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"La raison des effets": typologie de l'obéissance dans "Les Pensées" de Pascal

La « raison des effets »[1] : typologie de l’obéissance sous la forme d’un commentaire du fragment 90, illustré d’exemples empruntés à d’autres fragments

 

Synopsis        

Face aux institutions, à la loi, à l’Etat, à l’ordre social, les hommes adoptent des comportements qui sont le reflet de leur degré de lumière et de justice. Le peuple, qui croit à la légitimité du pouvoir et qui est tout imprégné de l’illusion que les grandeurs d’établissement sont des grandeurs naturelles bien à leur place, a une opinion saine, mais vaine et  vit dans l’ignorance salutaire des « effets ». Capable de découvrir « les effets », l’arbitraire, la vanité des lois comme des « vacations farcesques », le demi-habile se scandalise d’une injustice qu’il prétend réparer, sans voir que derrière l’absurdité apparente du système se cachent un ordre et une causalité + profonds : il reste aveugle au fait que le + important est que les lois soient respectées. Conscient de la vanité des lois et de l’origine violente des institutions, mais pénétré de la nécessité de maintenir le « peuple » dans l’ignorance de cette vérité pour maintenir la paix civile, l’ « habile », doué de « science sans zèle », découvre que sous l’effet se cache une règle, une causalité secrète qui la fonde : peu importe que l’origine de la loi soit injuste, dans la mesure où elle remplit son rôle qui est de faire respecter la paix civile (fr 66).

ó Il existe donc bien, dans la cité terrestre, une certaine forme de justice, dont les fondements sont indéniablement irrationnels et qui n’est ni la justice absolue de la loi naturelle, ni la justice de Dieu, pré-lapsaire ou post-lapsaire, mais qui permet d’éviter le pire et constitue ainsi un moindre mal. Le  « dévot » partage avec le demi-habile la contestation de l’autorité temporelle, mais au nom de sa seule obéissance à Dieu. Seul le « parfait chrétien », qui pratique, comme l’ »habile », la lucidité consistant à dissocier la vanité de l’utilité de la loi, rapporte la « pensée de derrière » à son humiliation devant Dieu.

 

Développement        

1- L’opinion du peuple est vaine, mais saine

Le « peuple » se définit donc par son «ignorance naturelle » (B 328/ Laf 93), sa naïveté, c.à.d. son incapacité à établir une différence entre les apparences et la réalité effective, à introduire une distance entre les ordres de choses. La « folie du peuple » (« La puissance des rois est fondée sur la raison et sur la folie du peuple, et bien + sur la folie. La + grande chose du monde a pour fondement la faiblesse. Et ce fondement est admirablement sûr, car il n’y a rien de + sûr que cela que le peuple sera faible. »fr 26), strictement identique à celle des grands, consiste à ne pas dissocier la personne du personnage, l’ordre des corps de l’ordre des esprits, la justice intrinsèque de la justice extrinsèque des lois. Non seulement il ignore que les lois sont arbitraires, mais il croit encore qu’elles sont justes parce qu’il a besoin de croire en l’existence de la justice pour y obéir : ne voulant «être assujetti qu’à la raison et à la justice » (fr 525), « il n’obéit qu’à cause qu’il les croit justes » fr 66). Il se trompe donc et se nourrit d’illusion à l’endroit de la justice, des lois et des « grandeurs » d’établissement : il prend les simulacres de la justice pour la justice elle-même, convaincu que les lois en sont l’émanation ; croyant aux lois, il « prend leur antiquité comme une preuve de leur vérité » (fr 525) ; il croit que la noblesse est une grandeur réelle, considère presque les grands comme étant d’une autre nature que les autres (1er DCG, fr 90, 92, 93) et vénère le roi (fr 25); il croit que le pouvoir coïncide avec le mérite, la force avec la parfaite justice, l’établissement avec la nature. Son opinion est donc « vaine », car il n’est pas dans la vérité.

