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Introduction à la lecture des "pensées de Pascal sur la justice"

deAu moment où naissait, dans les remous agitant le spectre de la guerre et de la Discorde, la démocratie athénienne, Les Euménides d’Eschyle ont célébré, avec ferveur, l’avènement d’une justice institutionnelle, à la fois humaine et apollinienne, qui met un terme à la loi du sang pour le sang, c.à.d. à la vendetta de la vengeance privée. + de 20 siècles + tard, au sortir des guerres de religion et de la Fronde, pendant la guerre de 30 ans, l’augustinisme et le jansénisme de Pascal le conduisent à remettre en cause, non sans paradoxe, le juste fondement de cette justice humaine et terrestre, fondée sur la force alliée à l’imagination et non sur la justice à proprement parler. Pourtant Pascal n’invite son destinataire, grand seigneur libertin et esprit éclairé, ni à fronder ni à déciller le peuple, mais bien +tôt à le « piper » et à se pénétrer de la « raison des effets » pour obéir soi-même à cette justice relevant du « bel ordre de la concupiscence », qu’il faudrait regarder concomitamment comme la preuve de la « contrariété » dont l’homme est tissé, comme la sanction de la Chute et le moyen de préserver, avec la paix, la survie de l’espèce humaine.

            Pour comprendre la réflexion dialectique de Pascal sur la justice, il faut donc la resituer dans un triple contexte, qui n’en réduit pas la portée, mais l’éclaire : le contexte tourmenté de la Fronde ; la théologie augustinienne de « la double nature », à laquelle se rattache le jansénisme de Pascal ; le choix de formes littéraires adaptées au projet d’apologie du christianisme à l’intention des « mondains ».

 

