naissance qu’à un air « bien faible » qui, sitôt éclos dans un soir équivoque (« rose et gris vaguement »), « va mourir près de la fenêtre ». Le « fin refrain incertain » (v. 10) affecte d'une manière mystérieuse et indicible le « pauvre être » (v. 8) du poète, épris d'une parole qui lui échappe. Les interrogations au conditionnel, puis au passé, tra­duisent l'éloignement progressif de la parole (« Qu'est-ce que c'est... », « Que voudrais-tu ? », « Qu'as-tu voulu »), et par une accumulation de propositions relatives et interrogatives rendent indistincte la différencia­tion entre sujet et objet : « Qu'est-ce que c'est que ce berceau soudain/ Qui lentement dorlote mon pauvre être ? / Que voudrais-tu de moi, doux chant badin ?/ Qu'as-tu voulu, fin refrain incertain/ Qui va tantôt mourir vers la fenêtre ? (v. 7-11). Verlaine, qui admirait dans la poésie de Rimbaud les « prodiges de ténuité, de flou vrai », affirme, à propos de Romances sans paroles, qu'il a  lui-même cherché à « mieux exprimer le vrai vague ou le manque de sens précis projetés». L'indétermination prime dans Romances sans paroles : la crise de la parole se manifeste aussi à travers la crise syntaxique qui . caractérise les poèmes, dont le sens oscille entre le « je-ne-sais-quoi » et  le « presque-rien ». La parole, spectrale dans « Charleroi », s’épuise dans l’aspiration au sommeil apaisant de « Malines », où la douceur du silence réconcilie le poète et le monde.

 

 

III-             Le moment poétique est celui du renouvellement des voies d’un lyrisme critique par la promotion d’une poésie de l’intime, qui échappe au double écueil du subjectivisme romantique, abus lyrique et expressif du moi aux yeux de Verlaine, et de l’objectivisme parnassien, version inversement transcendantale et intellectuelle où l’illusion du moi doit être surmontée et dépassée.

      Sans renier sa dette à l’égard des maîtres romantiques, au 1er rang desquels Hugo, à qui il envoie à l’âge de 14 ans son 1er poème, « La Mort », et dont il réécrit un poème des Contemplations - « Trois ans après »[22]-  dans un de ses Poèmes saturniens : « Après trois ans »,[23] Verlaine fait partie de ceux qui, raillant le lyrisme « poitrinaire » des épigones à bout de souffle, se moquant des excès de la veine autobiographique du moment et refusant de considérer le pacte de sincérité comme un critère d’appréciation nécessaire et suffisant, préfère aux « interminables déclamations ronronnantes des  Châtiments  comme aux « pièces affreusement et terriblement tautologiques » des Contemplations « la vraie gloire de bon poète de demi-teintes des Feuilles d’automne, des Voix intérieures, des Chants du Crépuscule ou des Rayons et des ombres «pour un  certain accent sincère », pour leur « tour artistique […] modéré, discret, sourdine et nuance », condensé de sa poétique personnelle, qui légitime une représentation paradoxale du maître en petit romantique, presque marginal : »laissez-moi retourner au Victor Hugo de Pétrus Borel et de Monpou ». C’est que la poésie romantique et hugolienne de l’intime[24], qui fait des Voix intérieures « ce chant qui répond en nous au chant que nous entendons hors de nous » et fait des Contemplations « les mémoires d’une âme » unit l’intime au sublime et, pour sonder la profondeur et les contradictions du moi, ne met pas en péril la faculté de la parole poétique à expliquer, à rationaliser, à dépasser ces tensions pour résoudre l’énigme d’un moi réconcilié avec le monde et sublimé dans l’éternité d’un espace-temps cosmique. Le clivage entre « autrefois » et « aujourd’hui », entre « la joie, cette fleur rapide de la jeunesse », qui « s’effeuille page à page dans le tome 1er, qui est l’espérance et disparaît dans le tome second, qui est le deuil », « le vrai, l’unique : la mort ; la perte des êtres chers », en l’occurrence la disparition, datée dans le recueil des Contemplations du jour de la mort de Léopoldine, n’empêche pas la parole lyrique du mage romantique d’apporter, à la fin de recueil, des réponses témoignant, dans la logique explicative soutenue par l’anaphore (« sache que…que… et que… »), la conjonction de coordination « car » et la structure ternaire, d’une approche démonstrative : »Sache que tout connaît sa loi, son but, sa route ;/ Que de l’astre au ciron, l’immensité s’écoute ;/ Que tout a conscience en la création ;/ Et l’oreille pourrait avoir sa vision,/ Car les choses et l’être ont un grand dialogue ». Si Verlaine substitue à la rime qui unit l’intime et le sublime dans « Pan » de Hugo[25] la réduction de l’intime à la dimension de l’infime, c’est qu’il doute de la faculté de la parole poétique à rationaliser le moi par la médiation d’une rhétorique confiante dans ses capacités à résoudre l’énigme d’un moi fuyant. Ainsi le mouvement de « l’Ariette oubliée II », dans laquelle le sujet poétique ne s’adresse plus à la destinataire pour lui déclarer son amour, mais pour évoquer une expérience personnelle liée à une réminiscence confuse et obsédante, ne débouche sur aucune résolution de l’instabilité intérieure. Les souvenirs provoqués par la remontée, « à travers un murmure », vers « les contours subtils des voix anciennes » déclenchent une oscillation infinie entre présent et passé, « jeunes et vieilles heures ». Pour décrire ce mouvement intérieur, Verlaine convoque la métaphore de « l’escarpolette ». Le moi subit alors une schizé, un dédoublement irréductible, une « division intérieure d’un sujet dépossédé de lui-même, fissuré et anéanti », « devenu étranger à lui-même, méconnaissable », le pluriel « délires » exprimant l’intensité de sensations intermittentes que les facultés rationnelles et les pouvoirs explicatifs de la parole échouent à circonscrire. « Entre la sphère de la sensibilité (le cœur) et l’immatérialité spirituelle (l’âme), rien ne le gouverne + qu’un dérèglement de la perception  et de la voix, ainsi que l’atteste la rime « délires »/ »lyres ».[…] Le sujet ne sait pas réellement qui il est : la manière du poète ressortit à une ontologie de l’inqualifiable et de l’inclassable », commente A Bernadet dans la note 4 de la p.91 de l’édition GF. La dimension cyclique de l’ariette, soulignée par la répétition avec variation et les contorsions de la syntaxe, confirme l’échec de toute résolution. Dans l’ « Ariette V », qui commence par l’association d’un air de piano «bien vieux, bien faible et bien charmant », l’écoute de ce morceau plonge de nouveau le sujet dans un état de flottement exprimé par l’image du « berceau », « méprise » qui peut faire penser au bercement de l’escarpolette comme à la berceuse et qui induit l’image d’un va-et-vient intérieur, d’une oscillation répétée, associée à une série de questions manifestant une incapacité à identifier l’origine et la nature des souvenirs obsédants. Loin de toute maïeutique, les questions du poète restent sans réponse et le livrent à un ressassement infini. Cette déroute des conventions rhétoriques se confirme dans l’ »Ariette oubliée » VII, où le sujet poétique évoque une peine d’amour censément révolue –puisque les sentiments ne sont + d’actualité-, mais dont il ne peut ni identifier les origines ni consoler son cœur, avec qui son âme engage un dialogue intérieur inquiet. Les traces d’un discours construit (cf chiasme) sont fondues dans une série de questions et de concessions qui indiquent que le sujet est incapable de résoudre ses conflits intérieurs, d’ordonner des sensations diffuses et évanescentes, les répétitions de mots et les reprises de vers suggérant l’enfermement dans des réflexions obsédantes et la bizarrerie de la syntaxe suggérant l’inquiétude du locuteur par l’élaboration d’une phrase contournée.

      L’effacement du sujet poétique dans le lyrisme impersonnel de Verlaine tient donc moins à l’absolutisation du culte de « l’art pour l’art », qui sous-tend le dogme de l’impassibilité dans la poésie dite du Parnasse contemporain, revue à laquelle Verlaine a participé, mais dont il pastiche la posture héroïque dans « çavîtri »[26], qu’à la dilution concomitante du moi et de la voix dans l’indétermination du chant.

     

      Sans innover radicalement, le choix  du « naïf exprès » des « vers chanteurs » contre les «  paroles écolâtres » inscrit les « ariettes oubliées » des « romances sans paroles » dans le projet de s’appuyer sur un genre suranné, aux origines populaires et de tonalité mineure contre les grandes orgues lyriques et académiques, pour s’écarter des modèles de poésie sophistiquée et savante de « l’art pour l’art ».

      En cultivant le genre de la chanson en général et de la romance en particulier, Verlaine emboîte le pas  des Romantiques qui, de Mme de Staël, dont De L’Allemagne a porté à la connaissance du public français les travaux de Herder sur les Volkslieder, « romances » « où sont empreints le caractère national et l’imagination des peuples »[27], aux Chansons des rues et des bois de Hugo en passant par les Chansons et légendes du Valois de Nerval[28], ont cherché à  féconder et ressourcer la « littérature civilisée » en puisant dans l’expression naturelle, anonyme et collective d’un corpus né au XVème siècle et établi pour l’essentiel au XVIIIème siècle, âge d’or de la romance. Cette catégorie, complexe à définir, désigne d’abord une pièce poétique simple, sur un sujet sentimental et attendrissant. Mais il peut aussi faire référence à la musique sur laquelle est chantée cette pièce : « récit en vers d’une histoire simple destinée à être chantée », puis « chanson sur un sujet tendre et touchant », selon le Dictionnaire universel du XIXème siècle de Pierre Larousse, dans son édition de 1875. Le culte de la nature et des bons sentiments, énoncés sur un ton ingénu, domine le genre illustré par la Romance du chevrier dite Plaisir d’amour de Florian ou l’Hospitalité, connue sous le thème « il pleut, il pleut, bergère » de Fabre d’Eglantine : « la timide romance exhale mollement/ Une plainte sans art, fille du sentiment », écrit Nivelle de La Chaussée au XVIIIème siècle. Dans Romances sans paroles, l’ »Ariette oubliée VI », qui ressemble à une histoire condensée de la chanson, superpose ainsi des allusions et des refrains, emboîte des scènes comiques de mœurs ou de personnages populaires. Dans la version pré-originale, une  indication technique de timbre accompagnait même l’ariette : « au clair de la lune mon ami Pierrot ». Dans cette mélodie sur laquelle le texte doit s’exécuter défilent +sieurs tableaux, comme si Verlaine, «écrivain public » dévoué à la cause des illettrés, agissait en promoteur anonyme de la voix impersonnelle du peuple,  cherchant à enrichir le corpus folklorique par une nouvelle chanson. Comme Rimbaud dans ses vers de 1872, il déclare ici son attirance pour « le naïf, le très et l’exprès trop simple », n’usant que de rimes vocaliques ou consonantiques telles que « public »/ « Angélique » ou «abbé »/ « attrapée », de « mots vagues, enfantins et populaires ». De fait, Rsp manifeste le même goût que les « Vers nouveaux » ou les « derniers vers » de Rimbaud pour les marges de la culture dominante et suit le même objectif de contestation littéraire, projetant d’insérer entre Paysages belges et Birds in the Night une partie baptisée Nuit falote (18ème siècle populaire »). Au moment où Verlaine prend la plume, la romance est devenue « représentative d’un passé révolu et suranné » et le Grand Dictionnaire universel de Larousse souligne que l’ »ariette », terme emprunté au XVIIIème siècle à l’italien et employé pour désigner des formes chantées ou instrumentées dans les opéras comiques de Favart, est « passée de mode ». Dans le prolongement des Fêtes galantes et conformément à l’épigraphe de la 1ère ariette oubliée, intitulée « Romance sans parole » dans sa pré-publication en revue et précèdée d’un distique extrait de Ninette à la Cour ou le caprice amoureux, les romances manifestent donc l’aspiration de Verlaine à un genre marqué par le voisinage de la chanson et de l’opéra, dans une veine qui, au siècle des Lumières, a scellé l’alliance de l’Opéra-Comique de la Foire et de la Comédie-Italienne. Par la spontanéité du désaccord, ce démarquage d’une forme artistique mineure représente une alternative tant à la musique savante et au théâtre lyrique de l’opéra qu’à la poésie sophistiquée et savante du Parnasse, qui associait les références historiques et philosophiques, les questionnements existentiels sublimes à une recherche d’élaboration rhétorique formelle, à grand renfort d’allégories, d’antéposition des adjectifs, d’onomastique orientalisante. Or Verlaine, qui a discrètement parodié « la vision de Brahma » des Poèmes antiques de Leconte de Lisle[29] dans son « Prologue »[30] des Poèmes saturniens, manifeste ses réserves vis-à-vis de ce qu’il appelle « l’écolâtrerie », la tendance à suivre des règles poétiques qui risquent d’étouffer ka créativité propre à chaque artiste. « Série d’impressions vagues, tristes et gaies, avec un pittoresque presque naïf », le choix de la « romance » procède donc du projet de « déconcertement » par déconstruction des conventions du langage poétique pour créer des effets inattendus à travers un chant renouvelé et apparemment simple : « Monsieur Rimbaud vira de bord et travailla (lui !) dans le naïf, le très et l’exprès trop simple, n’usant que d’assonances, de mots vagues, de phrases enfantines ou populaires. Il accomplit ainsi des prodiges de ténuité, des flou vrai, de charmant presque inappréciable à force d’être grêle et fluet ». A travers ce commentaire, Verlaine éclaire son propre projet poétique de poésie simple et naïve, au rebours des attitudes pontifiantes.

      Il ne faudrait cependant pas se laisser abuser par cette naïveté touchante. Verlaine sait en effet tirer un parti subversif d’un genre qu’il attribue à un « éternel féminin » dans son commentaire de « mille gentillesses un peu mièvres », mais «jamais fades » d’une « Berceuse » de Marceline Desbordes-Valmore : « tous les vers de cette femme sont pareils, larges, subtils aussi,- mais si vraiment touchants, - et d’un art inouï »[31]. Car l’ « Ariette oubliée IV », qui emprunte l’hendécasyllabe » à « Rêve intermittent d’une nuit triste »[32] et dont la dédicace est un collage personnel du 1er vers de « Lassitude », ne tait pudiquement les « choses » que pour mieux suggérer que la faute, traitée sur le mode enfantin, ne saurait être grave et mettre fin au jeu complaisant de la conscience entre avouable et inavouable par la rime « sommes »/ »hommes, qui pose elle-même sur un ton « chaste » l’identité homosexuelle, redonne ainsi toute sa saveur au cliché des « âmes sœurs », mais dévoile aussi que « le roman à vivre de deux hommes » ne peut se dire que sous la forme morale et refoulée de l’élégie, faussement transparente : « Ô que nous mêlions ». Pour se rendre acceptable, le phénomène « contre nature » de l’homosexualité doit être énoncé dans les catégories pures, spontanées et innocentes, prétendument naturelles, de la romance, représentation socialement acceptée de l’enfance et du féminin. Transposant à la mode anglaise et sur un ton maniéré une déclaration d’amour, le chromo poétique de « A Poor Young Shepherd », qui récrit l’une des « Chansons écossaises » de Leconte de Lisle : « Jane »[33], et renvoie au poème XV de la Bonne Chanson[34] (« J’ai peur en vérité/ Tant je sens ma vie enlacée »), aplanit la sincérité et la transparence de l’épithalame en introduisant de discrets contrepoints. En apparence, la répétition de la 1ère strophe en fin de texte, adossée à la reformulation du 1er et dernier vers de chaque quintil, assume le sentiment d’inquiétude : »pourtant j’aime Kate ! », »Oh ! que j’aime Kate ! », »C’est Saint-Valentin, »Que Saint-Valentin », « Elle m’est promise », « près d’une promise ».Mais la suavité du baiser transforme la crainte de l’amant en puérilité, illustrant le rose poisseux de la romance, auquel répond le noir élégiaque de « Green », »Streets I », « Birds in the Night » et « Child Wife ». Dans ce dernier poème notamment, dont le titre fait écho à la « femme-enfant » de La Bonne Chanson VIII[35], même si «wife » intègre en + le sème d’épouse, brisant définitivement « le mariage des âmes » et l’ « union des cœurs » qu’avait tenté de sceller le volume antérieur, la rhétorique de la vitupération et de l’invective légitime la violence en accusant l’interlocutrice d’avoir mis fin au rêve de l’idylle. La rime « méchant »/ »chant » rassemble le « ton de fiel » et les « aigres cris poitrinaires », le fiel contrastant symboliquement avec le miel de l’abeille comme la poitrine avec le « cœur » vierge et fragile « qui ne bat que pour vous » dans « Green ». Le sujet rejette la faute sur l’autre, coupable d’avoir trahi et liquidé toute espèce de réciprocité et les verbes mettent en scène la femme avec haine et dérision : »vous n’avez rien compris », »car vous avez eu peur », »et vous n’avez pas su », « et vous gesticulez », « et vous bêlâtes ». Or la valeur qui leur est opposée est la « simplicité », preuve que la romance hypothèque les harmoniques du naturel qu’avait cherchés La Bonne Chanson et qu’elle désamorce simultanément les mythes et l’idéologie à l’œuvre dans la notion littéraire de « naïveté » et les termes qui lui sont corrélés : l’enfantin, le féminin. La simplicité devient le lieu même de la complexité.

Annexe 1

Rimbaud : Une Saison en enfer, « alchimie du verbe »

 

À moi. L'histoire d'une de mes folies.

Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne.

J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d'église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.

Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n'a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de moeurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements.

J'inventai la couleur des voyelles ! - A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. - Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.

Ce fut d'abord une étude. J'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable. Je fixais des vertiges.