            Mais si le peuple n’est pas dans la vérité, la vérité est dans le peuple, car son opinion est « saine » : il prête à l’établissement une justice intrinsèque et, en un sens, il a raison de le faire, puisque « la justice est dans ce qui est établi » (fr 645[2]) ; il respecte la loi et les grands comme s’ils étaient parfaitement justes, et en cela il observe une parfaite justice : c’est par exemple une « opinion très saine » « d’avoir distingué les hommes par le dehors, comme par la noblesse ou les biens. Le monde triomphe encore à montrer combien cela est déraisonnable. Mais cela est très raisonnable » (fr 101), et ceux qui pensent el contraire raisonnent à la façon des cannibales de Montaigne, qui s’étonnent et se rient d’un enfant roi. Comme les « appréhensions des sens sont toujours vraies » (fr 701), en politique il faut toujours en croire ses yeux. Quand le peuple murmure sur le passage des rois : « le caractère de divinité est empreint sur son visage », il est infiniment + proche de la vérité que les demi-habiles qui ne voient en lui que le descendant méprisable d’un soldat heureux, car il s’attache de fait à la puissance royale « non seulement une image, mais une participation de la puissance de Dieu ». La « sottise » n’est donc pas du côté de ceux qui restent debout dans la chambre des princes, car l’ordre de toute une cité repose sur les « cérémonies extérieures » qui, distinguant, épargnent la confrontation sanglante des qualités naturelles que chacun prétend avoir au-dessus des autres : « Le +  grand des maux est les guerres civiles. Elles sont sûres, si on veut récompenser les mérites, car tous diront qu’ils méritent. La mal à craindre d’un sot qui succède par droit de  naissance n’est ni si grand, ni si sûr » (fr 94).  Etrivière flatteuse, la brocatelle est bien une « force » (fr 89[3]) parce que, royaume du signifiant, l’ordre du politique est le lieu de l’apparence essentielle, est fondé non sur un connaître, mais sur un reconnaître : si l’homme y apparaît ce qu’il n’est pas, il y est aussi ce qu’il apparaît, parce que l’ordre social sert à masquer la déchéance ontologique : une société donnée, c’est tout un peuple qui se crève agréablement les yeux (fr 44).

 Si Pascal ne partage pas le mépris des esprits forts, des dévots et des « politiques » pour le peuple, il n’entreprend cependant pas le déciller. Confondant ce qu’il faudrait « discerner », le peuple a des opinions infondées, de sorte que s’il a raison d’obéir aux lois et de respecter les conventions sociales, il a raison en quelque sorte par hasard, pour de mauvaises raisons : « il n’en sent pas la vérité où elle est et, la mettant où elle n’est pas, ses opinions sont toujours très fausses et très malsaines » (B 328/ Laf 93[4]) ; « encore que les opinions du peuple soient saines, elles ne le sont pas dans sa tête. Car il pense que la vérité est où elle n’est pas. La vérité est bien dans leurs opinions, mais non pas au point où ils se figurent. Il est vrai qu’il faut honorer les gentilshommes, mais non pas parce que la naissance est un avantage effectif » (fr 92). Dès lors « la puissance des rois est fondée sur la raison et sur la folie des peuples, et bien + sur la folie » (B 330/ Laf 26). Pour autant le moraliste janséniste n’entend pas, à l’instar du demi-habile, déniaiser le peuple : parlant « comme le peuple » (fr 91), non pour l’abuser, mais parce que la désillusion causerait sa + grande illusion (« on ne doit rapporter que les choses qu’il est utile de découvrir, et non pas celles qui ne pourraient que blesser sans apporter aucun fruit » (11ème Provinciale), il préfère proportionner ses paroles à la faiblesse de ceux qui les écoutent et « piper » le peuple, non pour lui mentir, mais pour le protéger du mensonge des démagogues : comme « ces médecins habiles qui, par la manière adroite de préparer les + grands poisons, en savent tirer les + grands remèdes » (Entretiens avec Monsieur de Sacy), le « bon politique » confirme dans le peuple la raison sans les raisons, parce que les raisons dévoilées lui feraient perdre la raison. « Ce qui caractérise le peuple, selon Gérard Fereyrolles, c’est qu’il ne sait pas à quel point il a raison : s’il le savait, il aurait tort ». Mieux vaut pour l’homme qu’il croie avoir une justice qu’il ne peut avoir, car aussitôt qu’on lui montre l’injustice, il cherche hors de la seule justice dont il soit susceptible, la coutume présente, une justice originelle qui fuit toujours + loin et ne pourra jamais être atteindre, parce qu’elle n’est ni ne fut de ce monde. La « piperie » ne dissimule donc pas au peuple une justice due, mais que rien ici bas n’est essentiellement juste. Elle évite donc au peuple, affamé d’essentielle justice, de se précipiter dans l’essentielle injustice d’une guerre civile et lui présente comme juste un établissement devenu, d’arbitraire qu’il était, raisonnable et qu’il est effectivement juste de respecter. La « piperie » n’est donc pas un instrument d’exploitation, contrairement à la duperie par laquelle les grands excitent le peuple à se soulever au nom d’une « prétendue justice » (fr 85), à seule fin de récupérer sur lui des droits dont la monarchie le décharge ; elle le préservedes spécieuses illusions, aux trop réelles suites où le convient les chantres d’une révolution réactionnaire que sont l’utopique demi-habile et le noble frondeur, à qui la guerre civile est toujours un gain.

 

 

           

2- Le demi-habile a compris que la vraie justice est absente des institutions humaines, mais comme il n’a pas compris que cette vraie justice est absente de l’humanité, il trouble le monde en contestant l’ordre établi au nom d’une norme de justice proprement utopique.

Des demi-habiles, Pascal dit qu’ils méprisent et « troublent » le train du monde : « ceux-là troublent le monde et jugent mal de tout. Le peuple et les habiles composent le train du monde ; ceux-là le méprisent et sont méprisés » (fr 83).