            « Le moment pascalien[1] s’inscrit entre les ténèbres des guerres de religion et le zénith absolutiste » (C Lazzeri, Politique de Pascal), pendant la Fronde. Après la violence des guerres de religion, qui s’incarna dans la lutte contre la Ligue catholique et conduisit Henri IV à se lancer dans une guerre contre l’Espagne, puissance coloniale et bailleur de fonds de la révolte catholique contre le roi, le pouvoir monarchique se centralise et affermit son autorité, d’abord sous le règne de Louis XIII (1610-1643) et de son 1er ministre Richelieu (1585-1642), qui abat la résistance des dernières villes protestantes et s’impose face à la Cour en pratiquant bon nombre d’exécution, soit pour châtier une révolte, soit pour punir la pratique courante du duel, puis avec la prise de pouvoir personnel de Louis XIV, qui inaugure en 1661, à la mort du 1er ministre de sa mère Anne d’Autriche, Mazarin, la monarchie absolue de droit divin, symbolisée par l’adage : « l’Etat, c’est moi ». Cette autorité du pouvoir royal n’en reste pas moins contestée tout au long de la 1ère moitié du XVIIème siècle, d’abord pour des questions politico-religieuses[2], puis en l’absence d’héritier jusqu’en 1638, enfin pour des raisons politico-économiques pendant la Fronde (1648-1653). Sous la Régence d’Anne d’Autriche (1643-1654), la noblesse d’épée et la noblesse de robe, écartées d’un pouvoir détenu par le roi/ la Régente et son principal ministre et exaspérées par l’augmentation des prélèvements fiscaux[3] et par la réduction des gages de la noblesse parlementaire, mènent une sédition qui marque profondément l’esprit du jeune Louis XIV comme du jeune Pascal : La Fronde parlementaire (1648-1649) et la Fronde princière (1650-1653). Dirigée contre la politique fiscale de Mazarin, l’arrestation des principaux instigateurs de la 1ère déclenche un soulèvement des milices bourgeoises de Paris, que la Cour et le pouvoir royal doivent quitter pour faire le siège de la capitale et réduire les parisiens à la famine. L’arrestation, en 1650, par Mazarin, des princes de Condé et de Conti, déclenche la seconde, marquée par la guerre de la Régente et du jeune Louis XIV contre les foyers provinciaux de la rébellion, par le ralliement de Paris, laissée à la direction de Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII et de Gondi (le futur cardinal de Retz) à la Fronde, par la fuite temporaire de Mazarin en Allemagne, par la reconquête progressive du royaume par Louis XIV, qui entre triomphalement à Paris en octobre 1652, réduit à l’exil les principaux frondeurs et soumet la ville de Bordeaux en août 1653. Marqué par l’expérience traumatisante de la Fronde, le jeune Louis XIV, sacré à Reims en 1654, reprendra l’œuvre centralisatrice de Richelieu et réaffirmera l’autorité royale face aux Grands : la suppression de la fonction de 1er ministre, à la mort de Mazarin et l’arrestation du richissime surintendant des finances, Nicolas Fouquet, inaugurent l’absolutisme monarchique. Or la famille Pascal, dynastie d’officiers de judicature et de magistrats municipaux dans la région  de Clermont-Ferrand, participe de ce mouvement dialectique de conversion de la noblesse de robe, potentiellement frondeuse, en corps de hauts fonctionnaires dévoués à l’Etat: partie prenante dans un mouvement de protestation de rentiers récalcitrants en 1638, le père de Pascal connaît une courte disgrâce, que pallient les talents de poète et de mathématicien de ses enfants Gilberte et Blaise, présentés à la Cour en 1639, et surtout un délicat emploi de « commissaire député par sa Majesté en la généralité de Rouen sur le fait des tailles et subsistances des gens de guerre », entre 1645 et 1649, en pleine insurrection des Va-Nu-Pieds et avant que le départ des « hommes du roi » ne laisse le champ libre à la Fronde, menée par Longueville. Désormais parfaitement fidèles au pouvoir royal, loyalistes donc, les Pascal vérifient, à Paris qu’ils doivent quitter en mai 1649, pendant la 1ère Fronde, avant d’y revenir en novembre 1650 pour « lutter contre la faction publique », que « la guerre civile est le + grands des maux » (fr 977) : la condamnation ferme de la « prétendue justice » d’une révolution rétrograde, au fragment 85[4] et la célébration de la « paix » comme « souverain bien », qu’il convient de préserver, fût-ce au prix d’une «piperie » consistant à ne pas révéler au « peuple » l’origine violente et arbitraire, la fausseté des institutions qui la rendent possible, trouvent leur source dans cette situation politique. Profondément marqué par l’expérience de la Fronde et témoin direct de ce qu’il considérait comme une guerre civile, Pascal redoutait fortement toute forme d’instabilité sociale. Une part du conservatisme politique de Pascal s’explique ainsi par l’expérimentation des conséquences désastreuses de la révolte nobiliaire. S’il privilégie l’ordre social, c’est parce qu’une lutte contre le despotisme, comme le fut la Fronde, peut toujours aboutir à une nouvelle forme d’injustice : la terreur et la guerre. La réduction de l’Etat à une simple croyance de fait n’entame donc pas + sa légitimité que le fondement de la désobéissance sur un droit naturel critique des causes des la constitution et de la justice des lois civiles ne légitime la Fronde. Contemporain de l’affirmation progressive de l’absolutisme, Pascal respecte l’autorité, même construite sur la force, pour sa capacité à garantir l’ordre civil. Surtout la théologie augustinienne, la visée apologétique et la dialectique qui sous-tendent  les Pensées  conduisent à repenser les finalités de l’ordre politique : « si l’ordre politique, de par son caractère non rationnel et paradoxal, punit la transgression de la loi divine, il a aussi pour fin la protection des créatures de Dieu de leur destruction mutuelle. A ce titre et quelle que soit son imperfection, il assure la paix qui est le souverain bien temporel en application de la volonté divine connue sous forme de commandement. Cette alternative aux devoirs qui découlent de la justice naturelle oblige en conscience gouvernants et gouvernés. Elle oblige les 1ers à assurer la sécurité et à satisfaire les besoins des sujets sans d’ailleurs garantir aux seconds la possibilité d’une quelconque résistance légitime à l’égard de la tyrannie des premiers. A l’inverse de la problématique du droit naturel qui construit l’Etat selon ce que les hommes sont et ce qu’ils devraient faire, elle les oblige à s’adapter à l’Etat tel qu’il est et à en respecter l’ordre parce qu’il garantit la paix »[5] .