¯¯¯¯¯¯¯¯

Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
Que buvais-je, à genoux dans cette bruyère
Entourée de tendres bois de noisetiers,
Dans un brouillard d'après-midi tiède et vert ?

Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,
- Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert ! -
Boire à ces gourdes jaunes, loin de ma case
Chérie? Quelque liqueur d'or qui fait suer.

Je faisais une louche enseigne d'auberge.
- Un orage vint chasser le ciel. Au soir
L'eau des bois se perdait sur les sables vierges,
Le vent de Dieu jetait des glaçons aux mares ;

Pleurant, je voyais de l'or - et ne pus boire. -

¯¯¯¯¯¯¯¯

À quatre heures du matin, l'été,
Le sommeil d'amour dure encore.
Sous les bocages s'évapore
L'odeur du soir fêté.

Là-bas, dans leur vaste chantier,
Au soleil des Hespérides,
Déjà s'agitent - en bras de chemise -
Les Charpentiers.

Dans leurs Déserts de mousse, tranquilles,
Ils préparent les lambris précieux
Où la ville
Peindra de faux cieux

O, pour ces Ouvriers charmants
Sujets d'un roi de Babylone,
Vénus ! quitte un instant les Amants
Dont l'âme est en couronne.

O Reine des Bergers,
Porte aux travailleurs l'eau-de-vie,
Que leurs forces soient en paix
En attendant le bain dans la mer à midi

¯¯¯¯¯¯¯¯

La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe.

Je m'habituai à l'hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d'une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d'un lac ; les monstres, les mystères ; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi.

Puis j'expliquai mes sophismes magiques avec l'hallucination des mots !

Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit. J'étais oisif, en proie à une lourde fièvre : j'enviais la félicité des bêtes, - les chenilles, qui représentent l'innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité !

Mon caractère s'aigrissait. je disais adieu au monde dans d'espèces de romances :

Chanson de la plus haute Tour

Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on s'éprenne

J'ai tant fait patience
Qu'a jamais j'oublie ;
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines

Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on séprenne

Telle la prairie
À l'oubli livrée,
Grandie, et fleurie
D'encens et d'ivraies
Au bourdon farouche
Des sales mouches.

Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on s'éprenne

J'aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies. Je me traînais dans les ruelles puantes et, les yeux fermés, je m'offrais au soleil, dieu de feu.

"Général, s'il reste un vieux canon sur tes remparts en ruines, bombarde-nous avec des blocs de terre sèche. Aux glaces des magasins spendides ! dans les salons ! Fais manger sa poussière à la ville. Oxyde les gargouilles. Emplis les boudoirs de poudre de rubis brûlante..."

Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon !

Faim

Si j'ai du goût, ce n'est guère
Que pour la terre et les pierres.
Je déjeune toujours d'air,
De roc, de charbons, de fer.

Mes faims, tournez. Paissez, faims,
Le pré des sons.
Attirez le gai venin
Des liserons.

Mangez les cailloux qu'on brise,
Les vieilles pierres d'églises ;
Les galets des vieux déluges,
Pains semés dans les vallées grises.

¯¯¯¯¯¯¯¯

Le loup criait sous les feuilles
En crachant les belles plumes
De son repas de volailles :
Comme lui je me consume.

Les salades, les fruits
N'attendent que la cuillette ;
Mais l'araignée de la haie
Ne mange que des violettes.

Que je dorme ! que je bouille
Aux autels de Salomon.
Le bouillon court sur la rouille,
Et se mêle au Cédron.

Enfin, ô bonheur, ô raison, j'écartai du ciel l'azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible :

Elle est retrouvée.
Quoi ? - L'Éternité.
C'est la mer mêlée
Au soleil.

Mon âme éternelle,
Observe ton voeu
Malgré la nuit seule
Et le jour en feu.

Donc tu te dégages
Des humains suffrages
Des communs élans
Et voles selon...

- Jamais d'espérance
Pas d'orietur.
Science et patience,
Le supplice est sûr.

Plus de lendemain,
Braises de satin,
Votre ardeur
Est le devoir.

Elle est retrouvée !
- Quoi ? - L'Éternité.
C'est la mer mêlée
Au soleil.

¯¯¯¯¯¯¯¯

Je devins un opéra fabuleux : je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur : l'action n'est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. La morale est la faiblesse de la cervelle.

À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce monsieur ne sait ce qu'il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens. Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d'une de leurs autres vies. - Ainsi, j'ai aimé un porc.

Aucun des sophismes de la folie, - la folie qu'on enferme, - n'a été oublié par moi : je pourrais les redire tous, je tiens le système.

Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours, et, levé, je continuais les rêves les plus tristes. J'étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l'ombre et des tourbillons.

Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon cerveau. Sur la mer, que j'aimais comme si elle eût dû me laver d'une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice. J'avais été damné par l'arc-en-ciel. Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver : ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté.
Le Bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m'avertissait au chant du coq,- ad matutinum, au Christus venit,- dans les plus sombres villes :

O saisons, ô châteaux,
Quelle âme est sans défaut ?

J'ai fait la magique étude
Du Bonheur, qu'aucun n'élude.

Salut à lui, chaque fois
Que chante le coq gaulois.

Ah! je n'aurais plus d'envie :
Il s'est chargé de ma vie.

Ce charme a pris âme et corps,
Et dispersé les efforts.

O saisons, ô châteaux,

L'heure de sa fuite, hélas !
sera l'heure du trépas

O saisons, ô châteaux !

¯¯¯¯¯¯¯¯

Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté.

 

     

 

 



[1] À Victor Hugo.

Telle qu’un moissonneur, dont l’aveugle faucille
Abat le frais bleuet, comme le dur chardon,
Telle qu’un plomb cruel qui, dans sa course, brille,
Siffle, et, fendant les airs, vous frappe sans pardon ;

Telle l’affreuse mort sur un dragon se montre,
Passant comme un tonnerre au milieu des humains,
Renversant, foudroyant tout ce qu’elle rencontre
Et tenant une faulx dans ses livides mains.

Riche, vieux, jeune, pauvre, à son lugubre empire
Tout le monde obéit ; dans le cœur des mortels
Le monstre plonge, hélas ! ses ongles de vampire !
Il s’acharne aux enfants, tout comme aux criminels :

Aigle fier et serein, quand du haut de ton aire
Tu vois sur l’univers planer ce noir vautour,
Le mépris (n’est-ce pas, plutôt que la colère)
Magnanime génie, dans ton cœur, a son tour ?

Mais, tout en dédaignant la mort et ses alarmes,
Hugo, tu t’apitoies sur les tristes vaincus ;
Tu sais, quand il le faut, répandre quelques larmes,
Quelques larmes d’amour pour ceux qui ne sont plus.

[2] Le coucher d’un soleil de septembre ensanglante
La plaine morne et l’âpre arête des sierras
Et de la brume au loin l’installation lente.

Le Guadarrama pousse entre les sables ras
Son flot hâtif qui va réfléchissant par places
Quelques oliviers nains tordant leurs maigres bras.

Le grand vol anguleux des éperviers rapaces
Raye à l’ouest le ciel mat et rouge qui brunit,
Et leur cri rauque grince à travers les espaces.

Despotique, et dressant au-devant du zénith
L’entassement brutal de ses tours octogones,
L’Escurial étend son orgueil de granit.

Les murs carrés, percés de vitraux monotones,
Montent droits, blancs et nus, sans autres ornements
Que quelques grils sculptés qu’alternent des couronnes.

Avec des bruits pareils aux rudes hurlements
D’un ours que des bergers navrent de coups de pioches
Et dont l’écho redit les râles alarmants,

Torrent de cris roulant ses ondes sur les roches,
Et puis s’évaporant en des murmures longs,
Sinistrement dans l’air du soir tintent les cloches.

Par les cours du palais, où l’ombre met ses plombs,
Circule - tortueux serpent hiératique -
Une procession de moines aux frocs blonds

Qui marchent un par un, suivant l’ordre ascétique,
Et qui, pieds nus, la corde aux reins, un cierge en main,
Ululent d’une voix formidable un cantique.

- Qui donc ici se meurt ? Pour qui sur le chemin
Cette paille épandue et ces croix long-voilées
Selon le rituel catholique romain ? -

La chambre est haute, vaste et sombre. Niellées,
Les portes d’acajou massif tournent sans bruit,
Leurs serrures étant, comme leurs gonds, huilées.

Une vague rougeur plus triste que la nuit
Filtre à rais indécis par les plis des tentures
À travers les vitraux où le couchant reluit,

Et fait papilloter sur les architectures,
À l’angle des objets, dans l’ombre du plafond,
Ce halo singulier qu’on voit dans les peintures.

Parmi le clair-obscur transparent et profond
S’agitent effarés des hommes et des femmes
À pas furtifs, ainsi que les hyènes font.

Riches, les vêtements des seigneurs et des dames,
Velours, panne, satin, soie, hermine et brocart,
Chantent l’ode du luxe en chatoyantes gammes,

Et, trouant par éclairs distancés avec art
L’opaque demi-jour, les cuirasses de cuivre
Des gardes alignés scintillent de trois quart.

Un homme en robe noire, à visage de guivre,
Se penche, en caressant de la main ses fémurs,
Sur un lit, comme l’on se penche sur un livre.

Des rideaux de drap d’or roides comme des murs
Tombent d’un dais de bois d’ébène en droite ligne,
Dardant à temps égaux l’œil des diamants durs.

Dans le lit, un vieillard d’une maigreur insigne
Égrène un chapelet, qu’il baise par moment,
Entre ses doigts crochus comme des brins de vigne.

Ses lèvres font ce sourd et long marmottement,
Dernier signe de vie et premier d’agonie,
- Et son haleine pue épouvantablement.

Dans sa barbe couleur d’amarante ternie,
Parmi ses cheveux blancs où luisent des tons roux,
Sous son linge bordé de dentelle jaunie,

Avides, empressés, fourmillants, et jaloux
De pomper tout le sang malsain du mourant fauve,
En bataillons serrés vont et viennent les poux.

C’est le Roi, ce mourant qu’assiste un mire chauve,
Le Roi Philippe Deux d’Espagne, - saluez ! -
Et l’aigle autrichien s’effare dans l’alcôve,

Et de grands écussons, aux murailles cloués,
Brillent, et maints drapeaux où l’oiseau noir s’étale
Pendent de çà de là, vaguement remués ! ...

- La porte s’ouvre. Un flot de lumière brutale
Jaillit soudain, déferle et bientôt s’établit
Par l’ampleur de la chambre en nappe horizontale ;

Porteurs de torches, roux, et que l’extase emplit,
Entrent dix capucins qui restent en prière :
Un d’entre eux se détache et marche droit au lit.

Il est grand, jeune et maigre, et son pas est de pierre,
Et les élancements farouches de la Foi
Rayonnent à travers les cils de sa paupière ;

Son pied ferme et pesant et lourd, comme la Loi,
Sonne sur les tapis, régulier, emphatique :
Les yeux baissés en terre, il marche droit au Roi.

Et tous sur son trajet dans un geste extatique
S’agenouillent, frappant trois fois du poing leur sein,
Car il porte avec lui le sacré Viatique.

Du lit s’écarte avec respect le matassin,
Le médecin du corps, en pareille occurrence,
Devant céder la place, Âme, à ton médecin.

La figure du Roi, qu’étire la souffrance,
À l’approche du fray se rassérène un peu,
Tant la religion est grosse d’espérance !

Le moine cette fois ouvrant son œil de feu,
Tout brillant de pardons mêlés à des reproches,
S’arrête, messager des justices de Dieu.

- Sinistrement dans l’air du soir tintent les cloches.

Et la Confession commence. Sur le flanc
Se retournant, le Roi, d’un ton sourd, bas et grêle,
Parle de feux, de juifs, de bûchers et de sang.

- « Vous repentiriez-vous par hasard de ce zèle ?
Brûler des juifs, mais c’est une dilection !
Vous fûtes, ce faisant, orthodoxe et fidèle. » -

Et, se pétrifiant dans l’exaltation,
Le Révérend, les bras croisés, tête baissée,
Semble l’esprit sculpté de l’Inquisition.

Ayant repris haleine, et d’une voix cassée,
Péniblement, et comme arrachant par lambeaux
Un remords douloureux du fond de sa pensée,

Le Roi, dont la lueur tragique des flambeaux
Éclaire le visage osseux et le front blême,
Prononce ces mots : Flandre, Albe, morts, sacs, tombeaux.

- « Les Flamands, révoltés contre l’Église même,
» Furent très justement punis, à votre los,
» Et je m’étonne, ô Roi, de ce doute suprême.

» Poursuivez. » Et le Roi parla de don Carlos.
Et deux larmes coulaient tremblantes sur sa joue
Palpitante et collée affreusement à l’os.

- « Vous déplorez cet acte, et moi je vous en loue !
» L’Infant, certes, était coupable au dernier point,
» Ayant voulu tirer l’Espagne dans la boue

» De l’hérésie anglaise, et de plus n’ayant point
» Frémi de conspirer - ô ruses abhorrées ! -
» Et contre un Père, et contre un Maître, et contre un Oint ! » -

Le moine ensuite dit les formules sacrées
Par quoi tous nos péchés nous sont remis, et puis,
Prenant l’Hostie avec ses deux mains timorées,

Sur la langue du Roi la déposa. Tous bruits
Se sont tus, et la Cour, pliant dans la détresse,
Pria, muette et pâle, et nul n’a su depuis

Si sa prière fut sincère ou bien traîtresse.
- Qui dira les pensers obscurs que protégea
Ce silence, brouillard complice qui se dresse ? -

Ayant communié, le Roi se replongea
Dans l’ampleur des coussins, et la béatitude
De l’Absolution reçue ouvrant déjà

L’œil de son âme au jour clair de la certitude,
Épanouit ses traits en un sourire exquis
Qui tenait de la fièvre et de la quiétude.

Et tandis qu’alentour ducs, comtes et marquis,
Pleins d’angoisses, fichaient leurs yeux sous la courtine,
L’âme du Roi mourant montait aux cieux conquis.

Puis le râle des morts hurla dans la poitrine
De l’auguste malade avec des sursauts fous :
Tel l’ouragan passe à travers une ruine.

Et puis, plus rien ; et puis, sortant par mille trous,
Ainsi que des serpents frileux de leur repaire,
Sur le corps froid les vers se mêlèrent aux poux.

- Philippe Deux était à la droite du Père.

[3] Leurs jambes pour toutes montures,
Pour tous biens l’or de leurs regards,
Par le chemin des aventures
Ils vont haillonneux et hagards.
 
Le sage, indigné, les harangue ;
Le sot plaint ces fous hasardeux ;
Les enfants leur tirent la langue
Et les filles se moquent d’eux.
 
C’est qu’odieux et ridicules,
Et maléfiques en effet,
Ils ont l’air, sur les crépuscules,
D’un mauvais rêve que l’on fait ;
 
C’est que, sur leurs aigres guitares
Crispant la main des libertés,
Ils nasillent des chants bizarres,
Nostalgiques et révoltés ;
 
C’est enfin que dans leurs prunelles
Rit et pleure — fastidieux —
L’amour des choses éternelles,
Des vieux morts et des anciens dieux !
 
— Donc, allez, vagabonds sans trêves,
Errez, funestes et maudits,
Le long des gouffres et des grèves,
Sous l’œil fermé des paradis !
 
La nature à l’homme s’allie
Pour châtier comme il le faut
L’orgueilleuse mélancolie
Qui vous fait marcher le front haut,
 
Et, vengeant sur vous le blasphème
Des vastes espoirs véhéments,
Meurtrit votre front anathème
Au choc rude des éléments.
 
Les juins brûlent et les décembres
Gèlent votre chair jusqu’aux os,
Et la fièvre envahit vos membres
Qui se déchirent aux roseaux.
 
Tout vous repousse et tout vous navre,
Et quand la mort viendra pour vous,
Maigre et froide, votre cadavre
Sera dédaigné par les loups !

[4] Principal ajout dans la version du poème reprise dans Jadis et Naguère

Les vaincus se sont dit dans la nuit de leurs geôles :
Ils nous ont enchaînés, mais nous vivons encor.
Tandis que les carcans font ployer nos épaules,
Dans nos veines le sang circule, bon trésor.

Dans nos têtes nos yeux rapides avec ordre
Veillent, fins espions, et derrière nos fronts
Notre cervelle pense, et s'il faut tordre ou mordre,
Nos mâchoires seront dures et nos bras prompts.

Légers, ils n'ont pas vu d'abord la faute immense
Qu'ils faisaient, et ces fous qui s'en repentiront
Nous ont jeté le lâche affront de la clémence.
Bon ! la clémence nous vengera de l'affront.

Ils nous ont enchaînés ! mais les chaînes sont faites
Pour tomber sous la lime obscure et pour frapper
Les gardes qu'on désarme, et les vainqueurs en fêtes
Laissent aux évadés le temps de s'échapper.

Et de nouveau bataille ! Et victoire peut-être,
Mais bataille terrible et triomphe inclément,
Et comme cette fois le Droit sera le maître,
Cette fois-là sera la dernière, vraiment !

IV

Car les morts, en dépit des vieux rêves mystiques,
Sont bien morts, quand le fer a bien fait son devoir
Et les temps ne sont plus des fantômes épiques
Chevauchant des chevaux spectres sous le ciel noir.

La jument de Roland et Roland sont des mythes
Dont le sens nous échappe et réclame un effort
Qui perdrait notre temps, et si vous vous promîtes
D'être épargnés par nous vous vous trompâtes fort.

Vous mourrez de nos mains, sachez-le, si la chance
Est pour nous. Vous mourrez, suppliants, de nos mains.
La justice le veut d'abord, puis la vengeance,
Puis le besoin pressant d'opportuns lendemains.