« Sortis de l’ignorance naturelle », « vrai siège de l’homme » pourtant, les « demi-habiles » ont seulement « quelque teinture de la science suffisante » (fr 83). Esprits + avertis, ils ont compris qu’entre être et paraître, il n’y a pas de liaison nécessaire et que « la naissance n’est pas un avantage de la personne, mais du hasard » (B 337/ Laf 90). Supérieurs au peuple en ce qu’ils discernent ce qui tient au préjugé, à la coutume, à l’établissement, ils méprisent les grandeurs d’établissement parce qu’ils les ont reconnues pour simple établissement. Comprenant que la justice humaine, devenue, n’est qu’un effet de justice, ils y dénoncent une fausse justice parce qu’ils reconnaissent qu’elle ne procède ni d’une cause, ni d’une origine, ni d’un modèle véritablement juste. Ils voient donc  bien que la vraie justice est absente des institutions humaines, que la noblesse n’est pas un avantage de nature, que le fils du roi n’est pas le + digne, que l’aîné n’a pas + de mérite que le cadet. C’est pourquoi ils refusent d’honorer les grands et contestent les lois établies. Mais ils ne reconnaissent pas que la justice est absente de l’humanité et c’est pourquoi  ils invoquent une norme de justice primitive, au nom de laquelle ils contestent l’ordre établi, mais qui n’est en réalité qu’une justice prétendue, une justice qu’ils imaginent.

Fomentant des révoltes pour renverser l’ordre politique et social, ils troublent donc le monde parce qu’ayant assez de lumière pour voir tout ce qui n’est pas juste en soi, ils proclament leur découverte et détruisent ainsi pour tous le fondement mystique de l’autorité, anéantissant par là même tout l’ordre de justice propre à la cité humaine, sans pouvoir en retour rien donner ou indiquer qui rapproche de la justice éternelle, laquelle leur reste cachée comme à tout autre : « de là vient l’injustice de la Fronde, qui élève sa prétendue justice contre la force » (fr 83) ; « rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes. Qui leur obéit parce qu’elles sont justes obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi…L’art de fronder, bouleverser les états est d’ébranler les coutumes établies en sondant jusque dans leur source pour marquer leur défaut d’autorité et de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l’état qu’une coutume injuste a abolies. C’est un jeu sûr pour tout perdre » (fr 60).

Ils ne sont donc qu’à moitié habiles, parce qu’ils ne voient que la moitié du problème : leur lumière fait qu’ils ne prennent pas ce qui est établi pour nature, mais pour simple établissement ; mais pour eux comme pour le peuple l’être seulement établi est synonyme d’injustice, d’usurpation et de déraison, parce qu’ils n’ont  pas la lumière supérieure qui leur permettrait de comprendre que ce qui est de coutume tire sa justice de son établissement et non son établissement de sa justice, parce qu’ils ignorent ce que peut être une réalité dont tout l’être consiste dans son être posé, dont toute la légitimité consiste dans la coutume elle-même et qui est « toute ramassée en soi ». Ils sont pareils au peuple en ce qu’ils ne conçoivent d’institution et de législation légitimes que par référence à une justice véritable dans son origine et dans son modèle ; comme le peuple, ils ne veulent obéir qu’à ce qui est juste en soi, si bien que la découverte de l’absence d’une vraie justice aboutit à anéantir toute obéissance. Les demi-habiles ne croient + que lois et grandeurs de ce monde procèdent d’une justice authentique en son origine : l’usurpation leur est apparue ; mais ils croient encore que tout ce qui n’est pas juste en soi est injuste et qu’il ne faudrait légitimement obéir qu’à ce qui est juste en soi. Ignorant, ou refusant de savoir que les lois qu’ils veulent établir sont aussi arbitraires que celles qu’ils veulent supprimer, ils n’ont pas assez d’intelligence pour comprendre la nécessité et la justice extrinsèque des lois.

 

3- Sachant que la vraie justice est absente, l’habile tire les conséquences de cette lacune : la nécessité de l’établissement et l’ordre justifié.