 

            L’anthropologie politique de Pascal, en apparence proche de la tradition « réaliste », qui refuse de subordonner l’autonomie du politique à une doctrine des fins morales, révise « à  baisse les ambitions de la pensée politique » et s’engage sur le seul objectif qui vaille dans les affaites humaines,-  éviter le + grand des maux, la « guerre civile » menaçant la conservation de soi-, repose sur une anthropologie religieuse, inspirée de la théologie de Saint Augustin, principale source du courant de pensée défendu par l’auteur des Provinciales : le jansénisme de Port-Royal.

            En effet, la vie des Pascal est agitée par les épisodes de la crise janséniste. La naissance de Blaise Pascal, en 1623, correspond au moment où Saint-Cyran, ami intime de Cornelius Jansen, auteur de l’Augustinus, qui paraîtra en 1640, se rapproche de l’abbaye de Port-Royal, dirigée par Angélique Arnauld, abbaye qui accueille des « petites écoles » et des solitaires (« les Messieurs de Port-Royal) et dont il devient directeur de conscience en 1635. En 1648, deux ans après que son père fut soigné d’une chute sur la glace par des gentilshommes gagnés à la spiritualité de l’abbé de Saint-Cyran, Pascal, qui s’est rapproché des familiers du monastère de Port-Royal, se déclare favorable à la théologie augustinienne de la grâce, conformément à la synthèse qu’en a proposée Jansénius dans son Augustinus. Deux après la mort de leur père, sa sœur Jacqueline entre au monastère de Port-Royal et quelques jours après un accident de carrosse qui faillit le faire tomber du pont de Neuilly et le laissa +sieurs jours inconscients, Pascal connaît, dans la nuit du 23 novembre 1654, une révélation  mystique qu’il consigne dans son Mémorial et qui le conduit à se retirer en 1655 à Port-Royal des Champs. Quand, en 1656, son ami le théologien Antoine Arnaud est exclu de la faculté de théologie de la Sorbonne pour avoir défendu l’orthodoxie de l’Augustinus, Pascal organise sa défense en mettant sa plume de mondain au service de la cause de Port-Royal en publiant, sous le pseudonyme de Louis de Montale, ses 18 Lettres provinciales. Immense, le succès public n’empêche pas le livre d’être mis à l’index en 1657, le pape Alexandre VII de demander la signature d’un formulaire anti-janséniste à tous les ecclésiastiques de France, et la Compagnie de Jésus de convaincre le pouvoir royal que le camp « janséniste » représente un danger de contestation politique : les petites écoles sont dispersées en 1660, les solitaires sont renvoyés en 1661, les religieuses réfractaires à la signature du Formulaire sont privées de sacrement en 1664, puis, après l’accalmie de « la paix de l’Eglise »(1669), dispersées, avant que l’abbaye ne soit rasée en 1710.