Et la terre, depuis longtemps aride et maigre,
Pendant longtemps boira joyeuse votre sang
Dont la lourde vapeur savoureusement aigre
Montera vers la nue et rougira son flanc,

Et les chiens et les loups et les oiseaux de proie
Feront vos membres nets et fouilleront vos troncs,
Et nous rirons, sans rien qui trouble notre joie,
Car les morts sont bien morts et nous vous l'apprendrons.

[5] Cf corrigé de la dissertation sur la citation de Roland Barthes.

[6] Cf votre édition p.214

[7] Cf votre édition p.219-220
              
[8] Tournez, tournez, bons chevaux de bois,
Tournez cent tours, tournez mille tours,
Tournez souvent et tournez toujours,
Tournez, tournez au son des hautbois.
 
L’enfant tout rouge et la mère blanche,
Le gars en noir et la fille en rose,
L’une à la chose et l’autre à la pose,
Chacun se paie un sou de dimanche.
 
Tournez, tournez, chevaux de leur cœur,
Tandis qu’autour de tous vos tournois
Clignote l’œil du filou sournois,
Tournez au son du piston vainqueur !
 
C’est étonnant comme ça vous soûle
D’aller ainsi dans ce cirque bête :
Bien dans le ventre et mal dans la tête,
Du mal en masse et du bien en foule.
 
Tournez au son de l’accordéon,
Du violon, du trombone fous,
Chevaux plus doux que des moutons, doux
Comme un peuple en révolution.
 
Le vent, fouettant la tente, les verres,
Les zincs et le drapeau tricolore,
Et les jupons, et que sais-je encore ?
Fait un fracas de cinq cents tonnerres.
 
Tournez, dadas, sans qu’il soit besoin
D’user jamais de nuls éperons
Pour commander à vos galops ronds :
Tournez, tournez, sans espoir de foin.
 
Et dépêchez, chevaux de leur âme :
Déjà voici que sonne à la soupe
La nuit qui tombe et chasse la troupe
De gais buveurs que leur soif affame.
 
Tournez, tournez ! Le ciel en velours
D’astres en or se vêt lentement.
L’église tinte un glas tristement.
Tournez au son joyeux des tambours ! 

 

[9] Il est grave : il est maire et père de famille.
Son faux col engloutit son oreille. Ses yeux
Dans un rêve sans fin flottent insoucieux,
Et le printemps en fleur sur ses pantoufles brille.

Que lui fait l’astre d’or, que lui fait la charmille
Où l’oiseau chante à l’ombre, et que lui font les cieux,
Et les prés verts et les gazons silencieux ?
Monsieur Prudhomme songe à marier sa fille

Avec monsieur Machin, un jeune homme cossu.
Il est juste-milieu, botaniste et pansu.
Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,

Ces fainéants barbus, mal peignés, il les a
Plus en horreur que son éternel coryza,
Et le printemps en fleur brille sur ses pantoufles.

 

[10] « L'épithalame (en grec ancien πιθαλάμιον / epithalámion) est une sorte de poème lyrique  à l'occasion d'un mariage et à la louange des nouveaux époux. En  Grèce, il était chanté par un chœur, soit de jeunes vierges seules, soit de jeunes filles et de jeunes garçons, avec accompagnement de danses. » (soucrce Wikipédia)

[11] Cf votre édition, p.195

[12] Cf lettre à Emile Blémont de décembre 1872 : »une partie quelque peu élégiaque, mais je crois pas glaireuse : quelque chose comme la Bonne Chanson retournée, mais combien tendrement ! tout caresses et doux reproches ».

[13] « Venez, chère grande âme, on vous attend, on vous admire ».

[14] Sachez, pour la petite histoire, que le matin du 7 juillet 1872, Verlaine sort de chez lui à la recherche d’un médecin pour sa femme malade, rencontre au coin de la rue Rimbaud, qui lui reproche sa petite vie tranquille et petite-bourgeoise, ses attentions conjugales, et lui annonce son départ de Paris. Sans aller chercher le médecin ni remonter prévenir Mathilde, Verlaine avec Rimbaud, sans hésiter.

[15] Départ

Assez vu. La vision s'est rencontrée à tous les airs.
Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.
Assez connu. Les arrêts de la vie. 
Ô Rumeurs et Visions!
Départ dans l'affection et le bruit neufs!

 

[16] Cf « Alchimie du verbe » en annexe

[17] Entre la manuscrit envoyé à Lepelletier le 19 mai 1873 et les rééditions de 1887 et de 1891, Verlaine proposera des variantes significatives.

 

[18] Cf La Bonne Chansonv IX

Son bras droit, dans un geste aimable de douceur,
Repose autour du cou de la petite sœur,
Et son bras gauche suit le rhythme de la jupe.
À coup sûr une idée agréable l’occupe,
Car ses yeux si francs, car sa bouche qui sourit,
Témoignent d’une joie intime avec esprit.
Oh ! sa pensée exquise et fine, quelle est-elle ?
Toute mignonne, tout aimable, et toute belle,
Pour ce portrait, son goût infaillible a choisi
La pose la plus simple et la meilleure aussi :
Debout, le regard droit, en cheveux ; et sa robe
Est longue juste assez pour qu’elle ne dérobe
Qu’à moitié sous ses plis jaloux le bout charmant
D’un pied malicieux imperceptiblement.

[19] les indications fournies dans les textes ne permettent presque jamais d’identifier avec certitude les allocutaires du sujet poétique. A aucun moment, Verlaine ne cite le nom de son épouse Mathilde Mauté, pas + qu’il ne mentionne Rimbaud, en dehors de l’épigraphe apocryphe de l’Ariette oubliée III. Dès la 1ère ariette oubliée, il apparaît qu’aucun élément ne permet de reconnaître formellement l’instance désignée par la 2ème personne et si le prénom de « Kate » apparaît dans « A Poor Young Shepherd », il semble qu’il s’agît là d’un éternel féminin. Cette indéfinition culmine dans « Beams », où le sujet s’inclut dans une 1ère personne du pluriel « nous », tout en faisant état d’une troisième instance, désignée par le pronom personnel « Elle », dont le lecteur reste bien en peine d’identifier le référent[19].

[20] De la douceur, de la douceur, de la douceur !
Calme un peu ces transports fébriles, ma charmante.
Même au fort du déduit, parfois, vois-tu, l’amante
Doit avoir l’abandon paisible de la sœur.

Sois langoureuse, fais ta caresse endormante,
Bien égaux tes soupirs et ton regard berceur.
Va, l’étreinte jalouse et le spasme obsesseur
Ne valent pas un long baiser, même qui mente !

Mais dans ton cher cœur d’or, me dis-tu, mon enfant,
La fauve passion va sonnant l’oliphant
Laisse-la trompetter à son aise, la gueuse !

Mets ton front sur mon front et ta main dans ma main,
Et fais-moi des serments que tu rompras demain,
Et pleurons jusqu’au jour, ô petite fougueuse !

[21] Cf p.195 de votre édition + notes de la section Birds in the Night

[22] Il est temps que je me repose ;
Je suis terrassé par le sort.
Ne me parlez pas d'autre chose
Que des ténèbres où l'on dort !

Que veut-on que je recommence ?
Je ne demande désormais
A la création immense
Qu'un peu de silence et de paix !

Pourquoi m'appelez-vous encore ?
J'ai fait ma tâche et mon devoir.
Qui travaillait avant l'aurore,
Peut s'en aller avant le soir.

A vingt ans, deuil et solitude !
Mes yeux, baissés vers le gazon,
Perdirent la douce habitude
De voir ma mère à la maison.

Elle nous quitta pour la tombe ;
Et vous savez bien qu'aujourd'hui
Je cherche, en cette nuit qui tombe,
Un autre ange qui s'est enfui !

Vous savez que je désespère,
Que ma force en vain se défend,
Et que je souffre comme père,
Moi qui souffris tant comme enfant !

Mon oeuvre n'est pas terminée,
Dites-vous. Comme Adam banni,
Je regarde ma destinée,
Et je vois bien que j'ai fini.

L'humble enfant que Dieu m'a ravie
Rien qu'en m'aimant savait m'aider ;
C'était le bonheur de ma vie
De voir ses yeux me regarder.

Si ce Dieu n'a pas voulu clore
L'oeuvre qu'il me fit commencer,
S'il veut que je travaille encore,
Il n'avait qu'à me la laisser !

Il n'avait qu'à me laisser vivre
Avec ma fille à mes côtés,
Dans cette extase où je m'enivre
De mystérieuses clartés !

Ces clartés, jour d'une autre sphère,
Ô Dieu jaloux, tu nous les vends !
Pourquoi m'as-tu pris la lumière
Que j'avais parmi les vivants ?

As-tu donc pensé, fatal maître,
Qu'à force de te contempler,
Je ne voyais plus ce doux être,
Et qu'il pouvait bien s'en aller ?

T'es-tu dit que l'homme, vaine ombre,
Hélas! perd son humanité
A trop voir cette splendeur sombre
Qu'on appelle la vérité ?

Qu'on peut le frapper sans qu'il souffre,
Que son coeur est mort dans l'ennui,
Et qu'à force de voir le gouffre,
Il n'a plus qu'un abîme en lui ?

Qu'il va, stoïque, où tu l'envoies,
Et que désormais, endurci,
N'ayant plus ici-bas de joies,
Il n'a plus de douleurs aussi ?

As-tu pensé qu'une âme tendre
S'ouvre à toi pour se mieux fermer,
Et que ceux qui veulent comprendre
Finissent par ne plus aimer ?

Ô Dieu ! vraiment, as-tu pu croire
Que je préférais, sous les cieux,
L'effrayant rayon de ta gloire
Aux douces lueurs de ses yeux ?

Si j'avais su tes lois moroses,
Et qu'au même esprit enchanté
Tu ne donnes point ces deux choses,
Le bonheur et la vérité,

Plutôt que de lever tes voiles,
Et de chercher, coeur triste et pur,
A te voir au fond des étoiles,
Ô Dieu sombre d'un monde obscur,

J'eusse aimé mieux, loin de ta face,
Suivre, heureux, un étroit chemin,
Et n'être qu'un homme qui passe
Tenant son enfant par la main !

Maintenant, je veux qu'on me laisse !
J'ai fini ! le sort est vainqueur.
Que vient-on rallumer sans cesse
Dans l'ombre qui m'emplit le coeur ?

Vous qui me parlez, vous me dites
Qu'il faut, rappelant ma raison,
Guider les foules décrépites
Vers les lueurs de l'horizon ;

Qu'à l'heure où les peuples se lèvent
Tout penseur suit un but profond ;
Qu'il se doit à tous ceux qui rêvent,
Qu'il se doit à tous ceux qui vont !

Qu'une âme, qu'un feu pur anime,
Doit hâter, avec sa clarté,
L'épanouissement sublime
De la future humanité ;

Qu'il faut prendre part, coeurs fidèles,
Sans redouter les océans,
Aux fêtes des choses nouvelles,
Aux combats des esprits géants !

Vous voyez des pleurs sur ma joue,
Et vous m'abordez mécontents,
Comme par le bras on secoue
Un homme qui dort trop longtemps.

Mais songez à ce que vous faites !
Hélas! cet ange au front si beau,
Quand vous m'appelez à vos fêtes,
Peut-être a froid dans son tombeau.

Peut-être, livide et pâlie,
Dit-elle dans son lit étroit :
«Est-ce que mon père m'oublie
Et n'est plus là, que j'ai si froid ?»

Quoi! lorsqu'à peine je résiste
Aux choses dont je me souviens,
Quand je suis brisé, las et triste,
Quand je l'entends qui me dit : «Viens !»

Quoi! vous voulez que je souhaite,
Moi, plié par un coup soudain,
La rumeur qui suit le poëte,
Le bruit que fait le paladin!

Vous voulez que j'aspire encore
Aux triomphes doux et dorés !
Que j'annonce aux dormeurs l'aurore !
Que je crie : «Allez ! espérez !»

Vous voulez que, dans la mêlée,
Je rentre ardent parmi les forts,
Les yeux à la voûte étoilée...
-- Oh ! l'herbe épaisse où sont les morts !

[23] Après trois ans

Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,
Je me suis promené dans le petit jardin
Qu'éclairait doucement le soleil du matin,
Pailletant chaque fleur d'une humide étincelle.

Rien n'a changé. J'ai tout revu : l'humble tonnelle
De vigne folle avec les chaises de rotin...
Le jet d'eau fait toujours son murmure argentin
Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle.

Les roses comme avant palpitent ; comme avant,
Les grands lys orgueilleux se balancent au vent,
Chaque alouette qui va et vient m'est connue.

Même j'ai retrouvé debout la Velléda,
Dont le plâtre s'écaille au bout de l'avenue,
- Grêle, parmi l'odeur fade du réséda.

 

[24] « la poésie, c’est presque tout ce qu’il y a d’intime dans tout » (Hugo, préface des Odes et ballades)

[25] « Car, ô poètes sains, l’art est un son sublime,/ Simple, divers, profond, mystérieux, intime »

[26] ÇAVITRI

Maha-Bharata

Pour sauver son époux, Çavitri fit le vœu
De se tenir trois jours entiers, trois nuits entières,
Debout, sans remuer jambes, buste ou paupières :
Rigide, ainsi que dit Vyaça, comme un pieu.

Ni, Curya, tes rais cruels, ni la langueur
Que Tchandra vient épandre à minuit sur les cimes
Ne firent défaillir, dans leurs efforts sublimes,
La pensée et la chair de la femme au grand cœur.

— Que nous cerne l’Oubli, noir et morne assassin,
Ou que l’Envie aux traits amers nous ait pour cibles.
Ainsi que Çavitri faisons-nous impassibles,
Mais, comme elle, dans l’âme ayons un haut dessein.

 

[27] Cf p.179-180 de votre édition

[28] Idem, p.181

[29]  Extrait de « La Vision de Brahma »

Tandis qu’enveloppé des ténèbres premières,
Brahma cherchait en soi l’origine et la fin,
La Mâyâ le couvrit de son réseau divin,
Et son cœur sombre et froid se fondit en lumières.

Aux pics du Kaîlaça, d’où l’eau vive et le miel
Filtrent des verts figuiers et des rouges érables,
D’où le saint Fleuve verse en courbes immuables
Ses cascades de neige à travers l’arc-en-ciel ;

Parmi les coqs guerriers, les paons aux belles queues,
L’essaim des Apsaras qui bondissaient en chœur,
Et le vol des Esprits bercés dans leur langueur,
Et les riches oiseaux lissant leurs plumes bleues ;

Sur sa couche semblable à l’écume du lait,
Il vit Celui que nul n’a vu, l’Âme des âmes,
Tel qu’un frais nymphéa dans une mer de flammes
D’où l’Être en millions de formes ruisselait :

Hâri, le réservoir des inertes délices,
Dont le beau corps nageait dans un rayonnement,
Qui méditait le monde, et croisait mollement
Comme deux palmiers d’or ses vénérables cuisses.

De son parasol rose, en guirlandes, flottaient
Des perles et des fleurs parmi ses tresses brunes,
Et deux cygnes, brillants comme deux pleines lunes,
Respectueusement de l’aile l’éventaient.

Sur sa lèvre écarlate, ainsi que des abeilles,
Bourdonnaient les Védas, ivres de son amour ;
Sa gloire ornait son col et flamboyait autour ;
Des blocs de diamant pendaient à ses oreilles.

À ses reins verdoyaient des forêts de bambous ;
Des lacs étincelaient dans ses paumes fécondes ;
Son souffle égal et pur faisait rouler les mondes
Qui jaillissaient de lui pour s’y replonger tous.

Un Açvatha touffu l’abritait de ses palmes ;
Et, dans la bienheureuse et sainte Inaction,
Il se réjouissait de sa perfection,
Immobile, les yeux resplendissants, mais calmes.

Oh ! qu’il était aimable à voir, l’Être parfait,
Le Dieu jeune, embelli d’inexprimables charmes,
Celui qui ne connaît les désirs ni les larmes,
Par qui l’Insatiable est enfin satisfait !

 

 

[30] Verlaine, Poèmes saturniens PROLOGUE (extrait)

Dans ces temps fabuleux, les limbes de l’histoire,
Où les fils de Raghû, beaux de fard et de gloire,
Vers la Ganga régnaient leur règne étincelant,
Et, par l’intensité de leur vertu, troublant
Les Dieux et les Démons et Bhagavat lui-même,
Augustes, s’élevaient jusqu’au néant suprême,
Ah ! la terre et la mer et le ciel, purs encor
Et jeunes, qu’arrosait une lumière d’or
Frémissante, entendaient, apaisant leurs murmures
De tonnerres, de flots heurtés, de moissons mûres,
Et retenant le vol obstiné des essaims,
Les Poètes sacrés chanter les Guerriers saints,
Ce pendant que le ciel et la mer et la terre
Voyaient — rouges et las de leur travail austère —
S’incliner, pénitents fauves et timorés,
Les Guerriers saints devant les Poètes sacrés !

Une connexité grandiosement calme
Liait le Kchatrya serein au Chanteur calme,
Valmiki l’excellent à l’excellent Rama :
Telles sur un étang deux touffes de padma.

— Et sous tes cieux dorés et clairs, Hellas antique,
De Sparte la sévère à la rieuse Attique,
Les Aèdes, Orpheus, Akaïos, étaient
Encore des héros altiers et combattaient,
Homéros, s’il n’a pas, lui, manié le glaive,
Fait retentir, clameur immense qui s’élève,
Vos échos, jamais las, vastes postérités,
D’Hektôr, et d’Odysseus, et d’Akhilleus chantés.
Les héros à leur tour, après les luttes vastes,
Pieux, sacrifiaient aux neuf Déesses chastes,
Et non moins que de l’art d’Arès furent épris
De l’Art dont une Palme immortelle est le prix,
Akhilleus entre tous ! Et le Laëtiade
Dompta, parole d’or qui charme et persuade,
Les esprits et les cœurs et les âmes toujours,
Ainsi qu’Orpheus domptait les tigres et les ours.