Parmi les « grandes âmes » qui ont si bien « parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir » qu’elles ont atteint cette docte ignorance, cette ignorance savante  par quoi elles ont compris que l’homme ne peut connaître la justice, tout étant vain et inconstant, l’habile est celui dont l’ignorance savante est considérée dans son rapport à l’objet de la pensée politique : l’ordre, la justice et l’établissement. Sachant que la vraie justice est absente (veri juris. Nous n’en avons + » (fr 83), que les lois sont vides de justice effective et les princes dépourvus de grandeur naturelle, ils ont tiré toutes les conséquences de cette perte ou de cette lacune : la nécessité de l’établissement et la force justifiée. Ainsi ont-ils la même conscience du caractère infondé en vraie justice de l’institution humaine que les demi-habiles. Mais, revenus de la croyance de droit à laquelle les demi-habiles restent attachés, ils parlent comme le peuple et adoptent la même conduite que lui : ils croient et disent qu’il faut honorer les grands et obéir aux lois et le font en effet, mais par pour les mêmes raisons. En effet, ils comprennent qu’en l’absence d’accès à un modèle du juste, il faut obéir aux lois, non parce qu’elles sont justes, mais « parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs » (fr 66). Aux demi-habiles, Pascal oppose donc un 1er niveau d’explication qui légitime l’ordre social : l’établissement, l’institutionnalisation des règles qui ont organisé l’ordre social et qu’il est condamnable de bouleverser, car on risque de provoquer la guerre civile. Ainsi « est juste pour Pascal ce qui est  établi. Loin d’être naturelle, la justice apparaît toujours a posteriori. C’est le résultat d’une construction », note L Thirouin : « la chose était indifférente avant l’établissement : après l’établissement, elle devient juste, parce qu’il est injuste de le troubler » (2ème DCG). Ce qui confère sa légitimité à la loi, c’est sa capacité à préserver la paix sociale : en cela elle est juste, quel que soit son contenu, arbitraire ou non, car il importe peu, dès lors que la loi parvient à faire respecter l’ordre établi et à éviter le trouble public. L’habile défend donc, comme le peuple, l’ordre établi, mais pour un autre motif, plus juste[5], et surtout dans la conscience qu’il faut obéir aux lois bien qu’il n’y ait aucune justice réelle dans la législation et donc seulement parce que les lois sont lois: « il serait bon qu’on obéît aux lois et aux coutumes parce qu’elles sont lois ; qu’on sût qu’il n’y en a aucune vraie et juste à introduire, que nous n’y connaissons rien, et qu’ainsi il faut seulement suivre les reçues : par ce moyen, on ne les quitterait jamais ».

Contre les demi-habiles », qui « méprisent les personnes de grande naissance, disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne, mais du hasard, l’habile sait aussi reconnaître la nécessité des inégalités sociales (« il est nécessaire qu’il y ait de l’inégalité parmi les hommes », fr 540), dans la mesure où l’instauration des grandeurs arbitraires est un facteur d’ordre parce que leur démonstration de force est indiscutable : «  un homme vêtu de brocatelle, et suivi de 7 ou 8 laquais ! Eh quoi ! Il me fera donner les étrivières si je ne le salue. Cet habit, c’est une force » (fr 89). L’ordre factice et conventionnel est préférable à tout autre, car une société qui tenterait de fonder un ordre rationnellement sur le mérite aboutirait à une  guerre civile perpétuelle, puisque tous veulent dominer, convaincus de leur propre mérite : le mérite étant une qualité sujette à dispute, fonder une hiérarchie sociale sur une valeur si polémique risquerait de conduire soit à l’anarchie, soit à un conflit permanent : « le + grand des maux est les guerres civiles. Elles sont sûres si on veut récompenser le mérite, car tous diront qu’ils méritent. Le mal à craindre d’un sot qui succède par droit de naissance n’est ni si grand, ni si sûr » (fr 94) Le demi-habile ne voit pas que l’on peut déceler, derrière une hiérarchie sociale apparemment arbitraire et injuste, la légitimité d’un ordre qui sauve du désordre civil.

 Alors que pour le peuple, le mérite est la cause naturelle des respects rendus, pour la pensée de derrière, il faut les rendre, bien que l’en-soi soit néant et la position contingente infondée. La pensée de derrière est donc la conscience du jeu de la pensée par rapport à la sphère de l’opinion, du langage et de la conduite. Elle est duplicité (l’habile sait qu’il parle et opine comme le peuple sans penser comme lui) sans malignité. Car les habiles ne cachent leur pensée que parce qu’ils ne peuvent pas l’enseigner : il faudrait dire au peuple à la fois que les lois ne sont pas justes et qu’il faut leur obéir non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois, que les supérieurs ne sont pas naturellement justes, mais qu’il faut leur obéir parce qu’ils sont supérieurs ; mais le danger est que, même si on dit en même temps les deux vérités, le peuple entendra le 1er moment avant de pouvoir entendre le second, sans jamais pouvoir entendre le second, si bien qu’il sera manipulé par les demi-habiles sans parvenir à la sagesse de l’habile. A moins que successivement, voire simultanément peuple par son comportement, demi-habile par son jugement et habile par son discernement, l’esprit ne trouve dans la pensée de derrière la marge de liberté qui lui permet d’honorer les Grands sans illusion, en tenant grâce elle séparés l’honneur qu’il doit et la nature de ceux qu’il honore, c.à.d. d’accomplir son devoir sans hypocrisie. Méditée par l’habile quand il est sujet, la pensée de derrière préserve la liberté intérieure et évite toute sédition (2ème DCG[6]). Conçue par un roi, habile, elle prévient toute injustice et a une vertu modératrice (3ème DCG[7]) Dans tous les cas, elle permet l’opération de la hiérarchie politique et donc la paix, qui est le souverain bien.