            Or l’augustinisme politique, qui distingue deux amours, deux cités et deux justices : la cité terrestre, dominée par le désir de dominer, et la cité céleste, régie par l’amour, voit dans les tourments d’une vie politique instable et précaire la sanction du péché originel. Il fallait que se  constituassent des Etats pour contraindre des hommes corrompus, dévorés de concupiscence, et garantir par la force un ordre dont la seule légitimité est d’assurer au mieux la conservation de soi et de repousser la menace de la violence généralisée et de la destruction de toute vie. L’anthropologie politique de Pascal repose ainsi sur une anthropologie religieuse, qui conçoit l’homme tel que nous le voyons – un moi foncièrement injuste (fr 597) et qui ne sort de l’ « ennui » de sa « misère », prise de conscience de sa « vanité », que pour mieux s’en « divertir » par des activités symptomatiques de sa béance ontologique- comme celui qu’il est devenu après la faute originelle. Car Pascal reprend la distinction augustinienne des deux natures de l’homme : sa pure ou 1ère nature d’être « saint, innocent, parfait […], rempli de lumière et d’intelligence » (fr 149) et qui s’aimait de manière finie à travers l’amour de et pour l’Être infini ; et sa « seconde nature », corrompue, d’être de désir, aspirant toujours à un objet d’amour absolu, mais abîmé dans l’amour de soi, substitué orgueilleusement à l’amour de Dieu, et renvoyé conséquemment à son propre néant . Foncièrement injuste en ce qu’il ajoute à l’injustice 1ère, matricielle : s’être détourné de Dieu, une double injustice  vis-à-vis de soi (prétendre à une reconnaissance qui ne nous revient pas) et vis-à-vis d’autrui (tyranniser les autres pour leur soutirer une reconnaissance qui satisfasse le désir de gloire et de domination), le moi, en déployant toute son énergie pour colmater la béance,  propage cette injustice à tous les domaines de son existence, même dans ses formes les + honorables comme la recherche de la connaissance : « les uns cherchent le vrai bien dans l’autorité, les autres dans les curiosités et dans les sciences, les autres dans les voluptés » (fr 148). C’est ce que Pascal appelle la concupiscence. Si la forme propre de l’amour dans la 1ère nature se marque par la médiation de Dieu entre moi et moi-même, aussi bien qu’entre moi et les autres, tout, dans la seconde nature, se rapporte exclusivement au moi, dont les revendications peuvent devenir tyranniques, de sorte que rien ne semble pouvoir échapper à cette loi de l’empire du moi. La théorie de l’homme de la seconde nature permet à Pascal de souligner l’importance de la passion fondamentale qu’est l’amour-propre, + forte encore que la peur de la mort, et qui peut prendre une multiplicité de formes : depuis la délectation prise à la considération de soi-même (amour-propre de vanité) jusqu'à l’accumulation des richesses (l’amour-propre de commodité) en passant par la violence (soif de domination). Pour obtenir que son moi devienne tout, il cherchera à se convaincre de son infinité en acquérant l’estime d’autrui par l’amour propre de vanité, celui-là même qui nous fait porter de riches vêtements et mettre en avant les signes de notre noblesse : »nous sommes si présomptueux que nous voudrions être connus de toute la terre, et même des gens qui viendront quand nous ne serons + ». Ayant perdu Dieu, mais se souvenant d’avoir aimé quelque chose d’extérieur à lui, il cherchera à satisfaire cette soif d’infini dans l’amassement des biens et des richesses, dans la frénésie de possession, bref dans l’amour-propre de commodité : « qu’est-ce donc qui nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, et qu’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant des choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que le gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, càd que par Dieu même ? « (B, 425) ; « toutes les occupations des hommes vont à avoir du bien et ils ne sauraient avoir de titre pour montrer qu’ils le possèdent par justice, car ils n’ont que la fantaisie des hommes, ni force pour la posséder sûrement » (fr 28). Car si la religion détient seule la clé de l’énigme du moi, monstre + incompréhensible encore sans le dogme du péché originel qu’avec lui, c’est qu’elle seule peut tout à la fois expliquer et pallier la « misère » de la condition humaine. Philosophes sceptiques et sages stoïciens peuvent à leur gré railler et démasquer, démystifier la vanité des comportements, des activités, des institutions humaines. Mais qu’y a-t-il de + déraisonnable que de prétendre extirper la déraison des hommes ? Il est tout aussi vaniteux de prétendre modifier la condition humaine et de lui prescrire de régler sa condition sur la droite raison : « Epictète ne s’apercevait pas qu’il n’est pas en notre pouvoir de régler notre cœur » (fr 100). La croyance en une norme idéale de conduite juste n’a pas d’autre fondement que l’ignorance de la vérité chrétienne de la chute. « Et c’est une fois encore appuyé sur cette conviction théologique chrétienne que le point de vue descriptif sur les hommes apparaît comme le seul légitime, tandis que le point de vue normatif – celui qui juge les hommes- se révèle d’une absolue vanité. On ne perdra donc pas de vue la nécessité de replacer la réflexion de Pascal sur la justice dans le cadre de la visée apologétique des Pensées, du dégagement de la propédeutique des trois Discours sur la condition des Grands sur le dépassement de la leçon d’éthique politique par la conversion, sous l’égide d’un directeur de conscience.