— Plus tard, vers des climats plus rudes, en des ères
Barbares, chez les Francs tumultueux, nos pères,
Est-ce que le Trouvère héroïque n’eut pas
Comme le Preux sa part auguste des combats ?
Est-ce que, Théroldus ayant dit Charlemagne,
Et son neveu Roland resté dans la montagne,

Et le bon Olivier et Turpin au grand cœur,
En beaux couplets et sur un rythme âpre et vainqueur,
Est-ce que, cinquante ans après, dans les batailles,
Les durs Leudes perdant leur sang par vingt entailles,
Ne chantaient pas le chant de geste sans rivaux,
De Roland et de ceux qui virent Roncevaux
Et furent de l’énorme et suprême tuerie,
Du temps de l’Empereur à la barbe fleurie ?

— Aujourd’hui l’Action et le Rêve ont brisé
Le pacte primitif par les siècles usé,
Et plusieurs ont trouvé funeste ce divorce
De l’Harmonie immense et bleue et de la Force.
La Force qu’autrefois le Poète tenait
En bride, blanc cheval ailé qui rayonnait,
La force, maintenant, la Force, c’est la Bête
Féroce bondissante et folle et toujours prête
À tout carnage, à tout dévastement, à tout
Égorgement d’un bout du monde à l’autre bout !
L’Action qu’autrefois réglait le chant des lyres,
Trouble, enivrée, en proie aux cent mille délires
Fuligineux d’un siècle en ébullition,
L’Action à présent, — ô pitié ! — l’Action,
C’est l’ouragan, c’est la tempête, c’est la houle
Marine dans la nuit sans étoiles, qui roule
Et déroule parmi des bruits sourds l’effroi vert
Et rouge des éclairs sur le ciel entr’ouvert !


— Cependant, orgueilleux et doux, loin des vacarmes
De la vie et du choc désordonné des armes
Mercenaires, voyez, gravissant les hauteurs
Ineffables, voici le groupe des Chanteurs
Vêtus de blanc, et des lueurs d’apothéoses
Empourprent la fierté sereine de leurs poses :
Tous beaux, tous purs, avec des rayons dans les yeux,
Et sur leur front le rêve inachevé des Dieux,
Le monde que troublait leur parole profonde,
Les exile. À leur tour ils exilent le monde !
C’est qu’ils ont à la fin compris qu’ils ne faut plus
Mêler leur note pure aux cris irrésolus
Que va poussant la foule obscène et violente,
Et que l’isolement sied à leur marche lente.
Le Poète, l’amour du Beau, voilà sa foi,
L’Azur, son étendard, et l’Idéal, sa loi !
Ne lui demandez rien de plus, car ses prunelles,
Où le rayonnement des choses éternelles
A mis des visions qu’il suit avidement,
Ne sauraient s’abaisser une heure seulement
Sur le honteux conflit des besognes vulgaires,
Et sur vos vanités plates ; et si naguères
On le vit au milieu des hommes, épousant
Leurs querelles, pleurant avec eux, les poussant
Aux guerres, célébrant l’orgueil des Républiques
Et l’éclat militaire et les splendeurs auliques.
Sur la kitare, sur la harpe et sur le luth,
S’il honorait parfois le présent d’un salut

Et daignait consentir à ce rôle de prêtre
D’aimer et de bénir, et s’il voulait bien être
La voix qui rit ou pleure alors qu’on pleure ou rit,
S’il inclinait vers l’âme humaine son esprit,
C’est qu’il se méprenait alors sur l’âme humaine.

— Maintenant, va, mon Livre, où le hasard te mène.

 

[31] Cf poème de Verlaine dédié à Marcelin Desbordes-Valmore » dans votre édition, p.158-160

[32] Ô champs paternels hérissés de charmilles
Où glissent le soir des flots de jeunes filles !
 
Ô frais pâturage où de limpides eaux
Font bondir la chèvre et chanter les roseaux !
 
Ô terre natale ! à votre nom que j’aime,
Mon âme s’en va toute hors d’elle-même ;
 
Mon âme se prend à chanter sans effort ;
À pleurer aussi, tant mon amour est fort !
 
J’ai vécu d’aimer, j’ai donc vécu de larmes ;
Et voilà pourquoi mes pleurs eurent leurs charmes ;
 
Voilà, mon pays, n’en ayant pu mourir,
Pourquoi j’aime encore au risque de souffrir ;
 
Voilà, mon berceau, ma colline enchantée
Dont j’ai tant foulé la robe veloutée,
 
Pourquoi je m’envole à vos bleus horizons,
Rasant les flots d’or des pliantes moissons.
 
La vache mugit sur votre pente douce,
Tant elle a d’herbage et d’odorante mousse,
 
Et comme au repos appelant le passant,
Le suit d’un regard humide et caressant.
 
Jamais les bergers pour leurs brebis errantes
N’ont trouvé tant d’eau qu’à vos sources courantes.
 
J’y rampai débile en mes plus jeunes mois,
Et je devins rose au souffle de vos bois.
 
Les bruns laboureurs m’asseyaient dans la plaine
Où les blés nouveaux nourrissaient mon haleine.
 
Albertine aussi, sœur des blancs papillons,
Poursuivait les fleurs dans les mêmes sillons ;
 
Car la liberté toute riante et mûre
Est là, comme aux cieux, sans glaive, sans armure,
 
Sans peur, sans audace et sans austérité,
Disant : « Aimez-moi, je suis la liberté !
 
« Je suis le pardon qui dissout la colère,
Et je donne à l’homme une voix juste et claire.
 
« Je suis le grand souffle exhalé sur la croix
Où j’ai dit : « Mon père ! on m’immole, et je crois ! »
 
« Le bourreau m’étreint : je l’aime ! et l’aime encore,
Car il est mon frère, ô père que j’adore !
 
« Mon frère aveuglé qui s’est jeté sur moi,
Et que mon amour ramènera vers toi ! »
 
Ô patrie absente ! ô fécondes campagnes,
Où vinrent s’asseoir les ferventes Espagnes !
 
Antiques noyers, vrais maîtres de ces lieux,
Qui versez tant d’ombre où dorment nos aïeux !
 
Échos tout vibrants de la voix de mon père
Qui chantaient pour tous : « Espère ! espère ! espère ! »
 
Ce chant apporté par des soldats pieux
Ardents à planter tant de croix sous nos cieux,
 
Tant de hauts clochers remplis d’airain sonore
Dont les carillons les rappellent encore :
 
Je vous enverrai ma vive et blonde enfant
Qui rit quand elle a ses longs cheveux au vent.
 
Parmi les enfants nés à votre mamelle,
Vous n’en avez pas qui soit si charmant qu’elle !
 
Un vieillard a dit en regardant ses yeux :
« Il faut que sa mère ait vu ce rêve aux cieux ! »
 
En la soulevant par ses blanches aisselles
J’ai cru bien souvent que j’y sentais des ailes !
 
Ce fruit de mon âme, à cultiver si doux,
S’il faut le céder, ce ne sera qu’à vous !
 
Du lait qui vous vient d’une source divine
Gonflez le cœur pur de cette frêle ondine.
 
Le lait jaillissant d’un sol vierge et fleuri
Lui paiera le mien qui fut triste et tari.
 
Pour voiler son front qu’une flamme environne
Ouvrez vos bluets en signe de couronne :
 
Des pieds si petits n’écrasent pas les fleurs,
Et son innocence a toutes leurs couleurs.
 
Un soir, près de l’eau, des femmes l’ont bénie,
Et mon cœur profond soupira d’harmonie.
 
Dans ce cœur penché vers son jeune avenir
Votre nom tinta, prophète souvenir,
 
Et j’ai répondu de ma voix toute pleine
Au souffle embaumé de votre errante haleine.
 
Vers vos nids chanteurs laissez-la donc aller :
L’enfant sait déjà qu’ils naissent pour voler.
 
Déjà son esprit, prenant goût au silence,
Monte où sans appui l’alouette s’élance,
 
Et s’isole et nage au fond du lac d’azur
Et puis redescend le gosier plein d’air pur.
 
Que de l’oiseau gris l’hymne haute et pieuse
Rende à tout jamais son âme harmonieuse ;
 
Que vos ruisseaux clairs, dont les bruits m’ont parlé,
Humectent sa voix d’un long rythme perlé !
 
Avant de gagner sa couche de fougère,
Laissez-la courir, curieuse et légère,
 
Au bois où la lune épanche ses lueurs
Dans l’arbre qui tremble inondé de ses pleurs,
 
Afin qu’en dormant sous vos images vertes
Ses grâces d’enfant en soient toutes couvertes.
 
Des rideaux mouvants la chaste profondeur
Maintiendra l’air pur alentour de son cœur,
 
Et, s’il n’est plus là, pour jouer avec elle,
De jeune Albertine à sa trace fidèle,
 
Vis-à-vis les fleurs qu’un rien fait tressaillir
Elle ira danser, sans jamais les cueillir,
 
Croyant que les fleurs ont aussi leurs familles
Et savent pleurer comme les jeunes filles.
 
Sans piquer son front, vos abeilles là-bas
L’instruiront, rêveuse, à mesurer ses pas ;
 
Car l’insecte armé d’une sourde cymbale
Donne à la pensée une césure égale.
 
Ainsi s’en ira, calme et libre et content,
Ce filet d’eau vive au bonheur qui l’attend ;
 
Et d’un chêne creux la Madone oubliée
La regardera dans l’herbe agenouillée.
 
Quand je la berçais, doux poids de mes genoux,
Mon chant, mes baisers, tout lui parlait de vous ;
 
Ô champs paternels, hérissés de charmilles
Où glissent le soir des flots de jeunes filles.
 
Que ma fille monte à vos flancs ronds et verts,
Et soy
ez béni, doux point de l’Univers !

[33] Cf votre édition p.194-195

[34] J’ai presque peur, en vérité,
Tant je sens ma vie enlacée
À la radieuse pensée
Qui m’a pris l’âme l’autre été,

Tant votre image, à jamais chère,
Habite en ce cœur tout à vous,
Mon cœur uniquement jaloux
De vous aimer et de vous plaire ;

Et je tremble, pardonnez-moi
D’aussi franchement vous le dire,
À penser qu’un mot, un sourire
De vous est désormais ma loi,

Et qu’il vous suffirait d’un geste,
D’une parole ou d’un clin d’œil,
Pour mettre tout mon être en deuil
De son illusion céleste.

Mais plutôt je ne veux vous voir,
L’avenir dut-il m’être sombre
Et fécond en peines sans nombre,
Qu’à travers un immense espoir,

Plongé dans ce bonheur suprême
De me dire encore et toujours,
En dépit des mornes retours,
Que je vous aime, que je t’aime !

 

[35] Une Sainte en son auréole,
Une Châtelaine en sa tour,
Tout ce que contient la parole
Humaine de grâce et d’amour ;

La note d’or que fait entendre
Un cor dans le lointain des bois,
Mariée à la fierté tendre
Des nobles Dames d’autrefois !

Avec cela le charme insigne
D’un frais sourire triomphant
Éclos dans des candeurs de cygne
Et des rougeurs de femme-enfant ;

Des aspects nacrés, blancs et roses,
Un doux accord patricien.
Je vois, j’entends toutes ces choses
Dans son nom Carlovingien.

16 janvier 2013

Marivaux: "les fausses confidences"( 3): parole et construction des personnages

Parole et construction des personnages

 

                Déterminés moins par les sociolectes de leur condition que par le brouillage des types induits par l’ambivalence des situations, des rapports de pouvoir et des valeurs dont leur discours est porteur, les personnages de Marivaux sont pris dans des interactions qui dévoilent l’ambivalence de leur position.

 

            Le comte

            [Un personnage dont la politesse, la langue policée contraste avec la vulgarité de Mme Argante]

            Seul aristocrate dans un univers roturier dont il sera en définitive éliminé, le personnage du Comte s'exprime avec clarté et pon­dération, voire avec un certain raffinement, refusant systématiquement de disputer  ou de recourir à toute expression grossière[1].

            Aussi forme-t-il avec Madame Argante, dont il est le pendant, un couple opposant dans sa manière de parler la langue policée de la politesse à la vulgarité de la roture arrogante. A l’acte III notamment, la présence du Comte aux côtés de Mme Argante accentue le contraste entre la vraie grandeur et sa caricature. La mise en scène de la lecture de la fausse lettre de Dorante par Dorimont peut ainsi mettre l’accent sur le contrepoint entre la sobriété du Comte et les gloses acerbes de Mme Argante, dont les exclamations parodient la déclaration amoureuse du scripteur. On retrouve cette différence de tonalité dans la dernière scène, où le Comte contient son dépit, contrairement à Mme Argantre, qui ne sait pas se tenir, c.à.d. maîtriser son discours.

            [Un personnage qui incarne au dénouement l’ethos aristocratique : « générosité et parole donnée », mais dont l’ethos est dévalué par l’implicite d’un discours froid et par l’expression d’un marché déguisé] A ce contraste correspond une différence d’ethos : l’ethos aristocratique fait de la maîtrise de soi un devoir, alors que la bourgeoise parvenue, incapable d’une telle réserve, trahit l’origine populaire de sa fortune. Le paraître et l’être coïncident finalement chez celui qui représente l’honneur de sa caste, alors que leur divorce éclate chez la bourgeoise qui privilégie la sphère des intérêts privés. De fait, le Comte représente au dénouement la « générosité » du noble, de cœur et d’esprit, qui épargne à Araminte la tache pénible de rompre les alliances en déclarant son rival vainqueur et qui s’engage à demeurer fidèle à la parole donnée à l’acte II, scène 2 : « j’ai dit que je ne plaiderais point et je tiendrai parole » (III,13) fait écho à « je déclare que je renonce à tout procès avec vous ». Pourtant la réplique suivant cette dernière phrase gâche ce beau mouvement de générosité par l’expression d’un marché déguisé : « Je garde le silence sur Dorante : je reviendrai, simplement, voir ce que vous pensez de lui ; et si vous le congédiez, comme je le présume, il ne tiendra qu’à vous de prendre celui que je vous offrais, et que je retiendrai encore quelque temps» (II,12). Le personnage, calculateur, se trouve ainsi dévalué par l’implicite d’un discours froid et rien moins que galant, puisque gros d’un rapport de force à peine masqué.

           

            [Un personnage gouverné par l’intérêt et que dévaluent visée pragmatique, (tentative) de corruption, alliance avec Mme Argante et froideur des sentiments] L’intérêt qui le gouverne (on le suppose désireux de se marier non par amour, mais pour refaire sa fortune en évitant les frais et les risques d’un procès relatif à une terre d’importance), les procédés auxquels il recourt ou donne la main pour parvenir à ses fins (instrumentaliser l’intendant d’Araminte pour lui mentir sur ses droits réels, la manipulation et l’interception d’une lettre pour perdre un rival plus heureux), les personnages avec lesquels ils s’allie (Marton, la fausse suivante et Mme Argante, la mère atrabilaire, ridicule et autoritaire) trahissent l’avilissement du personnage. Dès sa 1ère apparition sur scène, il se préoccupe ainsi de gagner Dorante, ce qui le classe du côté des personnages sans scrupules et arrivistes : « N’y aurait-il pas moyen de raccommoder cela ? Araminte ne me hait pas, je pense ; mais elle est lente à se déterminer ; et pour achever de la résoudre, il ne s’agirait + que de lui dire que le sujet de notre discussion est douteux pour elle. Elle ne voudra pas soutenir l’embarras d’un procès ; s’il ne faut que de l’argent pour le mettre dans nos intérêts, je ne l’épargnerai pas/ Marton Oh, non ; ce n’est point un homme à mener par là : c’est le garçon de France le + désintéressé/  Le Comte Tant pis ! ces gens-là ne sont bons à rien.» Pour le Comte, les paroles sont donc monnayables et mises au service des intérêt des individus. La parole est perçue de façon pragmatique. Le Comte l’utilise de façon parcimonieuse et synthétique, au service de sentiments de faible intensité : l’euphémisme «Araminte ne me hait pas » est presque à prendre au pied de la lettre, le sentiment amoureux restant secondaire dans les mariages de l’aristocratie, laquelle considère l’attitude inverse comme bourgeoise. Par ailleurs le Comte affiche son mépris pour Dorante, son inférieur sur le plan social et la seule peine qu’il exprime (« je viens d’apprendre une chose qui me chagrine ») vient de ce qu’Araminte n’a pas pris son intendant, ce qui complique ses plans. Bref la parole du Comte, qui manifeste la morgue de sa caste, sans en partager la libéralité, est dénuée de scrupules et de sentiments et mise au service de ses desseins d’enrichissement.

            Le fait même que le Comte ait pout alliée Madame Argante, ridicule et péremptoire comma la Philaminte des Femmes savantes, le range du côté de l’obstacle parental à contourner, dans la tradition comique. Dès lors seul le camp auquel il appartient est déconsidéré par ses tentatives malhonnêtes pour obtenir le mariage. Marivaux se place très clairement du côté de Dorante, héritier pour partie de l’Octave des Fourberies de Scapin ou du Cléante de L’Avare.

           

            [Double et faire-valoir de Dorante]

            Du reste si l’intérêt fait de Dorante un double de Dorimont, de ce fait dévalorisé, l’octroi à Dorante de sentiments dont Dorimont est dépourvu fait de la froideur de l’un le faire valoir de la galanterie romanesque de l’autre. Comme Dorante, dont Dubois rappelle que sa « bonne mine » est « un Pérou » et qui exprime, dès l’acte I, scène 2, son désir de s’enrichir en épousant Araminte[2], Dorimont, dont le nom commence significativement par la même syllabe que celui de Dorante, et qui peut renvoyer à « l’or » manquant à l’un et que l’autre ne veut pas perdre, est poussé au mariage par le souci de refaire sa fortune. Marivaux dote donc ironiquement les deux rivaux de visées et de moyens similaires.