Ainsi, la « lettre sur l’injustice » prévue par Pascal et constituée notamment par le fr 60 se retourne, par un renversement dialectique, en discours d’allégeance aux lois : comme le fait remarquer Laurent Thirouin dans Le hasard et la règle. Le modèle du jeu dans la pensée de Pascal, c’est parce que les lois tirent une force redoublée de ne pas avoir part à la justice qu’elles sont efficaces. En effet, comme une justice authentique ne peut être établie par les hommes et que chaque tentative risque de se solder par un conflit, les lois garantissent la cohésion sociale précisément parce qu’elles n’ont rien à voir avec la justice, et sont donc non sujettes à disputes, indiscutables : « s’il n’y a aucune [loi] vraie et juste à introduire » (fr 525) parce que « rien suivant la seule raison n’est juste en soi » (fr 60), si les lois sont injustes et que néanmoins elles assurent réellement leur mission, si en dépit de leur vanité elles savent garantir la cohésion de la société, protéger l’homme des pires affrontements, c’est que la loi humaine n’a rien à voir avec la justice : « qui leur obéit parce qu’elles sont justes obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi. Elle est loi et rien davantage » (fr 60). Ainsi, alors que le demi-habile s’arrête à l’apparence des lois et déplore leur défaut de justice, croyant qu’elles sont de l’ordre de l’esprit, il se trompe et ne voit pas, à la différence de l’habile, qu’elles sont de l’ordre de la chair, dans la mesure où leur principal mérite réside dans leur force. La loi, n’étant pas de l’ordre de l’esprit, n’a pas à être juste, mais son injustice n’influe en rien sur l’obéissance qu’on lui doit. L’habile, conscient comme le demi-habile de la vanité des lois et des grandeurs d’établissement, vides de toute justice essentielle, intrinsèque et effective, est donc celui qui sait distinguer l’ordre de la justice, ordre spirituel, de l’ordre des lois, charnelles et reconnaître la force derrière les institutions. La règle est justifiée par sa seule faculté de régler : la loi «est toute ramassée en soi. Elle est loi et rien davantage » (fr 60). Pascal reconduit ici l’analyse de Montaigne : « les lois se maintiennent en crédit non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité » (Essais, III, 13). La loi fonctionne comme la règle d’un jeu : inaccessible à toute approche morale ou rationnelle, elles est pure expression indiscutable de la force qu’elle représente : »un  homme vêtu de brocatelle, et suivi de 7 ou 8 laquais ! Eh quoi ! il me fera donner les étrivières su je ne le salue. Cet habit, c’est une force » (B  315/ Laf 89). Cette autonomie de la loi, cet arbitraire qui en devient la définition même, lui confèrent une autorité absolue. Dans un monde abandonné au hasard, les règles qui s’appliquent sont aussi contingentes et aussi fortes que celles d’un jeu : la loi est à la fois parfaitement arbitraire et structurellement incontestable. L’idéal eût été que les lois organisant la société des hommes traduisent en règlements la loi naturelle ou que, le corps restant soumis à la volonté, elle-même soumise à un entendement qui recevrait par le cœur la loi de Dieu, les hommes obéissassent à la loi d’amour de la cité de Dieu[8], régie par l’ordre de la charité Mais pour son malheur, l’homme a perdu l’accès à la loi naturelle en se détournant de la vérité et de la justice de Dieu. Pour maintenir un ordre, il est donc contraint de forger des règles artificielles, de reconnaître des lois qui, en soi, ne peuvent prétendre à aucune légitimité. Ce qui donne force à ces lois, c’est leur établissement : « la justice est ce qui est établi ; et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu’elles sont établies » (fr 645). Bien que les lois ne possèdent pas de valeur intrinsèque, bien qu’elles ne soient pas essentiellement justes, elles possèdent une valeur extrinsèque, que leur confère le fait qu’elles soient lois, autrement dit qu’elles soient établies ou « reçues ».

Le peuple, qui obéit aux lois parce qu’elles sont lois, a donc une opinion « saine » en ce qu’il évite tout désordre civil, même si cette opinion est « vaine », en ce qu’ »il n’en sent pas la vérité où elle est », « la mettant où elle n’est pas », si bien que « la puissance des rois est fondée sur la raison et sur la folie des peuples, et bien + sur la folie ». Mais contrairement au demi-habile, prompt à déciller le peuple pour sa propre perte, l’habile consent à entretenir cette folie pour maintenir l’ordre : « pour le bien des hommes, il les faut souvent piper » (fr 60) ; « il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes, car il n’y obéit qu’à cause qu’il les croit justes. C’est pourquoi il lui faut dire en même temps qu’il y faut obéir parce qu’elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs non parce qu’ils sont justes, mais parce qu’ils sont supérieurs. Par là voilà toute sédition prévenue si on peut faire entendre cela et que proprement c’est la définition de la justice » (fr 66). L’habile parle donc comme le peuple, mais avec une « pensée de derrière » qui inclut, avec la conscience de la vanité de l’établissement, celle de la nécessité d’entretenir l’illusion sur la justice d’un ordre utile dans sa vanité même.