 

            Ce que l’on appelle Les Penséesde Pascal sont d’abord les « papiers d’un mort ». Leur  forme fragmentaire s’explique donc en 1er lieu par l’inachèvement d’un manuscrit, retrouvé après sa mort prématurée, à l’âge de 39 ans, en 1662, sous la forme de feuillets disparates, tantôt reliés en liasses[6] pourvues ou non de titres, tantôt épars. Mais tout porte à penser que la forme fragmentaire des moralistes du Grand Siècle, en vogue dans les salons que le jeune Pascal a fréquentés après la mort de son père (1651), dans sa période mondaine, s’adapte parfaitement au propos comme aux destinataires premiers de ce que le compte-rendu d’une conférence tenue à Port-Royal en 1658 présente comme un projet « d’apologie du christianisme » à l’intention des libertins : « j’écrirai ici mes pensées sans ordre et non pas peut-être sans dessein. C’est le véritable ordre et qui marquera toujours mon objet par le désordre même. Je ferais trop d’honneur à mon sujet si je le traitais avec ordre puisque je veux montrer qu’il en est incapable » (fr 592). Reflet objectif- au sens de conforme à son objet- des « contrariétés » dont est tissée la double nature, paradoxale, complexe, inconstante, incertaine et fuyante  de l’homme, cette « chimère », ce « monstre », « ce chaos » (LG122, Laf 131), la discontinuité des fragments reflète le désordre humain, comme si la forme retenue jetait le soupçon sur les philosophies de l’unité, qui posent que l’on peut tout déduire à partir d’un 1er principe, parce qu’elles présupposent que le sujet dont elles parlent est rationnel et capable d’ »ordre » au sens d’une connaissance parfaite, établie par une raison toute-puissante. Pour Pascal, c’est l’être contradictoire (Laf 127), c’est la « disproportion » de l’homme qui doit servir de point de départ à une pensée authentique, car il y a deux vérités à tenir ensemble, car il faut aussi, par l’esthétique baroque de la varietas, par la dialectique du renversement perpétuel du pour et du contre, par la rhétorique de l’antithèse, de l’oxymore, de la violence, par la poétique du clair-obscur, « faire crier » la raison et affoler l’imagination pour arracher ses masques à l’honnête homme. La forme littéraire du fragment et l’ordre sous-jacent au classement des liasses recopiées par la sœur et le neveu de Pascal révèlent enfin une adaptation parfaite de l’ordre du discours à l’originalité de la démarche et au destinataire de l’ »apologie de la religion chrétienne » : les esprits brillants et libertins qu’il a connus dans les salons mondains (le salon de Mme d’Aiguillon, fréquenté notamment par le jeune duc de Roannez, le chevalier de Méré, auteur du Discours sur la vraie honnêteté, ou Damien Miton, joueur épris lui aussi d’honnêteté et que le dialogue du fr 597 prend à parti) et qu’il veut « convertir » et réconcilier avec la religions chrétienne, sachant qu’il ne convaincra pas ces pyrrhoniens qui rejettent, après Montaigne, le dogmatisme religieux ou philosophique (le cartésianisme) en leur démontrant logiquement l’existence d’un Dieu que leur naturalisme matérialiste récuse. Prenant l’homme là où il est, le moraliste commence donc par décrire, en anthropologue, la condition de l’homme, simultanément et contradictoirement « vain », « misérable » et « grand », ou +tôt misérable, c.à.d. conscient de sa « vanité », quoique « grand » par la conscience de cette « misère », qui le plonge dans un « ennui », qu’il tend à fuir dans le cercle vicieux du « divertissement », lui-même symptomatique d’une aporie, que la religion peut seule expliquer et dont elle peut seule le sauver, par la médiation de la grâce, révélée dans l’Ecriture. Ainsi le plan annoncé dans les fragments 6 et 12 de la liasse « Ordre » s’explique : « 1ère partie. Misère de l’homme sans Dieu. 2ème partie. Grandeur de l’homme avec Dieu , autrement 1ère part. Que la nature est corrompue, par la nature même. 2ème partie. Qu’il y a un réparateur, par l’Ecriture » ; « Ordre. Les hommes ont mépris pour la Religion. Ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie ; pour guérir cela, il faut commencer par montrer que la Religion n’est point contraire à la raison, vénérable, en donner respect. La rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu’elle fût vraie et puis montrer qu’elle est vraie. Vénérable parce qu’elle n’a point connu l’homme. Aimable parce qu’elle promet le vrai bien ».

 

C’est donc dans la perspective de cette progression dialectique, sous-tendue par l’articulation des dimensions anthropologique, politique et théologique, qu’il faut lire les « pensées sur la justice » qui figurent au programme.

            La 1ère étape de la réflexion de Pascal consiste à observer, dans les IX premières liasses, la place et le rôle de la justice dans la cité terrestre. Reprenant la distinction augustinienne de la justitia, la justice éternelle de la loi divine, et des jura, conventions juridiques des groupes humains, il commence par débusquer, dans les liasses « Vanité » et « Misère », la «plaisante justice » (fr 60), forme dégradée et parodique d’une justice qui semble se moquer elle-même de l’humiliation qu’elle fait subir à la justice véritable en la contrefaisant. Dans la liasse « vanité », terme qui désigne à la fois le défaut humain consistant à rechercher l’éloge d’autrui, même quand cette approbation est dépourvue de fondement réel (fr 806) et le néant de ce qui est vide et dépourvu de toute réalité, de tout sens, en référence à l’Ecclésiaste (Vanité des vanités, tout est vanité), l’auteur met en évidence tout ce qui, dans la cité terrestre, révèle un dysfonctionnement logique, une absurdité, une aberration, l’absence de rationalité, ce qu’il appelle les « folies » (fr 14) : le hasard qui préside à la domination des Grands et à la désignation des gouvernants (fr 30) ; la « fantaisie » qui est au fondement de la possession des biens (fr 9) ; la « vanité » des lois positives, leur défaut de rationalité, partant leur absence de valeur, puisqu’elles ne satisfont pas aux exigences de la justice, mais relèvent du hasard et de la contingence, illustrée par l’arbitraire des frontières légitimant le meurtre entre habitants de pays voisins ou lui conférant des valeurs opposées selon les circonstances (fr 9, 20, 51, 60) ; la variabilité du droit, rien moins qu’universel, puisque réductible à une coutume soumise aux aléas de l’espace et du temps (fr 60,61) ; les puissances trompeuses de l’opinion, de l’imagination qui « dispose de tout » (fr 44-45), « fait la beauté, la justice et le bonheur » et révèle ainsi le caractère imaginaire de la justice politique et sociale, dépourvue de fondement essentiel et opposée à la réalité de la force qui régit la société. Prise de conscience de la « vanité » de la justice humaine, la liasse « Misère » conclut à l’absence de « véritable justice ». Derrière l’ordre apparent qui semble régner dans la cité des hommes, Pascal découvre le désordre d’une nouvelle Babylone, où domine la confusion et il assure que l’idée de justice est désormais inaccessible à l’homme, devenu incapable de l’atteindre par ses propres forces infirmes (raison, sentiment naturel) : « la justice et la vérité sont deux pointes sui subtiles que nos instruments sont trop émoussés pour y toucher exactement. S’ils y arrivent, ils en écachent la pointe, et appuient tout autour + sur le faux que sur le vrai » (fr 44)[7]. En outre, l’homme se révèle incapable d’accéder à la loi naturelle : « veri juris. Nous n’en avons +. Si nous en avions, nous ne prendrions pas pour règle de justice de suivre les mœurs de son pays » (fr 84) ; « il y a sans doute[8] des lois naturelles », mais « cette belle raison [qui] a tout corrompu » fait qu’on ne la reconnaît +, puisque ce qui semble le + contraire à la loi naturelle est approuvé : « le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses » (fr 60). Pour Pascal, il n’est + possible de connaître la loi naturelle, parce que la Chute ayant soumis l’esprit au corps, a définitivement obscurci notre saisie claire et distincte de l’idée de justice. Cet état atteste l’impuissance de l’homme à établir rationnellement ce qui est juste : le tragique de la condition humaine réside dans le fait qu’il existe bien une loi naturelle, mais qu’il est impossible à l’homme de le trouver. Cette impossibilité sonne le glas de la raison, impuissante. La comparaison de la justice et de la force souligne de surcroît la faiblesse de la justice, « qualité spirituelle dont on dispose comme on veut », par essence trop faible pour pouvoir se défendre seule contre les assauts de ceux qui veulent l’instrumentaliser à leurs propres fins (fr 85, 103, 530) : parce que la justice est confuse depuis la Chute, elle fait d »bat car elle ne parvient + à s’imposer avec évidence ; de nature polémique, elle peut donc être contestée et, « ployable à tout sens », ne peut opposer la moindre résistance à qui s’empare d’elle et l’instrumentalise, la falsifie ou la contrefait : « l’affection ou la haine changent la justice de face et combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il + juste la cause qu’il plaide. Combien son geste hardi la fait-il paraître meilleure aux juges dupés par cette apparence » (44) ; « de cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente, et c’est le + sûr » (fr 60). Pire encore, trop d’impartialité mène à l’injustice (fr 44) : summum jus, summa injuria « (85), cette sentence sert à condamner les excès du juridisme et les effets pervers d’une application trop littérale et trop rigoureuse des lois, formalisme qui se fait aux dépens d’une véritable équité. En sondant les lois, Pascal n’a donc pas découvert la justice, mais révélé le hasard et la contingence au fondement des règles de l’Etat.

            Mais l’enquête se prolonge dans une deuxième étape, « la raison des effets » (liasse V) et « la grandeur » (liasse VI) révélant la « vertu », « l’efficace », au sens classique des termes, c.à.d. l’utilité et l’autorité incontestable de ces lois, qui remplissent leur mission, leur vocation 1ère : garantir l’ordre et la cohésion de la société. Pascal propose alors sa définition de la justice dans la cité terrestre : préserver la paix civile en conjurant la menace de sédition (« par là [ que le peuple obéisse inconditionnellement aux lois] voilà toute sédition prévenue, si on peut faire entendre cela, voilà ce que c’est proprement que la définition de la justice » (fr 66). C’est dans cette partie que passant de la dimension anthropologique à la dimension politique de la philosophie pascalienne, on assiste à une analyse des mécanismes tant de la croyance collective que de la dialectique à 3, puis à 5 niveaux, par quoi l’ »habile » et « le parfait chrétien » discernent, l’un par la « pensée de derrière », l’autre par « une lumière supérieure »,  ce qui les tire de l’erreur du « demi-habile » et du « dévot », fauteurs de troubles : la compréhension de la justice intrinsèque à la loi et de la complémentarité de la justice et de la force, instruments de régulation et de conservation d’un ordre dont l’injustice même est le signe de la Providence. La liasse «grandeur » (liasse VII), qui célèbre moins la grandeur de la pensée humaine qu’elle ne souligne sa capacité, avec sa capacité à s’élever de la bassesse de sa vie corporelle et matérielle à la grandeur de la pensée immatérielle, montre alors le prix inestimable de l’ordre social et politique, qui permet à l’homme de reconnaître sa misère en la révélant (fr 114) : le négatif se transformant en +tif, la vanité des lois, apparemment mauvaise, se révèle bonne en elle-même, dans la mesure om son examen, la prise de conscience de leur absurdité, conduit à la grandeur. Edifiant, le spectacle de la cité terrestre se transforme en « tableau de charité », porteur d’une leçon sur l’homme, qu’il peut conduire à la rédemption. En outre, si l’ordre établi par les hommes n’est qu’une parodie de justice, une caricature du vrai droit, il n’en révèle pas moins le désir de l’homme de la seconde nature de reproduire la justice divine dont il garde la nostalgie, preuve de son ancienne grandeur d’avant la Chute dont il n’a pas perdu le souvenir (fr 117) . Cette réminiscence de la véritable justice s’inscrit dans le cadre + vaste de la théorie de la double nature de l’homme, théorie qui est au centre de la liasse « contrariétés » (liasse VII), où Pascal recenses les paradoxes qui font de lui un « monstre incompréhensible », mais aussi un « roi dépossédé » (fr 117), souffrant d’avoir perdu ce qu’il possédait jadis. Cette dualité, que peut seul expliquer le péché originel (fr 130-131 constitue le propre de l’homme : « nous avons une idée du bonheur et nous ne pouvons y arriver. Nous sentons une image de la vérité et ne possédons que le mensonge. Incapables d’ignorer absolument et de savoir certainement, tant il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement déchus » (fr 131). La cité est donc  à l’image de l’homme, grand et misérable tout ensemble. La justice qui y règne est misérable, mais elle est grande en ce qu’elle révèle la misère de l’homme et son désir d’une véritable justice. L’examen du corps politique passe par une réhabilitation du génie politique de l’homme : « on a fondé et tiré de la concupiscence des règles admirables de police, de morale et de justice » (fr 211), la concupiscence édifiant paradoxalement des cités stables où s’épanouit l’honnêteté dans les relations intersubjectives. Dès lors, l’ironie mordante qui dénonçait la vanité de la justice humaine cède la place à l’admiration : » les raisons des effets marquent la grandeur de l’homme d’avoir tiré de la concupiscence un si bel ordre » (fr 106).

            Les fragments extraits des liasses X («Souverain bien »), XIII (« Soumission et usage de la raison ») et XV (« Transition ») et des séries XXIII, XXIV et XXV considèrent de façon théologique et apologétique la justice des hommes, en la comparant avec la justice véritable, la justice divine. Comprenant deux pensées, la liasse « Souverain bien » ouvre le volet théologique des Pensées en montrant l’inconséquence des philosophes Stoïciens, qui conseillent de se contenter des biens dépendant de nous-mêmes, mais prônent le suicide et ne trouvent donc pas le bonheur en eux-mêmes. L’échec de la recherche, universelle, du bonheur, conduit implicitement à l’évocation du vrai bonheur et de la vraie justice, loin des subtilités du partage et de la jalousie, d’une arithmétique affligeante et des contingences matérielles : le vrai bien ne saurait résider que dans la sagesse divine. La liasse XIII s’efforce de détruire l’objection des libertins selon laquelle la raison s’opposerait à la religion et le fragment 199, dresse, pour en finir avec l’étude de la nature, un tableau de l’homme qui entérine définitivement son incapacité à connaître le vrai bien : un des centres infinis de l’univers, la libido sciendi est invitée à prendre sa mesure, « apercevoir quelques apparences du milieu des choses dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin ». Tout l’effort devant porter à rester en repos en évitant les extrêmes, le conservatisme de Pascal s’avère être un acte d’humilité.

            Les trois séries de pensées éparses, que l’on a regroupées pour leur parenté avec le thème de la justice reviennent sur cette théorie du juste milieu (fr 518), sur le mouvement perpétuel (fr 520) , sur les apparences trompeuses (fr 525-526 : la justice est fausse, mais le montrer est mal parce qu’on prend souvent le mal pour un bien), sur ce qui fausse le jugement (fr 527-532) et la nécessité de l’inégalité entre les hommes (fr 530). Dans la série XXIV, les pensées 597 et 617 examinent le moi et l’amour-propre, injustes et haïssables. Enfin, dans la série XXV, la pensée 645 appelle à considérer la justice établie comme un moindre mal, puisque même si elle est sans fondement, elle maintient la paix civile. La pensée 665 confirme que le règne de l’imagination, celui de la justice civile, est un moindre mal comparé à la tyrannie de la force : »l’opinion est comme la reine du monde, mais la force en est le tyran ». La justice n’est alors qu’un pis-aller, qui reflète bien imparfaitement la justice divine, qui est de l’ordre de la charité. Mais nous serions injustes de chercher dans le monde terrestre une justice qui n’a cour qui n’est pas de ce monde.

 

 

           

            Pour une 1ère approche des Discours sur la condition des Grands, lire l’excellent dossier de Katia Genel dans l’édition Folioplus de ces textes.


[1] Pascal naît en 1623, sous le règne de Louis XIII, qui régna de 1610 à 1643. Il meurt en 1662, un an après la mort de Mazarin, qui marque la prise de pouvoir personnelle du jeune Louis XIV.

[2] Cf assassinat d’Henri IV en 1610.

[3] Il s’agit de financer la guerre de 30 ans.

[4] Cf cours d’introduction pour une 1ère analyse de ce fragment.

[5] C Lazzeri, Force et justice dans la politique de Pascal, introduction, p.XIV-XV

[6] 27 ou 28, selon qu’on se réfère aux 27 liasses identifiables ou au 28 titres donnés par Pascal.

[7] Les moyens dont nous disposons sont donc trop grossiers et imprécis et nous ne pouvons appréhender l’idée de justice que de manière trop approximative et trop vague.

[8] « sans aucun doute »