            Mais là où l’éthos du mariage aristocratique exclut la passion et embourgeoise le noble, « la passion infinie » de Dorante pour Araminte, l’ « honnêteté » dont il fait preuve dans son service juridique et la galanterie qu’il lui témoigne dans son service amoureux ennoblit l’intendant de roman. Aussi les discours attribués à chacun des deux jeunes gens diffère-t-il en matière de sentiments : les seuls égards de Dorimont vis-à-vis d’Araminte résident dans son renoncement au procès, dans un langage qui est celui des bonnes manières, de l’honnêteté, des bienséances, Dorimont n’étant jamais du côté de la galanterie, qui reste l’apanage de Dorante. Accusé d’avoir fait le portrait d’Araminte, Dorimont répond du reste « froidement » (II,9) et le seul sentiment qui pourrait témoigner d’un  soupçon de jalousie est fait sur un ton peu aimable et de manière indirecte : « Le comte, d’un ton railleur Ce qui est sûr, c’est que cet homme d’affaires là est de bon goût ». Cela lui vaut une réplique acérée d’Araminte, sur le même ton, dans un échange vif, éloigné de tout dialogue amoureux.

            Aucun de ses propos ne rend donc le Comte très sympathique au spectateur : il reste le faire-valoir de Dorante, dont il est éloigné dans le monde d’expression. On remarquera du reste qu’Araminte et Dorimont n’ont aucun dialogue en tête-à-tête : il n’y a pas entre eux d’échange autre qu’en présence d’un tiers, Mme Argante ou Marton.Il n’y a pas d’intimité entre eux.

            [Effet produit par le fait qu’il soit le lecteur de la lettre de Dorante] Comment comprendre dans ces conditions que Marivaux délègue au Comte la lecture de  la lettre dans laquelle Dorante achève de déclarer sa flamme à Araminte, récuse pour elle le mépris de caste dont Dorimont écrase l’intendant ruiné et continue à se poser en héros de roman en agitant le spectre d’une séparation définitive par l’aventure du voyage en Amérique ? Dorante emprunte alors indirectement la voix de Dorimont, qui satisfait peut-être ainsi un désir inconscient de galanterie, de « passion infinie » et d’aventure, mais qui se fait surtout, sans le vouloir, le porte-parole de son rival heureux. L’effet comique vient de ce que ce soit justement la figure antithétique de celle de Dorante qui lise la lettre de son rival et le serve indirectement : la colère d’Araminte, ulcérée par un procédé dont elle ne sait pas encore à qui imputer la responsabilité, retombera  d’abord et définitivement sur lui.

            Car où le stratagème du couple Dubois-Dorante réussit, la tentative du couple Dorimont-Madame Argante pour corrompre, puis perdre Dorante et le remplacer par un intendant de la main de Dorimont échoue. Tout dévalue le Comte : l’intérêt, seul mobile d’une union, recherchée aussi par passion du côté de Dorante ; la corruption de Marton et la tentative, étouffée dans l’œuf par Marton, de corruption de Dorante, dont la probité éclate par comparaison[3] ; la main qu’il donne aux projets de Madame Argante ; l’échec de ces plans, comparé au triomphe de l’amour. Aussi est-il gratifié de peu de didascalies exprimant ses émotions, tandis que la mobilité de Dorante transparaît par la diversité des didascalies soulignant l’exaltation ou la souffrance de Dorante, dont la parole a des intonations marquées, susceptibles de faire impression sur le destinataire. La « duplicité théâtrale » fait donc de lui le faire-valoir de Dorante.

 

            Mme Argante

            Bourgeoise gentilhomme et mère tyrannique, Madame Argante est, avec Monsieur Rémy, le personnage qui fait le mieux sentir combien les relations hiérarchiques sont enjeux de pouvoir dans une société l’argent et la naissance l’emportent encore sur le mérite. Métonymique, la didascalie qui l’introduit la résume et en montre l’équation : brusque et  vaine (I,10), brusque = vaine, à tous les sens du terme.

            [Préjugé et mépris de caste : Mme Argante dénie à l’intendant le droit à une parole personnelle et à un « sort »] Hostile à un intendant sans références ni expérience, qu’elle trouve d’entrée de jeu trop jeune et trop bien fait pour cette fonction, et qu’elle soupçonne dès lors qu’il déroge à sa conception du « service », Madame Argante écrase de son mépris l’intendant de sa fille,  dont elle exige qu’il se conduise en valet à ses ordres, et à qui elle dénie le droit de parler pour produire une morale : « gardez votre petite réflexion roturière, et servez-vous » assène-t-elle (I,10) en critiquant sèchement le discours de Dorante, parce qu'il suggérait que le bonheur était plus important que la promotion sociale et qu'Araminte aurait intérêt à se satisfaire de son statut confortable de veuve. Elle y voit un trait de « morale subalterne » et une « petite réflexion roturière » : cette dernière formule traduit les préjugés de caste de Mme Argante et montre combien le langage de l'individu tend à s'identifier à sa condition sociale. En transférant la qualité du « roturier » Dorante à son discours - selon la figure de rhétorique nommée hypallage - Mme Argante dénie à son interlocuteur la possibilité de dépasser sa condition sociale, ne serait-ce que par la parole : les mots et les pensées de Dorante seraient déterminés en amont par son statut d'intendant sans le sou et sans perspec­tive de réelle progression sociale. Au-delà du ridicule d'un tel reproche - puisque Mme Argante est elle-même roturière et que le bonheur est une valeur communément célébrée au XVIIIè siècle - il s'agit de faire du langage de l'individu le signe d'un enfermement social. Dans la scène 7 de l'acte III, la même Mme Argante raillera en des termes similaires l'emploi du mot « sort » par Dorante : « Dorante. Je vous demande pardon, Madame, si je vous interromps. J'ai lieu de présumer que mes services ne vous sont plus agréables, et dans la conjoncture présente, il est naturel que je sache mon sort./ Madame Argante, ironiquement. Son sort ! Le sort d'un intendant : que cela est beau !/ Monsieur Remy. Et pourquoi n'aurait-il pas un sort ? » . Selon Mme Argante, un intendant, c'est-à-dire un individu chargé de gérer les affaires d'un plus riche que lui, ne peut tout simplement pas employer le mot « sort », pour son propre compte, sans s'exposer au ridicule. Le sort, équivalent de la destinée ou de la « fortune », autre mot fréquemment employé par Marivaux, ne le concerne pas : le terme renvoie à l'univers héroïque de la tragédie ou à celui, romanesque, des effusions sentimentales, non à l'avenir prévisible d'un fils de banquerou­tier. En fonction de la condition sociale de chacun, il sera donc interdit d'employer certains mots. Dans la scène suivante, M. Remy souligne l'in­justice d'une telle situation: « car au reste, s'il était riche, le personnage en vaudrait bien un autre ; il pourrrait bien dire qu'il adore. (Contrefaisant Mme Argante.) Et cela ne serait point si ridicule ».

 

            [Vanité... ou viduité ?]

            [La prétention nobiliaire] En effet, la vanité du discours de Mme Argante se mesure à sa prétention nobiliaire. Aux yeux de Mme Argante, le comte est avant tout un nom donnant corps à tout un rêve de promotion sociale. La mère d'Araminte, bourgeoise gentilhomme et Monsieur Jourdain en jupons, avoue ressentir un attrait irrésistible pour le « beau nom de Dorimont », ce qui la conduit à déplorer le manque d'ambition de sa fille Araminte : « Le beau nom de Dorimont et le rang de comtesse ne la touchent pas assez ; elle ne sent pas le désagrément qu'il y a de n'être qu'une bourgeoise » (I, 10).

            [La viduité du pouvoir : une autorité bafouée]]

            Mais la vanité est aussi synonyme de viduité. De fait, l’autorité à laquelle elle prétend, en tant que mère d’une riche veuve quasipromise à un Comte dont le nom parachèverait l’ascension sociale rêvée par sa mère, se trouve bafouée de trois manières : 1- Le fait même qu’elle emprunte le détour de la corruption de l’intendant de sa fille pour «la tromper à son avantage », prouve son impuissance à la faire agir, à se faire obéir. 2- Dorante se fait une joie de lui désobéir, d’abord en refusant de la servir, puis en lui donnant une leçon de morale, sinon de moralité : « Mais, Madame, il n’y a point de probité à la tromper […] Il y aura toujours de la mauvaise foi… ». Lui, que sa peur de perdre l’objet de sa passion en parlant tétanise quand il est face à Araminte, oppose explicitement les valeurs morales d’honnêteté, de « probité », de bonheur aux contre-valeurs d’un mariage sans amour, d’une manipulation déshonnête, d’une indifférence aux sentiments et au bonheur d’Araminte et s’attire la sympathie du public. 3- La manière dont le Comte Dorimont se désolidarise d’elle au dénouement, la fin de non recevoir qu’Araminte oppose à son injonction de renvoyer son intendant pour rattraper l’affront fait au Comte, sa propre incrédulité face à la colère d’Araminte traduisent assez sa défaite, en des termes qui trahissent, avec la trivialité de ses intentions, ses origines populaires et son manque de civilité, d’esprit, sous couvert de bons mots :»Adieu, Monsieur l’homme d’affaires, qui n’avez fait celles de personne » ; « Ah ! la belle chute ! le maudit intendant ».

           

            [Un personnage dont la raillerie sent l’invective]

            La raillerie de Madame Argante diffère ainsi de celle du Comte et d’Araminte par l’âpreté de ses piques, explicites. Railler signifiant au XVIIIème badiner, ne pas parler sérieusement (« Araminte, souriant d’un air railleur »), mais aussi tourner en ridicule, y compris dans l’intention de nuire, l’ironie dont le sarcasme est porteur peut faire du persiflage une agressivité, une arme compatible avec les bienséances de la conversation, le vernis de la politesse[4]. Rien de tel dans les jeux de mots explicites de Madame Argante, quand elle reproche à Dorante de ne pas avoir fait ses « affaires », le jeu de mots sur le syntagme « homme d’affaires » désignant le statut d’intendant de Dorante pour le remettre à sa place en lui rappelant que l’autorité réelle d’un discours  est fonction de sa condition sociale.

           

            [L’inanité de la querelle sur le mot avec Monsieur Rémy]

            L’inanité de cette dispute opposant Madame Argante à son double masculin, Monsieur Rémy révèle l’incivilité, la trivialité du personnage font que les apparences policées se craquellent pour laisser apparaître la crudité des rivalités et des conflits interpersonnels.  A la fin de l’acte III, scène 5, la « dispute » vire à l a « querelle », à l’insulte, comme si les personnages étaient incapables de maîtriser l’art de la conversation par ricochets et sombraient dans un duel de mots, une joute oratoire qui n’a pas d’autre but que d’envoyer l’adversaire au tapis comme dans une parodie d’exercice rhétorique, de prendre le pouvoir sur l’autre grâce au mot si bien asséné qu’il ne pourra être repris. Mais ils ont beau se prendre au mot l’un l’autre, rebondir sur un terme ou un rythme, se parodier et s’assassiner verbalement à grands coups de stichomythie, leur passe d’arme est stérile et ne fait que traduire un conflit d’intérêt qui transpose sur le plan verbal une âpre lutte économique.

           

            [Un « fâcheux » dont le discours pose la question de savoir où réside l’indécence : dans l’inconvenance du refus d’Araminte à souscrire à une doxa qui met en jeu sa réputation, ou dans le manque d’égard dû à la parole directe de Mme Argante ? ]

            Le langage révèle le personnage : à la politesse glacée du Comte,  qui ne daigne du reste même + se prêter au jeu,  à l’ironie policée et polie, quoique mordante, d’Araminte, qui répond à la question rhétorique de sa mère (« Seriez-vous d’humeur à garder un intendant qui vous aime ? ») par une leçon de « belle conversation » (« Mais en effet, pourquoi faut-il que mon intendant me haïsse »), Madame Argante oppose un langage sans ambages : « point d’équivoque », qui prétend mettre les points sue les « i » (« j’entends qu’il est amoureux de vous, en bon français, qu’il est ce qu’on appelle amoureux, qu’il soupire pour vous ; que vous êtes l’objet de sa tendresse »), qui n’est en somme qu’une accumulation de synonymes, ce qui dans le domaine de l’amour est le comble de la vulgarité. Si Madame Argante et Monsieur Rémy sont des « fâcheux », c’est qu’empêcheurs de marivauder en rond », ils refusent la stratégie du détour, sont les adeptes d’un parler brusque, d’une parole qui entend faire court et aller droit au but.

            Aussi l’indécence ne réside-t-elle + dans le désir d’Araminte pour son séduisant intendant, mais dans les commentaires dont Madame Argante ponctue la lecture, par son compère le Comte Dorimont, de la lettre de Dorante. Le contraste entre le ton précieux de Dorante, qui use de modalisateurs et joue habilement sur les mots (« le peu que je vaux auprès d’elle » peut tout aussi bien se référer à son absence effective de « rang » dans le monde qu’à l’attitude humble et soumise de l’amant courtois, du galant) et la franchise sans ambages de Madame Argante trahit, en même temps que la vulgarité d’une roturière qui n’imite la morgue de la noblesse que pour mieux dévoiler la bassesse de son manque de générosité (« Son sort ! le sort d’un intendant : que cela est beau ! »), la réduction obsessionnelle du mariage à une affaire d’argent (« la fortune à cet homme-là ! ») et l’indifférence de la mère aux sentiments de sa fille, à l’effet produit sur Araminte par le ton des paroles de Dorante. La conclusion (« bon voyage au galant ») qui jure avec la tonalité lyrique et pathétique de la lettre, résume de manière lapidaire le hiatus qui entraînera l’affranchissement définitif de la tutelle maternelle. Le Comte le sent qui, sans + consulter son ancienne alliée, se désolidarise d’elle et passe au-dessus de sa future improbable belle-mère pour reconquérir, avec l’ethos de la noblesse, la maîtrise d’un discours généreux.

           

        Monsieur Rémy       

           [Réalisme et pragmatisme : un personnage qui fait pendant à Madame Argante]

           Procureur de son état, Monsieur Rémy  s'exprime également sans détour et parfois dans une langue assez vulgaire, ce que trahit l'emploi de mots techniques ou de remarques dépourvues de toute poésie, comme dans la scène 3 de l'acte I: «Avec une femme on a des enfants c'est la coutume; auquel cas serviteur au collatéral. »

            Comme Madame Argante, dont il partage la franchise vulgaire et l’adhésion sans trouble à la norme collective du mariage défini par les convenances (honorabilité des familles, similitude des conditions sociales, adéquation de la dot ou des héritages) et l’intérêt, il exclut toute perspective opposée à l’ascension sociale et tout sentiment désintéressé. Aussi déshérite-t-il son neveu, qu’il désavoue et traite de fou quand celui-ci oppose à son projet de mariage avantageux la même fin de non recevoir qu’il opposait à l’ordre de se laisser corrompre par Madame Argante. Récusant le caractère romanesque de son neveu, ce réaliste le traite de fou et de « berger fidèle » et englobe comiquement, sans le savoir, l’objet de l’amour que le spectateur a sous les yeux et que connaît Araminte  dans l’animalisation (II,2-3). Doté du même réalisme, de la même franchise, de la même vulgarité de pensée, et parfois de langage, que Mme Argante, Monsieur Rémy prend volontiers un ton sentencieux (« homme un peu dérangé ») ou les raccourcis d’une pensée et d’une syntaxe qui ne s’embarrassent pas de circonlocutions[5] , se veut directe et efficace, mais repose sur le mensonge, la mauvaise foi et la négation de la sensibilité. Quand il se fâche, son langage perd, comme celui de son alter ego, toute retenue et révèle la vulgarité du personnage, qu’il tentait de masquer derrière le vernis des bonnes manières: « Oh ! le sot cœur, mon neveu, vous êtes un imbécile, un insensé, et je tiens celle que vous aimez pour une guenon » (II,2)

            [D’où la querelle avec Madame Argante] Aussi n’est-il pas étonnant qu’il se querelle avec Madame Argante et que chacun échoue dans ses visées, puisque tous deux restent empêtrés dans leurs revendications et dans leurs projets de mariage.

 

            [Monsieur Rémy ou l’honneur de la roture] Pourtant, en créant dans cette scène une voix capable de répliquer sur le même ton à Madame Argante,  sans reconnaître ni respecter sa souveraineté, Marivaux fait de Monsieur Rémy un oncle sympathique, qui reprend Madame Argante sur les présupposés de son discours (« dès qu’il n’est pas à vous »), refuse toute obédience à son interlocutrice, se montre solidaire de son neveu et défend, avec l’amour de Dorante pour Araminte, l’honneur de la roture et le mérite individuel contre l’idéologie nobiliaire : un intendant ne se ridiculise pas à dire « j’adore », car il reste un homme, un homme assez jeune, séduisant et bien éduqué pour être en droit de se déclarer à toute femme à même d’inspirer du désir. Ce qui manque à Dorante, dit le procureur, ce n’est pas la qualité, une essence intime telle que les nobles prétendent la posséder de naissance, par le sang, mais seulement de l’argent, juste récompense du talent, réussite extérieure qu’Araminte attribuait d’entrée de jeu à l’arbitraire du « sort ». La réussite n’est donc pas un signe d’élection divine et Marivaux étoffe la rivalité entre Dorimont et Dorante. D’une manière générale, Monsieur Rémy venge son neveu Dorante du mépris de Mme Argante et joue le rôle de redresseur de torts.

            Dorante est de ce fait entouré de deux figures paternelles, Dubois et Monsieur Rémy, le duel verbal confirmant la subversion des rapports de force par la comédie, qui fait entendre sur scène les résistances que la société oppose à la fiction littéraire, mais dévalorise la doxa par une vis comica porteuse de valeurs que la ressaisie du stratagème comique consacre : le mariage sentimental, le triomphe de l’amour sur les préjugés et les inégalités instituées. Il revient à Monsieur Rémy, oncle bourru et bienveillant, procureur fier de l’indépendance et de la dignité de son état, de ne pas laisser l’enjeu idéologique dans l’implicite, de contredire plaisamment, bruyamment et non sans verve la bourgeoisie honteuse d’une roture que tous ses mots exsudent.

 

            Marton tend, par son origine sociale comme par son parcours dramatique, à brouiller la distinction, obligée dans la comédie classique, entre les maîtres et les serviteurs

            [Alter ego potentiel de Dorante…] Bourgeoise déclassée, elle peut apparaître comme le membre malchanceux d’une bourgeoisie de finance, à l’instar de Dorante. Elle partage avec lui la naissance, la nécessité de rentrer en condition pour pallier la ruine paternelle, mais aussi l’espoir de sortir de l’état de domestique par un héritage ou par la perspective d’un mariage avantageux. Traitée « moins en suivante qu’en en amie » par une maîtresse qui a noué avec elle des relations de confiance propices à la confidence, elle n’est pas une professionnelle du service, dont elle peut espérer sortir grâce à l’héritage d’une vieille tante asthmatique, ce qui lui permet de choisir, dans une certaine mesure, une voie.

            [… elle donne la main au projet du Comte, de Mme Argante et de Monsieur Rémy et croit vivre en mineur le roman d’Araminte…] « Fausse suivante », puis vraie rivale d’Araminte, elle n’en trahit pas moins la relation de confiance, par appât domestique du gain, par amour romanesque pour Dorante, par dépit de se voir préférer sa belle et riche maîtresse et par vengeance là encore domestique. En effet, dans un 1er temps, les 1000 écus promis par le Comte suffisent à ce qu’elle donne la main au projet de dissimuler à sa maîtresse la véritable nature de ses droits pour sceller l’alliance matrimoniale voulue par l’aristocrate désargenté et par la mère ambitieuse. Et comme elle n’a pas la naïveté nécessaire pour que soit croyable son « je n’y entends pas de finesse », cette participation de la suivante à la manipulation de sa maîtresse contribue à dédouaner Dorante de son manque de loyauté envers elle : « au sur+, que vous importe ce que vous direz à la fille, dès que la mère sera notre garant ? Vous n’aurez rien à vous reprocher, ce me semble ; ce ne sera pas là une tromperie »/ […] Dorante Croyez-moi, disons la vérité / Marton Oh ça il y a une petite raison à laquelle vous devez vous rendre, c’est que Monsieur le Comte me fait présent de 1000 écus le jour de la signature du contrat ; et cet argent-là, suivant le projet de Monsieur Rémy, vous regarde aussi bien que moi, comme vous voyez/ […] Dorante  « je ne suis + si fâché de la tromper » (I,11). C’est en effet sur le même code d’acquisition intéressé qu’elle accepte le projet de mariage avec Dorante, même si le roman de l’inamoramento nourrit en elle le même désir romanesque d’être portraiturée qu’Araminte. Fausse suivante, elle dissimule alors à Araminte son engagement envers Dorante.

            [ Mais une fois désabusée, elle retourne à sa condition initiale de fausse suivante] Une fois désabusée par la mésaventure du portrait, où rivale de sa maîtresse, elle a amorcé un couplet comparable à la réhabilitation par Monsieur Rémy de la dignité de l’objet d’amour domestique et roturier (p.76), elle interrompt leur marivaudage pour faire, dans un style officiel, une demande en mariage lourde de conséquences pour Araminte (II,14). Le dépit amoureux provoqué par la surprise de Dorante aux genoux d’Araminte l’incite à contribuer à faire éclater le scandale en interceptant la lettre de Dorante, pour se venger de Dorante en provoquant son renvoi par Araminte (III,2, 8).

           

            [Principale dupe des machinations… ] Double dégradé de Dubois comme d’Araminte, elle qui croit tirer les ficelles est cependant une des victimes de la manipulation. Elle est d’abord la dupe de la 1ère fausse confidence de Monsieur Rémy, qui la sacrifie ensuite aux intérêts de Dorante. Elle est en second lieu la dupe de Dorante, qui ne fait rien pour la détromper sur la véritable nature de ses sentiments, obéissant part là aux ordres de Dubois (I,2). Elle est enfin la dupe de Dubois, qui crée les fondements de la rivalité entre les deux femmes en employant avec elle le ton de la confidence et du  commérage (I,17), puis feint de se référer à un souvenir précis, en réalité inventé, pour mêler vérité et mensonge.

            [… elle frise le registre de la comédie larmoyante…] Aussi frise-t-elle le registre de la comédie larmoyante et sentimentale dans la scène de rupture/ réconciliation où elle obtient le pardon d’Araminte, touchée par l’émotion, la désillusion, la mélancolie inattendues dans la bouche d’une soubrette prédestinée, par nature, à une gaîté fonctionnelle.

            [… mais n’est pas une héroïne de drame] On aurait cependant tort de faire d’elle une héroïne de drame, comme le prétend Hugo. Certes elle perd le prince charmant surgi un beau matin au salon et qu’elle avait de bonnes raisons d’estimer, sans extravagance ridicule, à portée de main, tant l’alliance était conforme aux mœurs du temps, comme le souligne Monsieur Rémy. Certes sa trahison d’Araminte, avec qui elle partage l’amour de Dorante met la « fausse suivante » à deux doigts de subir une perte sans doute + grave : la confiance d’Araminte et sa place (III,10). Il appartient du reste à l’actrice qui interprète son rôle de faire entendre les accents de sincérité touchante et mélancolique que son « sort » impose. Mais mélodramatiser ce rôle nuirait à l’effet général et tendrait à travestir le genre de la pièce, à déranger son équilibre entre rêve et réalité, amour et calcul, sincérité et mensonge. D’ailleurs le contrepoint comique provoquée par la parodie de cette scène de rupture/ réconciliation par les larmes hyperboliques et farcesques d’Arlequin maintient le registre de la comédie, amorcée par cette 1ère scène de dénouement douce-amère, mais finalement bien dans le ton de l’humanisme attendri des héros sensibles de Marivaux.

 

            [Arlequin]

            Seul rescapé de la commedia dell’arte, l’Arlequin des Fausses Confidences a perdu l’inquiétante étrangeté de la figure mixte d’animal, d’enfant et d’homme masqué qui faisait de lui le porte parole d’une philosophie naturelle et d’une critique sociale à tendance cynique dans La Double Inconstance (1724).

            « Benêt » et éternelle victime d’un jeu de masques et de dupes qu’il ne comprend pas, il est le personnage de la pièce qui semble maîtriser le moins bien la subtilité, la duplicité du langage. Aussi son corps dit-il, + naïvement que celui de Marton, sa détresse dans la scène où il exprime, après son désarroi à l’idée de n’être plus à Araminte, sa désolation à l’idée de perdre son nouveau maître : « Je suis dans une détresse qui me coupe entièrement la parole », s’exclame-t-il pleurant et sanglotant. De fait, rustique et naïf, à l’image du type de l’ancien Arlequin dont il hérite, il maîtrise mal le langage. De nombreuses impropriétés émaillent son discours, par exemple quand il emploie «de tout son cœur » au lieu de « tous ses yeux » (« Car je l’avais vu qui l’avait contemplé de tout son cœur », III,3) ou qu’il confond le sens propre et le sens figuré et prend au pied de la lettre la métaphore du don par quoi se définit le rapport d’Araminte à Dorante dans la pièce, ce qui lui vaut la raillerie de Marton, qui rit à ses dépens : « quel benêt ! », à l’acte I, scène 8 .

            Aussi Arlequin est-il la dupe des autres protagonistes, qui utilisent sa prétendue sottise pour mieux servir leurs stratagèmes. A l’acte II, scène 10, Dubois, qui a instrumentalisé son attachement dévotionnel à Dorante pour déclencher une dispute publique à propos du portrait d’Araminte, se sert de sa naïveté pour exposer, par l’intermédiaire de son hypotypose, le spectacle de la « satisfaction » de la pulsion scopique de Dorante. Puis au début de l’acte III, Dorante et lui se servent de sa naïveté, de son ignorance et de sa paresse pour lui faire donner la fausse lettre de Dorante à Marton, soucieuse de faire éclater le scandale de cet aveu pour obtenir son congé. Enfin son désespoir est, à la scène  11 de l’acte III, aussi comique que sa retranscription, sans distance, de l’injonction de civilité conversationnelle à l’acte I, scène 1 .

           

            Ectoplasme et simple écho de la parole des maîtres, Arlequin servirait ainsi de témoin révélateur des valeurs communicationnelles et ancillaires de l’univers des maîtres : la civilité, mais aussi la viduité de la conversation à l’acte I, scène 1 ; l’exhibition hystérique et hyperbolique du culte de la domesticité, à l’acte I, scène 8. En effet c’est lui qui défend le 1er le modèle de la conversation, qui inscrit le conflit dramatique sur fond d’échanges urbains, c.à.d., originellement, propres à la ville, par opposition à la balourdise rustique, tel que le définit la culture de la civilité, idéal policé consistant à observer les règles du savoir-vivre et dont le but est de maîtriser les corps pour en atténuer l’agressivité par la parole. Pendant tout l’âge classique, la conversation, érigée au rang d’art et de modèle de sociabilité, constitue l’expression privilégiée de la politesse, « manière de vivre, d’agir, de parler, civile, honnête et polie, acquise par l’usage du monde », selon le Dictionnaire de l’Académie Française de 1762. Or cet idéal de la politesse, dont on verra le modèle communicationnel à l’œuvre dans le 1er dialogue entre Dorante et Araminte, à l’acte I, scène 7, Arlequin est le 1er à en rappeler la nécessité dans la scène liminaire.

            De même, c’est lui qui fait surgir à l’acte I, scène 8 la norme du service, relation de personne à personne, non transférable et ne pouvant faire l’objet d’aucun commerce, relation « noble », en quelque sorte, et qu’Arlequin tente de répéter avec Dorante, en demandant à celui-ci un don personnel qui fasse de lui vraiment son maître. Dorante se prête au jeu et Arlequin soutient son nouveau maître dans l’affaire du tableau, avant de pleurer à chaudes larmes sur son départ (I,9). Or la pièce tourne bien autour du thème du service, salarié ou amoureux. Arlequin pousserait ainsi à bout, à force de comique démystificateur, la douteuse fidélité loyalement désintéressée dont Dorante se pare, en tant qu’intendant, devant Araminte, Marton et Mme Argante, comme autrefois le vassal devant son seigneur.

           

            A y regarder de + près toutefois, il apparaît que la fidélité d’Arlequin à la personne de son maître est + intéressée et + suspecte qu’il n’y paraît. D’abord la manière dont est provoquée, à l’acte I, scène 9, l’action de maître de Dorante est ambivalente : s’il paie, c’est pour faire cesser les comparaisons impertinentes d’Arlequin, qui pointe finement la communauté de condition entre le valet qui sert et celui qui est servi par ordre. La relation qu’il noue ainsi avec Dorante reste intéressée, comme le suggère l’a parte dans laquelle il qualifie Dorante de « gracieux camarade ». Or l’obligation créée par ce don n’est pas si intériorisée qu’il y paraît, puisque trop heureux qu’un autre galope à sa place, il livre la lettre de Dorante à Marton, non sans lui recommander de n’en rien dire à Dorante. Les bons sentiments d’Arlequin valent-ils dans ces conditions + que ce que Marivaux dit du peuple dans sa Lettre sur les habitants de Paris, où il définit l’âme du peuple « comme une espèce de machine incapable de sentir et de penser par elle-même, et comme esclave de tous les objets qui la frappent ». Peuple avide d’émotions, mais incapable de continuité intérieure. Arlequin assume de bonne foi les rôles qu’on lui confie, mais semble incapable d’inventer une réponse personnelle à aucune situation et ne perd jamais de vue son intérêt le plus immédiat. Ce n’est donc qu’illusoirement qu’il peut incarner la fidélité du service à la personne.

            Dès lors on peut interpréter le dernier mot du personnage, qui ouvre la pièce sur la critique de l’incivilité de Dorante et qui la ferme sur la métaphore filée de la consommation de l’original du portrait, comme un aveu cynique du message théâtral : parler d’amour, c’était déjà le faire…en en attendant les fruits. La mise en confrontation du langage de l’argent et du langage du cœur offre au spectateur un espace de réflexion sur la valeur et le pouvoir de la parole.

            Or cette parole est remise en question dès la scène d’exposition. En effet, alors qu’Araminte excelle dans l’art de valoriser son interlocuteur, sans tomber pour autant dans l’emphase obséquieuse(« je suis obligée à Monsieur Rémy d’avoir songé à moi. Puisqu’il me donne son neveu, je ne doute pas que ce ne soit un présent qu’il me fasse », le compliment étant mis en valeur par le discret jeu de mots sur le verbe « donner », qui signifie « confier à » et qu’Araminte réinterprète spirituellement en termes de cadeau, de « présent », le but de ces formules étant de ménager l’amour propre, Arlequin fait office de révélateur, en représentant, dès l'ouverture de la comédie, la version dégradée de cet idéal de civilisation. Dans cet échange inaugural, le valet introduit Dorante dans la salle principale de la maison, et tâche de bavarder avec lui, en atten­dant que Marton ne descende. Le spectateur comprend vite, cependant, que le zèle envahissant d'Arlequin ne fait qu'importuner Dorante, lit­téralement pris au piège des règles du savoir-vivre. Ce dernier cherche à se débarrasser du valet pour pouvoir s'entretenir seul avec Dubois, et répond par des formules de politesse vides (« Je vous suis obligé », « Je vous remercie ; ce n'est pas le peine »). Il se voit enfin contraint de déclarer franchement qu'il souhaiterait rester seul. Le malentendu réside notamment dans la conception erronée qu'Arlequin se fait de l'honnêteté : « Nous avons ordre de Madame d'être honnête, et vous êtes témoin que je le suis. » Le valet ne perçoit pas l'esprit raffiné de la politesse, mais n'en retient que les signes ostentatoires, les règles super­ficielles dont il fait une lecture à la fois littérale et simpliste : il s'agit à tout prix de « désennuyer » son interlocuteur, de meubler le silence, de se donner les apparences de l'honnêteté. Privée de l'esprit de la politesse et étouffée sous le poids des bienséances, la parole « honnête » n'est plus qu'un moyen de garder sa contenance.

 

            Dorante         

            Intendant par stratagème autant et + sans doute que par nécessité, Dorante est un personnage qui, n’ayant rien, mais voulant tout, à la fois le ®établissement de sa fortune et de sa condition d’homme libre de consacrer ses loisirs à la peinture et à la contemplation d’objets d’adoration, ainsi que l’amour d’Araminte, dont Dubois et lui répètent que la vision l’a ébloui, est profondément ambivalent et dont la personnalité est d’autant + insaisissable que sa parole, empêchée, s’avance toujours masquée.

 

            [Une parole empêchée…]

            par la morgue de Mme Argante

            La parole de Dorante est d’abord empêchée par le mépris dont Madame Argante et le Comte Dorimont écrasent l’intendant qui contrarie leur plan. Quand ils ne parviennent pas à instrumentaliser un intendant, qui oppose aux contre-valeurs de son emploi de domestique des valeurs de bonheur et de « probité », qui prévalent dans le lexique de référence de l’éthique de Marivaux, mais qui ne sont pas conformes au rôle d’un domestique et qui renvoient aux petits maîtres de la parole l’image de leur propre manquement aux règles morales et sociales d’honnêteté, Madame Argante lui dénie le droit de parler pour énoncer un point de vue différent du sien. Elle témoigne ainsi de l’inexistence aux yeux de la doxa de qui, n’étant ni noble ni fortuné, a dû entrer par nécessité en service et ainsi abdiquer, avec la liberté, le droit à une parole autonome : « il ne s’agit pas de ce que vous pensez. Gardez votre petite réflexion roturière, et servez-nous, si vous voulez être de nos amis »/ « C’est un ignorant que cela, qu’il faut renvoyer ».  (I,10). Puis, parlant de lui, présent, à la 3ème personne, de l’absence, le Comte et Madame Argante lui volent jusqu’à l’énonciation de sa lettre, qu’ils lisent et en commentent de manière désobligeante.

            [L’obstacle du revers de fortune]

            Sorte de censure sociale, cette 1ère forme d’empêchement, qui interdit à l’intendant d’employer une autre langue que celle que sa condition lui prescrit, est liée au primat de l’argent dans cette société qui succède à la Régence, et dans laquelle le critère de la fortune l’emporte peu à peu sur la naissance et pose des problèmes éthiques. Si Dorante, neveu d’un procureur indépendant, fils d’un avocat « extrêmement habile » et dont tous les protagonistes s’accordent à reconnaître qu’il n’a pas « l’air » de ce qu’il est, parce que sa « mine », c.à.d. son apparence élégante, son noble maintien révèlent une essence qui dément sa condition d’intendant, est contraint d’emprunter le détour du stratagème de Dubois pour séduire Araminte et lui déclarer sa flamme, c’est que sa parole, prisonnière des conventions sociales, est réduite à l’impuissance par l’écart de fortune qui le sépare, fils d’un avocat ruiné, d’ Araminte, riche veuve d’un mari « qui avait une grande charge dans les finances ». La pauvreté étant alors considérée comme un « vice inavoué dans la mesure où la fortune, au même titre que la noblesse, est respectée comme une valeur que seule la naissance devrait donner », selon la formule de Jacques Schérer, Dorante est considéré, se considère lui-même comme un objet indigne de l’attention d’Araminte, qu’il « adore » de loin comme un objet inaccessible ou impossible à atteindre. En dépit d’une honnêteté qu’il revendique et que les autres personnages lui reconnaissent, les uns pour lui accorder leur estime, les autres faute de pouvoir démontrer le contraire pour exiger son renvoi, les hasards de la vie ont rendu Dorante indigne d’Araminte, comme le rappellent successivement Dubois et Monsieur Rémy : « Monsieur Dorante n’est point digne de Madame. S’il était dans une + grande fortune, comme il n’y a rien à dire à ce qu’il est né, ce serait une autre affaire, mais il n’est riche qu’en mérite, et ce n’est pas assez » (II,12).

            [Ce revers de fortune empêche Dorante de déclarer sa flamme ouvertement à Araminte et le contraint au silence] A cet obstacle de la « fortune », terme polysémique qui désigne étymologiquement le hasard du sort, des conditions sociales, mais aussi de la distribution de l’infortune ou du bonheur, avant de se spécialiser, à partir du XVIIIème siècle justement, dans le sens socio-économique « d’avancement et [d’]établissement dans les biens, dans les charges, dans les honneurs » ( Dictionnaire de l’Académie) quand il ne désigne pas, à travers l’expression « homme à bonnes fortunes », un galant qui plaît aux dames et aime à s’attirer leurs faveurs, ce dont Madame Argante, le Comte Dorimont, puis Marton soupçonnent Dorante d’être, conformément au portrait que Dubois en brosse quand il lui démontre, en jouant sur les mots, que sa « bonne mine est un Pérou », s’ajoute l’obstacle né de la condition d’intendant par quoi Dorante se fait connaître à tous les autres personnages, Dubois et Monsieur Rémy exceptés. Cet obstacle, qui rend indécent tout à la fois son amour pour Araminte et celui qu’Araminte lui porte, explique aussi bien les détours que les autres personnages empruntent pour obtenir, avec son renvoi, son exclusion du jeu matrimonial, les difficultés d’Araminte à vaincre les préjugés qui font de sa complaisance un objet de scandale, l’ambivalence de la formule par quoi elle introduit le piège qu’elle tend à Dorante dans la péripétie de la fausse lettre au Comte, les réticences de Dorante à avouer qu’il l’aime, à lever le voile sur l’identité de l’objet de sa passion, puis à reconnaître qu’il est effectivement l’auteur du portrait dont il est désormais de notoriété publique que l’objet représenté est Araminte. Dubois ne l’ayant pas averti qu’il s’agissait là, en termes marivaudien,  d’une « épreuve », et Dorante sachant que, tant qu’en l’absence d’aveu préalable d’Araminte, tout aveu prématuré de sa part risque de provoquer, avec son renvoi, son infortune, la parole de l’intendant reste empêchée par la crainte de voir échouer le stratagème fondée sur la duplicité : il lui est encore interdit de dire à la riche Araminte « je t’adore » car s’il déclarait ouvertement cet amour, cette dernière serait légitimée à le renvoyer, comme son entourage l’exige, comme l’intériorisation des interdits sociaux l’incite à le faire jusqu’au dénouement.  Le pathos qui entoure le mutisme et la timidité du personnage n’est pas seulement feint.

           

            [Mais silence et statut d’intendant font aussi partie de la construction littéraire du personnage, qu’ils ennoblissent]

            Il fait enfin partie de la construction littéraire du personnage, puisé dans une  trouble tradition : la tradition théâtrale du jeune 1er « étourdi » et un peu falot, dont le valet industrieux doit pallier la timidité pour lever l’obstacle parental au mariage d’amour ; la  tradition, diversement appréciée par les protagonistes des Fausses Confidences, du service d’amour dans le roman courtois, de l’aliénation de la passion amoureuse dans le roman galant, de la chimère de la pastorale. Se pose alors la question de savoir si le mutisme de l’amoureux transi, comme l’honnêteté du jeune homme infortuné, sont consubstantiels au personnage, réellement empêché de déclarer sa flammecomme il souffre d’être mis à l’épreuve, de ne pas pouvoir démentir les fausses confidences de Monsieur Rémy et, confondant le service amoureux avec le service domestique, refuse de se laisser corrompre, ou si la parole de Dorante n’est pas empêchée avant tout par le rôle que lui assigne le stratagème de Dubois, principal auteur d’un artefact. Dans un cas Dorante, double d’Araminte, serait effectivement le héros de roman, « galant » ou « berger fidèle » que Mme Argante  et Monsieur Rémy lui reprochent d’être et dont Dubois trace le portrait à l’acte I, scène 14. Ce romanesque séduit Araminte précisément parce qu’il lui permet de s’évader de l’univers intéressé dans lequel elle a toujours vécu et dont elle n’a jamais partagé les valeurs. Dans l’autre cas sa parole,  empêchée tant par la répartition des rôles que par ses piètres qualités d’acteur, incapable d’ improviser quand Dubois ne le lui a pas dicté son rôle, ferait du jeune maître le faire-valoir de son valet porte-voix, pygmalion, figure paternelle et véritable auteur du texte récité par Dorante. Empêché par la parole de Dubois, le mutisme de Dorante renverrait à l’inconsistance d’un phantasme, confondu avec l’image qu’en construit la parole de Dubois-Pygmalion, si l’aveu final ne levait, avec le tabou de l’interdit social, le voile sur …la trahison par Dorante du secret, jusque-là conservé, de la complicité de Dorante dans les machinations de Dubois, antérieurement avouées par le valet en personne. Ultime stratagème, convenu avec Dubois, sacrifié sur l’autel d’une toute nouvelle transparence amoureuse ? ou ressaisie in extremis du statut de maître par la trahison du valet, devenu inutile. Dans tous les cas le personnage, construit et désavoué par la parole indirecte du valet, est ambivalent.

 

            [Lequel est le vrai ? Dorante, un personnage inclassable]

            En effet, si un personnage présente un double visage et, par conséquent, une parole duelle, c’est bien Dorante, qui d’un côté se construit un rôle de personnage romanesque à la veine lyrique, de l’autre réagit en digne personnage de comédie, comme l’indiquent les didascalies qui soulignent son absence de scrupule vis-à-vis de Marton ou d’Araminte : « Dorante, en s’en allant et riant Tout a réussi, elle prend le change à merveille » (II,8) ; « Dorante, feignant d’être déconcerté (II,15). Cette duplicité est cause, selon Karine Bénac-Giroux,  de l’impossibilité faite au lecteur ou au spectateur de trancher entre ce qui relève de l’être et du paraître, de savoir à quel moment Dorante parle en son nom et à quel moment il joue un rôle, de se faire une opinion fiable sur son honnêteté ou sur son authenticité : « à quel moment la vraie personne était-elle supposée parler ? Contrairement à ce qui se passe dans d’autres pièces où la réponse est claire, elle est ici au-delà des ressources de l’énoncé », estime René Démoris, qui explique ainsi le silence d’Araminte à l’aveu du stratagème fait par Dorante à Araminte à l’acte III, scène 12. Araminte tranche en faveur du « trait de sincérité » comme gage d’honnêteté extraordinaire, puisque surmontant la possibilité de tout perdre à l’instant même qu’il venait de tout gagner. Mais cette fin de comédie reste ouverte et peut laisser au spectateur une inquiétude quant à l’avenir du couple.

            Contrairement à Araminte, , dont Marton avait dit qu’elle « n’a pas deux paroles » (I,7), Dorante tient deux paroles contradictoires. Il peut ainsi répondre avec fierté à Madame Argante « je sors de chez moi » (I,10) et mettre l’accent devant Araminte sur un sacrifice imaginaire : » j’ai tout quitté pour avoir l’honneur d’être à vous »(II,13).  Dans le même ordre d’idées, il incite Marton à renoncer aux milles écus promis par le Comte (« ce n’est que faute de réflexion que ces 1000 écus vous tentent », I,11) et argue de sa probité et de sa sincérité pour refuser noblement de partager cette somme avec elle. Mais il convoite aussi la fortune d’Araminte, qui n’est sans doute pas indifférente à l’éblouissement de la 1ère rencontre.  Surtout il cache à Marton les vrais motifs de son refus et, à peine sa fortune faite, trahit les promesses de reconnaissance faite au début de la pièce à Dubois : « quand pourrai-je reconnaître tes sentiments pour moi ? Ma fortune serait la tienne ». Les soupçons du camp de Madame Argante, le refus de cette dernière de l’admettre dans la famille (« qu’il soit votre mari, tant qu’il lui plaira, mais il ne sera jamais mon gendre ») et, symétriquement, la revendication de filiation de Dubois, soulignent sur le mode comique l’inquiétante mobilité d’un personnage socialement inclassable, à l’identité instable. Ainsi s’opère, par le biais des commentaires des personnages les uns sur les autres, un brouillage des identités, qui contribue à donner une impression de malaise, même si la trahison de Dubois est aussi un moyen pour Dorante de se remettre à parler en maître

            La distorsion entre l’ethos du discours amoureux de Dorante, discours de l’amant soumis, anxieux et démuni, et le calme froid de ses répliques à Marton, à Monsieur Rémy et à Madame Argante, le calcul intéressé de ses échanges avec Dubois (« puisque tu savais qu’elle voulait me faite me déclarer, que ne m’en avertissais-tu par quelques signes », III,1), révèle en effet  le désir de Dorante de tout maîtriser pour parvenir à ses fins. Sur le plan dramaturgique, ces contradictions finissent par faire de lui un personnage  d’autant + trouble qu’oubliant sa promesse de reconnaissance éternelle, il se montre aussi peu reconnaissant envers Dubois au dénouement qu’il a été peu scrupuleux envers Marton et peu sincère avec Monsieur Rémy, dans les 2ers actes.

           

            [Une parole masquée]

            Empêchée, la parole de Dorante s’avance en effet masquée derrière la duplicité d’un statut qui le contraint à emprunter le détour d’une parole indirecte, d’autant plus problématique et séduisante qu’elle est sans cesse à double entente.

            Dorante ne pouvant déclarer sa passion qu’à Dubois (« je l’aime avec passion, et c’est ce qui fait que je tremble », I,2), qui parle de mariage à la 1ère personne du pluriel (« il faut qu’elle nous épouse », III,1), sa parole amoureuse passe d’abord par la médiation du roman ourdi par le valet à l’acte I, scène et poursuivi à l’acte II, scène 12. Grâce à ce système de parole d’amour par substitution, Dubois et Dorante réussissent à construire une image romanesque, qui excite l’imagination, partant le désir d’Araminte. Ce langage emphatique emprunte à l’acte III, scène 8 le détour d’une lettre, dans laquelle Dorante-Dubois utilise les hyperboles précieuses (« je l’adore » appartient au vocabulaire religieux, « transports » souligne la démesure de l’attachement de Dorante), qui lui valent la raillerie de Madame Argante, mais qui n’en constituent pas moins une déclaration en bonne et due forme. Les termes que l’intendant amoureux ne peut se permettre d’employer face à Araminte deviennent possibles par papier et voix interposés, le rival achevant de prêter sa voix à Dorante. Enfin, amoureux transi ou séducteur achevé, celui-ci peut, sachant qu’Araminte connaît sa passion par Dubois, par le bruit fait autour des deux tableaux et que son corps a trahi son dépit quand elle lui a dicté sa fausse lettre à Dorimont, emprunter le détour de la 3ème personne pour faire l’unique déclaration d’amour de la pièce : »Est-elle fille ? A-t-elle été mariée ? / Madame, elle est veuve./ Et ne devez-vous pas l’épouser ? Elle vous aime, sans doute ?/ Hélas ! Madame, elle ne sait pas seulement que je l’adore. Excusez l’emportement du terme dont je me sers. Je ne saurai parler d’elle qu’avec transport ».

 

 

 

           

            Araminte

            La position que son statut de veuve d’un riche financier confère à Araminte est ambiguë.         Maîtresse d’une maison dans laquelle il lui appartient in fine et à elle seule de décider quel intendant elle engage ou renvoie et ce qu’elle fait des domestiques qu’il lui appartient de recruter, de loger, de donner et de congédier comme elle l’entend, elle jouit, par son indépendance juridique et par sa richesse d’une liberté et d’une autorité effectives, dont les autres maîtres : Mme Argante et Dorimont sont dépourvus. C’est elle qui, in fine,  engage, installe, défend, garde, hésite à renvoyer, et finalement choisit Dorante et justifie, envers et contre tous, les procédés plus ou moins malhonnêtes qu’il a déployées pour la conquérir.

            C’est qu’elle fait de sa fortune et de son indépendance un usage spécifique, traduit par les consignes « d’honnêteté » qu’Arlequin a si sottement appliquées dans l’acte I, scène 1 et qui font de son commerce avec ceux qui la « servent » : Arlequin, Marton et Dorante, autre chose qu’un simple rapport de force : une relation de confiance qui peut se durcir en conflit d’autorité quand elle est trahie, mais qui reste empreinte d’un souci d’éviter de blesser l’autre, de lui venir en aide, de réparer le dommage commis. Ainsi traite-t-elle Marton « + en amie qu’en suivante ». Elle prend sous sa protection cette fille de procureur, qu’elle prétend doter pour œuvrer dans un sens qui réunirait la fortune et le mérite Si elle la traite de « folle » quand, devenue vraie rivale, elle interrompt le marivaudage de la fausse lettre pour lui demander la main de Dorante, puis la contraint à renvoyer Dorante au moment où elle a enfin obtenu l’aveu de son amour, et qu’elle répond «froidement » au congé que la fausse suivante lui demande à l’acte III, scène 11, la tristesse et le remords, sincère ou tactique, de Marton justifiant Dorante pour rejeter la responsabilité de la méprise sur Monsieur Rémy suffisent à l’attendrir et à la réconcilier avec Marton. Surtout l’art avec lequel elle excelle à valoriser son futur intendant, sans tomber dans l’emphase obséquieuse lors de l’entretien d’embauche de l’acte I, scène 7 contraste avec le mépris affiché par Madame Argante à l’encontre de celui qu’elle traite comme un domestique, à l’acte I, scène  10 : « Je suis obligée à Monsieur Rémy d’avoir songé à moi. Puisqu’il me donne son neveu, je ne doute pas que ce soit un présent qu’il me fasse ». Le compliment, mis en valeur par le discret jeu de mots sur le verbe « donner » , qui signifie « confier à » et qu’Araminte réinterprète dans le sens de faire un cadeau, un « présent », atteste de son souci de ménager l’amour-propre, bientôt de réparer par la compassion l’injustice régnante : « C’est une chose qui me blesse… ». L’expression renvoie à une identification de la jeune veuve à l’être supposé blessé et à ces blessures qu’elle n’énonce pas, mais apaise en jouant le rôle de princesse. Ce mérite dont elle s’institue juge tient à l’appartenance familiale, à la formation, à la notoriété, à l’individu, mais pas à la fortune ni de la possession d’un nom aristocratique : « un homme de quelque chose » s’oppose au « beau nom de Dorimont ». L’univers sur lequel Araminte se plaît à règner n’est pas celui de la vanité de sa mère et de Dorimont, mais d’une noblesse réelle, dont ils sont dépourvus.

            Ce sens de la justice amène Araminte, blessée par les procédés de sa mère et du Comte Dorimont, à prendre la défense de Dorante contre sa mère, dès l’acte I, après la querelle faite à l’intendant par Madame Argante, puis à l’acte II, avec l’aventure du portrait. La manière dont Monsieur Rémy tient tête au Comte Dorimont dans le débat sur les droits de la mère[6] semble lui faire prendre conscience de droits et de pouvoirs qu’elle ignorait jusque-là et qu’elle va exercer pour conserver sa position de protectrice de Dorante. S’adressant au comte à la 3ème personne et sur le mode impersonnel pour renvoyer son intendant (« que ceux qui l’ont amené sans me consulter le remmènent »), elle semble imiter l’ « ignorance » dans laquelle Monsieur Rémy tenait le grand seigneur et rappelle discrètement à sa mère qu’elle n’est + une enfant : « ce serait une enfance à moi que de le renvoyer sur un pareil soupçon » (III,6). Lorsqu’Araminte dit à Dorante : « fussiez-vous l’homme du monde qui me convînt le moins, vous resterez : dans cette occasion-ci, c’est à moi-même que je dois cela » (III,7), il n’y a pas que le signe du développement de la passion, mais l’affirmation que la personne propre est en jeu dans l’affaire et qu’Araminte a adopté un nouveau point de vue sur elle-même, comme fille, comme bourgeoise, comme femme. En écho à sa timidité initiale, elle pourra proférer publiquement, à, l’acte III, scène 6 : « je suis d’ailleurs comme tout le monde : j’aime assez les intendants de bonne mine » En proclamant son droit à envisager elle aussi des objets éventuellement désirables, elle s’aperçoit qu’entre les discours divers tenus par la convenance sociale, il lui est possible de choisir. Elle en a alors fini avec la suspicion qui pèse à la fois sur la femme et sur la richesse bourgeoise, et qui conduit Mme Argante à fétichiser la convenance, qui l’a conduit à ruser avec son désir en se refusant d’être prince là où elle peut l’être, en faisant la fortune de Dorante.

 

            S’ « il y a de l’indécence au parti d’épouser son intendant », comme l’écrit d’Argenson et comme le pense encore au dénouement Mme Argante, c’est en effet que le statut de veuve fortunée expose le désir inconvenant d’Araminte au regard d’une société prompte à dauber sur la séduction d’une femme victime d’un « galant » comme sur l’inconvenance d’une mésalliance cachant l’obscénité du désir.

            Aussi bien la « tranquille Araminte » n’est-elle pas pressée de quitter, par un mariage d’intérêt qui la placerait sous la tutelle d’un homme froid, gouverné par l’intérêt et dont les procédés, humiliants, révèlent un jaloux déplaisant sous le vernis de la « tendresse » hypocrite, l’état confortable de veuve où, maîtresse d’elle-même, elle jouit d’une certaine liberté. La 1ère épreuve qu’elle fera sera donc, avec la surprise de l’amour provoquée par la 1ère fausse confidence de Dubois, celle d’une « inquiètude » destinée à la faire sortir de cette « tranquillité » où son désir s’endort. L’expérience linguistique,  éprouvante et dramatique à laquelle Dubois la soumet, n’a en effet pas pour seul but de la flatter en faisant naître en elle le désir de vivre une « aventure » romanesque en se découvrant plus qu’aimée, adorée par un homme dont elle a déjà noté qu’il était « bien fait » et pour lequel elle a déjà ressenti, lors de son apparition à l’acte I, scène 6, l’élan irrépressible d’un désir non feint, et qu’elle découvre dans la posture d’un héros de roman courtois/ galant. Il s’agit pour Dubois de la forcer à s’investir dans l’échange verbal, de l’inquiéter en la faisant passer d’une extrême à l’autre S’inquiète-t-elle que son intendant soit « timbré comme cent », elle est rassurée en apprenant que cette démence n’est qu’un amour fou, et que cette folie a « bon goût », puisque Dorante est amoureux d’elle : « c’est vous » ; « il vous adore ». Cette parole émotive et dramatique fait éprouver successivement toutes les passions à Araminte : la jalousie, la perplexité, la curiosité, pour revenir toujours à l’inquiétude. Le locuteur contraint alors Araminte à adopter une série de postures variées : l’indifférence (« avec négligence), l’incrédule (« Dorante ! il m’a paru de très bon sens ! »), à poser des questions (« est-ce que tu la connais, cette personne ? »). Dans la fulgurance de l’instant, le personnage fait l’expérience d’une «aventure émotionnelle » bouleversante et trépidante qui la charme, la surprend (« tu me surprends à mon tour » ; »quelle aventure ! » ; »tu m’étonnes à un point ! ») et l’embarrasse : « la vérité est que voici une confidence dont je me serais bien passée moi-même » (I,15).

            Entendre parler de cet amour effrayant la tranquille Araminte, qui voudrait bien rester en repos et prendre son temps, celui de jouir du bonheur de sa liberté de veuve et des « effets surprenants » de la sympathie née lors de la rencontre muette et à distance de l’acte I, scène 6, elle aimerait garder le secret de cet amour scandaleux dont Dubois lui a garanti l’éternel silence quand il a campé le portrait de Dorante en héros de roman courtois ou en berger de pastorale : « premièrement il ne vous dira mot ; jamais vous n’entendrez parler de son amour ». Tout au long de la pièce, elle s’efforcera de préserver le secret, que Dubois et Dorante font tout pour éventer : à la fin de l’acte I, scène 14, elle demande à Dubois de « garde[r] un profond secret » et déclare que les sentiments éprouvés par Dorante sont « des choses qui ne doivent jamais percer ». Suite à l’affaire du tableau, elle reproche son indiscrétion à Dubois : « c’est de ton silence dont j’ai besoin » ; »tais-toi donc, tais-toi ; je voudrais pouvoir te faire oublier ce que tu m’as dit ». C’est qu’alors que la parole laisse des traces indélébiles dans l’esprit des hommes et qu’elle prend valeur d’acte quand, prononcée devant témoins, elle ne peut être niée, le secret représente, pour Araminte, la possibilité inespérée de ne pas avoir à choisir entre la tranquillité et l’amour, à jouir de sa condition de jeune veuve indépendante et de la douce ivresse de la passion, à retarder inévitablement le moment du choix. Moins il sera question de l’amour de Dorante au sein de la famille, + elle pourra en jouir secrètement et durablement. C’est du reste pourquoi elle déplore que l’affaire du tableau fasse autant de « bruit », avant d’ajouter significativement : »cela vaut-il la peine qu’on en parle » (II,10).

            Tout l’art de Dubois consiste au contraire à contraindre Araminte à choisir entre l’amour et son tranquille veuvage en la mettant dans des situations critiques, où elle ne peut faire autrement que de prendre parti en parlant. Lorsque Dubois se chamaille avec Arlequin à propos du tableau, il requiert incidemment l’avis de sa maîtresse : »et moi je te dis qu’on ne le laissera point là, que je le détacherai moi-même, qui tu en auras le démenti et que madame le voudra ainsi ». Sans le savoir, Monsieur Rémy favorise ce dessein en demandant à Araminte ce qu’elle pense du refus de Dorante de quitter, avec sa maison, son emploi d’intendant pour épouser une riche veuve : »Ai-je tort, Madame ?/ Araminte, froidement C’est à lui de répondre » (II,2). La force illocutoire de la question contraint à répondre en rendant suspects silence, esquive ou refus. Sommée enfin par sa mère de renvoyer son intendant pour éviter tout scandale, Araminte est contrainte de sortir de sa réserve : « Mme Argante Vous dites que vous le garderez ; vous n’en ferez rien/ Araminte, froidement Il restera, je vous assure ». Congédier Dorante reviendrait à renoncer aux joies de l’amour. Le garder reviendra bientôt à avouer qu’elle l’aime et à assumer les conséquences de son choix. A l’acte III, Araminte ne peut plus louvoyer, tant le scandale est devenu éclatant. Elle tente bien de nier les évidences en suggérant que le Comte est l’auteur de la miniature (II,10) ou que la lettre est d’une « écriture contrefaite » (III,8). Mais rien n’y fait : le comte dément ; la mise en scène diabolique de Dubois place Araminte devant l’impérieuse nécessité de se décider, de se prononcer fortement, de s’engager par la parole, de s’exprimer. C’est la fonction de la « crise » (II,16), terme de théâtre emprunté aux domaines militaire et médical dans lesquels il désigne le moment où le corps livre bataille contre la maladie dans un ultime et décisif combat : soit la violence de la crise emporte le malade soit le dernier spasme du mal annonce la guérison prochaine. La crise est donc l’expression d’un conflit qui pousse Araminte dans ses retranchements et la contraint de dire ce qu’elle a sur le cœur, de nommer l’amour, de le définir, de faire de cette donnée naguère inexistante pour elle l’élément central de son existence. Il lui interdit de jouir en secret d’un amour qu’elle seule connaît.

            « Fierté, raison, richesse, il, faudra que tout se rende » (I,2). L’intériorisation de l’obstacle et de l’intrigue fait que l’aveu est précédé d’un conflit entre l’amour et l’amour propre, conflit par lequel Araminte protège son amour-propre en refusant d’avouer, de s’avouer l’inclination qu’elle éprouve pour Dorante. Acculée, elle multiplie les ruses et les esquives, conscientes ou inconscientes, qui sont autant de pointes de « mauvaise foi ». Cette situation est à l’origine d’une série d’énoncés ambigus, de propos à double entente à travers lesquels la locutrice révèle à son insu ses véritables désirs. Dès l’acte I, scène 6, l’emploi du verbe « donner » trahit la secrète attirance d’Araminte pour Dorante et préfigure la mise hors jeu de Marton, que Monsieur Rémy vient pourtant de « fiancer » avec son neveu : »il n’était pas nécessaire de me préparer à le recevoir : dès que c’est Monsieur Rémy qui me le donne, c’en est assez : je le prends ». Persuadée de convaincre Dubois du bien-fondé de ses arguments, elle se trahit elle-même quand elle ponctue d’un « honnêtement » ironique, un argumentaire qui ne s’abrite derrière la compassion et l’obligation sociale que pour mieux garder, avec Dorante, la chance de poursuivre une « aventure » : »Dubois Il y aura bien de la bonté à le renvoyer. + il voit Madame, + il s’achève/ Araminte Vraiment, je le renverrais bien ; mais ce n’est pas là ce qui le guérira. D’ailleurs, je ne sais que dire à Monsieur Rémy qui me l’a recommandé ; et ceci m’embarrasse. Je ne vois pas trop comment m’en défaire, honnêtement. » Flattée par le portrait romanesque que Dubois vient de brosser du couple, elle dissimule la satisfaction d’amour propre sous la compassion : « Voilà qui est bien digne de compassion ! Allons, je patienterai quelques jours, en attendant que j’en aie un autre : au surplus, ne crains rien, je suis contente de toi ; je récompenserai ton zèle, et je ne veux pas que tu me quittes ; entends-tu, Dubois ? ». Mais c’est surtout à l’acte II, scène 12 qu’elle ne cesse de dévoiler ses sentiments subconscients : »Araminte, d’un air vif[..] sans toi je ne saurais pas que cet homme-là m’aime, et je n’aurais que faire d’y regarder de + près ». L’embarras d’Araminte n’est ici pas seulement dû au caractère potentiellement scandaleux de la situation, mais bien au fait que Dorante ne la laisse pas indifférente. Elle aurait aimé de pas avoir à « y regarder de + près », c.à.d. ne pas devoir s’enquérir de la réalité de cet amour. Or toute la stratégie de Dubois consiste justement à lui faire prendre conscience de son trouble. Les répliques suivantes sont tout aussi significatives. Le désir que Dorante aime Marton est pure feinte. Après s’être disculpée de garder le jeune homme, elle tente de savoir si son prétendu amour pour Marton est vrai, sous couvert de vouloir se débarrasser de lui : « Ce n’est + le besoin que j’ai de lui qui me retient, c’est moi que je ménage (elle radoucit le ton). A moins que ce qu’a dit Marton ne soit vrai, car je n’aurais rien à craindre. Elle prétend qu’il l’avait déjà vue chez monsieur Rémy, et que le procureur a dit, même devant lui, qu’il l‘aimait depuis longtemps et qu’il fallait qu’ils se mariassent : je le voudrais ». Ce « je le voudrais » est feint et rassurée par les démentis de Dubois, elle cherche à savoir + précisément ce que pense Dorante tout en cherchant à donner l’impression du contraire, ce que suggère la didascalie négligemment. Convaincue, avec la souffrance de Dorante, de la force de ses sentiments, elle finit par exprimer véritablement sa pensée, toujours sur le mode indirect et reconnaît, sous prétexte de pouvoir le renvoyer s’il avouait, attendre sa confession : « Il est vrai qu’il me fâcherait s’il parlait ; mais il serait à propos qu’il me fâchât ». Cette dernière phrase est un chef d’œuvre de marivaudage, au sens d’un jeu sur le langage et ses implicites, du personnage avec ses désirs. La proposition semble ménager les convenances en suggérant qu’une déclaration de Dorante serait opportune en ce qu’elle lui permettrait de le congédier. Mais elle suggère aussi qu’elle ne souhaite pas être dans l’obligation de le renvoyer. Elle exprime surtout le désir secret d’entendre Dorante lui déclarer sa flamme : prête à entendre cette déclaration, elle trouverait probablement une satisfaction amoureuse à être ainsi «fâchée ». Le déplaisir causé par l’aveu s’accompagnerait du plaisir de se savoir aimée et de se l’entendre dire par celui qu’elle aime secrètement.

            C’est du reste ce à quoi elle pousse Dorante pour éprouver son amour, le mettre à l’essai, mais éprouver aussi une satisfaction, une vengeance d’amour propre à le faire souffrir à l’acte II, scène 13. Déjà à l’acte I, scène 15, son amour-propre, mis en danger par la fausse confidence de Dubois, avait tâché ainsi de reprendre le pouvoir en usant des prestiges et des feintes de la parole. Informée de l’amour de Dorante, elle avait joué de ses émotions en lui annonçant son congé avant de revenir sur sa décision en changeant brusquement d’avis (« Eh, mais oui,, je tâcherai que vous restiez »), pour mieux l’éprouver de nouveau en évoquant l’éventualité d’un mariage prochain avec le comte : »si j’allais épouser le comte, vous auriez pris une peine inutile ». Ce désir de l’inquiéter, de le mettre à l’épreuve culmine dans le « piège » de la lettre qu’elle lui dicte. Araminte joue alors la maîtresse inflexible et jouit manifestement de son pouvoir retrouvé. Elle affiche un ton autoritaire et multiplie les questions faussement naïves : « je crois que la main vous tremble ! Vous paraissez changé. Qu’est-ce que cela signifie ? Vous trouvez-vous mal ? ». Araminte renverse ici le rapport de force et joue consciemment avec la parole, en en faisant un instrument de domination, même si elle est elle-même troublée par son stratagème. C’est donc au tour d’Araminte de pousser l’amant à avouer ses sentiments, donc à se compromettre, moins pour le renvoyer en faisant éclater sa faute, en le poussant à se trahir par sa propre parole, pour le convaincre de son stratagème, comme le craint Dorante, que pour que lui aussi soit mis en défaut, qu’il fasse l’expérience de la défaite de son amour-propre et qu’il trouve la force de sauter le pas, de se déclarer : »A part Il souffre, mais il ne dit mot ; est-ce qu’il ne parlera pas ? ». La mise à l’épreuve sert à vérifier l’intensité de l’amour de Dorante : l’amant de la tradition courtoise ne saurait conquérir le cœur de sa dame sans souffrir, sans vaincre des obstacles, sans se dépasser lui-même.

 

            Au dénouement, l’aveu qui échappera à Araminte déclenchera un aveu d’une autre nature, qu’il appartiendra à Araminte d’interpréter, de manière au demeurant fort ambiguë.

            L’aveu tant désiré par Dorante et par le spectateur arrive de manière imprévisible, sans que l’amant ait à l’arracher à Araminte, et d’une manière qui échappe à Araminte. En effet l’aveu, clair, demeure, dans sa formulation, indirect : Araminte emploie le conditionnel, puis une périphrase, la didascalie soulignant la sincérité, mais aussi la spontanéité, le jaillissement d’une décision brusque, saut dans l’inconnu qui marque une rupture. Mais on peut aussi penser que l’aveu, qui échappe à Araminte, est escamoté.

            La tirade, par quoi Araminte ressaisit le sens de l’aveu et de la pièce pour mettre Dorante hors de cause, est tout aussi ambiguë. On peut y voir, avec France Farago,  le signe d’un pardon, par quoi l’aveu, parole performative et signe éclatant de « l’honnêteté », de la « probité » de Dorante, n’abolit pas la faute, mais en inverse le signe en transformant au moment opportun, quoique de manière inattendue, la culpabilité en probité. Dans cette perspective la « sincérité » de la « passion infinie », fondement du mensonge, disculperait et justifierait l’amant aux yeux d’Araminte. La fin justifiant les moyens en matière d’amour, la réussite de la conquête amoureuse justifierait a posteriori la témérité de l’acte, légitimerait la comédie, adossée à une vérité du cœur. La parole ne vaudrait pas par son contenu, mais par sa finalité, si bien qu’on pourrait mentir en toute légitimité si le mensonge, né de l’amour, le favorise. Mais on peut aussi, attentif aux modalisateurs, au silence qui indique la succession de sentiments complexes, à la polyphonie de l’adverbe « après tout », aux tournures impersonnelles qui évitent d’avoir à pardonner en son nom propre,  voir là la preuve que face à la possibilité de légitimer ou de renier ce qui a eu lieu, Araminte choisit, sans illusion, d’entériner la fiction en conférant un sens noble aux actions de Dorante, crédité du terme d’ « honnête homme ». L’homme serait alors le produit de son histoire, dont il peut construire à sa guise les sens possibles, sans qu’aucune signification ne puisse prendre le pas sur les autres. La fin resterait ouverte.

 



[1] Lors de la prise de bec entre Madame Argante et Monsieur Rémy, le Comte invitera du reste le procureur à modérer son langage en lui rappelant discrètement sa profession et sa condition de roturier : « Le Comte Doucement, Monsieur le Procureur, doucement : il me paraît que vous avez tort/ Monsieur Rémy Comme vous voudrez, Monsieur le Comte, comme vous voudrez : mais cela ne nous regarde pas.

 

[2] « Et tu crois qu’elle fera quelque attention à moi, que je l’épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n’ai point de bien ? »

[3] Dès sa 1ère apparition sur scène, Dorimont veut se servir de l’intendant entré au service d’Araminte pour obtenir la main de cette dernière : « ?’y aurait-il pas moyen de raccommoder cela ? Araminte ne me hait pas ; mais elle est lente à se déterminer ; et pour achever de la résoudre, il ne s’agirait + que de lui dire que le sujet de notre discussion est douteux pour elle. Elle ne voudra pas soutenir l’embarras d’un procès. Parlons à cet intendant : s’il ne faut que de l’argent pour le mettre dans nos intérêts, je ne l’épargnerai pas/ Oh, non ! ce n’est point un homme à mener par là ; c’est le gardçon du monde le + désintéressé ;/ Tant pis ! ces gens-là ne sont bons à rien » (II 4).

[4] Par exemple quand, maniée par le Comte et par Araminte, elle feint de complimenter Araminte, mais aussi de faire référence à la faible valeur esthétique du « vieux tableau » pour mieux pointer l’indécence de la contemplation de Dorante, tandis que la réponse d’Araminte prétend aller dans le sens de son interlocuteur (« effectivement ») pour mieux démontrer son absence de jugement : « Le Comte, d’un ton railleur Ce qui est sûr, c’est que cet homme d’affaires-là a bon goût/ Araminte, ironiquement. Oui, la réflexion est juste. Effectivement, il est fort extraordinaire qu’il ait jeté les yeux sur ce tableau ». Tenir pour extraordinaire l’attitude de Dorante est ridicule et revient à méconnaître les charmes naturels d’Araminte. La critique est d’autant + efficace qu’elle demeure implicite et sujette à interprétation.

[5] «Votre père et le sien s'aimaient beaucoup; pourquoi les enfants ne s'aime­raient-ils pas ? » (acte I, scène 4). 

[6] « Cela ne vous regarde pas. Vous savez bien que je n’ai pas l’honneur de vous connaître ; et nous n’avons que faire ensemble, pas la moindre chose » (III,5).

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