Cette « pensée de derrière », pendant de la « double pensée » par quoi « roi de concupiscence » et Grands (se) préserveront de l’injustice consubstantielle à la tyrannie, est donc à la fois une pensée de justice et de liberté : connaissance de la distinction des ordres et des grandeurs qui leur sont propres, elle ne dissocie pas la vertu de justice du discernement, fruit du libre exercice du jugement par le sujet de l’obligation, partant garant de la liberté politique du sujet, autorisé par le 2ème DCG à une « pratique discrète, presque intentionnelle, de la résistance aux pouvoirs » (Guénancia, Divertissements pascaliens, p.26) : «en distinguant les qualités ou les grandeurs pour lesquelles je dois estimer ou mépriser un homme, je maîtrise pour ainsi dire le devoir que je rends. Je ne le rends pas machinalement, seulement par habitude ; je le fais en sachant pourquoi je le fais. Cela constitue une réserve (aux deux sens du mot) qui est déjà une forme de résistance aux pouvoirs. Mon esprit n’est pas aveuglé, ébloui par la grandeur présente parce que je perçois en même temps que je la rapporte à son ordre, hors duquel elle n’a + la valeur avec laquelle elle se présente. C’est seulement cela qui peut être dit juste, et non l’obéissance ou la révérence aveugle. […] Si je refuse de m’incliner devant le duc parce que je sais qu’il n’est pas honnête homme, je confonds des ordres différents et fais quelque chose d’injuste en refusant de rendre ce devoir extérieur. En m’inclinant à son passage et en sachant que ce n’est pas devant sa personne que je m’incline mais devant une fonction ou une distinction sociale qu’il partage avec d’autres personnes de son rang, j’agis et je pense avec justice, parce que j’agis et je pense en conformité avec l’ordre des choses dont relève la situation. La pensée de derrière (mon respect est un respect d’établissement) joue ici un rôle de modulateur du devoir, elle en limite la signification et la portée- ce qui est souvent, pour ne pas dire toujours une manière efficace de résister aux pouvoirs. La résistance (on l’a vu dans les diverses expériences de la dissidence au XXème siècle) consiste à ne pas se laisser impressionner par la grandeur (ou la force) de ce qui cherche à dominer. Pour cela il faut pouvoir disposer à tout moment de cette connaissance de la distinction des ordres de grandeur. Résister, c’est se soustraire, au moins partiellement, à l’empire que l’autre cherche à avoir sur moi d’une façon totale, et non par la voie propre à un ordre de choses » (ibidem, p.27).

 

4-Si les habiles, qui représentent la science, n’ont cependant pas le dernier mot, c’est qu’il y a des ordres de lumière comme il y a des ordres de justice : il y a des lumières supérieures à celle, lacunaire, de l’habile, dont la science se trouve ainsi relativisée.

En effet, si le « dévot zélé » a partie liée avec le demi-habile en ce qu’il méprise l’établissement, quoique pour des raisons différentes, le « parfait chrétien » tient le même langage que l’habile et que le peuple en ce qu’il honore les grandeurs d’établissement et obéit à la législation humaine.

De fait le « dévot » méprise les conventions sociales au nom de la foi. Mais il rejoint l’imprudence du demi-habile en appliquant directement l’ordre spirituel sur l’ordre temporel : il veut faire régner la loi divine sur terre, sans prendre la mesure de l’écart incommensurable entre l’ordre de la chair et l’ordre de la charité.  Or s’ « il y a une distance infinie des corps aux esprits », il y a une « distance infiniment + infinie des esprits à la charité », car si « de tous les corps ensemble on ne saurait en faire réussir une petite pensée, cela est impossible et d’un autre ordre », « de tous les corps et esprits on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible et d’un autre ordre, surnaturel » (fr 308) Comme le demi-habile, le dévot, « qui a + de zèle que de science », trouble le monde et juge mal de tout parce que son jugement simpliste écrase la complexité des choses.

Le chrétien parfait obéit aux lois comme l’habile, non parce qu’il consent par prudence à la folie des hommes, mais parce qu’il voit que Dieu les a soumis à cette folie comme punitions de leurs péchés et comme moyen de leur conservation. Comme l’habile, le chrétien joue le jeu du politique avec une « pensée de derrière » ; mais ce n’est ni le même jeu ni la même pensée, car sa perspective sur la justice injuste des hommes n’est + celle du monde humain. Son obéissance, qui est fléchissement devant l’ordre de la chair, est pratiquée comme une épreuve, un assujettissement librement consenti par le chrétien envers Dieu. A Dieu seul, qui a disposé ses tourments, le vrai chrétien accorde son respect. Ce qui est « vanité », ici, ce sont les folies et le vrai chrétien voit son discernement mis à l’épreuve : s’il y croit en s’y soumettant, il s’exclut de l’ordre de Dieu. Il comprend la politique des hommes selon la mesure d’une vraie Justice, qui donne sa place à l’injustice : « les vrais chrétiens obéissent aux folies, non parce qu’ils respectent ces folies, mais l’ordre de Dieu qui, pour la punition des hommes, les a asservis à ces folies » (fr 14).

 

 

Conclusion

Si une évolution est concevable de l’obéissance naïve à la soumission intéressée, par la pensée de derrière, puis de la condition de l’habile à celle du dévot, grâce à la lumière supérieure qu’offre la piété, un abîme sépare en revanche la conduite de ce dernier de celle du converti ou chrétien parfait, car une « distance infiniment + infinie », parce que « surnaturelle », sépare l’ordre de l’esprit de l’ordre de la charité. Il y a donc trois façons d’obéir : par ignorance vulgaire, par ignorance savante et par charité.  Dans tous les cas la justice humaine n’est qu’un pis aller, un moindre mal, ce qui permet de lui redonner une certaine légitimité, même si elle ne saurait viser le souverain bien ni la vérité. Mais elle n’est jamais qu’une force transformée en droit par l’effet de la coutume. Le grand ou le roi qui règneront avec la pensée de derrière ne seront jamais que des « rois de concupiscence », très éloignés encore du royaume de la charité : ils règneront et se damneront honnêtement. L’avertissement qui clôt le 3ème DCG manifeste bien que l’habileté n’est pas le dernier mot : « il n’en faut pas demeurer là, il faut mépriser la concupiscence et son royaume ». Contre les illusions qui la fondaient sur la vérité de la justice, l’habileté a consisté à saisir l’efficacité de  la tautologie de la justice de la cité terrestre (la loi est la loi, le supérieur est le supérieur), mais le vrai chrétien sait que cette indispensable tautologie est folie : il honore l’établissement sans le respecter, parce que l’établissement est en soi folie, mais respecte seulement Dieu qui l’a assujetti à cette folie.

Si la vérité et la justice ne sont pas au point où le peuple, les demi-habiles et les dévots le croient, il existe donc bien un point de vue supérieur, comme il en existe un dans la perspective : Pascal, qui connaît Desargues et ses travaux sur la perspective, sait « qu’il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu. Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture, mais dans la vérité et dans la morale, qui l’assignera ? » (fr 21). Pierre Magnard souligne, dans Pascal ou l’art de la digression », que Pascal pense à travers le modèle de son Traité sur les sections de cône », « où s’interrogeant sur la classe susceptible de comprendre circonférence, ellipse, parabole, hyperbole, il découvre que ces figures peuvent toutes être considérées comme les sections d’un cône sur un plan tournant autour d’un axe : lorsque le plan est orthogonal à la hauteur du cône, la section est une circonférence ; à mesure que tourne le plan, on assiste aux métamorphoses du cercle, tour à tour ellipse, parabole, hyperbole, tandis que le point de vue, initialement situé au sommet du cône, se déplace, puisqu’on doit toujours être à la verticale du plan tournant. Vus cependant du sommer du cône, les coniques ne laissent pas de se résorber dans la circonférence qui est précisément la raison des effets. De même les diverses opinions humaines, liées à la diversité des points de vue, ont-elles vocation à conduire au véritable lieu qui résout les contradictions : »il n’appartient qu’au seul point haut, figuré au sommet du cône, de saisir l’univers en son géométral, c.à.d. affranchi de toute déformation de perspective ». Comme le crâne dans l’anamorphose qui livre la clé du tableau de Holbein, Les Ambassadeurs, Dieu est le point ontologique le + haut, qui donne la justesse existentielle et par conséquent la seule justice véritable qui puisse être, à savoir la justification que seul Dieu peut donner, tandis que l’ordre mondain ne relève que du mécanisme nécessaire pour régler la masse. Coutumier et changeant, il révèle le génie politique de l’homme, cette grandeur qui consiste à tirer un « ordre » du désordre de la « concupiscence » ; mais ce « bel ordre de la concupiscence » n’est lui-même qu’un « tableau de charité », qu’il ne faut donc pas sacraliser.

 

 

 

Holbein : Les Ambassadeurs



[1] Cf Jean Mesnard, Les Pensées de Pascal, p.201-206

Pascal appelle « raison des effets » la démarche de la pensée par laquelle l’esprit réforme le jugement superficiel que l’observateur dégage des faits en en pénétrant, en en expliquant la « raison des effets ». Ainsi lorsque saint Augustin observe qu’on travaille pour l’incertain, il le fait en accusant la vanité de ceux qui supportent tant de maux pour un résultat aussi aléatoire, sans voir la règle des partis, qui démontre qu’on le doit (fr 101). En effet, si l’on applique cette règle des partis, on découvre que ce comportement est très raisonnable, étant donné la proportion entre le risque  couru et le gain envisagé. L’attitude commune, celle du « monde », est donc fondée (fr 83, 92). Saint Augustin, en la circonstance, a été de ces « demi-savants » qui « s’en moquent, et triomphent là-dessus de la folie du monde. Mais par une raison qu’ils ne pénètrent pas, on a raison » (fr 101). De même Montaigne voit qu’on s’offense d’un esprit boiteux, mais non d’une claudication réelle et pense vanité : » d’où vient qu’un boiteux ne nous irrite pas et qu’un esprit boiteux nous irrite ? » (fr 98). Cette différence d’attitude semble ne correspondre à aucune différence dans les choses. Mais Montaigne ne voit pas qu’une « réalité palpable » comme la boiterie physique s’impose sans contestation, alors qu’une « qualité spirituelle » comme l’aptitude ou l’inaptitude à raisonner est « sujette à dispute » : « un boiteux reconnaît que nous allons droit et un esprit boiteux dit que c’est nous qui boitons », car la référence fait défaut qui désignerait le bon raisonnement (cf fr 577)al, après avoir adopté dans la liasse « vanité » la position du demi-habile sur les coutumes, change de perspective en élevant la perspective à la « raison des effets » : le fragment 19 (« il a 4 laquais ») tournait en ridicule une grandeur résidant toute en extérieur ;  le fragment 89 montre que la présence des laquais marque la force attachée à la grandeur, qui lui permet de se faire respecter et la fonde ainsi solidement. De même, à s’en  tenir à la brève indication du fragment 32 (« le respect signifie : incommodez-vous! »), ce qui ressort, c’est le caractère purement formel de l’attitude qui exprime le respect ; lorsque l’idée reparaît au fragment 80, c’est avec un commentaire qui en modifie la portée, en stipulant que les manifestations extérieures de respect signifient précisément la soumission active à l’égard de celui qui en est l’objet : elles font reconnaître, sans contestation possible, les grands. Enfin la raillerie du fragment 30 tourne au sérieux dans le fragment 194, où la coutume désignant les rois assure la paix en écartant toute contestation. Il n’y a pas jusqu’à la justification de la force qui procède de ce mode de raisonnement : « pourquoi suit-on la pluralité ? Est-ce à cause qu’ils ont + de raison ? Non, mais + de force. Pourquoi suit-on les anciennes lois et anciennes opinions ?. Est-ce qu’elles sont + saines ? Non, mais elles sont uniques et nous ôtent la racine de la diversité » (fr 711). De tous ces exemples, il découle que l’ordre social est conçu de manière à assurer sa propre stabilité. Régi par des normes incontestables, il a pour fin la paix. Montaigne a tort de taxer l’ordre établi de vanité en tournant en dérision les usages sociaux : ces usages ont une finalité qui les rend légitimes.

Le fragment 90 élève encore le raisonnement à 5 degrés par un « renversement perpétuel du pour et du contre » (fr 93). Le 1er degré est celui de l’effet : « le peuple honore les grands » parce qu’il les croit vraiment honorables ; le 2ème ° est celui des demi-habiles qui taxent de « vanité » l’opinion du peuple, parce qu’il sait que « la naissance n’est pas un avantage de la personne, mais du hasard ». Le 3ème degré est celui des « habiles », qui revient à l’opinion du peuple, mais en incluant le point de vue du demi-habile pour le dépasser : il reconnaît que les grands ne sont pas vraiment respectables, mais il respecte en eux un ordre établi qui assure la paix, car il sait que tout autre ordre serait aussi arbitraire. Le 4ème degré est celui des dévots, dont la « nouvelle lumière » est celle qui montre l’égalité des hommes devant Dieu et l’inadéquation des grandeurs terrestres aux grandeurs de charité. Enfin le 5ème degré est celui des « chrétiens parfaits », qui ne confondent pas la cité terrestre et la cité de Dieu et reconnaissent que leur condition pécheresse leur impose de se plier par pénitence à la vanité du monde.

[2] « La justice est ce qui est établi. Et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu’elles sont établies »

[3] « Cela est admirable : on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle, et suivi de 7 ou 8 laquais. Et quoi, il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit, c’est une force […] Montaigne est plaisant de ne pas voir quelle différence il y a, et d’admirer qu’on y en trouve, et d’en demander raison »

[4] « il demeure toujours vrai que le peuple est vain, quoique ses opinions soient saines, parce qu’il ne sent pas la vérité où elle est et que, la mettant où elle n’est pas, ses opinions sont toujours très fausses et très mal saines ».

[5] « par là [que le peuple obéisse inconditionnellement aux lois] voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre cela, voilà ce que c’est proprement que la définition de la justice » (fr 66) 

[6] « Il faut parler aux rois à genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoir » ; »il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime[…]si vous étiez duc sans être honnête homme…, en vous rendant les devoirs extérieurs que l’ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit. »

[7] « en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu’elle vous donne, et ne prétendez pas régner par une autre voie que celle qui vous a fait roi. Ce n’est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc pas les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs ; soulagez leurs nécessités ; mettez votre plaisir à être bienfaisant ; avancez-les autant que vous le pourrez ; et vous agirez en vrai roi de concupiscence ».

[8] Fr 376 « 2 lois suffisent pour régler toute la république chrétienne mieux que toutes les lois politiques », en référence à l’Evangile selon Matthieu, 2, 40 : « à ces deux commandements [amour de Dieu et amour du prochain] se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes ».