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27 septembre 2011

l'Orestie d'Eschyle (1): théâtre et justice

Eschyle : L’Orestie

Cours 1 : Justice et théâtre tragique

 

[Tragédie et démocratie : une tragédie ancrée dans l’actualité politique, juridique et judiciaire]

« La tragédie grecque, avec sa moisson de chefs d’œuvre, dura en tout 80 ans. Par une relation qui ne peut être de hasard, ces 80 ans correspondent exactement au moment de l’épanouissement politique d’Athènes », note Jacqueline de Romilly. De fait, Athènes invente, au Vème siècle avant JC, la démocratie. Eschyle est donc le contemporain du passage de la tyrannie, pouvoir personnel prenant appui sur le peuple, contre le régime oligarchique des aristocrates, à la démocratie, basée sur un composition non clanique et non strictement géographique du corps civique, ainsi que sur un principe isonomique : par la réforme de Clisthène, tous les citoyens (hommes nés d’un père citoyen et âgés de + de 18 ans) sont membres de droits égaux à l’Assemblée (Ecclésia), qui vote les lois, la guerre et la paix, contrôle les magistrats et leur gestion, comme au Conseil des 500 (boulè), l’organe qui assure le gouvernement, et à l’Héliée, organe judiciaire. Or ce nouveau régime démocratique, renforcé par l’élection (vers 501-500) de stratèges (magistrats chargés de commander l’armée), pourvus de pouvoirs civiques grandissants après les guerres médiques,  a pour effet d’ôter, en 462, par la réforme d’Ephialtès (chef du parti des démocrates radicaux, soutenu par Périclès) l’ensemble de ses pouvoirs politiques au tribunal de l’Aréopage, organe suprême du gouvernement aristocratique, constitué de 150 archontes sortis de charge, qui contrôlait les lois et les magistratures  et qui voit ses fonctions ramenées à leur origine judiciaire : le règlement des crimes de sang. Eschyle s’empare donc d’une question d’actualité brûlante quand il dépose en 460, un an après l’assassinat d’Ephialtès, preuve que sa réforme se heurtait à des résistances politiques et morales fortes, le sujet d’une trilogie liée, dont la fiction s’apparente à un mythe, à un récit étiologique, théogonique : le récit, à travers la fondation du tribunal de l’Aréopage, du passage d’un système vindicatif en vigueur dans une société épique, clanique, pré-étatique, de type aristocratique, à une justice citoyenne, médiatisée par un tribunal, et dont la finalité est de préserver, avec le respect et la crainte nécessaires à l’ordre, la concorde et la paix. « Ni anarchie ni despotisme » : la justice démocratique doit écarter, en même temps que la souillure, le spectre, bien réel dans le temps de la représentation, de la discorde.

Car à travers le serment d’alliance entre Athènes et le futur roi d’Argos, rétabli dans ses droits car acquitté, grâce à la voix d’Athéna, qui a fait pencher en sa faveur la balance du jugement des magistrats du tribunal de l’Aréopage, Eschyle, qui a lui-même participé aux victoires terrestre et maritime de Marathon (490) et de Salamine (480), dans les guerres médiques opposant les cités ioniennes, sous domination d’Athènes, à l’envahisseur perse, fait allusion à une autre actualité : la rupture, en 462, de l’alliance d’Athènes, à la tête de la ligue de Délos et dont le prestige, la richesse et la puissance navale sont considérables , avec sa rivale dans le Péloponnèse, Sparte, au profit d’une autre, conclue avec Argos, l’ennemie de cette dernière.

La trilogie est donc ancrée dans une actualité politique, juridique et judiciaire qui fait caisse de résonance et qui exalte la grandeur d’Athènes.

 

[Le tribunal de l’Orestie et le concours dramatique des Grandes Dionysies : une relation de miroir]

« Les grecs ont inventé et approfondi une expérience qui ne cessera jamais de hanter la pensée, c.à.d. la vie profonde des communautés et des individus aussi bien : ces gens-là se pensaient comme des égaux soumis à une rivalité permanente. Dans ce monde-là, l’exercice d’un droit, d’une fonction suppose une confrontation inévitable. Ce point détermine les postures sportives, philosophiques et artistiques » : dans son essai sur la tragédie grecque, la scène et le tribunal, Frédéric Picco rappelle que lors des Grandes Dyonisies, fêtes qui avaient lieu tous les ans en mars, au moment de la réouverture de la navigation dans le port du Pirée, les quatre derniers jours de la semaine de festivités étaient consacrés à un concours dramatique. Trois poètes dramaturges, désignés au moins un an à l’avance par l’archonte éponyme, l’un des principaux magistrats de la cité, s’affrontaient pour obtenir un prix que lui décernait un jury composé de 10 juges, tirés démocratiquement au sort le jour de la 1ère représentation et représentant les 10 tribus d’Athènes. A la fin des Grandes Dyonisies, le résultat est proclamé et le vainqueur partage les honneurs et le prestige avec le « chorège », riche citoyen qui a entretenu financièrement le poète, les acteurs et les répétitions du chœur (le jeune Périclès a été le chorège d’Eschyle quand celui-ci a présenté Les Perses en 472). Si, bien sûr, les critères des juges sont bien + esthétiques que politiques, moraux ou légaux, il faut donc noter la présence d’un jugement qui départage et établit une vérité institutionnelle et officielle. Nous savons ainsi qu’Eschyle a gagné 13 fois le concours des grandes Dionysies. Surtout, lors du procès d’Oreste, que la fiction créée par Eschyle délègue, non aux dieux comme dans certaines versions du mythe, mais à un tribunal formé des meilleurs citoyens choisis par Athéna, ces figurants présents sur scène, dans le théâtre de Dionysos, édifié par les pouvoirs publics sur le flanc sud de l’Acropole, pour accueillir 13 à 17 000 spectateurs, citoyens libres d’Athènes (assister au concours tragique étant considéré comme un devoir civique, Périclès dédommagera les journées de travail perdues par les spectateurs les + pauvres) et étrangers notamment, faisaient face à leurs juges dramatiques, dans une relation de miroir, renforcée par la proximité entre le lieu théâtral et l’un des lieux de la fiction, le temple des déesses semnai, déesses protectrices des lois de la cité d’Athènes.

 

[Espace scénique et espace dramatique : une progression vers le cœur de la justice]

Car autant et + qu’un événement politique dans la vie civique athénienne, les grandes Dionysies, fêtes consacrées à Dionysos, inscrivent la cérémonie tragique, d’origine religieuse, donc extrêmement codifiée, voire ritualisée, dans le cadre d’une célébration sacrée, matérialisée notamment par la présence d’un siège, destiné au prêtre du dieu, dans le 1er rang des gradins de bois où s’asseyait le public (theatron) et d’un autel consacré à Dionysos dans l’aire circulaire où le chœur prend place, (l’orchestra), séparant ainsi nettement l’espace des spectateurs de celui des acteurs, qui évoluent sur une estrade (proskenion), placée devant une baraque en bois, qui sert de décor et peut ouvrir, par un système de plateau tournant, sur un espace intérieur : la skéné. Or, en lien avec la représentation du juste et de l’injuste comme avec l’articulation de la justice divine et de la justice humaine, Eschyle exploite les potentialités de cet espace scénique pour en faire un espace dramatique puissamment signifiant.

D’abord il s’agit, dans la 1ère partie des Choéphores, d’utiliser l’autel de Dionysos pour transformer le tertre, où le corps profané du maître du palais a été relégué, hors de l’espace familial et politique, privé des rites funéraires dus à un héros, le roi des rois, à un époux et à un père, en tombeau, puis en autel consacré par des libations douces, elles-mêmes transformées en imprécations et en libations sanglantes, agrées par un mort, qui revit à travers son fils, si bien que se reconstitue, autour de l’autel consacré au père et par la bouche même d’Electre, qui voit dans son frère un père, une « maison », un « oikos » opposé au palais, symbole d’un pouvoir usurpé par la femme adultère virilisée, la meurtrière de l’époux et du roi des rois, la mère dénaturée, qui a déchu ses enfants de leurs droits et son amant féminisé, Egisthe, qui règne en tyran.

 Tout l’enjeu dramatique de la  2ème pièce de la trilogie sera de permettre à Oreste de rentrer dans l’espace scénique de la skéné pour y accomplir, hors du regard des spectateurs, le double meurtre dont il exhibera les corps et la justice, quand il brandira la preuve matérielle du flagrant délit dont a naguère été victime son père : le voile ensanglanté dans lequel le héros épique a été chassé et sacrifié, comme un gibier. Tout l’enjeu politique de cet acte comme de l’acquittement d’Oreste par le tribunal de l’Aréopage sera de permettre au fils d’Agamemnon de réinvestir l’espace du pouvoir dont il a été injustement banni  et de redresser la maison du roi des rois, ce que symbolise le passage de l’urne, censée renfermer les cendres d’Oreste, à l’arrachement, par le verdict du vote des urnes judiciaire, du coupable innocent à la folie, à la mort et à la damnation promise par les Erinyes, filles de la Nuit, déesses chtoniennes, infernales et dont la monstruosité est incompatible avec l’espace du temple comme du tribunal.

Car dans les deux pièces, on assiste à une dialectique de l’exclusion et de l’inclusion, qui conduit les protagonistes vers le cœur même de l’exercice de la justice. En effet, dans toute la 1ère partie des Choéphores, l’injustice dont sont victimes la dépouille d’Agamemnon, Oreste et Electre est matérialisée par l’exclusion : Oreste est un exilé, privé de ses droits et de ses biens, « jeté dans l’infortune » par sa mère (913), « vendu deux fois » (915) ; Electre est en quelque sorte une exilée de l’intérieur, « dédaignée, avilie, tenue enfermée dans un coin comme un chien malfaisant, [ses] larmes surgissant + vite qu’un sourire, répandant sans fin [ses] sanglots secrets » (446-449), alors qu’elle devrait sortir de l’oikos pour être donnée en mariage. Leurs sorts sont donc comparables, comme l’affirme Oreste en s’adressant à Zeus : « tu peux nous voir, Electre et moi, deux enfants privés de leur père, tous deux également chassés de leur demeure » (252-254). Une bonne partie de l’action des Choéphores, dans sa péripétie, consistera dans la ruse par laquelle, en écho à la ruse qui piégea naguère l’hybris de son père, Oreste se fraiera un chemin dans l’antre du pouvoir pour en détrôner littéralement Egisthe et accomplir la « justice » commandée par l’oracle d’Apollon : la vengeance, sans laquelle il serait lui-même traité en paria et tenu à l’écart des autels, v.291-296. Pourtant le matricide le condamne, par une souillure venue non de la vengeance épique, mais du traitement civique du motif religieux du meurtre, notamment quand il s’agit de parricide, à errer 7 ans, avant que le temps et le rite de purification sanglante ne l’autorisent à pénétrer dans l’enceinte sacrée du temple d’Apollon à Delphes, pour y prier devant l’ombilic, puis à embrasser littéralement l’idole de Pallas sans contaminer la cité d’Athènes qui lui accorde l’hospitalité sacrée. Dans la 1ère partie des Euménides, l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur du sanctuaire figure le conflit entre les Erinyes, qui pourchassent jusque dans le fond du sanctuaire une proie que le fantôme de Clytemnestre leur reproche d’avoir laissé s’échapper, et Apollon, qui les chasse de son sanctuaire, en vertu du serment qu’il a fait à l’instrument de la justice du père et du droit d’asile, devoir sacré de protection du suppliant : « hors d’ici, c’est un ordre, et vite. Quitte le fond du sanctuaire prophétique, de crainte qu’un serpent à l’aile blanche jaillissant de mon arc d’or martelé te fasse cracher de douleur l’écume noire et rendre les caillots sanglants que tu tirais des hommes. Vous n’avez pas même à effleurer ma demeure » (179-185). Pourtant, à Delphes comme à Athènes, où Oreste se rapproche d’une puissance susceptible de lui rendre justice quand il embrasse littéralement l’idole de Pallas, les Erinyes, présentes et actives, l’encerclent (307-397), figurant l’emprise magique que ces allégories du remords ont sur le coupable. Ce n’est donc que lorsque la parole d’Athéna transforme l’espace scénique en tribunal de l’Aréopage, sur la colline d’Arès et par le pouvoir performatif du verbe divin autant que par la puissance de l’imagination du spectateur, autant dire de l’illusion théâtrale, que l’on atteint le véritable cœur de l’exercice de la justice, qui s’oppose à la relance indéfinie du processus vindicatoire par l’acceptation, a priori et par toutes les parties prenantes du procès, du verdict, quel qu’il soit (433, 469, 581). Lorsque la décision tombe, la preuve qu’elle n’est pas réversible est que les Erinyes renoncent à poursuivre Oreste, qui peut regagner librement Argos pour rentrer, cette fois, légitimement dans le palais d’Agamemnon. Mais comme le conflit se déplace et que les Erinyes menacent de se venger sur la cité, en reportant sur elle la souillure d’un crime de lèse-justice, il faut que ces filles de la nuit acceptent d’investir un nouveau temple pour rétablir une justice politique et cosmique, fondée sur un remodelage du partage des pouvoirs, qui intègre les représentantes de l’ancien ordre, infernal, des anciens dieux, dans le nouvel ordre, olympien, de la cité. La co-fondation, dans l’espace-temps de la fiction, et à grand renfort de torches (1005, 1022, 1042) de l’Aréopagetribunal réel humain, dont les séances étaient nocturnes, et du sanctuaire des Euménides, dont le culte était également nocturne, traduit, dans l’espace-temps de la représentation et pour le spectateur qui a assisté à la représentation d’un mythe étiologique, « théogonique » même, le lien indissociable entre la justice des hommes, instituée, et la justice des dieux, garante de la norme de justice. Non loin de la colline d’Arès, où siège l’Aréopage, chargé originellement des crimes de sang, mais dont nous avons vu qu’avant la réforme d’Ephialtès il était un organe politique influent du régime oligarchique et dont Athéna fait le gardien des lois de la cité dans la pièce d’Eschyle, l’ambivalence des « Bienveillantes », demeurées « redoutables » gardiennes de la « crainte et du respect » dans l’exercice de leur fécondation d’une cité prospère et pacifiée, rappelle qu’il n’y a pas d’ordre, de paix, de justice sans violence légale.

 

[Le théâtre d’Eschyle fait voir deux faces très différentes de la justice : l’apparence monstrueuse des Erinyes et le déroulement du procès d’Oreste]

« Les idées qu’exprime le théâtre d’Eschyle se dégagent toutes seules, sous le coup de l’anxiété, à peine claires, brusques comme des révélations. Le + souvent, elles sont rendues vivantes dans leur réalité la + concrète. Eschyle aime montrer. […] Il fait voir les Erinyes ; il fait entendre leurs grognements. Tout cela se voit, s’entend, s’impose immédiatement », remarque Jacqueline de Romilly dans sin introduction à La tragédie grecque. De fait, le théâtre étant imitation d’actions par la parole, le chant, la danse, l’incarnation des personnages dans des corps d’acteurs costumés, hissés sur des cothurnes qui les grandissent et portant des masque très expressifs, il  donne à voir, selon l’étymologie du terme « théâtre », il montre, en l’occurrence deux faces très différentes de la justice : la crainte à travers l’apparence monstrueuse des déesses de la vengeance ; le procès.

 

[Les Erinyes, démons infernaux, allégorie du remords ou nécessité de la crainte ?]

Personnification de la vengeance[1] et, comme son quasi homonyme démon Ara, de la Malédiction (« et toi, Malédiction, puissante Erinye d’un père », Se, 70), les Erinyes, qui se décrivent elles-mêmes comme de « tristes enfants de la Nuit » et qui se définissent comme « les Imprécations » (Eum, 416-417) sont des « démons investisseurs du futur coupable et des démons vengeurs du forfait accompli », qui traquent l’homme avec une âpreté et une violence extrêmes. Décrites à deux reprises, par Oreste qui est seul à les voir à la fin des Choéphores(1047-1062), puis par la Pythie qui doit fuir devant leur aspect repoussant, au début des Euménides (45-59), elles apparaissent à découvert quand leur chœur assoiffé de sang se réveille sous les admonestations du fantôme de Clytemnestre (117-130) ou qu’elle entonne leur hymne, dansant une transe furieuse autour d’Oreste (307-396). Incarnées dans le chœur, elles ont alors une réalité, un corps qu’on voit agir dans l’orchestra et dont l’horreur aurait, selon la légende, précipité les accouchements. Les métaphores qui s’attachent à elles visent toutes à inspirer la terreur et l’épouvante. Ce sont d’abord une meute de chiennes féroces, avides de sang et qui s’abattent sur leur gibier : »d’un pied puissant au + haut, je bondis pour retomber d’un poids + lourd- et fugitifs de chanceler sous le faix pesant du malheur » (Eu, 372-376). Sous le fardeau de leur courroux, la victime, terrassée, succombe. Magiciennes vampires, elles enchaînent leur future victime dans un hymne « lieur » (Eu, 306, dont les formules incantatoires font vaciller la raison : « mais pour notre victime, voici le chant délire, vertige où se perd la raison, voici l’hymne des Erinyes, enchaîneur d’âmes, chant sans lyre, qui sèche les mortels d’effroi » (Eu, 328-333 et 340-345). Aussi solidement entravée par le chant que la bête qu’on s’apprête à égorger l’est par les cordes, ou les rais du sacrificateur, la victime n’est + qu’une proie offerte à la voracité de vampires : « l’odeur du sang humain  me rit » (Eu, 253) ; « c’est toi qui, en revanche, doit fournir à ma soif une rouge offrande puisée dans ses veines. Qu’en toi je trouver à m’abreuver de cet atroce breuvage » (Eu, 264-266) ; «toi, victime engraissée pour mes sacrifices ! Tout vivant sans égorgement à l’autel, tu me fourniras mon festin » (Eu, 304-305). Entre les mains griffues, les lèvres, les crocs de ces Harpyes sans ailes, l’être humain livré aux crocs de ces vampires n’est + qu’une « ombre vidée de sang » (Eu, 302), une momie desséchée vivante, un être « anéanti », écrasé sous l’écueil de la justice : « si puissant qu’il soit, nous l’anéantissons sous sa souillure fraîche » (Eu, 358-359). Le sang de la victime engraisse le corps des Erinyes, dont il devient la substance, si bien que du sang dégoutte de leurs yeux (Ch, 1058 ; Eu, 54) et qu’une haleine sanglante s’exhale de leur bouche (Eu, 137) et qu’elles rendent de lourds caillots de sang tiré des mortels (Eu, 183-184) et changé en venin propagateur d’une « lèpre mortelle à la feuille, mortelle à l’enfant » (Eu, 782-787 et 812-817). Lançant sur le sol leur poison comme on lance des javelots, elles rendent la terre ensemencée stérile (Eum, 800-803). Toutes ces caractéristiques font d’elles des puissances infernales, noires comme les victimes qu’on sacrifie aux dieux d’en bas. Elles sont en rapport avec les serpents : des serpents s’entrelacent autour de leur chevelure et de leur corps, faisant d’elles des Gorgones (Ch, 1049-1050) ; elles lancent du venin (Eu, 782) ; elles habitent « les demeures souterraines » (Eu, 417), « l’antre souterrain » et tourmentent indéfiniment les coupables. Elles viennent donc du monde des morts et engendrent le chaos.

Or ces déesses de la vengeance incarnent bien, sinon la justice, du moins une forme de justice, bien éloignée de l’allégorie de Thémis, les yeux bandés en signe d’impartialité, la balance symbole de l’équité et le glaive symbole de médiété à la main. Certes la justice sauvage qu’elles prônent ne saurait s’accorder avec le monde de sagesse, de mesure et d’harmonie que Zeus Olympien est en train d’organiser. Apollon leur reproche du reste d’appliquer des châtiments barbares indignes de la civilisation grecque et s’il les chasse de son temple, c’est que leur cosmos, les serpents qui s’enroulent autour de leur corps, n’est + à sa place « devant les statues des dieux » et « dans la maison des hommes » (Eu, 55-56), car il n’est associé ni au monde des Olympiens ni au monde des hommes, mais au monde des créatures infernales : phonétiquement proches d’Eris, la déesse de la Querelle, elles sont du côté de la violence et du Chaos. Pourtant Athéna reprend, terme pour terme, leur slogan (« ni anarchie ni despotisme ») et rappelle, in fine, la nécessité que la crainte qu’elles incarnent soutienne le respect des lois, sans quoi il n’y a pas de justice: « parfois la crainte est un bienfait, et pour veiller sur les pensées il faut qu’elle y siège sans cesse. Il est bon que la douleur rende sage. Quel mortel ou quelle cité, si dans la lumière du monde son cœur ne tremblait devant rien, garderait autant de respect pour la justice » (Eu, 516-524). Les Erinyes doivent faire peur et faire mal, car c’est la crainte qui pousse les hommes à appliquer la loi. Ce discours est repris par Athéna elle-même, quand, le chaos vaincu, les Erinyes sont devenues des Euménides : « mon conseil, que les citoyens l’observent et le respectent en veillant à ne pas chasser toute crainte de la cité ; car quel mortel, s’il ne craint rien, restera juste ? » (Eu, 697-699). Ainsi le théâtre prend-il en charge de montrer, physiquement et métaphoriquement, le châtiment qu’encourt le criminel, égaré, harcelé par le remords qui le tourmente. Car si les Euménides sont devenues les Bienveillantes, si bien que les actrices qui les incarnent dans la mise en scène d’Olivier Py nettoient le maquillage charbonneux et sanglant, elles resteront terribles à l’égard de celui qui verse indûment le sang : « ce sont elles qui ont pour lot de présider aux affaires des hommes, et quiconque néglige leur lourd pouvoir ignore d’où sa vie se voit frappée- les fautes du passé le livrent entre leurs mains ; et la mort silencieuse, malgré ses cris d’orgueil, sous les coups de leur haine le réduit à néant » (Eu, 930-936).

 

[Le procès d’Oreste : imitation des realia de l’institution judiciaire ?] Mais dans L’Orestie d’Eschyle, les liens entre Justice et théâtre ne se bornent pas à l’incarnation, dans le chœur des Erinyes, d’une représentation d’une forme 1ère, imparfaite, de la Justice : la vengeance; les règles et les usages fixés par Athéna dans la scène du procès d’Oreste procèdent d’une imitation théâtrale (au moins partielle) des realia de l’institution judiciaire, telle que la connaissaient des spectateurs friands de joutes oratoires[2] : si le fonctionnement de l’Aréopage était peut-être mal connu (car nocturne et composé d’anciens archontes, membres des grandes familles athéniennes), celui de l’Héliée, tribunal populaire qui regroupait 6000 citoyens de + de 30 ans, tirés au sort, et qui siégeait près de l’Agora, le lieu du débat public, était beaucoup + ouvert. Or le déroulement du procès d’Oreste suit, dans ses grandes lignes, plutôt fidèlement les étapes rituelles d’une procédure où, après entrée des juges et échange de serments formels, les deux adversaires plaidaient tour à tour, de une à 3 fois selon les types de procès, en commençant par le plaignant, le demandeur ayant droit de réplique et le défenseur de duplique, avant que les juges ne votent, dans le silence et sans délibération préalable, l’égalité de vote devant profiter, comme dans la pièce, à l’accusé. En effet, après l’enquête judiciaire menée par Athéna à partir de données objectives  et équilibrées (identité  des parties, v.408, interrogation sur les mobiles et les limites de l’acte, v.421, et expression d’un souci d’entendre également les deux parties), le procès, dont les Erinyes tentent vainement d’éluder la médiation en annonçant qu’Oreste ne veut pas prêter serment, ni ne peut en recevoir[3], peut s’ouvrir. L’entrée des juges, « les meilleurs de ses citoyens afin qu’ils rendent leur verdict du fond d’une pensée sincère sans violer leur serment au mépris de toute justice » (v.487-489 et 566-573) est suivie d’un 1er incident de séance : les Erinyes essayent de récuser le principal témoin à décharge, Apollon, venu plaider solidairement la cause d’Oreste[4] (v.574-581), et qui invite Athéna à ouvrir le procès avec le savoir-faire qui est le sien. La suite montre la nature juridique de ce savoir-faire : «vous avez   la parole. Les débats sont ouverts » (v.582-584). Le rituel judiciaire se met alors en place : « la partie poursuivante doit parler la  1ère ». Mais le coryphée ne prononce pas un discours suivi : il interroge l’accusé, dont l’aveu établit objectivement les faits (v.585-608) : « je l’ai tuée, je ne le nie pas ». Il n’est donc pas victime d’une fausse dénonciation, les Erinyes ne perdant pas leur temps à poursuivre autre chose que de vrais meurtriers. La lutte entre les parties s’engage, décrite dans le vocabulaire d’une prestation sportive (« je ne suis pas encore à terre », v.590), en comptant les points (« la 1ère des 3 reprises est donc pour nous », v.589).  L’interrogatoire de l’accusation porte sur la modalité du meurtre (« tu dois aussi nous dire comment tu l’as tuée »,v.591) et Oreste, « le tueur de mère », comme l’appelle le coryphée, explique les raisons du meurtre : « elle était deux fois souillée » par l’homicide et par l’adultère (« elle a tué son époux et mon père, v.602 »). A quoi le coryphée, obsédé par la logique du talion, répond : « oui, mais tu vis, tandis qu’elle a payé son meurtre » (v. 603). Oreste lui demandant, logiquement, pourquoi, du vivant de la meurtrière Clytemnestre, il ne l’a pas traquée, le coryphée lui représente que la meurtrière et sa victime n’étaient pas du même sang : c’est la consanguinité entre la mère et le fils qui ferait la gravité du geste matricide (v. 607-608). Oreste s’adresse alors à Apollon pour qu’il témoigne pour lui, v. 609-613 : « maintenant témoigne pour moi- dicte moi, Apollon, si mon meurtre était juste- Car je ne nie pas le fait. Mais paraît-il juste à ta pensée, ou non ? A toi de trancher sur ce sang ». On le voit, le souci de l’évaluation rationnelle est présent. Les protagonistes ne sont + envahis par le thumos dont seules les Erinyes sont encore l’expression. Apollon plaide alors pour la justice du geste d’Oreste (v.614-673), mais lui non + ne prononce pas un discours suivi, puisqu’il est 3 fois interrompu par le coryphée, auquel il répond chaque fois par une tirade. A l’argument d’autorité (le geste d’Oreste est légitimé par l’oracle d’Apollon, interprète de la volonté de Zeus), contré bientôt par le contre-argument d’autorité, anamnèse du parricide (le retournement de Zeus contre son père Cronos), s’ajoute la théorie du patriarcat, en réponse au matriarcat défendu par le coryphée : v. 657-667, Apollon, qui se veut rationnel, développe l’argument médical qu’Oreste n’avait fait qu’ébaucher (l’enfant est entièrement issu du sperme de son père, la mère porteuse ne fournissant qu’un vase pour héberger la substance), et à l’exemple mythologique de Cronos, il oppose celui d’Athéna, née sans mère, toute casquée de la tête de son père Zeus, qui avait avalé Métis, de crainte que l’oracle selon lequel l’enfant détrônerait son père ne se réalisât. Le débat contradictoire étant terminé, sans qu’aucun argument, d’une partie ou de l’autre, soit véritablement déterminant (Eschyle met ici en valeur le caractère inconciliable des positions individuelles), le vote peut avoir lieu et Athéna demande aux juges de voter « selon leur conscience et la justice, puisque l’affaire est débattue ». Pendant ce vote, les deux parties s’invectivent, (v.711-751) et l’on retrouve des arguments déjà avancés : danger pour la cité, quelle que soit la décision, ce que le caractère collectif du tribunal peut éviter, pitié de Zeus pour les suppliants ; confrontation entre jeunes dieux et dieux antiques. Après cette dispute peu constructive, preuve que sans justice, la querelle entre particuliers est sans fin, Athéna proclame sa loi, dans cette séance inaugurale qui vise l’avenir, donc la vie, et  elle se prononce la dernière, pour la filiation paternelle, (vierge sans mère, et non mère elle-même, elle ne peut soutenir Clytemnestre), preuve que sans l’interventionnisme de la déesse, la justice des hommes aurait poursuivi le cycle de la vengeance en livrant l’accusé à la merci de l’accusatrice : il y a malgré tout besoin, pour acquitter un accusé qui ne peut l’être, de l’intervention des dieux, d’une décision arbitraire avant la mise en place d’une justice nouvelle, fondée sur la concorde. Son vote précédant l’édiction d’une loi que les spectateurs connaissent bien (l’égalité des votes sera favorable à l’accusé), Oreste est acquitté par l’égalité des voix : la triade des nouveaux dieux a relevé la maison d’Agamemnon et, absous, Oreste s’éloigne après le verdict (v.752-777). Ainsi le schéma suit de très près le rituel judiciaire, même si nous y chercherions en vain les deux plaidoyers opposés : même la défense d’Oreste, présentée par Apollon, n’en est pas vraiment une, car chaque interruption du Coryphée appelle une réponse qui modifie la marche du discours ; quant à l’interrogatoire d’Oreste par le Coryphée, il ne peut en aucun cas constituer un plaidoyer. Car l’essentiel n’est pas dans le réalisme d’une procédure qui, dans les temps héroïques de l’histoire, n’aurait jamais eu lieu (l’Oreste épique ne vengeait pas son père en tuant sa mère, mais Egisthe, dont le meurtre ne pose aucun problème dans la tragédie, alors même que dans la réalité historique de la cité archaïque ou classique, il aurait entraîné un procès pour crime de sang), pas + qu’il ne se serait tenu pour parricide dans les temps historiques de la représentation, la femme n’étant pas une citoyenne, mais dans la naissance d’un acte juridique moderne, basé sur un formalisme et sur une rationalité qui passent par la médiation de l’institution, là où les symboles du pré-droit –paroles, gestes, libations, postures imprécatoires et serments magiques- agissent en vertu de leur propre dynamisme, magico-religieux. Alors que le serment revendiqué par les Erinyes vaut ordalie et tranche la cause, sans autre forme de débat, donc de procès, le serment juridique, purement formel, introduit l’instance, mais ne tranche plus le procès. Il n’y a donc pas de contradiction entre la récusation de la valeur du serment ordalique (« je dis que par serments l’injustice ne doit pas vaincre », v.432 ; « nul serment ne l’emporte sur Zeus », v.621) et le serment procédural exigé des parties au tribunal de l’Aréopage : on est seulement passé de la magie d’une justice privée, dans laquelle les crimes de sang relèvent de l’honneur du clan, à la solennisation de la forme dans l’enceinte judiciaire, seule apte à juger de crimes de sang, même si l’exécution de la sentence est renvoyée à la famille lésée.

En plaçant au centre de l’action tragique, non tant le meurtre d’Egisthe, vengeance présentée comme aussi peu problématique que dans l’épopée de l’Odyssée (Homère y donne Oreste en exemple à Télémaque), alors même qu’il eût fait l’objet d’un procès pour crime de sang dans la cité classique, que le matricide, aproblématique dans l’univers de l’épopée et qui n’eût pas non + fait l’objet d’un procès dans la cité, mais qu’Eschyle traite comme une souillure, elle bien au centre de l’imaginaire civique, et comme un parricide, lui bien passible d’un procès devant les tribunaux, l’Orestie opère donc une fusion entre l’imaginaire épique, l’imaginaire civique et la procédure judiciaire pour créer une fiction tragique, qui donne à penser l’articulation du droit et de la religion dans le traitement civique d’ l’homicide. La matricide d’Oreste permettrait à la cité d’explorer les effets de son invention, la souillure du sang versé, dans la définition de la citoyenneté.

 

La redéfinition de la faute tragique en culpabilité judiciaire]

[La malédiction des Atrides]

La redéfinition, par le procès, de la faute tragique, souillure hyperbolique du sang qui, appelant le sang, enferme le héros Oreste dans la nécessité de reproduire la malédiction des Atrides, en termes juridiques de culpabilité problématique, conduit l’optimisme de la trilogie liée à ouvrir sur un dépassement du tragique, dans le cadre de la justice civique.

Par son matricide, en effet, Oreste semble d’abord accomplir le destin tragique de sa « race », prise, depuis la faute originelle des Pélopides, dans la reconduite, de génération en génération, d’un cycle de crimes perpétrés entre proches, «entre oiseaux de la même volière » (Eu, 866), et qui, « coupables envers un dieu, envers leur hôte ou leurs parents » (Eu, 269-72) conjuguent la transgression des trois lois naturelles et divines rappelées par les Erinyes : « aux parents l’on doit le respect : honore les d’abord, honore aussi l’étranger séjournant chez toi au nom de l’hospitalité » (Eu, 544-547). En effet la faute originelle (hamartia) remonte à Tantale : pour braver les dieux de l’Olympe, ce roi de Lydie tue son fils Pélops et le leur sert à manger, en leur demandant s’ils sont capables de reconnaître la viande cuisinée. La justice divine, punitive, châtie Tantale, précipité dans le Tartare où il doit subir éternellement le « supplice de Tantale : souffrir de la faim et de la soif sans pouvoir se servir des mets et des boissons à sa portée. Ramené à la vie, Pélops sera maudit par le cocher Myrtilos, qu’il précipite dans la mer après que celui-ci l’a aidé à détériorer le char de son maître Onomaios, pour le vaincre à la course pour obtenir la main de sa fille. Cette malédiction commence à porter ses fruits à la génération suivante, qui reproduit la faute originelle. En effet, les deux fils de Pélops, Atrée et Thyeste se disputant la royauté de Mycènes, Atrée, qui devient roi, mais haït son frère parce qu’il a réussi à séduire sa femme Aéropé, feint la réconciliation, rappelle Thyeste à Mycènes…, mais lui fait servir, en guise de banquet, la chair de ses propres enfants. Horrifié d’avoir mangé sa propre progéniture, Thyeste s’enfuit et maudit la descendance de son frère, les Atrides. Thyeste, à la suite d’un inceste avec sa fille, voit naître Egisthe, qu’il abandonne et qu’Atrée recueille et élève comme son propre fils, avant de l’envoyer tuer son père biologique, afin d’empêcher toute vengeance de sa part. Mais Thyeste reconnaît Egisthe et se ligue avec lui pour assassiner Atrée. La souillure de ce « crime ancien » hante le palais d’Agamemnon dans la trilogie d’Eschyle : dans Agamemnon, Cassandre, prise de visions, dévoile l’horreur d’un palais souillé par les meurtres passés, « abattoir d’hommes au sol trempé de sang » (Ag, 1090-1107) et, revit le forfait de Thyeste (Ag, 1217-1222) et horrifiée,  évoque l’innommable festin de Thyeste, triple crime envers un frère, des neveux et un hôte. Egisthe rappelle les détails de cet abominable banquet pour justifier le meurtre d’Agamemnon (Ag, 1587-1611) et Clytemnestre prétend avoir tué Agamemnon, possédée par une force qui la dépasse, « l’antique fléau vengeur d’Atrée, de l’hôte au festin monstrueux » (Ag, 1499-1503). Ainsi le meurtre, appelé par une causalité multiple : vengeance, démesure, nécessité, est une souillure, qu’un individu transmet inéluctablement à ses enfants. Après le meurtre de leur père Atrée, Agamemnon, roi d’Argos et époux de Clytemnestre, accepte de prendre la tête de l’expédition grecque partie venger l’enlèvement d’Hélène, épouse de son frère Ménélas, roi de Sparte, par le troyen Pâris. Mais dans le port d’Aulis, où les troupes grecques sont bloquées parce que leur chef Agamemnon a, par son hybris, prétendu avoir mieux tué une biche qu’Artémis, qui se venge en interdisant aux vents de souffler, le devin Calchas apprend à Agamemnon que seul le sacrifice de sa fille Iphigénie pourra apaiser la colère d’Artémis. Celui-ci délibère, hésite, mais il est « poussé par le vent du crime » (Ag, 218-221), et « à tout oser sa pensée se résout enfin », si bien que feignant de célébrer les fiançailles d’Achille et d’Iphigénie, il fait venir sa femme et sa fille à Aulis, et consent à perpétrer cet acte contre-nature, ce sacrifice perverti, où une jeune fille est bâillonnée pour qu’elle ne maudisse pas son père et égorgée sur l’autel de la déesse à la place d’un animal, victime expiatoire habituelle (Ag, 228-248). En perpétrant ce crime contre sa propre fille, en faisant preuve de démesure pendant la guerre de Troie, en commettant l’erreur de ramener Cassandre, son trophée de guerre et une concubine esclave dans le palais conjugal, en cédant enfin à la tentation de l’orgueil quand il consent, après bien des réticences et des hésitations, à fouler la pourpre des dieux, déployée comme un piège par son épouse Clytemnestre, le jour de son retour de la guerre de Troie, Agamemnon se condamne lui-même (Ag, 1412-1420), car Clytemnestre en fait le motif de sa vengeance : en tuant Agamemnon à son tour, elle prétend être l’agent de la Justice, payant meurtre pour meurtre, et elle fait du cadavre de son époux « son chef-d’œuvre de justice » (Ag 1405-1406), invoquant la dikè, la « Justice », la « cause » d’Iphigénie qui réclamait le sang de son père (Ag, 1432). Il n’est pas jusqu’à Egisthe, amant et complice de Clytemnestre qui, nourrissant une haine inextinguible à l’égard d’Atrée, le père d’Agamemnon, ne se vante d’avoir « tramé le meurtre en toute justice » (Ag, 1604), invoquant « le jour justicier » (Ag 1577), se disant « ramené par la Justice » (Ag, 1607) et se réjouissant de voir Agamemnon « pris dans les filets de la Justice » (Ag, 1611). De ce meurtre par l’épouse adultère du roi des rois, du héros de la guerre de Troie et de l’époux, pris au piège de la ruse, d’une persuasion mauvaise, d’un filet de chasseur, et dont le cadavre outragé n’a pas connu les honneurs funèbres, le songe de Clytemnestre, l’oracle d’Apollon, le chœur des porteuses de libation, Electre, Oreste font un chef d’œuvre d’impiété coupable, d’iniquité conjugale, familiale, filiale, ainsi que de désordre affectif, sexuel, moral, politique, religieux, voire cosmique.

 

[L’ambivalence du crime d’Oreste]

Dès lors la nécessité du meurtre change de nature et se complexifie, puisqu’à la nécessité d’ « apaiser la rancune des morts » en lavant la souillure dans le sang se superpose l’absolue nécessité d’obéir aux ordres d’Apollon, qui exige de « rendre meurtre pour meurtre », sous peine d’ostracisme, d’atroces maladies ou de subir les assauts des « Erinyes mûrissant dans le sang d’un père » (Ch, v.269-297). En vengeant son père, le héros épique rentre dans l’héritage de ses droits, rétablit l’ordre et fait œuvre de justice, comme l’indique cette assimilation, par le chœur, de son épée au glaive de Justice forgé par le destin : « Oui, le tronc de la Justice reste ferme, le destin a forgé sa lame, il a conduit le fils jusqu’au palais, pour venger la souillure, cet enfant du sang d’autrefois, guidé par la glorieuse, insondable Erinye » (Ch, 647-652).

Mais en renouvelant la ruse maternelle et en interprétant le serpent du rêve comme sa propre image figurée (Ch, 540-550), le fils matricide accepte aussi la filiation monstrueuse qui fait du fils de « l’affreuse vipère » (Ch, 249) un serpent tout semblable à elle. Cette parenté inquiétante avec la mère, prélude à la réversibilité de la culpabilité et à la contagion de la souillure, s’accompagne, par-delà la prise de conscience de la monstruosité du matricide (« Que faire, Pylade ? Comment puis-je tuer ma mère ? » Ch, 899), d’une prise de conscience que le filet jeté sur ses ennemis, en juste rétribution de leur crime passé (Ch, 980-989), est un piège appelé in fine à se retourner contre lui : «devant lui à présent, je m’approuve et je me lamente, oui, maintenant que je m’adresse au voile qui tua mon père, pleurant sur l’acte et sur sa peine et sur toute ma race- car ma victoire m’a souillé, et qui me l’enviera ». De fait, si l’action engagée dans Les Choéphores ne connaît pas de résolution finale (« je ne sais pas comment cela finira », v.1021), l’ambiguïté tragique trouvant sa traduction visuelle dans l’image d’un Oreste tenant d’une main l’épée souillée du sang de sa mère et de l’autre un rameau de suppliant entouré de bandelettes (1034-1039), c’est qu’il n’est pas sûr que cette souillure puisse être lavée autrement que dans le sang d’un nouveau meurtre : les Erinyes, « Gorgones » aux « cheveux tressés qui grouillent de serpents » (1048-1050), surgissent, le prennent en charge et le harcèlent, exigeant, pour que justice soit faite, qu’il fût livré à leur discrétion et châtié, sans autre forme de procès.

 

[La culpabilité d’Oreste : une souillure]

Car la culpabilité d’Oreste, perçue dans l’univers tragique, comme dans l’imaginaire civique, comme une souillure, ne fait pas de doute : au début de son procès, toutes les parties, à commencer par l’accusé lui-même (« je l’ai tuée, je ne le nie pas », Eu, 588), reconnaissent la pleine et entière culpabilité d’Oreste dans un crime sanglant, dont les Erinyes font une souillure relevant de leur lot dans le partage des pouvoirs entre jeunes et anciens dieux (Eu, 212,605). Déployant la rhétorique hyperbolique de la « souillure horrible du sang » (Eu, 167) versé, qui forme derrière Oreste une « piste » qu’elles suivent, « goutte après goutte » (Eu 247), elles accusent Apollon de laisser souiller son sanctuaire du fait de la seule présence d’Oreste près de l’ombilic (Eu, 168-169, 716) et prétendent que la tache ne peut se détacher d’Oreste que si, puni comme il se doit et vidé de son sang par les Erinyes vampires, il est desséché par le remords, anéanti par la folie et châtié jusque dans les enfers. Pourtant, si Oreste reste, aux yeux mêmes d’Apollon et d’Athéna, porteur d’une souillure qu’atteste son statut de suppliant (232,441,577,718), le héros se considère comme déjà lavé de la souillure : »je ne suis + un suppliant aux mains souillées (237) ; « je n’étais pas un suppliant aux mains souillées’ (445). De fait, il présente deux arguments pour étayer cette thèse : il a sacrifié un porc à Apollon, à Delphes, si bien que le sang que la Pythie voit sur ses mains vient de la bête et non de sa mère (450) ; il a « usé », au cours de ses 7 années d’errance, sa souillure auprès des autres hommes (328-239, 451-452). Conséquence de ces deux remèdes, il peut prendre la parole, ce qui est interdit aux meurtriers non purifiés (448-452) et affirmer hautement qu’il n’est + souillé (453). C’est que sa culpabilité fait débat : à la défense d’Oreste, qui proteste de la légitimité d’un acte de justice immanente (« tu se te seras toi-même tuée ») (Ch,923) ordonné par Zeus, à travers Apollon, qui  assume pleinement sa part de responsabilité dans l’affaire, s’oppose l’implacabilité d’une justice pour qui la sanction doit tomber, quelque soient les circonstances du crime.  Les déesses et Apollon se situant du côté pleinement tragique de la culpabilité, c’est Athéna qui rompt la machine punitive de la tragédie en changeant la définition même de la culpabilité : là où le théâtre laisse la question de la culpabilité en suspens, l’accomplissement du châtiment apparaissant à la fois comme un terrible malheur et une conséquence irrémédiable de l’acte commis, le procès doit déterminer clairement des responsabilités, distinguer officiellement le coupable du non-coupable. Ainsi Athéna affirme hautement qu’il faut choisir et déterminer si Oreste est coupable ou non, dans le but de mettre fin à la  tension tragique. Elle réclame de la clarté (420,442), souligne la nécessité de débats contradictoires (485-489), demande aux juges de « trancher », décide comment départager, preuve qu’il est indispensable d’arriver à une décision qui fasse tomber l’acte et l’accusé du côte de la culpabilité ou de la non-culpabilité. Au terme du procès, Oreste entre dans ses fonctions de roi d’Argos et de héros, preuve que s’il pas été reconnu innocent, il a effectivement été rendu tel par la parole officielle, le verdict. Le procès, et la bonne persuasion qui lui est liée, a rétabli un ordre, bouleversé tant par le chaos semé par l’injustice que par la souillure d’une justice imparfaite, mais si l’égalité des voix « évite la condamnation du matrice vengeur de son père, l’absout légalement », « elle ne l’innocente ni ne le justifie », selon Jean-Pierre Vernant, qui conclut au maintien de l’ambiguïté tragique. La double résolution du conflit tragique, par l’énoncé d’un verdict qui met définitivement fin à la querelle des Atrides, puis par l’adhésion des gardiennes du temple de crainte au nouvel ordre établi par la loi de justice édictée par la déesse protectrice de la cité conduit-elle à un dépassement du tragique, autorisé tant par la structure de la trilogie liée, qui est une spécificité du théâtre d’Eschyle, que par l’optimisme de ce contemporain de la naissance de la démocratie ? S’il y a congruence de la métamorphose des Erinyes, déesses qui soufflent le vent de la colère et de la mort, en Euménides, « Bienfaisantes » (Eu, 868), bienveillantes déesses protectrices de la prospérité agricole, de la fécondité, du mariage, de la richesse, du bonheur, bref de la paix civile et de la transformation de la plainte (thrène du kommos des Choéphores ou péan de mort, imprécation) en cri de joie, du cortège des pleureuses et de  l’hymne des Erinyes en joyeuse procession rappelant les Panathénées, célébrations annuelles en l’honneur d’Athéna, de la nuit hantée de cauchemars à « la lueur des torches éclatantes », la crainte de la coercition demeure, essentielle au respect de la justice : »c’est là sur l’Aréopage] que le respect et la crainte sa sœur garantiront de l’injustice, de jour comme de nuit ». « Elève du malheur », le jeune héros-roi dont la maison est relevée reste, quand il regagne son oikos, un des seuls survivants de la famille des Atrides. Les tortures vampiriques et psychologiques des Erinyes l’ont, autant que sa longue errance, rendu pitoyable aux yeux du spectateur, qui constate que les avis le concernant ne sont pas tranchés. Dès lors, on se demandera dans quelle mesure cette pitié, qui est avec la crainte, le moteur de l’émotion tragique selon Aristote, ne vient pas de ce qu’il souffre de ne pouvoir faire face à ses responsabilités, de ne pouvoir être défini dans sa culpabilité ou sa non-culpabilité : sa fuite, ainsi que l’indécision du tribunal, formes de l’ambiguïté tragique, seraient le châtiment du héros.

 

[Plainte tragique et plainte judiciaire]

Le deuxième impact de l’in-formation du genre et du chant tragique par la thématique du juste et de l’injuste réside dans le traitement de la plainte, au double sens, lyrique et judiciaire, de la lamentation et de la protestation. Sans nier que le théâtre grec, logos autant que mythos, fût conflit, agon, politique et civique, Nicole Loraux fait remarquer, dans La Voix endeuillée, que si « le théâtre de Dionysos n’est pas (ou +) sur l’Agora »,  j’ajouterais si l’on se souvient que l’étymologie supposée du mot « tragédie » désigne le chant du bouc et que la cérémonie tragique repose sur l’alternance de dialogues et de chants du chœur, c’est que la tragédie, antipolitique, constitue un « oratorio » chargé de « dire le deuil ineffable », de donner une voix à l’expression d’une plainte qui ne peut, dans la vie réelle et avec les morts du quotidien, en avoir. Et, de fait, on trouve dans Les Choéphores, un des chants de deuil les  + célèbres de la tragédie grecque, le long kommos, (terme dont l’origine vient du verbe koptô, « frapper », ce qui indique qu’on chante en se frappant la poitrine), chant de douleur auquel participent Oreste, Electre et le Chœur. De manière + générale, on peut assimiler toute la 1ère partie des Choéphores à un thrène, chant de deuil visant à rendre à Agamemnon les rites funéraires dont l’impiété de Clytemnestre l’avait naguère privé. Pourtant il apparaît clairement que le sentiment d’injustice dont souffrent Oreste, Electre et les captives composant le choeur, la haine que nourrissent ces dernières pour celle qui les a envoyées apaiser la colère du mort par des libations douces, l’attente d’un justicier, revenu, sur l’ordre de l’oracle d’Apollon, déposer en vengeur une boucle de ses cheveux sur le tombeau de son père, modifient profondément le sens de la plainte. En effet, si les choéphores forment un chœur qui chante le deuil (25) sur l’ordre de Clytemnestre, c’est d’abord qu’elle a eu un songe que les devins ont interprété comme le signe de la colère du mort sous la terre, de son ressentiment contre ses meurtriers (42), si bien que cette violence de la victime qui se plaint maintient une distance inquiétante entre le palais et le tombeau : Agamemnon n’est pas encore un mort de la famille, il y a comme une vague rumeur de vengeance, ce pourquoi Clytemnestre veut l’adoucir par un don agréable de libations funèbres qui le rapprochera d’elle. Or ce thrène (chant de deuil) commandé  aux porteuses de libations, double musical d’Electre, inquiète ces prisonnières troyennes, qui ont reporté la douleur de leur captivité sur le deuil d’Agamemnon : pleurer un mort rituellement, c’est l’honorer, et cet honneur rendu par l’assassin à la victime risque de compromettre l’espérance de vengeance en calmant sa colère. Croisant alors la très civique rhétorique du sang avec le discours de la libation, elles se demandent si les offrandes ne sont pas empêcher la vengeance en purifiant la souillure du sang (48, 72-74, 66-67) et, exprimant leur confiance dans une vengeance à venir, c.à.d. dans la justice de Zeus (61), elles poussent Electre à transformer la libation, qui reviendrait à reconstituer autour du palais la famille détruite par le meurtre, la fille servant de médiatrice à la réconciliation, certes monstrueuse, mais religieusement efficace (c’est le sens de la 1ère proposition d’Electre, v.89-90), en imprécations, la prière qui accompagne la libation reconstituant autour de l’autel (bômos , lieu de culte d’un héros ancestral, et non + tumbos, tertre, v.106) les philoi(les amis) d’Agamemnon, qui sont aussi les ennemis d’Egisthe (111). Or c’est dans ce contexte qu’Electre, retournant la plainte lyrique en plainte judiciaire, le deuil en exigence de justice, peut demander un vengeur à son père et ordonner au chœur de chanter le «péan de mort » (150-151), oxymore, puisque le « péan » est, contrairement au « thrène », qui constitue un chant de deuil, un chant guerrier appelant à une victoire ou la célébrant. Il y a donc une création musicale spécifique destinée à permettre à l’action de s’accomplir. Aux kokutoi, accents aigus et déchirants du thrène, soutenus par la flûte et correspondant dans le texte aux ototototototoi du chœur (58), succède un chant d’espérance aux accents héroïques annoncés par le cri de joie Iô , v.158. Ce péan d’Agamemnon correspondant au statut ambigu du tertre, tombeau d’un mort et autel d’un héros, l’orchestra est installée pour recevoir le futur vengeur : « le mort est pleuré. Le vengeur apparaît » (327-328). Après la scène de reconnaissance, le kommos de 125 vers (306-584), éprouvant pour le spectateur (la musique aiguë de l’aulos se fait de + en + stridente) fait ensuite et lui aussi se succéder pleurs féminins du deuil et accents virils de la victoire promise. Au cours de cette liturgie de deuil, Oreste, dans un 1er temps, n’est que douleur et s’en remet comme les femmes à la justice de Zeus, ce qui suscite l’indignation du chœur qui attend de lui des accents virils (410-415). La colère des hommes naissant automatiquement à partir d’un niveau de douleur suffisant, le chœur exaspère ses manifestations de deuil jusqu’à faire souffrir physiquement Oreste et le public. Pour susciter chez le garçon la volonté d’agir, il change de musique et emprunte à l’Asie ses accents et ses gestes paroxystiques, v.423-424. Cette violence aggravée dans le deuil et ces accents aigus suscitent enfin la colère d’Oreste, à qui Electre et le chœur rappellent les crimes commis contre la timè, l’honneur d’Agamemnon et de son oikos, v.434-435,444. Le chœur signale le changement d’attitude en concluant son chant de deuil par un hymne annonçant la vengeance et célébrant la victoire (473-474. La musique cesse alors car elle n’est + nécessaire à l’action. Désormais les ordres donnés par Apollon et la mémoire du deuil sont confondus dans le personnage d’Oreste et Electre peut disparaître de la pièce. Que l’on pleure sur un mort ou sur sa propre condition, que l’on se situe dans le deuil ou dans le litige, au fond on réclame justice et la plainte, rageuse, se mue en revendication. Clytemnestre et les Erinyes en fournissent d’autres exemples, la 1ère quand son fantôme harcèle le chœur des Euménides pour qu’elles traquent Oreste (Eu, v. 132-135), les secondes quand elles comptent se faire justice elles-mêmes (Eu, 173-177). Dans tous les cas, le désir est exprimé de voir apaisée une douleur intolérable, de voir réparée une offense, rôle dévolu par ailleurs à la Justice comme institution. Tout le passage de l’hymne des Erinyes à la procession des Panathénées, en passant par la Peitô, la rhétorique de la persuasion douce d’Athéna, seule apte à trancher un cas que le débat contradictoire et le seul vote des hommes ne parviennent pas à départager, résume l’enjeu de la justice : la transmutation de la plainte qui divise en harmonie pacifique, via la rationalité toute relative du logos polémique.

 

[Chaos vaincu : la violence et le chaos]

« Chaos vaincu » : à côté de sa fonction de spectacle, à côté de sa fonction politique (un avertissement adressé aux Athéniens), le mythe de fondation de l’Aréopage aurait une fonction religieuse et symbolique : lancer aux dieux un appel qui refléterait un désir de fixer, d’enraciner profondément la paix et la justice conquises après tant de violences et de désordre. Si le dénouement rétablit l’ordre, (re)fonde un ordre, par l’intercession de la fondation d’un tribunal et la proclamation solennelle d’une loi, fût-ce au prix d’une violence institutionnalisée, c’est que la dernière œuvre d’Eschyle est le miroir d’une époque de progrès, qui est encore ou déjà une époque de tensions et d’incertitudes.

L’injustice prend dans l’Orestie la forme du chaos, exprimé par des images d’ombre, l’hyperbole de la souillure sanglante et le motif du monde renversé. La matrice de la destruction de l’ordre  cosmique, politique, domestique (l’ordre de l’oikos épique) est bien sûr le meurtre entre parents, l’ »Arès domestique » (Eu, 355-356) qui prend, dans l’Orestie, une ampleur monstrueuse quasi métaphysique, à travers le catalogue des monstres féminins comme à travers la malédiction des Atrides : en sacrifiant Iphigénie, Agamemnon ramène le monde du Cosmos, dont Zeus assume la direction sage et ferme, au Chaos des temps primordiaux d’Ouranos cachant ses enfants dans le sein de Gaïa (pour qu’ils de voient pas le jour) ou de Cronos dévorant ses enfants (Ag, 167-172). Clytemnestre, comme les Lemniennes, tue son mari. Après que son oncle, Atrée, eut massacré ses neveux pour les offrir en repas à son frère Thyeste, Oreste tue son oncle et frappe sa mère, matricide qu’Eschyle s’efforce de justifier en en faisant un authentique acte de justice, mais dont il met en évidence l’horreur, l’acte de justice étant aussi le + affreux assassinat. Ces meurtres à l’intérieur des familles constituent une atteinte aux lois qui séparent, ordonnent, établissent des limites : tuer le parent, dévorer un être de son sang, c’est franchir la frontière interdite, bouleverser l’ordre du monde, se faire l’agent du Chaos, provoquer la stérilité et la mort. Car l’horreur du meurtre est démultipliée par les conditions dans lesquelles il est accompli : l’horreur de l’emprisonnement d’Agamemnon dans la robe-filet est suivie d’une abomination pire encore, la mutilation, le maschalisme sur le cadavre d’Agamemnon (Ch, 139-444).

La souillure se manifeste à travers le leitmotiv de l’haima, terme qui désigne à la fois le sang et la race. Eschyle appelle haimata les tissus riches et rouge dont elle jonche le sol depuis la porte centrale du palais jusqu’au char d’Agamemnon (Ag, 920-962), pour tenter sa démesure et le prendre ensuite dans le fleuve de sang une robe-voile-filet appelée aussi heima et qu’Oreste, couvert du sang de sa mère, brandit comme la preuve du fragrant délit justifiant sa vengeance à la fin des Choéphores. En réponse à l’exposition des cadavres d’Agamemnon et de Cassandre par Clytemnestre au dénouement d’Agamemnon, Oreste exhibe les corps d’Egisthe et de Clytemnestre à la fin des Choéphores et grâce à ce parallélisme, la loi du talion cesse d’être une abstraction pour devenir un tableau offert aux regards des spectateurs. Témoin de tant de crimes, le palais des Atrides, gorgé de sang, a des murs qui suintent le sang, vit sous un orage de sang (Ag, 732-734, 1092, 1309, 1552-1554 ; Ch, 941-843, 1065-1067). Car la comparaison entre le sang et la rosée comme l’engendrement par le sang des Erinyes  d’Agamemnon (Ch, 283-284), puis de Clytemnestre transgressent les frontières intangibles entre les morts et les vivants et prennent un caractère démoniaque : visibles aux yeux seuls d’Oreste, les Erinyes dont les dégouttent de sang sont bien réelles (Ch, 1048). Le sang appelle le sang, le crime enfante le crime, le fils de la femme-serpent devient serpent à son tour, le justicier devient coupable. Le monde est sens dessus dessous.

 

Nous l’avons vu dans le cours d’introduction, les relations familiales naturelles sont perverties. L’amour se change en haine entre les membres d’une même famille : Electre et Oreste haïssent leur mère, Clytemnestre hait son époux Agamemnon et ses propres enfants. Régicide et inversion des dignités sèment la Discorde dans l’oikos, à Argos : alors que la femme-serpent et le couple adultère règnent en « tyrans » (Ch, 573, 972-974), les deux aiglons, enfants du roi légitime, sont exclus, bannis (Ch, 247-254).

Cette inversion politique a deux conséquences terribles. Privée, la 1ère montre à quel point le crime maternel contamine métaphoriquement les enfants, car la mère-vipère rêve de son fils sous les traits d’un serpent (Ch, 527-534), tandis que la « chienne » (Ag, 607,1291) fait de sa fille, traitée comme « un chien malfaisant » (Ch,924), « un loup sanglant » (Ch, 421). Publique, la 2ème remplace le respect par un pouvoir tyrannique, donc injuste, car fondé sur la crainte (Ch, 54-60). Le cycle des meurtres, de la violence, perturbe le bon gouvernement de la cité : à la fin des Choéphores, Oreste doit s’exiler, ce qui laisse Argos dans une situation anormale ; les Erinyes menacent Athènes de fléau dans Les Euménides. + radicalement, « la cruelle et sanglante Discorde » (Ch,474) risque de s’étendre et d’aboutir au meurtre généralisé entre concitoyens : le système vindicatif « fait gronder la discorde », c.à.d. la guerre civile, « ruine qui renverserait la cité » (Eu, 977-983). Le régime du meurtre entraîne le basculement de la cité dans les deux extrêmes que stigmatisent tant les Erinyes qu’Athéna : « ni anarchie ni despotisme- n’approuve ni l’une ni l’autre » (Eu, 526-528 et 696-697).

Le règne de la violence atroce met bas toutes les limites qui assurent l’ordre du monde : le cosmos harmonieux se mue en un affreux chaos. Le couple régicide, d’abord, contrevient à la séparation des sexes, pervertissant l’ordre naturel, pour les Grecs, de subordination : Egisthe, « lion sans force », par opposition au « double lion » Oreste (Ch, 938), est féminisé, « a un cœur de femme » » (Ch,306), si bien que « les + illustres de s mortels, les destructeurs de Troie aux glorieuses pensées » se retrouvent « soumis à ce couple de femmes »(Ch, 302-304). Virilisée, Clytemnestre ne joue la comédie des larmes que pour mieux réclamer « une hache tueuse d’hommes » (Ch,889) pour combattre le meurtrier d’Egisthe.

En outre, les frontières entre le monde des vivants et le monde des morts sont renversées (Ch, 39-41). Quand ils ne suscitent pas des rêves, comme le songe de Clytemnestre, à la fois punition et avertissement des dieux d’en bas, leur fantôme revient hanter le monde des vivants, qu’il soit invisible comme celui d’Agamemnon agissant à travers Oreste (« les morts tuent les vivants ») ou visible, comme celui de Clytemnestre dans Les Euménides. Surtout, la brèche entre les deux mondes se manifeste par la présence des Erinyes, filles de la nuit qui n’ont normalement rien à faire à la lumière du Soleil et dont la présence dans Les Euménides est un signe autant qu’une conséquence du chaos inauguré dans le monde par l’injustice : en foulant la terre des vivants, les Erinyes menacent le monde entier de la souillure des morts, parce que la protection du matricide Oreste par Apollon, « contre la loi des dieux prenant le parti d’un mortel » (Eu, 171) met bas l’ »antique partage » du monde institué par les dieux.

 

Pour que l’ordre soit rétabli et que la justice règne, il ne suffit donc ni que justice privée soit faite à travers le double meurtre d’Egisthe et de Clytemnestre, ni même qu’Oreste soit acquitté par le tribunal de l’Aréopage. Car si juste qu’elle soit au regard d’Apollon qui l’ordonne, la vengeance rétablit bien la répartition du féminin et du masculin (Oreste et Electre, confondus par leurs cheveux et leur empreinte au début des Choéphores, se « sexualisent » à partir du moment où Oreste est prêt à agir), mais non l’ordre public, bouleversé par sa fuite. Surtout le justicier, solidaire de la coupable devenue victime, reste contaminé par le venin du sang et de la monstruosité. Parce que le châtiment des meurtriers d’Agamemnon a pris la forme d’un nouveau crime, le sang continue à appeler le sang et la mort happe le meurtrier. Seule la médiation de la parole dans le cadre de l’institution judiciaire permettra de commencer à rétablir l’ordre politique en rendant justice à Oreste. Pourtant, si le débat concernant les Atrides est clos, la menace que la sortie des Erinyes fait peser sur la cité n’est pas écartée. Seul le 3ème dénouement, victoire de la persuasion douce et de la concorde publique sur l’imprécation et la discorde civique, palliera en l’intégrant l’écueil système vindicatif.

 

 

  



[1] « Le meurtre appelle l’Erinye, pour qu’au nom des 1ères victimes elle fasse au malheur succéder le malheur » ( Ch, 402-404)

[2]  « Le citoyen athénien vit au tribunal : diokein, pheugein, voilà les deux pôles entre lesquels oscille son activité, les deux aspects de cette éternelle compétition dans laquelle il se réalise pleinement. Les juges écoutent avec + que du plaisir, et les vrais amateurs se régalent à suivre ces joutes où la force et la subtilité de l’un n’ont d’égales que celles de l’autre […] Il s’agit bien d’un concours, d’un merveilleux tournoi de savoir-faire rhétorique, concours d’autant + tendu entre les deux antagonistes que l’enjeu se situe pour eux dans la vie réelle ».

[3] Toute procédure devant les tribunaux d’Athènes impliquait, avant l’ouverture du procès proprement dit, que les deux parties en présence prêtent serment : l’accusateur devait jurer que celui qu’il accusait avait commis le crime pour lequel il le faisait comparaître, et l’accusé qu’il en était innocent. Si l’une des parties refusait de prêter serment, l’autre avait gain de cause.

[4] « plaider notre cause, moi qui suis responsable du meurtre de sa mère ».

Cours d'introduction

 

 

Cours d’introduction

 

[Préambule : 1ère esquisse de problématisation de la notion]

Vertu au sens grec d’excellence dans la conduite (ethos ou habitus qui consiste en une justesse ontologique, intime), valeur impliquant l’idée d’une norme instituante, enfin institution sans laquelle la coexistence humaine serait livrée à l’anomie et au chaos, la justice s’impose à nous tout à la fois comme : 1- une espérance, peut-être toujours déçue ; 2- une exigence, ravivée par un constat d’injustice dénoncée comme un scandale qui appelle jugement ; 3- une nécessité.

Pourtant à la question, essentielle, philosophique par excellence, puisque ontologique, morale, éthique, sociale, juridique et politique : « qu’est-ce que la justice ? », nous ne pouvons répondre par une définition univoque. La 1ère difficulté vient de ce que la réflexion sur la justice naît le + souvent d’un sentiment, incertain et impur, de justice, sentiment suscité par la révolte devant l’expérience la + commune qui soit : l’injustice. Or nous sommes tentés : soit de nier l’existence de la justice, chimère démentie par un principe de réalité régi non par le droit, mais par le fait; soit de corriger mentalement, c.à.d. fictivement une situation d’iniquité en érigeant en principe de justice un schème idéal, mais purement formel, partant conflictuel, et surtout inadéquat à un réel qui le dément. Le principe aristotélicien d’égalité, arithmétique (égalité des parts) ou proportionnelle (égalité des rapports) fournit ainsi un principe régulateur et normatif, qui débouche sur une formule problématique : suum cuique tribuere, « donner à chacun le sien », « attribuer à chacun sa part ». Mais si la justice d’Athéna parvient, au dénouement de la trilogie de l’Orestie d’Eschyle, à rendre un jugement équitable, qui satisfasse in fine toutes les parties et qui rétablisse ou +tôt refonde un ordre bouleversé par la logique du système vindicatif, ce n’est qu’en corrigeant l’injustice engendrée par l’application littérale du principe d’égalité arithmétique : la loi du talion. « Le + grand des maux est les guerres civiles. Elles sont sûres, si on veut récompenser les mérites, car tous diront qu’ils méritent. Le mal à craindre d’un sot qui succède par droit de naissance n’est ni si grand, ni si sûr » (Laf 94) : en dénonçant l’aporie de l’exigence démocratique, Pascal montre quant à lui les limites du principe d’égalité stricte: qui doit donner à chacun ce qui est sien ? Qu’est-ce qui est dû à chacun ? Enfin que devient le droit naturel, le sentiment de dignité morale et spirituelle, sans quoi il n’y a peut-être pas de vraie justice, quand la catégorie de la quantité se substitue à la dimension qualitative de la justice des justes et que l’ordre économique écrase tous les autres, comme dans Les Raisins de la colère de Steinbeck ?

 

La polysémie et les critères fondamentaux de la justice donnent donc lieu à une discussion conceptuelle qui les rend litigieux, si bien qu’il n’y a pas une justice, mais des justices, des sphères de justice, des théories de la justice.

Les sphères de justice sont ainsi passibles de discours aussi différents que : 1- le discours juridico-sacré, dont l’ambition est de fonder la justice sur une autorité supérieure, selon une relation verticale nouée entre Dieu ou les dieux, le transcendant, et les hommes, désireux de trouver à l’extérieur de la communauté un fondement à la définition de la justice ainsi qu’à la formulation des lois, divines ; 2-un discours sociopolitique, renvoyant à la dimension « horizontale » de l’exercice de la justice, instrument de régulateur social évitant l’anarchie et le retour à l’état de nature, pour établir des relations sociales apaisées, du moins harmonieuses, fondées sur un principe, sinon d’égalité réelle et/ ou formelle, du moins de prise de conscience, tout à la fois de la vanité et de la nécessité de ne pas être dupe du jeu de dupes sur lequel repose le « bel ordre de la concupiscence » ; 3- un discours juridico-politique, centré sur les rapports entre la justice, le droit et la loi ; 4-enfin un discours pénal, qui rend  compte de la nécessité pour l’Etat d’évoluer de la vengeance à la justice, tout en posant la question de l’évaluation , de la finalité, de l’efficience et de la fonction de la peine.

D’autre part, le contraste saisissant entre l’universalité de la soif de justice, de l’exigence de justice, et de la non moins universelle expérience de l’injustice se double d’un contrastetout aussi saisissant entre l’évidence avec laquelle l’idée de justice apparaît dans l’imaginaire, sous la forme de revendications ou d’allégories, et l’obscurité qui l’entoure dès que l’analyse prétend l’examiner : la justice, qui devrait être une pour se conformer à nos aspirations, c.à.d. à  la norme de justice idéale, absolue, universelle à laquelle nous nous référons, implicitement ou explicitement, quand nous rêvons de justice, se révèle être, dans les théories de la justice comme dans les faits, autrement dit quand nous passons de la justice-valeur à la justice-institution, relative, plurivoque, - donc contestable, contestée et source de conflits : « la justice est sujette à dispute » (Laf 103). L’intérêt du programme, qui réunit par ailleurs des œuvres aussi disparates que 1-une tragédie grecque sur le passage d’un système vindicatif, forme 1ère, mais imparfaite, d’une justice à la fois divine, sociale et politique, mais aussi passionnelle, sanglante, et finalement aporétique, dans la logique épique de l’exercice de la loi du talion à l’intérieur d’une société pré-étatique de type aristocratique, à une autre forme de transcendance, celle d’un tribunal arbitrant un conflit de droits dans le cadre d’une justice institutionnelle dans une cité démocratique; 2- des fragments d’une apologie du christianisme qui repose, en même temps que sur le présupposé théologique d’une justice perdue, rendue par la chute inconnaissable et inatteignable autrement que par la grâce dans l’ordre de la charité, sur une dialectique de la vanité et de la nécessité d’un ordre socio-politique foncièrement injuste, puisque humain, mais néanmoins justifié par la double nécessité de punir et de conserver, par la paix sociale, une humanité capable d’amender le seul ordre que sa grandeur lui permet de concevoir: le « bel ordre de la concupiscence » ; 3- un roman + épique que réaliste et engagé sur l’injustice dont est victime le peuple (américain) pendant la Grande dépression, à travers l’exode des métayers du Middwest, expropriés, expulsés, acculés à une anti-conquête de l’Ouest par la ruine consécutive au Dust Bowl et à l’industrialisation d’une agriculture financiarisée, qui ne découvrent, dans l’Eden californien, qu’ostracisme, abus de pouvoir, salaires de misère pour de rares emplois saisonniers, répression violente des moindres velléités d’installation ou de mobilisation, et finalement famine décimant les plus faibles, jusqu’à ce que la colère n’incite à la rébellion, par la lutte syndicale d’obédience révolutionnaire notamment, ou que l’utopie ne redonne, avec la dignité, le sens de l’organisation sociale et le sentiment d’appartenir à la grande famille humaine, le courage et l’envie de défendre la vie… l’intérêt du programme donc, est de montrer, à travers l’orchestration de la polyphonie, combien les points de vue sur la justice sont multiples, les systèmes de justice parfois contradictoires, les ordres qui les sous-tendent hétérogènes. Chez Eschyle, la forme théâtrale implique +sieurs niveaux de discours (chœur, coryphée, dieux), qui figurent l’affrontement des points de vue et s’érigent, « droit contre droit », en un véritable tribunal, qui ne juge pas seulement le coupable, mais aussi un système de fausse justice tout entier, révélant l’existence de +sieurs ordres de justice : vengeance, « mal pour mal », clémence, punition, dissuasion, justice commutative, etc. Dans Les Raisins de la colère, l’alternance entre une trame de récit personnel et les chapitres intercalaires impersonnels nous transporte d’un milieu à l’autre pour écouter les discours sur la justice et sur les lois. L’originalité et la complexité de la dialectique pascalienne résident enfin dans l’exploration de tous les degrés d’adhésion possible à un discours donné. Cette révélation qu’il existe une échelle de la croyance dans un discours le conduit à représenter ces différentes positions dans Les Pensées : d’après le fragment « gradation » (Laf 90), il y a celui qui croit au discours qu’on lui tient sur la justice instituée (le peuple), celui qui, démystifiant les apparences, a des velléités de révolte (le demi-habile), celui qui possède « la pensée de derrière » sans avoir la lumière supérieure qui lui permettrait de saisir la raison de la raison des effets (« l’habile »), le fanatique qui croit pouvoir mépriser la vanité du monde parce qu’il a cette lumière supérieure (« le dévot ») et enfin celui qui opère la synthèse de toutes ces vérités partielles parce qu’il pénètre les desseins de Dieu (« le parfait chrétien »). La dialectique qui sous-tend cette hiérarchisation des points de vue signale que le conflit de droits, voire le conflit de justices que révèle la polyphonie des œuvres rend compte de la complexité des enjeux, sans verser dans le relativisme absolu. Si la polyphonie sert, dans les trois œuvres, une entreprise de démystification des discours mensongers : discrédit jeté sur les ravages de la vengeance dans les Euménides ; dénonciation de l’idéologie capitaliste dont les « Okies » sont victimes et les forces de l’ordre complices dans Les Raisins de la colère, c’est qu’en posant un cadre pour incriminer l’injustice, elle fait émerger un point de vue « juste », au double sens de « justesse » et de « justice »: le tribunal de l’Aréopage et le discours d’Athéna dans Les Euménides ; la voix démocratique et locale, seule légitime pour régler la justice au sein de la communauté dans le camp de Weedpatch ; le vrai chrétien, seul apte à entrevoir le point de vue holistique de la seule vraie source de la justice, Dieu pour Pascal.

Car si le juste apparaît comme « le paradigme de ce dont on peut délibérer »[1],  de sorte qu’il faille prendre acte de l’impossibilité de répondre de façon univoque à la question : « qu’est-ce que la justice ? », nous ne pouvons ni accepter l’inacceptable, ni faire l’économie d’une réflexion sur l’articulation entre l’idée de justice, fondement du vivre ensemble, et les institutions juridiques, judiciaires et politiques pour penser et agir de la manière la + juste possible, au niveau individuel et surtout au niveau collectif. Nous pourrions faire nôtre la devise d’Alain : « la justice n’existe point, la justice appartient à l’ordre des choses qu’il faut faire parce qu’elles ne sont point. La justice sera si on la fait. Voilà le problème humain » (Propos du 2-12-1912)

 

 

I- « Un monde en proie à l’injustice »

« Justice contre l’injustice » (Ch) ; « s’il n’y avait pas d’injustice, on ignorerait jusqu’au nom de la justice » (Héraclite). En effet, l’injustice, 1ère, prend la forme immédiate du sentiment. Elle relève d’un rapport intuitif à l’imperfection du monde qui nous entoure. Nous n’avons alors pas nécessairement besoin de posséder une définition claire de la justice pour constater son absence. Si la pensée s’échine depuis des millénaires à définir le juste, tout homme perçoit immédiatement l’absence de ce qu’il estime lui être dû : « pourquoi me tuez-vous », s’interroge, incrédule, la victime pascalienne d’un ordre non conforme à la loi naturelle inscrite dans l’un des dix commandements (« tu ne tueras point), tandis que l’inculture scolaire des Okies n’obère pas leur lucidité sur l’absence totale de justice dans le sort qui leur est réservé. La justice se donne d’abord dans le sentiment de son absence : « j’errais et je vis toutes les injustices commises sous le soleil et je vis les larmes des victimes de l’injustice et ils sont venus sans consolation, et du côté de l’injustice il y avait la force, et ils sont sans consolation. Alors je louais les morts qui étaient déjà morts, + que les vivants qui étaient encore en vie ; et + heureux que les deux autres celui qui n’a pas encore été, et qui n’a pas vu l’iniquité qui se commet sous le soleil » (Ecclésiaste, IV, 1-3). L’évidence de la justice apparaît donc le + souvent sous sa forme négative : ce qui est ne devrait pas être, si bien que l’injustice apparaît comme la forme la + moderne et la + douloureuse du mal, « inadéquation entre l’être et le devoir-être » selon Hegel (Encyclopédie).  L’injustice, criante, fait scandale, est scandale, pierre d’achoppement qui se dresse sur le chemin sans qu’il soit possible d’en contester la réalité. Car l’injustice fait partie de la condition humaine, qu’on voie dans le mal dont souffrent les hommes le sceau d’un destin inscrit sous le signe de la fatalité, de la malédiction ou du châtiment divins, qu’on impute à la violence de la nature, voire à la vie elle-même et par essence l’origine d’une destruction par-delà le juste et l’injuste, ou qu’on voie dans la nature même de l’homme la racine de l’injustice sociale et politique.

 

1- Steinbeck et la question de l’origine naturelle ou humaine de l’injustice

La question de l’injustice de la nature peut paraître absurde au 1er abord : la nature ne saurait rationnellement être perçue comme malveillante ou «méchante ». C’est d’ailleurs le sentiment d’un des métayers du roman de Steinbeck, qui oppose l’injustice des hommes à un ordre naturel : « y a sûrement moyen d’arrêter ça. C’est pas comme le tonnerre ou les tremblements de terre. Y a là quelque chose de mauvais qu’a été fait par les hommes et faudra bien que ça change, nom de Dieu » (58) ; « on n’cherche pas c’que ça veut dire quand le tonnerre vous tue une vache ou quand il y a une inondation. Tout ça, c’est comme ça doit être » (79). Tonnerre et tremblements de terre en un 1er sens ne sont donc pas « injustes », puisque la nature, par ailleurs dépourvue d’intentionnalité claire, ne semble rien « devoir » aux hommes ; mais ces derniers n’en ont pas pour autant mérité les souffrances infligées par la nature, qui est donc (peut-être involontairement) à l’origine d’un sentiment apparemment légitime d’injustice. Le roman oscille ainsi entre une appréhension amorale de la nature (qui ne saurait alors être dite « injuste ») et un sentiment profond (et, à leurs yeux, justifié) d’injustice ressenti par les hommes. Ainsi l’animation de la nature personnifiée suggère-t-elle, dans les 1ères pages du roman, une rouerie de la nature, qui génère un sentiment d’injustice : « l’expression de perplexité stupéfaite » cède la place à la colère (« les visages des hommes devinrent durs, colères et résolus », p.10), 1ère « colère » dirigée non contre les hommes, mais contre les cieux, la chaleur, le vent, la poussière. Ce sentiment n’a rien d’absurde si l’on songe au lien unissant l’agriculteur à la terre dans la pensée de Steinbeck, pensée proche de celle d’Emerson, pour qui le lien symbiotique dans lequel l’homme a l’impression de servir la nature est porteur d’une espérance d’harmonie. La désillusion, le ressentiment des hommes face à l’indifférence de la nature les fait interpréter cette dernière comme une injustifiable hostilité. La lutte vaine des hommes contre le déchaînement de la nature, au chapitre XXX, prouve à la fois que les hommes refusent de se soumettre à cette forme d’injustice (ils combattent symboliquement la déchaînement des éléments en construisant une digue contre l’inondation) et qu’ils prennent cependant conscience de leur impuissance (la digue cède) face à cette Nature qu’ils souhaiteraient voir aimante (alma mater, terre nourricière) ou reconnaissante (à l’égard des travaux effectués par les hommes pour la faire vivre et l’enrichir), mais découvrent indifférente et aveugle. Steinbeck tend à montrer que l’aveuglement de la nature, son aspect amoral, non téléologique, est en soi, pour ces hommes, une injustice profonde. Le silence de la nature est alors proprement scandaleux et désespérant, puisque dangereux et menaçant, à l’instar du cochon « entré chez les Jacob et qui avait mangé le bébé » (61). Nature et animaux, pour n’être pas « méchants » au sens moral, n’en sont pas moins souvent destructeurs ou violents. La question est donc moins en définitive de savoir si la nature est ou non injuste, ce qui dépasse l’entendement humain, que de constater que les hommes ne retirent pas de leur dévotion à la nature ce qu’ils estiment mériter. C’est ainsi que se forge et s’éprouve le sentiment d’injustice, réel et incontestable, beaucoup + essentiel que l’hypothétique et douteuse connaissance d’une éventuelle justice naturelle.

En choisissant comme catastrophes naturelles deux deux topoï bibliques, la sécheresse et le Déluge, et en les présentant explicitement comme des « fléaux », Steinbeck ne peut que suggérer une forme de punition apocalyptique: le « Dust bowl » et le déluge, signes d’un acharnement de la nature contre les hommes, seraient aussi les signes avant- coureurs d’une apocalypse (qui châtie-t-elle ? quelle fin de l’Histoire annonce-t-elle ?), le prélude à la refondation d’une humanité plus juste. Dans l’incipit, le nuage de poussière, qui s’insinue partout, recouvre le maïs, transforme le paysage, méconnaissable, rend la terre stérile et symbolise la mort, par l’évocation d’un paysage de fin de monde obéissant à la rhétorique du monde à l’envers : le jour n’est + le jour, l’aube et le crépuscule se confondent, le soleil, « rouge comme du sang caillé », est un  astre de mort, lourd de menace. Cette référence à l’Apocalypse semble faire des plaies de la Nature une juste vengeance, envoyée d’en haut pour punir les hommes de leurs fautes.

Ce signe avant-coureur d’un malheur + grand, l’expropriation et l’expulsion qui transforment les anciens pionniers, les fermiers ruinés en nomades sur les routes de l’exode, en quête d’une terre promise aux pionniers d’une conquête déceptive de l’Ouest, reçoit dans le chapitre intercalaire V une explication rationnelle : le phénomène naturel qu’est la transformation des terres du Middwest en poussière est la conséquence logique d’une surexploitation. La minutie presque scientifique de la description et le dialogue entre les métayers ruinés et les représentants des banques, qui saisissent l’opportunité pour remembrer les terres et industrialiser l’agriculture financiarisée et qui puisent hypocritement, dans l’aveu des métayers, argument pour justifier cyniquement expropriation et expulsion, pointent les causes humaines de l’assèchement des terres, de la ruine consécutive des métayers et du rachat de leurs terres par les banques anonymes : la loi du profit. Les hommes ont maltraité et ignoré les lois de la Nature, auxquelles ils ont préféré l’obéissance à la loi du profit. Ils sont donc les seuls responsables du dérèglement de la nature, qui cause leur perte. Le dérèglement cosmique n’est donc que le reflet et la conséquence de l’injustice des hommes : punition divine, justice immanente ou conséquence logique, le déchaînement de la nature renvoie à l’injustice des hommes. Il n’y aurait d’injustice qu’humaine.

 

2- L’injustice, « reine du monde » des hommes (1)

Les rapports des hommes entre eux paraissent en effet, dans les trois œuvres au programme, dominés par des sentiments de haine, d’égoïsme et de rivalité qui anéantissent toute possibilité de justice : dans les sociétés humaines telles qu’elles sont décrites dans ces textes, l’injustice semble bien être « la reine du monde ».

 

a) Eschyle : le chaos comme forme de l’injuste

 Les Choéphores d’Eschyle présentent ainsi la situation la + injuste qui soit : celle où, après l’outrage faite au cadavre de l’époux et du roi des rois, assassiné le jour de son retour triomphal de la guerre de Troie, « l’oikos », la « maison » d’Agamemnon est sens dessus dessous, sur un plan à la fois familial, politique et cosmique. Si le leitmotiv du « crime ancien » inscrit le matricide dont Oreste se rend coupable dans le prolongement d’une longue suite de crimes familiaux qui créent l’impression d’une malédiction et font peser sur lui « l’épreuve de la race » sur laquelle il pleure, le passé enfermant le justicier, de victime devenu coupable, dans le cercle vicieux d’une vengeance sans fin, son meurtre n’en vise pas moins à restaurer un ordre bouleversé par une famille serpent.

Comme le rappelle Oreste au moment de tuer sa mère, les relations supposées naturellement et inconditionnellement justes au sein d’une famille sont perverties et transformées en haine féroce : « je connais la haine de ceux qui devraient m’aimer » (234), cette formule qui renvoie, par l’emploi du verbe « devoir », au manquement à la + élémentaire, à la + spontanée des justices, explique que la haine de Clytemnestre pour l’époux qui a sacrifié sa fille et ramené de Troie une rivale, ainsi que pour ses enfants, entraîne la haine d’Electre et d’Oreste pour leur mère. Le droit est passé du côté de la détestation de la mère, qui est pour Oreste « une mère qu’[il] a droit de détester » (241), tandis qu’Electre, orpheline, doit trouver auprès de son frère un père de substitution. Privés de ce qui leur revient, Oreste et Electre sont, l’un exilé et dépossédé des biens et de la royauté qui auraient dû lui revenir, l’autre privée de mari, comme retenue prisonnière à l’intérieur du palais, et réduite à la condition d’esclave : Clytemnestre a ainsi spolié ses enfants pour jouir injustement, avec son amant Egisthe, des biens paternels : « celle qui nous a enfantés nous a vendus en échange d’un homme » (132-133).

Mais l’ordre est également bouleversé sur le plan politique : non seulement l’héritier légitime est écarté, mais le couple adultère règne, après le régicide impie, en tyrans (573, 972-974). Le respect s’efface devant un pouvoir fondé sur la crainte et « le sort de [s]es concitoyens » est l’un des motifs qui poussent Oreste à agir (502). Le cycle des violences, des meurtres, perturbe le bon gouvernement de la cité : Oreste doit s’exiler à la fin des Choéphores, souillé par le sang de sa mère, si bien que la situation d’Argos reste anormale. Dans Les Euménides, les Erinyes menacent les Athéniens de tous les maux si Athéna bafoue leurs droits. Plus radicalement, « la cruelle et sanglante Discorde » (« eris », Ch, 474) risque de s’étendre et d’aboutir, par le jeu des devoirs contrariés, au meurtre généralisé entre concitoyens. Celui-ci fait « gronder la discorde » (stasis), c.à.d. la guerre civile, ruine qui renverserait la Cité (Eum, 977-983). En résumé, le régime du meurtre entraîne le basculement de la cité dans ces deux extrêmes que stigmatisent les Erynies et Athéna : « ni anarchie ni despotisme » (Eum, 526-528, 698-690).

 

b) Les Raisins de la colère ou l’injustice socio-politique, parce que socio-économique.

Dans Les Raisins de la colère, l’injustice économique engendrée par la loi du profit et le culte capitaliste de l’argent, se double d’une injustice socio-politique, qui prend la forme d’un ostracisme, déni d’égalité, de démocratie et d’humanité. Le lecteur est invité à épouser la cause des migrants («les nôtres »), victimes de l’injustice économique d’un système décrit comme fondé sur l’exploitation, l’escroquerie, et le profit. Le rachat des terres agricoles par les banques (V, 47), l’excès de main d’œuvre immigrée, d’origine étrangère ou américaine (XIX, 326 ; XXI, 397), la mécanisation de l’agriculture (XXV, 489) créent une surproduction associée à une baisse des salaires, qui ne s’accompagne pas d’une baisse des prix (398), les gros propriétaires récupérant les maigres salaires versés aux ouvriers agricoles saisonniers sous forme de denrées achetées au prix fort dans les épiceries de leurs ranchs érigés en camps retranchés. Cette escroquerie à grande échelle est relayée par de + petites malversations : les migrants sont victimes de ceux qui profitent de leur situation pour vendre des guimbardes à prix fort (89) et pour leur acheter leurs biens pour une poignée de dollars (137) : « ils avaient affronté un système qu’ils ne comprenaient pas et qui les avait vaincus » (197). Les banques et les compagnies sont représentées de manière allégorique comme des montres sans âme, qui exigent toujours + de terres pour prospérer.

L’expropriation des métayers est ainsi décrite, non comme le résultat de pressions exercées par un homme sur d’autres hommes, mais comme le fait d’une puissance supérieure, impossible à identifier (51). Cette inhumanité des banques est le fondement d’un ordre injuste en ce que les responsables sont invisibles et laissent les victimes impuissantes : « tous étaient pris dans quelque chose qui les dépassait » (47). Cette dilution des responsabilités, déclinée sous la forme de l’allégorie du tracteur monstre, fait que tous ceux qui, à des degrés divers, sont complices du système, se présentent comme de simples rouages, les maillons d’une chaîne à laquelle ils sont liés sans l’avoir forgée : le conducteur de tracteur, pris à partie par les métayers qui en appellent à la solidarité de classe, réplique en alléguant la nécessité de nourrir sa famille (55) ; les jeunes gens qui tentent de perturber le bal du camp de Weedpatch (485) le font dans l’espoir d’être payés par la police ; le gérant de l’épicerie de la ferme Hooper, à qui Ma reproche de vendre les denrées à des tarifs prohibitifs (528) réplique par le même argument. Même ceux tentent de résister, comme le fermier, qui embauche à des tarifs décents les Joad au début de leur séjour à Weedpatch, se disent coincés par un engrenage qui les contraint à baisser les salaires (413) ; les travailleurs saisonniers sont contraints par la faim d’accepter des salaires qui ne leur permettent même plus de rassasier leur famille. Le capitalisme financier et industriel apparaît comme une mécanique opposée à l’équilibre organique, au rapport à la terre qui est au cœur de l’éthique des migrants. Or cette loi du profit, qui est devenue la seule justice qui vaille, aucun droit, fût-il de survie, ne pouvant + lui être opposé, aboutit à un scandale : le bénéfice tiré d’une orange a + de prix que la vie d’un enfant affamé (329) et les exploitants préfèrent brûler, noyer, arroser d’essence fruits, céréales, légumes invendus pour éviter que les affamés ne viennent les prendre (492).

A cette injustice économique vient s’ajouter une injustice politique profonde : l’égalité disparaît dans ce monde clivé, et avec elle la dignité associée à la personne. Ostracisés, les migrants sont traités comme des indésirables dans leur propre pays. L’humiliation dont ils sont victimes est incarnée par le qualificatif dépréciatif « Okies », appliqué aux migrants du Dust Bowl par les Californiens : loin de signifier simplement une provenance géographique, ce qualificatif renferme tout le mépris, le racisme, dont font preuve les Californiens, qui leur dénie toute humanité, p.287. Considérés comme des étrangers, des moins-que-rien, les Okies sont ballottés de lieu en lieu, au gré des violences économiques et politiques. Leurs camps de fortune sont régulièrement brûlés par des shérifs ou des vigiles (510) ; leurs enfants sont insultés, leurs hommes emprisonnés au moindre prétexte, quand ils ne sont pas simplement abattus (347) et rabaissés au rang d’animaux, comme si la situation était voulue par eux et non imposée par la société : 331. Ce monde renversé, dans lequel la haine a remplacé l’égalité et la solidarité, dans lequel les institutions (la police notamment) contribuent à renforcer les inégalités plutôt qu’à les combattre, apparaît comme une fatalité. La division en deux camps semble indépassable et les migrants sont enfermés dans une spirale de l’injustice qui ne leur laisse pas d’autre choix que de devenir ce que les autres veulent qu’ils soient, des « chiens couchants » (392) qui renoncent à leur dignité et acceptent l’injustice comme une fatalité, ou à se révolter pour rêver et concevoir une autre forme de société.

 

3- L’injustice « reine du monde » des hommes (2) : l’explication théologique de Pascal

« C’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire et dont il faut nous défaire » (L 617) : pour Pascal, l’injustice fait partie de la condition humaine et a un fondement théologique.  Dieu a créé le 1er homme « juste, sain, fort. Sans aucune concupiscence. Avec le libre arbitre… Désirant sa béatitude » (EG, III). Mais « pour avoir dit que la justice est partie de la terre », autrement dit pour avoir provoqué de leur propre initiative la destruction de l’ordre divin les hommes ont « connu le péché originel » (L 804), c.à.d. qu’ils ont pris conscience de la chute ontologique, par quoi leur nature, corrompue, ne produit pas seulement des conduites et des pensées injustes, mais est elle-même injuste. Nous vivons donc désormais en injustes sur une terre injuste, rendue injuste par nous-mêmes.

 

a) Une société formée de mois injustes

« Incapable de connaître le vrai et le bien » (Laf 28), ainsi que la justice véritable, qui n’appartient qu’à Dieu, l’homme a substitué à l’amour fini de soi, dans et à travers l’amour infini pour l’Être infini, l’amour-propre: «la nature de l’amour propre est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi » (L 44, LG 41).

 

-> Amour propre de vanité

Or ce narcissisme nous rend incapables de justice, puisque obnibulés par l’intérêt, « merveilleux instrument pour nous crever agréablement les yeux ». Désirant que son moi devienne tout, mais ne pouvant faire que la créature finie devienne infinie, l’homme cherche désormais à se convaincre de l’infinité de son moi grâce au reflet qu’il en voit dans le regard des autres. Son désir d’estime nourrit un amour propre de vanité qui s’avère doublement injuste : d’abord parce que l’individu prétend à une reconnaissance qui ne lui revient pas, puisque créature finie et imparfaite, il veut passer pour infini et parfait ; ensuite parce que cet orgueil engendre, avec l’expression d’un  désir de domination et d’instrumentalisation egocentrée de l’autre, haine et rivalité : cf LG 509/B 455/ L 597. La concupiscence fait de chaque moi « l’ennemi et le tyran de tous les autres ».

 

-> Amour propre de commodité

A cet amour propre de vanité, source d’une vie sociale mensongère et injustement réglée, chacun s’occupant non de l’intérêt d’autrui, ni de l’intérêt général, mais de son intérêt, de sa gloire, y compris dans les actions les + vertueuses, s’ajoute l’amour propre de commodité, par quoi l’homme, qui se souvient d’avoir aimé en Dieu un objet extérieur à lui-même, amasse biens et richesses pour combler le vide laissé au fond de son coeur par la trace de l’amour de Dieu en lui cf B 425/ L 148/ LG 138. Cette 2ème source de concurrence et de rivalité ne peut qu’engendrer la méchanceté, la violence et l’usurpation cf B 454/ L 74/ LG 70 ; B 295/ L 64/ LG 60.

 

b) La généalogie de l’injustice sociale et politique

-> La cité terrestre est donc, elle aussi, née dans l’injustice.

Saint Augustin, source de la pensée de Pascal, concluait déjà de l’exégèse du meurtre d’Abel, « le 1er juste », par Caïn, bâtisseur de la 1ère ville, Enoch : » le fondateur de la cité terrestre fut un fratricide ». Dans la genèse que le fragment L 828 retrace de la cité, Pascal tisse un lien entre l’origine pécheresse de la Cité et le péché originel de ses membres. La guerre est au principe, la force décide et répartit la domination et la sujétion, parce que les hommes veulent dominer, parce que la concupiscence fondamentale est la passion de dominer. Entre les libidines désirantes, la force tranche tout : « la force règle toute ; »il n’y a point aujourd’hui de puissance légitime dont le commencement n’ait été injuste » (Silhon) ; « se peut-il rien trouver de + injuste que leurs commencements ? » (Jansénius ).

 

           -> Or la société roule sur les mêmes principes qui ont précédé sa naissance: parce que l’homme est esclave de la délectation, il est esclave de l’homme et la guerre primitive continue par d’autres moyens. La cité est le lieu où la « libido dominandi » règle la satisfaction de la libido sentiendi et de la libido cognoscendi, de sorte que « la force règle tout », même si le pouvoir lui prête les apparences du droit par la puissance trompeuse de l’imagination, qui « dispose de tout » (L 44/ LG 41). Le monde de la cité est un « hôpital de fous » (L 555), dans lequel la puissance royale n’est jamais mieux fondée que sur la « folie du peuple » (L 26) qui, confondant « grandeurs d’établissement » et « grandeurs naturelles », regarde « comme un autre homme le grand seigneur environné de son superbe sérail de 40 000 janissaires » (L 44). Ceux qu’on doit respecter ne sont pas forcément respectables : le grand n’est tel que par le redoublement de la contingence, celle de sa naissance, aristocratique, ajoutée à celle de toute naissance : « non seulement vous ne vous trouvez fils d’un duc, mais vous ne vous trouvez au monde que par une infinité de hasard » (1er DCG) ; la querelle du meilleur gouvernement est absurde, puisque le + stable, la monarchie, est en même temps « le + ridicule et le + injuste » : « quand il est question de juger si on doit faire la guerre et tuer tant d’hommes, condamner tant d’Espagnols à mort, c’est un homme seul qui en est juge, et encore, intéressé » (L 59) ; « on ne choisit pas pour gouverner son vaisseau le voyageur qui est de la meilleure famille » (L 30), mais pour assumer « la + grande et importante chose du monde » (L 26) on  s’en remet littéralement au 1er venu. Dans la cité humaine règne la folle alliance du hasard et de la vanité.

 

 [Propos d’étape]

L’injustice serait donc sinon une donnée naturelle (l’amoralité de la Nature, dont les lois relèvent de la nécessité, rend caduque la distinction du juste et de l’injuste dans l’ordre naturel), du moins une donnée inscrite dans la nature et dans la condition, historique et an-historique, de l’homme, que l’on définisse avec Pascal cette condition comme relevant de la (double) nature, pervertie (Pascal) et pécheresse de l’homme, pris, dans L’Orestie d’Eschyle, dans une chaîne de crimes qui fait de lui un être à la fois juste et injuste ou que l’injustice dont il est objectivement victime soit le fruit d’une situation historique (Steinbeck), familiale (Oreste et Clytemnestre), sociale (Steinbeck) ou politique (Eschyle et Steinbeck), injuste car chaotique (Eschyle) ou régie par des rapports de force (Steinbeck), de domination à peine dissimulés (Pascal). Soit le « droit du plus fort », le struggle for life, prévaut, celui qui bénéficie de l’injustice niant que son acte fût juste ou injuste en soi, car il possède, avec le pouvoir économique (Steinbeck), le pouvoir politique de faire que la loi assure et défende ses intérêts (Steinbeck) et sa soif de concupiscence (Pascal). Soit il transforme le fait en droit (Pascal) et fait donc régner son droit. Obéir aux lois (une définition possible de la justice comme légalité) revient alors à desservir son intérêt pour servir l’intérêt du plus fort (« incommodez-vous ! ») : « l’injustice [serait] + profitable que la justice » (Platon, La Rép, I, 344 a). Pire encore les hommes, licencieux dès lors qu’un sentiment d’impunité leur donne licence de servir leur intérêt et de satisfaire leur appétit avec cynisme et violence (mythe de l’anneau de Gygès au livre II de La République de Platon), n’obéiraient aux lois que par crainte du châtiment (cf les conclusions de ce que les Erynies interprètent comme un laxisme coupable de la part d’Athéna, dans Les Euménides). La vertu de justice ne serait qu’un effet du regard des autres, une hypocrisie sociale : la morale de l’honnête homme masque, mais n’arrache pas « le vilain fond de l’homme », reproche Pascal à Miton, défenseur de la pacification des relations sociales par le commerce « policé ». On est dès lors tenté de nier l’existence de la justice, soit que l’on prétende que la justice n’est pas de ce monde, soit que l’on affirme, avec les sophistes, les sceptiques et Nietzsche, qu’elle n’a pas de fondement naturel. Mais désespérer ainsi de la justice ou nier la pertinence de son concept pour penser l’ordre du monde, c’est oublier 1- que nous sommes des êtres moraux, qui avons soif de justice, si bien quele sentiment d’injustice, source de plainte, d’indignation, de colère, a pour corolaire un sentiment, une exigence, une soif, tout aussi universelle, de justice, trace, selon Pascal, de la 1ère nature, non complètement détruite par la chute, de l’homme ; 2- que nous sommes des êtres rationnels qui reconnaissons la nécessité de la justice, dont la valeur vient précisément de son caractère non naturel. L’idée de justice existe donc au titre d’une exigence morale ou politique dans le monde humain. Pourquoi vouloir la justice dans un monde et dans une vie injuste ? Précisément parce que l’injustice est non seulement intolérable, mais moralement inacceptable : le sentiment d’injustice est corrélé à un « sens » de la justice, qui atteste d’une exigence de justice, aussi universelle que l’expérience, le sentiment d’injustice  qui la sous-tend.

 

II- Du sentiment d’injustice à l’exigence de justice : Injustice, justice, vengeance, révolte et révolution

 En témoignent dans nos œuvres : le cri des Choéphores : « Justice contre l’injustice » ; l’incrédulité du personnage de Pascal confronté au caractère moralement injustifiable du meurtre, fût-il légal : « pourquoi me tuez-vous ? » (LG 47) ; la colère des migrants, qui donne son titre, de résonance biblique, aux Raisins de la colère. Car il faut distinguer le fait du droit : le fait renvoie à une inégalité, à une iniquité que l’on ne peut que constater, alors que le droit exige. Or que le fait s’autorise d’un droit (positif) injuste pour imposer sa tyrannie n’empêche pas que le droit (naturel ou positif) oppose sa légitimité au fait. De là naît un conflit de droits, une revendication qui peut déboucher sur : 1-la vengeance, 1ère forme, voire forme 1ère de la justice, qu’elle ne prétend fonder ou (r)établir que pour mieux en saper les principes 2- la révolte quand, la force de la pluralité prenant conscience tout à la fois de sa force et de l’iniquité du fait ou du droit, elle débouche sur une action révolutionnaire différemment appréciée.

 

1- Eschyle ou l’aporie du système vindicatif

Le passage du système vindicatif, dans la logique épique d’une société pré-étatique de morale aristocratique, à la Justice tribunicienne, fondée sur la loi, l’enquête, le débat contradictoire, l’arbitrage par les urnes, bref la médiation de la parole dans le cadre d’un tribunal de citoyens, est au centre de l’Orestie d’Eschyle.

 

è    Le système vindicatif, 1ère forme ou forme 1ère de la justice ?

Or nous verrons que cette vengeance, qui n’est pas seulement présentée comme un droit, mais comme un devoir relevant d’un impératif religieux (l’oracle d’Apollon pousse Oreste à rentrer à Argos pour venger Agamemnon  et le menace d’ostracisme et de la poursuite des Erynies de son père s’il ne s’acquitte pas de son devoir), d’une démarche socialement codifiée (non seulement , l’acte de vengeance est canalisé par la sphère collective dans le dialogue entre Oreste, Electre, le coryphée et le chœur, dans la 1ère partie des Choéphores, mais l’absence de vengeance créerait un désordre, sanctionné par le l’ostracisation du fils qui refuserait de venger son père)  et d’une nécessité politique, est identifiée à l’exécution et au rétablissement de la justice : « et pour nos ennemis, mon père, que paraisse ton vengeur, que sa justice mette à mort tes meurtriers » (v 143). La vengeance  est ainsi décrite comme « la voie où s’engage le Droit » (Ch, 308 ) et la loi du talion, fondée sur un strict principe d’égalité arithmétique et de réciprocité entre le crime et le châtiment, est présentée comme la définition même du juste, v. 309-311 : « le mot de haine, qu’il soit payé d’un mot de haine –voilà ce que proclame la Justice, qui exige ce qu’on lui doit. »

 

è    « Summum jus, summa injuria »[2]

Pourtant ce strict rapport d’égalité arithmétique, reflété aussi dans l’image récurrente et commerciale du « prix » du sang, s’avère être non seulement une forme de justice imparfaite, mais la négation même de l’idée de justice dont le système vindicatif se prévaut.

D’abord elle s’apparente, dans la trilogie d’Eschyle, à une vendetta et constitue une pratique très violente de la justice sanglante, barbare (Eum, 186-190) et démesurée, dans la mesure où elle refuse, rôle de la justice symbolisée par la balance, de clore l’injustice par le retour à l’ordre, à l’équilibre.

Ensuite, l’aveuglement de cette justice monolithique et qui engendre le crime, sans fin, est la négation même de l’impartialité représentée par le bandeau qui couvre les yeux de Thémis. Le glaive qui frappe ne tranche pas définitivement le débat, mais le crime une fois commis est sans rachat, sans rémission, sans pardon, ni repentir, ni prescription, ni circonstances atténuantes possibles. Le fait du meurtre commis, le jugement vaut sentence immédiatement exécutoire, sans débat contradictoire susceptible de faire surgir une vérité cachée, complexe. L’évidence du fait brut rend inutile toute autre considération : en fait d’argumentation, le talion se réduit à une violence binaire, qui ne distingue + entre le juge et le justicier, entre le coupable et l’innocent.

Car, 3ème point, cette Diké expéditive ne regarde pas à la justice de l’acte, mais frappe les innocents aussi bien que les coupables. Son combat contre les Atrides mène la cité d’Argos au chaos et les déesses de la vengeance, les Erynies, menacent Athènes, cité étrangère à l’affaire, de ruine. Incapable, finalité de la justice, de ramener la paix dans une cité déstabilisée par la tyrannie, elle engendre la guerre civile.

Enfin, le cycle de violence sans fin rend la justice inatteignable, puisque la souillure se transmet, comme une plaie ou une malédiction, de génération en génération : de victime et de justicier, le vengeur devient meurtrier, solidaire de la victime, dont le sang appelle le sang et crie vengeance à son tour, et ainsi de suite à l’infini. Injuste s’il ne tue pas sa mère, Oreste devient injuste après le matricide et la situation est bloquée par l’enfermement dans la sanglante répétition du même : la vengeance, systématisée, s’anéantit d’elle-même dans la perpétuation de la violence et de la destruction. La justice ne peut donc s’établir sur la vengeance, inadaptée à la complexité de l’injustice. Réaction passionnelle, elle s’enlise dans des paradoxes, dont seul le difficile renoncement à la tentation de se faire justice soi-même permet de sortir en passant par la médiation de la loi, du tribunal, de la parole et de la procédure.

 

2- Pascal et Steinbeck ou la question de la révolte, de la révolution

Pascal et Steinbeck aborderont, eux, la question, non + individuelle, mais collective,  de la révolte sociale et politique. Le 1er la condamne comme procédant d’une illusion pernicieuse. Le second lui préfère peut-être la résistance, voie de transfiguration de l’homme découvrant une forme de justice intérieure. En effet il y a un lien étroit entre l’expérience 1ère de la justice comme absence révoltante de justice, le sens inné de la justice que révèle ce sursaut contre l’inacceptable, c.à.d. non contre ce qui m’insupporte (ce serait l’intolérable), mais contre ce qui ne doit pas être, et la révolte, comme moteur d’une action susceptible de renverser l’ordre établi pour refonder, par la révolution, un ordre juste : les frondeurs, dit Pascal, prétendaient pallier l’injustice consistant à « renverser les lois fondamentales du royaume », selon le mot du président du Parlement Lejay (1630) ; l’impasse du rêve[3] contraignant à revenir au réel, les « squatters » de Steinbeck se redressent et leur colère, sursaut salutaire de l’individu comme de la masse, à qui elle confère une unité, donc une force (or la force vaut justice dans un état de non droit où ne règnent que des rapports de domination) est la 1ère manifestation de révolte contre l’injustice, thématisée p.92 par le rapprochement phonique entre « anger » et « hunger » : « la faim et la peur engendraient la colère » (611).

 

a)      L’ambivalence de la « colère » dans le roman de Steinbeck : de la colère, salutaire, à la résistance.

L’injustice génère la colère, à laquelle le titre donne une connotation de fureur sacrée et qui rythme le récit. Les « squatters » se redressent et leur colère est la 1ère manifestation de révolte contre l’injustice : « il vient un moment que la colère vous prend et qu’on n’en peut + -c’est + fort que vous » (392). Cette colère est avant tout indignation, sursaut salutaire de l’individu et de la masse, à qui elle confère une 1ère unité : « et la consternation se lit dans les regards, et la colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont faim. Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines » (492)

 

 ->La colère est salutaire

 Cette « colère désespérée », qui « soude les grappes d’hommes » (610) est la 1ère lueur d’espoir dans un monde dévasté : « et lorsque les hommes s’attroupaient, la peur s’effaçait de leurs visages pour faire place à la colère. Alors les femmes poussaient un soupir de soulagement, car elles savaient que tout irait bien. Les hommes n’avaient pas flanché ; tant que la peur pouvait se muer en colère, ils ne flancheraient pas » (611). Ma suscite la colère de Pa (497, 611), parce qu’elle la sait motrice : « Tu faisais exprès de l’asticoter ? dit Tom en riant. –Naturellement. Tu comprends, un homme, c’est capable de se tourmenter, de se tracasser et de se ronger les sangs jusqu’à ce qu’un beau jour il finisse par se coucher et mourir, quand le cœur lui manque. Mais si on l’entreprend et on le met en colère, eh ben, il s’en sort » (497). La colère conduit à des actes symboliques qui annoncent les « vendanges à venir », comme l’abandon du petit Moïse mort aux flots de la dénonciation de l’inégalité (629) ou l’action syndicale reliée à une tradition politique révolutionnaire : « Paine[4], Marx, Jefferson[5] furent des effets et non des causes » (p.211-212). « Une véritable hystérie anticommuniste a d’ailleurs été déclenchée par ce roman et Steinbeck fut inquiété par le FBI », commente Marie-Christine Lemardelay-Cunci[6], qui note la rencontre étymologique entre la racine indoeuropéenne de « wrhath », la colère et la révolution : « wer », qui a donné «burn », « bend » en anglais, signifie « tourner », comme l’origine du mot « révolution » fait affleurer les sens de « tour » et de « tourbillon ». En fait le syncrétisme politique de Steinbeck révèle sa volonté d’inscrire son message collectiviste (Marx, Lénine) dans une tradition bien américaine et la construction du roman évite les conclusions attendues d’un discours idéologique et témoigne du désir d’ouvrir les yeux de ses contemporains sans leur fournir de réponse.

 

 -> Pourtant on remarquera : 1- qu’en dépit d’attaques répétées contre les grands propriétaires qui concentrent trop de biens et de pouvoirs, le refus de la propriété privée n’est pas poussé jusqu’à sa logique extrême : il n’est nulle part fait état de demandes de remembrement des terres et de leur redistribution : les fermiers se contentent de convoiter les jachères pourtant nécessaires à la préservation des sols. 2- L’expérience de Weedpatch suggère qu’en dépit des accents révolutionnaires, le roman défend +tôt l’approche réformiste du New Deal, qui aménage et tempère les aspérités et les injustices d’une société et d’un système économique fondé sur les lois du marché. 3- A l’exception de Tom, les Joad restent réfractaires à toute organisation syndicale et n’ont pas d’état d’âme à briser une grève. 4-Surtout, et en dépit d’accents vibrant d’appels à la révolte dans certains chapitres (XIX), le roman ne se conclut pas sur un message politique : symboliquement forte, la dernière image a tendance à gommer et presque à contredire la démarche de Tom, puisque la charité et la solidarité des faibles, solution qui les rendra + forts, ne cherche pas à renverser l’ordre social : ils prendront peu à peu la place des possédants parce que, s’ils survivent, ils seront mieux armés pour le faire que ceux qui les affament : » were the people that live ».  

 

-> Mais ce n’est pas l’unique, ni la meilleure solution

Ainsi vengeance ni révolte armée ne sont l’unique et meilleure solution, mais font courir un risque d’effondrement aux Etats-Unis comme. Pire encore, dans cette guerre intestine, civile et fratricide, la violence est + vengeance que solution ou sortie de crise (57-58). La logique du talion est, dans cet épisode, dépourvue de sens à l’heure des sociétés anonymes : la violence est une tentation inévitable et cathartique, mais le + souvent stérile ; les mots de Casy : « il ne faut tuer personne quand on peut s’en dispenser » (77) introduisent à l’humanisme pragmatique de Steinbeck, qui n’est pas un refus absolu de la violence, mais un appel à n’y céder qu’en dernier recours. P. 85-86, Casy participe de ce renoncement à la violence inutile, stérile et contre-productive quand elle est mal employée : « faut-il que je tire dans la maison ? souffla Muley. Ils ne verraient pas d’où ça vient. Ca les ferait réfléchir. –Vas-y, dit Joad. – Non, murmura Casy, ça ne rimerait à rien. Ca serait autant de perdu. Il serait temps de réfléchir à ce qu’on fait et de n’agir que quand ça sert à quelque chose ». Loin de terrifier Tom, l’assassinat de son ami provoque un engrenage de violence et amène le héros à reprendre le flambeau du prêtre. La violence n’a servi à rien, a tué deux vies et a déterminé Tom à s’engager davantage. Comme le dit Ma à propos de Pretty Floyd, p.109, la colère sans réflexion ramène à l’animalité, la vengeance instinctive est réponse sauvage à l’agression et confine auteurs et victimes de violence à vivre en dehors des lois de la société, rendant difficile, sinon impossible toute restauration du juste, ultime défaite des opprimés, triomphe des oppresseurs qui rêvent de faire du champ économique et politique une simple extension de la nature et de ses rapports de force.

 

-> Résistance passive et résistance active

La maîtrise de la colère, paradoxalement toujours nécessaire, est impérative pour lutter efficacement, et par d’autres moyens, ceux de la résistance et de la grande famille humaine, contre l’injustice. La colère est donc nécessaire, comme forme la + rationnelle et réfléchie de la révolte, car là où la violence conduit dans l’impasse, elle permet d’avancer, de progresser, au milieu même des pires difficultés : c’est tout le sens du récit des tribulations des Joad, dont le courage et l’obstination sont tels que rien ne peut en venir à bout, et dont la force réside non dans le « pouvoir », mais dans le « vouloir », p.144. Dépassant la « perplexité stupéfaite » face à l’injustice qui leur advient, les migrants partent pour entrer en résistance active (la résistance passive de Muley Grave le transforme en « sacré vieux fantôme de cimetière », p.74), résister par tous les moyens aux tourments et affirmer leur humanité, leur dignité (197). Le portrait de Ma, p.106, et la description de la tortue, p.25-27, 33-34,  39 et 42, résument : l’un la force et l’idéal d’humanité dont il faut s’inspirer pour rétablir la justice ; l’autre entêtement à survivre contre vents et marées, la part essentielle d’animalité dans l’homme, part qui peut se retourner contre lui dans la violence du « chien enragé », mais également le sauver en lui permettant d’évoluer. Nous avons affaire ici à une sorte de darwinisme biologique et politique, p.229 et 274. Cet « évolutionnisme » de l’homme, version scientifique de la « perfectibilité » de Rousseau, peut se retourner contre lui avec les risques et les injustices engendrées par un certains progrès technique et économique, mais la révolte contre l’injustice, annoncée comme un  événement naturel, devient inévitable, p.212.

 

-> La dignité, synthèse de la justice sociale et  de la justice intérieure ?

La restauration de la justice passe donc par un double mouvement de restauration de la justice entre les individus et au sein des individus : héritier de Platon et d’Aristote, Steinbeck rappelle que la justice, avant d’être un concept, une valeur ou une institution, est  une disposition intérieure qui nous rappelle que l’exigence de justice, qui sous-tend le sentiment d’injustice et la révolte contre cette injustice, signifie que la dignité s’attachant à la personne humaine devrait commander les rapports humains. Affirmer cela, c’est dire que cette égalité ne s’observe pas empiriquement, mais qu’elle est exigée et qu’elle seule peut fonder des rapports moraux et politiques. En vivant ensemble pour survivre, la grande famille humaine des migrants entend survivre pour vivre bien, c.à.d. selon une idée commune de la justice et non selon les rapports de force, de ruse, de séduction et d’habileté qui consacrent les + forts à dominer et à exploiter les + faibles.

 

b) Pascal : « réformation » contre « révolution »

-> L’art de fronder ou le « moyen le + sûr de tout perdre »

+ radicale, la condamnation de la révolution par Pascal n’en débouchera pas moins sur une pensée réformiste. « L’art de fronder, bouleverser les états est d’ébranler les coutumes établies en sondant jusque dans leur source pour marquer leur défaut d’autorité et de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l’Etat qu’une coutume injuste a abolies. Le + sûr moyen de tout perdre » (L 60) : le passé auquel les frondeurs ont recours pour justifier leur rébellion n’est que la nostalgie d’une époque où ils avaient effectivement le dessus sur ceux qui les oppriment actuellement. Surtout, comme le dit Bossuet, ces pactes primitifs « ne se trouvent +…Il y a longtemps que l’original est perdu », car les lois fondamentales, donc justes de jure puisque de facto, et où le révolutionnaire pense asseoir une éternelle légitimité, « en peu d’années de possession…changent » : ces lois fondamentales ne sont que des coutumes, derrière lesquelles se profilent à l’infini d’autres coutumes + anciennes et ainsi « tout notre fondement craque » (L 199). En faisant violence à l’ordre établi, à la transmutation de l’état de fait en état de droit, et à la fortification de la justice par la transmutation de l’empire de la force pure en « empire doux et volontaire » de la concupiscence, ces « demi-habiles » n’ont ressaisi que l’origine violente de tout pouvoir : »ils font tout perdre ». La tranquillité de l’ordre, par leur rêve d’excellence, s’est changée en un pitoyable chaos ; la quête aveugle du + grand des biensla justice, ferment de paix et de concorde civile- a produit « le + grand des maux », qui est la guerre civile (Laf 94). Il ne faut pas prétendre retourner à une justice primitive, dont l’histoire ne porte aucune trace : il y a bien eu un 1er état heureux de l’homme, mais il est antérieur à l’histoire ; la chute a ouvert l’espace de l’histoire humaine ; la pureté originelle ne peut se rejoindre que dans un paradis qui ne peut + être terrestre. D’originel, on ne saisit que le péché, qui nous tient. Dans le demi-habile protestant contre l’injustice des lois s’insurge toujours le vieil Adam, rebelle contre le + juste des commandements. La révolution recherche dans l’histoire ce qui ne saurait s’y trouver : la justice intégrale, absolue, n’est pas de ce monde. « Vous n’êtes + maintenant dans l’état où je vous ai formés » (L 149) : les laudateurs de cet « imaginaire siècle d’or » transforment le leur en siècle de sang.  « Je trouve étrange que la 1ère loi du monde se rencontre aussi la + parfaite » (L 454) : c’est la preuve qu’elle ne vient pas des hommes. L’usurpation « a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable » (L 60, LG 56). L’injustice primitive a été recouverte par l’intrinsèque justice de l’établissement : « après l’établissement, elle [la répartition des grandeurs et des pouvoirs] devient juste, parce qu’il est injuste de la troubler » (DCG III). La finalité de la juste politique, la paix civile et la préservation de l’Etat, implique l’acceptation d’une justice imparfaite, comme il vaut mieux laisser une taie dans l’œil encore sain qu’en l’ôtant le priver complètement de la vue.

 

-> Il ne faut donc pas confondre « réformation » et « révolution » : la révolution, fascinée par le modèle primitif d’une justice parfaite, regarde, comme son étymologie le dénonce, vers le passé, vers une origine à réactualiser pour briser le cours déprédateur du temps ; la réformation envisage un avenir qui ne pourra être que peu à peu corriger des désordres que le temps et les méandres des nécessités publiques ont doucement acclimatés. C’est tout un d’abolir la justice et le temps. La parfaite justice, divine, étant hors de prise, il faut se résoudre à progresser interminablement vers son image. L’impossibilité de la perfection conditionne la perfectibilité, puisque la perfection s’atteint d’un coup ou ne s’atteint jamais. La perfection originelle, c’est le statut de la bête ou, pour une cité, l’utopie, qui sort achevée du cerveau de son législateur, mais veut une population d’anges. L’humanité d’une société destinée à périr par progrès, c’est de se perfectionner par progrès.

 

-> En l’absence de justice véritable, n’est-il pas + juste de choisir ce qui favorise la paix, +tôt que ce qui entraîne la guerre et l’instabilité politique ? Faute de mieux, on dira que la justice est la « coutume présente », à laquelle nous devons souscrire parce que c’est le + sûr, même si la paix que nous préservons de cette manière n’a en rien triomphé de l’injustice, car la violence n’est endiguée que par la force, injuste, du pouvoir, justifié par la force de l’imagination, si bien que « le vilain fond de l’homme » est « couvert », mais « pas ôté ». Le sage sait que les lois ne sont pas la justice, qui ne constitue pas leur origine. Mais il comprend aussi qu’il est juste de les respecter comme si elles étaient inspirées par la justice, sans jamais montrer au peuple l’origine injuste du pouvoir, car incapable de la longueur de vue du sage, il se révolterait contre le pouvoir et chercherait à le détrôner par une guerre et une révolution nécessairement destructrice, dont il ferait le 1er les frais. En l’absence de justice vraie, la justice de moindre mal est donc du côté de l’obéissance au pouvoir, tout injuste et arbitraire qu’il est (B 326). Il ne s’agit pas d’abdiquer devant un état de fait érigé en loi : le respect qu’on doit aux grandeurs d’établissement n’est pas l’adhésion intime qu’on réserve aux grandeurs naturelles. Il s’agit de mettre à jour des ordres de justice pour réserver la résistance à la tyrannie. Dès lors, même si la justice véritable ne préside pas à l’élaboration des gouvernements, les Etats ne sont pas dénués de toute justice. La justice politique provisoire, que Pascal décrit comme la seule capable de nous garantir un souverain bien proportionné à notre nature corrompue- la paix- , ne se ramène pas à une acceptation passive de la tyrannie, comme le montrent les conseils de Pascal pour prévenir toute tyrannie, dans le 3ème DCG.

 

[Propos d’étape]

Il semble donc que le sentiment d’injustice, corollaire d’un sentiment de justice, suscite en nous un sentiment d’indignation, de révolte et de colère, qui débouche sur une 1ère forme de justice, forme 1ère de revendication et d’action visant à restaurer un ordre perverti et à rétablir  des droits naturels bafoués, des lois fondamentales transgressées, au nom de normes cosmiques, morales, sociales et politiques transcendantes. Même justifiées, même légitimées par la volonté des dieux ou par la nécessité de lutter pour conquérir sa dignité, vengeance, révolte et révolution semblent cependant impuissantes à incarner une norme de justice, diversement appréciées, dans des institutions justes.

1- Si la vengeance n’est pas la justice, mais seulement un simulacre de la justice, c’est qu’automatique, immédiate, monolithique et démesurée, partiale, passionnée, haineuse, violente et sanglante,  elle enferme le justicier dans le cercle vicieux de la répétition infinie de l’injustice, alors que la justice, œuvre d’une médiation, respecte des règles justes, une norme du droit, et vise à clore un litige qui risque de semer la discorde dans le corps social et politique.  

2-le sentiment, incertain et impur, reste source de conflits.  Sentiment et non idée claire et distincte, dont nous pourrions discuter rationnellement pour parvenir à une définition, le sentiment de justice / d’injustice n’est pas un savoir constitué et fondé, mais seulement une norme non formulée, une certitude subjective de la conscience individuelle, qui varie selon les individus, les circonstances, la culture, l’intelligence et l’acuité de chacun, si bien qu’en cas de conflit de justice (or la justice est par essence conflit d’interprétation), chacun oppose sa conviction : c’est sentiment de justice contre sentiment de justice, droit contre droit, ce qui conduit, par exemple dans le conflit opposant Apollon aux Erynies, à l’aporie. Or la justice désigne la capacité à régler honnêtement les litiges, ce dont le sentiment est incapable parce qu’impur au sens chimique et religieux du terme, il mêle sous le nom de justice d’autres affects, d’autres intérêts : on parle de double motivation à propos de la vengeance d’Oreste ; Pascal suggère que le juge le + impartial défend mal ses proches, précisément parce qu’il se défie de cette subjectivité à laquelle nul n’échappe ; « l’intérêt parle toutes sortes de langues et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé » (La Rochefoucauld) ; l’hypocrite, le fourbe, l’avare réclament justice ; ils parent du noble mot de justice la poursuite la + sordide de leur intérêt.

3-+ profondément, la puissance du nom de la « Justice, » invoqué comme une valeur transcendante et par elle-même opératoire, prime sur la clarté conceptuelle. En effet, selon Frédéric Laupiès[7], « le mot « justice » fait partie de ces termes qui ont d’abord une valeur avant d’avoir une signification. Il suffit de le mentionner pour se trouver aussitôt en position de juge ou d’accusateur : au-delà du fait brut et parfois insolent, la référence à la justice apparaît comme un sursaut libérateur qui en appelle à une autre logique, non pas celle des faits qui s’enchaînent et s’imposent par leur propre nécessité, mais celle de la légitimité. Invoquer la justice, c’est en appeler à ce qui dépasse le donné empirique et doit le régler. A la soumission des faits s’oppose l’exigence de ce qui doit être : s’en référer à la justice, c’est accorder + de poids à l’invisible qu’au visible, au devoir-être qu’à l’être. La justice apparaît ainsi comme un idéal aux prétentions normatives. C’est elle qui rend possible la contestation authentique : celle d’Antigone face à Créon par exemple. C’est par elle que l’individu devient un héros : Casy, puis Tom et Ma dépassent progressivement le cadre d’une religion pétrie d’irrationnel, d’un instinct de survie individuel, d’une obsession de la cohésion familiale pour épouser la cause de l’humanité souffrante, du peuple opprimé et de la grande famille humaine. Or cette évidence de la justice est précisément ce qui en fait l’obscurité : elle est évidente si on ne cherche pas à la définir, à la décrypter. Mais parce que la norme transcendante, implicite, de sa puissance régulatrice ne coïncide pas avec la réalité des faits dans laquelle elle doit néanmoins s’incarner, car elle a prétention à régir cette réalité immédiate, la présence-absence de la justice fait d’elle un entre-deux qui lui confère son caractère normatif, mais rend possibles tous les errements et toutes les hallucinations par sa dimension évasive.

 

III- De quoi parle-t-on quand on parle de justice : la justice problématique

Il faut donc reprendre l’analyse spéculative pour essayer de comprendre, moins ce que désigne ([8]) le nom de « justice », quand on en appelle à cette norme qui agit si fort dans l’imaginaire de la revendication, que la signification, et si possible la cohérence, la logique interne de ce concept polysémique, qui désigne tout à la fois une vertu, une norme/valeur et une institution, mais dont chacune des acceptions peut avoir de multiples significations.

 

1-La justice comme vertu : une justice intérieure

« L’homme juste, c’est d’abord celui qui agit avec justice, spontanément et sans  contrainte, autrement dit qui possède la vertu de justice, comme une seconde nature », écrit Elisabeth Clément[9]. Disposition à bien agir, la vertu de justice consiste, dans un discours éthico-juridico-sacré, qui place la norme de la justice dans le « souverain bien » et le souverain bien dans l’obéissance à la loi de Dieu (ou des dieux), à rechercher en tout l’intégrité et la « droiture » morale (l’homme droit est alors « qui ne s’écarte pas d’une règle morale »), en renonçant notamment à rendre le mal pour le mal. Mais si l’on place ce souverain bien dans l’ordre du monde et la justice dans la faculté de se donner une intelligence du monde par la compréhension de ses relations (le discours sur la justice, définie en termes de sagesse, sera alors d’ordre logico-philosophique), la vertu de justice devient « droiture » intellectuelle (l’homme « droit » est alors celui qui « suit un raisonnement correct »), capacité à apprécier ce qui convient relativement à la circonstances, aux individus en présence, bref « justesse », et intelligence en action, vertu de qui a compris le jeu des différences réelles et qui sait adapter sa conduite. Enfin harmonie avec soi-même, avec le monde et avec les autres, la justice est la vertu politique par excellence en ce que, visant l’autre et étant ordonnée à la relation, elle concerne le mode d’exercice du pouvoir, tenu de répartir les biens ou les conditions de leur obtention, de corriger.  

 

a) La vertu de justice, prise dans la sphère éthico-juridico-religieuse

-> « Sans Dieu, il n’y a pas de justice »[10] ; « le juste vivra dans sa fidélité »[11]. Le 1er fondement possible de la justice étant la loi de Dieu, le 1er sens possible de la vertu de justice, prise dans une sphère éthico-juridico-religieuse, est la conformité des actes à l’esprit de cette loi, en distribution complémentaire avec la piété, la sainteté et la sagesse. Dans la Bible, le juste est  « celui qui marche avec Dieu », butte sur l’injustice qui remplit le monde des hommes, peut défaillir, mais témoigne, par sa fidélité à la loi fondant un ordre juste à instaurer dans le monde, de la vérité, de l’amour, de la vie[12]. Le « juste parmi les nations » est celui qui, incarnant Dieu dans son temps, risque sa vie et sa sécurité pour que la vie reprenne ses droits, pour que la vérité soit dite, pour que le faible soit arraché au pouvoir du fort. N’obéissant à aucun mot d’ordre, ne suivant personne, il marche seul et suspend le salut de tous à la sagesse d’un seul.

-> Ces modèles sous-tendent la représentation que le théologien chrétien qu’est Pascal se fait de la norme de justice idéale d’une « république chrétienne », au fragment 376 : « deux lois suffisent pour régler toute la république chrétienne mieux que toutes les lois politiques », à savoir l’amour de Dieu et l’amour du prochain, commandements auxquels « se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes », dans l’Evangile selon Matthieu. La construction des figures du « juste » que sont Casy et Rose de Saron démarque par ailleurs clairement Le Cantique des Cantiques et les Evangiles, dans leurs noms comme dans leur trajectoire. Enfin si Athéna peut, par son vote, faire pencher, sans scandale, la balance en faveur d’Oreste, c’est par que le coupable, ayant obéi à l’ordre express de l’oracle d’Apollon et suivi scrupuleusement les rites funéraires, puis les rites de purification, peut revendiquer la piété, la justice de son acte : bras armé de la justice divine, il n’aurait pas seulement vengé son père, mais rétabli un ordre bouleversé par l’impiété de Clytemnestre.

-> Pourtant, cette piété, qui ob-lige le fils à venger son père pour rentrer dans ses droits et rétablir un ordre bouleversé par l’impiété de l’injustice, n’empêche pas la souillure du sang de contaminer le « justicier » et le conflit d’interprétation d’opposer les dieux sur le cas, indécidable, d’Oreste. Surtout le traitement que Steinbeck fait des imprécations des folles de Dieu et la construction du personnage de Casy, dans Les Raisins de la colère, prouvent néanmoins que cette acception de la vertu de justice comme sainteté fait, dans nos œuvres, problème:  « l’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête », reconnaît Pascal dans le fragment 678. Steinbeck nous invite à prendre des distances avec le prophétisme puritain. Casy, l’ex pasteur de la secte du buisson ardent[13], dont les initiales (J.C.), le parcours symbolique et les dernières paroles sont démarqués de ceux de Moïse comme de ceux de Jésus, renie jusqu’à la pertinence de la notion de vices et de vertus, de péché[14] pour embrasser, avec et après réflexion, la cause de l’humanité. A travers lui la figure du prophète se sécularise et se politise. Elle ne tire + son autorité d’avoir été élu par un être divin tout-puissant, mais d’une entité collective dont il sait scruter et exprimer la volonté. Casy cesse d’être un homme de Dieu pour rester une voix éloquente, le visionnaire de l’action politique, par la bouche duquel ce n’est + un dieu sans nom et sans visage, mais un être collectif qui parle. Comme le dessein divin, la volonté populaire requiert un interprète qui, dans le texte de Steinbeck, se rapproche autant de l’augure païen que du prophète biblique en ce qu’il exprime et perçoit la mystérieuse volonté collective. Son activité est donc associée à une activité herméneutique aussi bien qu’à un acte de profération. En cela Tom et lui, interchangeables, ne font que porter au + haut degré un don que tous les métayers détiennent à des degrés divers quand ils tracent des figures sur le sol, lors de leurs délibérations : ce leitmotiv réaliste revêt une portée symbolique, dans la mesure où décrire la main, le pied ou le bâton qui dessinent des « figures » sur le sol revient à montrer un individu qui se « figure » la réalité par des images mentales et envisage son action future. Le corps qui dessine des formes dans la poussière est tout à la fois la forme visible que prend la perplexité et la manifestation corporelle d’une décision en train de se prendre et qui s’esquisse par tâtonnements successifs. La fonction de l’intuition oraculaire se redéfinit ans un sens humaniste et sécularisé, tandis que le verbe « to figure » en vient à dénoter une faculté intuitive s’appliquant spécifiquement à la sphère des affaires humaines, par rapport à la sphère céleste sur laquelle notre volonté n’a pas de prise. Dans le chapitre V, la protestation du fermier anonyme qu’on expulse de sa terre met l’accent non seulement sur la nécessité éthique d’une coopération entre les imaginations individuelles – en passant de la 1ère personne du singulier (« ‘I got to figure ») à la 1ère personne du pluriel (« We all got to figure »)- mais aussi la distinction entre la sphère de la délibération humaine où s’exercent le jugement et l’imagination («to figure ») et la sphère des phénomènes naturels où s’exerce la contemplation. Le fermier invoque la divinité au moment où il congédie Dieu des affaires  humaines.

 

b) Justice, justesse et art du discernement : la justice dans la sphère logico-philosophique.

« Si nous ne comprenons pas, pour commencer, ce que c’est qu’un boisseau ou une balance, comment pourrons-nous mesurer ou peser quoi que ce soit ? Dans ce domaine donc, si nous n’avons pas appris à fond et mis parfaitement au point le critère des autres choses, ce par le biais de quoi tout le reste s’apprend à fond, pourrons-nous mettre quoi que ce soit d’autre parfaitement au point et l’apprendre à fond ? » (Epictète, Entretiens, I, 17- 7-8). La deuxième sphère de justice étant l’ordre du monde, intelligible à la pensée, la deuxième définition possible de la vertu de justice comme vertu 1ère sera logico-philosophique: la justice, ou +tôt la « justesse », analogue à la faculté de juger, est la capacité de situer chaque réalité à sa place, l’art du discernement, la sagesse de qui sait juger ce qui est requis pour penser et agir. Toujours présupposée, elle est donc requise pour penser et agir, sur les plans éthique et politique, puisqu’elle concerne tous les rapports de l’homme avec les autres, avec lui-même et avec l’univers. La justice devient ce grâce à quoi il est possible d’apprécier ce qui est dû comme de connaître les cas où rien n’est dû. Les autres vertus sont donc conditionnées par elle, non seulement parce qu’elles présupposent un jugement critique, mais aussi parce qu’il faut comprendre comment elles doivent s’articuler entre elles[15].  Comme il y a, pour Platon, une identité de structure entre l’âme et la Cité, « ce principe qui ordonne à chacun de remplir sa propre fonction pourrait bien être, en quelque manière, la justice ». La pensée stoïcienne donne le + clairement à la justice ce statut principiel : le sage stoïcien, déterminé par la connaissance de la situation relative de chaque réalité dans un monde pensé comme un grand vivant, dont les parties s’harmonisent dans un accord symphonique,  sait reconnaître la nécessité de ce qui tient  à l’ordre du monde : «Rien, en effet, n’est à ce point capable d’élever l’âme, comme de pouvoir discerner, avec méthode et vérité, chacun des objets rencontrés dans la vie, de toujours le considérer de telle façon qu’on puisse examiner en même temps quelle utilité tel objet fournit et à quel univers, quelle valeur il a par rapport à l’ensemble, et quelle valeur aussi par rapport à l’homme, ce citoyen de la + éminente cité, dont les autres cités sont comme les maisons. Il faut aussi se demander quel est cet objet, de quels éléments il est composé, combien de temps doit naturellement durer cet objet qui occasionne présentement en moi cette représentation, de quelle vertu j’ai besoin par rapport à lui, de douceur par exemple, de courage, de bonne foi, de simplicité, de maîtrise de soi, etc. Voilà pourquoi il faut pouvoir se dire en toute occurrence : »ceci vient de Dieu. – Cela tient au groupement et au fil enroulé des événements, à la rencontre occasionnée par leur suite, et au hasard aussi.- Ceci vient d’un concitoyen, d’un compagnon qui toutefois ignore ce qui est pour lui conforme à la nature. » Mais moi, je ne l’ignore point, et c’est pour cela que je le traite, selon la loi naturelle de la société, avec bienveillance et justice. Néanmoins, je vise en même temps, dans les choses indifférentes, à leur attribuer leur valeur relative » (Marc-Aurèle, III, XI). Ayant compris qu’il n’est pas la mesure de toute chose, le sage stoïcien ne s’insurge pas de ce qui ne coïncide pas avec ses attentes, ne crie pas à l’injustice en se prenant pour la norme ultime de la réalité, sait discerner la justice immanente à la rationalité du réel.

Tout en rompant radicalement avec cette pensée antique de l’articulation de la rationalité de l’âme à la rationalité du cosmos, le théologien de la « disproportion » de l’homme[16] et le logicien Pascal n’en procédera pas moins à la recherche d’une « règle » susceptible de rendre intelligible l’ordre du désordre, la justice de l’injustice. D’un côté la règle nous échappe, et avec elle la norme du juste et de l’injuste : « il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu […] La perspective l’assigne dans l’art de la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale, qui l’assignera ? » (Laf. 22). Mais d’un autre côté et dans quelque défiance qu’il tienne la raison, il trouve, dans la dialectique de la « raison des effets », renversement perpétuel du pour et du conte articulé à une hiérarchisation des points de vue, des discours ayant différents degrés de rapport au vrai et au faux, au juste et à l’injuste, un moyen de toucher au principe holistique de la juste mise en perspective: « les vrais chrétiens obéissent aux folies néanmoins, non pas qu’ils respectent les folies, mais l’ordre de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis à ces folies » (Laf 14). C’est qu’il y a, pour le penseur politique qu’est Pascal, des ordres de justice comme il y a, pour le mathématicien qu’il fut, des ordres de grandeur tout à la fois incommensurables (pour tout ordre supérieur, les grandeurs d’ordre inférieur doivent être tenues pour nulles) et hiérarchisés.  Lordre des « grandeurs charnelles » se distingue de celui de la connaissance et de celui de la «charité » (qui s’identifie aux opérations du cœur incliné par la grâce) (Laf 308). Or s’il y a, entre ces ordres, incompatibilité a-logique et  incommensurabilité mathématiquement exprimée par une « distance infinie » ou « infiniment infinie » [17] entre ces ordres, qui ne peuvent directement interférer les uns dans les autres, ils peuvent cependant s’ordonner en inférieurs et supérieurs », si bien que sous l’effet de la charité, l’esprit peut connaître autrement que pour satisfaire la vanité et le pouvoir sur les corps peut servir une autre fin que la libido dominandi (Laf 933), tandis que lorsque l’action des hommes reste circonscrite dans l’ordre de la chair ou celui de l’esprit sans envisager la possibilité pour les 1ères de se soumettre aux secondes et la possibilité pour les secondes de se soumettre à celles de l’ordre + élevé, c.à.d. celui de la charité, elle brise le rapport de justice institué par Dieu et les hommes se trouvent dominés par la concupiscence. L’injustice des grandeurs charnelles consiste donc à considérer ces grandeurs charnelles, richesses et actions militaires, comme des fins en soi, comme l’ordre le + élevé, au lieu de soumettre l’utilisation de leurs objets à l’ordre de la charité. De même l’injustice des « gens d’esprit » consiste à considérer la science et la connaissance comme la fin suprême de leur activité au lieu de la soumettre à la charité. Enfin, la concupiscence du sage consiste à concevoir la recherche de la justice indépendamment de toute référence à la charité.  A ce concept de justice/ d’injustice externe s’ajoute un concept de justice/ injustice interne, car à chaque ordre convient une exigence et un devoir spécifique de justice, à l’exclusion de tout autre (Laf 58). La justice consiste alors à respecter le rapport d’adéquation interne à chaque ordre et à maintenir la spécificité de chacun d’eux, la stricte séparation entre eux, l’injustice consistant à refuser de manifester les marques requises par le rapport de chaque puissance à son objet : « on est injuste de les refuser et injuste d’en demander d’autres ». Il est donc « ridicule », « faux » et « injuste » de vouloir exiger de l’amour en reconnaissance de l’exercice de la force ou de vouloir rendre à la force autre chose qu’un devoir de crainte et de soumission du corps, comme de chercher à obtenir par la force la créance qu’on accorde à la science ou de croire que les biens que l’on possède suscitent autre chose qu’un attachement de concupiscence de la chair pour ceux qui ont des besoins à satisfaire. Lazzeri explique qu’ »au lieu de vouloir fonder la justice à partir d’un principe unique qui viserait à unifier et à réduire systématiquement la totalité des actions humaines, Pascal en établit au contraire la pluralité matérielle » et rapproche cette démarche de la sociologie contemporaine, quand elle explique que les individus sont conduits à « agir dans +sieurs mondes » en utilisant chaque fois les règles qui conviennent dans le cadre de différents rôles clairement définis. « En effet, même si certains individus sont entièrement soumis aux opérations d’un ordre de grandeur et ne voient nullement les grandeurs des autres, ils n’en sont pas moins contraints de vivre dans +sieurs ordres à la fois et de tomber sous leurs règles, qu’ils le veuillent ou non : l’éclat des grandeurs charnelles des capitaines n’a point d’effet sur les savants, mais la force des premiers soumet quand même les corps des seconds, de la même manière, ces derniers ne pourront pas se faire aimer en « exposant d’ordre les causes de l’amour » (Laf 298), mais seulement par l’agrément qu’ils peuvent produire. Enfin, étrangers ou non aux autres ordres que les leurs, ils ne peuvent nier les qualités naturelles qui s’y manifestent »[18]. Cet ensemble de propriétés du concept de justice interne lui confère un champ d’application bien + vaste que le 1er : alors que le concept de justice externe suppose qu’on admette les éléments essentiels de la théologie chrétienne, il n’en va pas de même pour le second concept, qui s’applique à tous les individus, quelles que soient leurs croyances, et vaut au sein de n’importe quel type d’Etat.

 

 

c) La justice comme vertu politique

« [Disposition à accomplir des actions] qui produisent et conservent le bonheur et les éléments de celui-ci pour une communauté politique »[19], la vertu civique/ politique « reste une vertu complète, non pas cependant au sens absolu, mais dans nos rapports avec autrui », dit Aristote, qui dit que la justice consiste à respecter les lois, à subordonner ses intérêts à ceux de la collectivité, ce qu’il appelle la justice universelle ou justice légale, mais qu’elle vaut aussi dans mes rapports privés à autrui. La vertu de justice ne  concerne donc plus les rapports de l’homme à la divinité, car son bien est commun, le bien divin étant l’objet de la charité; elle ne peut se réduire à une vertu intérieure, mais concerne le rapport aux autres, ce pourquoi Aristote dit qu’elle est un « bien étranger », visant l’autre et ordonnée à la relation : « aussi doit-on approuver la parole de Bias, que le commandement révélera l’homme, car celui qui commande est en rapport avec d’autres hommes, et dès lors est membre d’une communauté. C’est encore pour cette raison que la justice, seule de toutes les vertus, est considérée comme un bien étranger, parce qu’elle a rapport à autrui : elle accomplit ce qui est avantageux à un autre, soit à un chef, soit à un membre de la communauté »[20].  Elle s’exerce post étéron/ ad alium : « elle est la vertu achevée parce que celui qui la possède est capable de la pratiquer envers autrui et pas seulement pour lui-même car beaucoup peuvent pratiquer la vertu dans leurs affaires personnelles mais en sont incapables dans celles d’autrui » (ibidem). Cette justice particulière, comme Aristote l’appelle, c’est l’égalité, qui consiste en une juste mesure : ne prendre ni trop de choses (par exemple de richesses), ni trop peu de choses mauvaises (par exemple le travail). « Ainsi l’homme juste est celui qui respecte l’ordre et la loi et renonce à satisfaire des désirs déréglés. », conclut Elisabeth Clément.[21]

 

[ Propos d’étape] « De toutes les vertus, la justice est donc celle qui concourt le + au bien commun des hommes » (Rousseau, Emile ou de l’Education, IV). Pourtant la Cité juste n’est pas nécessairement composée d’hommes justes : le Juste  (Socrate) meurt condamné par la Cité. Mais s’il choisit de mourir dans la Cité, c’est aussi qu’il sait, contrairement au saint ou au Christ, dont le royaume n’est pas de ce monde, qu’il ne vit que dans la Cité. Animal politique, l’homme est un être tel que la vie la meilleure pour lui est la vie politique. Homme par excellence, le juste veut du bien à ses amis : « si les citoyens pratiquaient entre eux l’amitié, ils n’auraient nullement besoin de justice ; mais même en les supposant justes, ils auraient encore besoin de l’amitié ; et la justice, à son point de perfection, paraît tenir de la nature de l’amitié » (Aristote, Ethique à Nicomaque, IX). Si les hommes étaient suffisamment vertueux pour ne connaître que des rapports fondés sur l’amitié la + haute (celle qui ne repose ni sur l’utile ni sur le plaisir, mais sur la vertu), la « philia » des Anciens, l’agapé des chrétiens, la solidarité de la grande famille humaine (Steinbeck), la justice institutionnelle serait inutile. Autrement dit, si les hommes étaient tous des Justes, ils n’auraient + besoin de justice. La justice, pensée comme sentiment, disparaît dans l’alliance de pitié et d’amour ; la justice pensée comme vertu, identifiée à l’amitié, ne convient qu’à la pensée, élitiste de l’arêté, de l’excellence. La justice doit entretenir un double rapport au lien social : elle le suppose certes, mais le constitue en même temps (si les hommes pouvaient vivre ensemble sans elle, ils formeraient des communautés d’amis). « La justice a pour fonction de rendre possible la vie en société pour les hommes tels qu’ils sont. La norme morale est insuffisante si elle ne s’accompagne pas de son application institutionnelle : considérer la justice comme une norme morale que chacun a en soi représente un trop grand risque ; la justice ne peut simplement obliger, elle doit contraindre »[22]. « Si les hommes étaient ainsi disposés par la Nature qu’ils n’eussent de désirs que pour ce qu’enseigne la vraie raison, certes, la société n’aurait besoin d’aucunes lois, il suffirait simplement d’éclairer les hommes par des enseignements moraux pour qu’ils fissent d’eux-mêmes ce qui est vraiment utile » (Spinoza). Parce que les hommes sont en proie aux désirs et aux passions, les lois sont nécessaires à la conduite de la vie en société, qui affranchit les hommes de leur condition d’esclaves à l’égard de leurs sentiments. Les hommes n’étant pas justes par leur seule morale, par leur seule vertu, la justice doit se réaliser dans des lois coercitives : »de là vient que nulle société ne peut subsister sans un pouvoir de commandement et une force, et par suite sans des lois qui modèrent e contraignent l’appétit du plaisir et les passions sans frein » (ibidem). « Le juste est ce qui est conforme à la loi et ce qui respecte l’égalité, et l’injuste ce qui est contraire à la loi et ce qui manque à l’égalité », écrit Aristote[23]. La justice se dit en deux sens : comme conformité au droit et comme égalité et proportion.

 

2-Justice et égalité, justice et équité

La justice comme égalité pose la question de la norme de justice    

 

a)      Egalité

-> En matière de justice pénale, de justice corrective, l’égalité peut d’abord se définir comme une égalité arithmétique stricte : celle de la loi du talion, qui n’envisage que la nature de la faute, sans égard pour les personnes qu’elle met sur un pied d’égalité. Elle remet droit ce qui était courbe, « redresse les torts, rétablit la mesure en infligeant au fautif une peine qui compense négativement l’avantage que lui avait procuré la faute, en compensant la perte subie par une indemnisation de la victime.

 

La Bible, Lévitique, 24

 

Celui qui frappera un homme mortellement sera puni de mort.

Celui qui frappera un animal mortellement le remplacera : vie pour vie.

Si quelqu’un blesse son prochain, il lui sera fait comme il a fait :

Fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ; il lui sera fait la même blessure qu’il a faite à son prochain.

Celui qui tuera un animal le remplacera, mais celui qui tuera un homme sera puni de mort.

Vous aurez la même loi, l’étranger comme l’indigène ; car je suis l’Eternel, votre Dieu.

 

Aristote, Ethique à Nicomaque, V

 

 Peu importe, en effet, que ce soit un homme de bien qui ait dépouillé un malhonnête homme ou un malhonnête homme un homme de bien, ou encore qu’un adultère ait été commis par un homme de bien ou par un malhonnête homme : la loi n’a d’égard qu’au  caractère distinctif du tort causé, et traite les parties à égalité, se demandant seulement si l’une a commis, et l’autre subi, une injustice, ou si l’une a été l’auteur et l’autre la victime d’un dommage. Par conséquent, cet injuste dont nous parlons, qui consiste dans une inégalité, le juste s’efforce de l’égaliser : en effet, quand l’un a reçu une blessure et que l’autre est l’auteur de la blessure, ou quand l’un a commis un meurtre et que l’autre a été tué, la passion et l’action ont été divisées en parties inégales ; mais le juge s’efforce, au moyen du châtiment, d’établir l’égalité en enlevant le gain obtenu.

 

            C’est sur cette logique que repose la défense, dans Les Choéphores, du système vindicatif.

 

è    Problèmes posés par la définition de la justice comme égalité arithmétique

-         D’abord, cette logique semble insuffisante dans le cas de torts faits à l’autorité : si un magistrat frappe un citoyen, celui-ci ne peut répondre en frappant le magistrat en retour, explique Aristote, qui estime que dans le cas où un simple citoyen frappe un magistrat, la simple réciprocité ne suffit pas, car la cité tout entière est lésée[24].

-         Par ailleurs, il faut faire la différence entre faute volontaire et faute involontaire : la 1ère question d’Athéna à Oreste porte sur la contrainte, engageant ou non la responsabilité d’Oreste dans le meurtre de sa mère.

-         Troisièmement, répondre au mal par le mal n’est pas annuler le mal, irréversible. Il y a donc dissymétrie entre le tort que l’on a fait et celui que l’on subit.

-          Finalement, le juste milieu de la justice est autre chose que la moyenne arithmétique, comme le démontre, par l’absurde, l’épisode du jugement de Salomon: le juge arbitre, dont l’autorité est fondée sur la convention des adversaires, qui s’en remettent au roi, investi d’un pouvoir de justice, pour régler leur litige dans le cadre d’une justice privée, n’emprunte le détour d’une caricature de justice, impartiale dans son œuvre de mort impassible, que pour faire éclater la vérité, rendre à chacun son dû et briser la spirale de la violence en affirmant le primat de la vie sur la mort, de la paix sur la guerre.

 

 

La Bible, 1er livre des rois, III, 16-28 : le jugement de Salomon

(16) ... Alors deux prostituées vinrent chez le roi et se présentèrent devant lui. (17) L'une des femmes dit : «  Pardon, mon seigneur ! Moi et cette femme nous habitons la même maison, et j'ai accouché près d'elle dans la maison. (18) Le troisième jour après mon accouchement, cette femme aussi a accouché. Nous étions ensemble, personne d'autre n'était avec nous dans la maison, il n'y avait que nous deux dans la maison. (19) Le fils de cette femme est mort pendant la nuit, parce qu'elle s'était couchée sur lui. (20) Elle s'est levée en pleine nuit, elle a pris mon fils à mes côtés tandis que, moi, ta servante, je dormais, et elle l'a couché sur son sein ; et son fils, qui était mort, elle l'a couché sur mon sein. (21)Au matin, je me suis levée pour allaiter mon fils ; mais il était mort. Je l'ai examiné au matin : ce n'était pas mon fils, —celui que j'avais mis au monde !» (22) L'autre femme dit : « Pas du tout ! C'est mon fils qui est vivant, et c'est ton fils qui est mort.» Mais la première femme répliqua : « Pas du tout ! C'est ton fils qui est mort, et c'est mon fils qui est vivant. » C'est ainsi qu'elles parlèrent devant le roi. (23) Le roi dit : « L'une dit : “C'est ici mon fils, qui est vivant ; c'est ton fils qui est mort !” L'autre dit : “Pas du tout ! C'est ton fils qui est mort, et c'est mon fils qui est vivant !”» (24) Le roi dit alors : « Allez me chercher une épée !» On apporta l'épée au roi. (25) Le roi dit : « Coupez en deux l'enfant vivant, donnez la moitié à l'une et la moitié à l'autre.» (26) Alors la femme dont le fils était vivant s'émut pour son fils et dit au roi : « Pardon, mon seigneur ! Donnez-lui l'enfant vivant, ne le mettez pas à mort ! » Tandis que l'autre disait : « Il ne sera ni à moi ni à toi ; coupez-le !» (27) Alors le roi dit : Donnez-lui l'enfant vivant, ne le mettez pas à mort. C'est elle qui est sa mère.» (28) Tout Israël apprit le jugement que le roi avait prononcé ; on craignit le roi, car on avait vu que la sagesse de Dieu était en lui pour agir selon l'équité. ...

 

 

 

è    Dans les domaines économique, politique et social, l’égalitarisme ou égale répartition des droits, des pouvoirs, des honneurs, des richesses, des biens (communisme), des chances, pose problème. En effet, la logique de la revendication égalitaire aussi bien que la difficulté de formuler des principes de justice peuvent suggérer que seule l’égalité totale serait véritablement juste. Mais le basculement potentiel de l’égalitarisme radical dans le despotisme et en Terreur ou le risque de voir le manque d’incitation au travail dissoudre le désir d’efficacité et engendrer un résultat désastreux, y compris pour les +¨défavorisés, en soulignent l’aporie. « La thèse de l’égalité de tous ne suffit pas à régler la question de la juste distribution »[25].

 

b)      «suum cuique tribuere »/ «  A chacun son dû »/ « à chacun selon son mérite » ou « sa valeur » : justice distributive, égalité proportionnelle ou géométrique et équité.

è    définition

Dans l’idée que la justice consiste à donner à chacun, non pas le même, mais « ce qui lui revient », chacun obtient une part égale à ce qu’il vaut. Est juste une distribution telle que chacun dispose de ce à quoi il peut légitimement prétendre, que l’on décline cet adage en termes utilitaristes (« à chacun selon ses besoins »), marxistes (à chacun selon son travail ») ou d’élitisme républicain (« à chacun selon ses mérites »). Seraient incompatibles avec un égalitarisme minimal les déclinaisons du type « à chacun selon sa naissance/ sa caste », « à chacun selon sa force/ sa ruse ».

 

è    problèmes

Mais qui va comparer ? Selon quels critères évaluer la valeur d’un travail ? Comment définir la notion de « besoins » ? Comment évaluer la « valeur » réelle d’un individu[26] : par l’actualisation des compétences ; par la distance entre le point de départ et cette actualisation ; par « la vertu liée à un certain effort »[27] ? Surtout, « chacun différ[ant] sur ce qu’est la valeur », richesse dans une ploutocratie, bonne naissance dans une oligarchie, excellence dans l’aristocratie, liberté, puis dignité dans une démocratie antique et moderne, n’y a-t-il pas un germe d’inégalité ou d’aristocratisme dans ce principe ?

 

c)      La justice comme équité

è    Définition

Issu du latin « aequitas » (égalité), l’équité désigne : 1- au sens large, le sentiment spontané du juste et de l’injuste en tant qu’il se manifeste dans l’appréciation d’un cas particulier et concret ; 2- au sens strict, une justice qui a égard à l’esprit +tôt qu’à la lettre de la loi et qui peut même tempérer ou réviser celle-ci dans la mesure où « elle se montre insuffisante en raison de son caractère général » (Aristote »). + qu’un principe ou une règle, l’équité est donc d’abord un esprit de justice, comme l’explique Aristote dans l’analyse qu’il consacre à cette notion : l’équitable, s’il a le même contenu que le juste, est cependant « + parfait » que le juste légal, car il représente « une amélioration de ce qui est juste selon la loi ». Celle-ci comporte en effet inévitablement des omissions ou des lacunes dues à son caractère général. L’équité, en révisant et en pondérant les dispositions légales, transmue donc la loi en un « fil à plomb » tel qu’en utilisent les architectes, qui « ne reste pas rigide mais qui peut épouser les formes de la pierre ». Si l’équité est donc l’esprit de justice en tant qu’il peut s’opposer à la légalité même, la question de sa définition reste étroitement liée à la détermination du juste et de l’injuste.

 

 

ARISTOTE
Justice et équité.

 

  Il convient à présent de traiter de l'équité et de l'équitable, et de faire voir quels rapports il y a entre l'équité et la justice, entre ce qui est équitable et ce qui est juste. Car on trouve, en les considérant avec attention, que ce n'est pas tout à fait une seule et même chose, et qu'elles ne sont pas non plus de genres différents. Tantôt nous louons ce qui est équitable, et l'homme qui a cette qualité ; en sorte que pour louer les actions autres que justes nous employons le mot équitable au lieu de bon, donnant à entendre par "plus équitable" que la chose est meilleure. Tantôt, par contre, à ne consulter que la raison, si l'équitable est quelque chose qui s'écarte du juste, il semble étrange qu'on lui donne son approbation. Car, enfin, s'ils sont différents, ou le juste n'est pas bon, ou c'est l'équitable ; ou bien, si l'un et l'autre sont bons, ils ne sont qu'une même chose. Voilà donc à peu près ce qui fait naître l'embarras au sujet de l'équitable. Cependant ces affirmations sont toutes correctes d'un certain point de vue, et n'ont rien de contradictoire.
  L'équitable, en effet, tout en étant supérieur à une certaine espèce de justice, est lui-même juste : ce n'est pas comme appartenant à un genre différent qu'il est supérieur au juste. Le juste et l'équitable sont donc une seule et même chose, et l'un et l'autre sont bons, mais l'équitable est le meilleur des deux. Ce qui fait la difficulté, c'est que l'équitable, bien qu'il soit juste, n'est pas le juste conforme à la loi, mais il est plutôt un amendement du juste légal. Cela vient de ce que toute loi est universelle, et qu'il y a des cas sur lesquels il n'est pas possible de prononcer universellement avec une parfaite justesse. Et, par conséquent, dans les matières sur lesquelles il est nécessaire d'énoncer des dispositions générales, quoiqu'il ne soit pas possible de le faire avec une entière justesse, la loi embrasse ce qui arrive le plus fréquemment, sans se dissimuler l'erreur qui en résulte. La loi n'en est pas moins sans faute ; car l'erreur ne vient ni de la loi, ni du législateur, mais de la nature même de la chose : c'est la matière des actions qui, par elle-même, est ainsi faite.


  Lors donc que la loi énonce une règle générale, et qu'il survient des circonstances qui échappent au général, alors on a raison, là où le législateur a péché par omission ou par erreur en employant des expressions absolument générales, de remédier à cette omission en interprétant ce qu'il dirait lui-même, s'il était présent, et ce qu'il aurait prescrit dans sa loi, s'il avait eu connaissance du cas en question. Voilà pourquoi l'équitable est juste et supérieur à une certaine espèce de justice ; non pas supérieur à la justice absolue, mais à l'erreur que comporte celle qui se trompe parce qu'elle se prononce en termes absolus. Et telle est précisément la nature de l'équité : elle est un amendement de la loi, dans la mesure où sa généralité la rend insuffisante.


  Car ce qui fait que tout n'est pas compris dans la loi, c'est qu'il y a des cas particuliers pour lesquels il est impossible d'établir une loi : en sorte qu'il faut avoir recours au décret. Car, de ce qui est indéterminé la règle doit être elle-même indéterminée, comme cette règle de plomb, dont les constructeurs lesbiens font usage : s'adaptant à la forme de la pierre, elle ne demeure pas rigide ; de même les décrets s'adaptent aux faits. On voit ainsi ce que c'est que l'équitable - que l'équitable est juste - et à quelle sorte de juste il est supérieur. On voit aussi par là ce que c'est que l'homme équitable : celui qui, dans ses déterminations et dans ses actions, est porté aux choses équitables, celui qui sait s'écarter de la stricte justice et de ses pires rigueurs, et qui a tendance à minimiser, quoiqu'il ait la loi de son côté - voilà l'homme équitable. Cette disposition, voilà l'équité : c'est une sorte de justice et non une disposition différente de la justice.
ARISTOTE (- 384 / -322), Ethique à Nicomaque, Livre V, chapitre 14.

 

 

-> Problèmes

Mais comment déterminer ce qui est objectivement dû à chacun ? Etant donné que le principe de la justice ne saurait être l’égalité arithmétique –elle ne peut viser le pur et simple nivellement de toutes les conditions- le problème posé est celui de la distribution sociale équitable des contraintes, des charges, des privilèges.

 

Selon les sophistes, « le juste n’est autre que l’avantageux au + fort ».

 

 

Platon : La République, I

 

Thrasymaque : Ecoute donc. J’affirme que le juste n’est autre que l’avantageux au + fort . Et chaque gouvernement établit des lois pour son propre avantage : la démocratie des lois démocratiques, la tyrannie des lois tyranniques, et les autres de même ; ces lois établies, ils déclarent juste, pour les gouvernés, leur + grand avantage, et punissent celui qui le transgresse comme violateur de la loi et coupable d’injustice. Voici donc, homme excellent, ce que j’affirme : dans toutes les cités le juste est une même chose : l’avantageux au gouvernement constitué ; or celui-ci est le + fort, d’où il suit, pour tout homme qui raisonne bien, que partout le juste est une même chose : l’avantageux au + fort »

 

-> Résolution du problème

Selon John Rawls, il doit exister dans les partages inégaux un point d’équilibre tel que certaines inégalités doivent être préférées à des inégalités + grandes, mais aussi à une répartition inégalitaire. L’équité, tout comme la justice, est équilibre, convenance, et juste mesure.

 

Théorie déontologique de la justice distributive, la théorie de l’équité (fairness) de Rawls énonce 3 principes :

-         chaque personne doit avoir un droit égal au système le + étendu de libertés égal pour tous (ó liberté égale pour tous)

-         Les inégalités sociales doivent être organisées de telle façon qu’elles soient attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous conformément au principe d’égalité des chances (ó égalité des conditions de naissance) ;

-         les inégalités sociales doivent être organisées de façon à ce qu’elles apportent les meilleures perspectives aux + défavorisés (ó fraternité/ solidarité).

 

J.Rawls : L’équité

 

            Dans la théorie de la justice comme équité, les institutions de la structure de base sont considérées comme justes dès lors qu’elles satisfont aux principes que des personnes morales, libres et égales, et placées dans une situation équitable, adopteraient dans le but de gouverner cette structure. Les deux principes s’énoncent comme suit :

1-Chaque personne a un droit égal au système le + étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec un même système de libertés pour tous.

2-Les inégalités sociales et économiques sont autorisées à condition

a) qu’elles soient au + grand avantage du + mal loti ;

b) et qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous, dans des conditions de juste égalité des chances.

J. Rawls, Justice et démocratie

             

 

è    Problème

Que devient le mérite dans cette théorie des « attentes légitimes » ? Une forme ténue d’idéologie nécessaire au bon fonctionnement du système social. La mauvaise foi dont une société ne peut se passer : nous aimons nous dire qu’il  est juste que nos mérites soient récompensés en tant que tels, alors même que la réflexion nous invite à  considérer que la justice peut et doit être fondée indépendamment des considérations liées au mérite. Un ordre social au sein duquel le mécanisme des incitations est transparent, à tel point que les individus savent que leurs récompenses ne sont que des stimuli n’est peut-être pas possible, ni même souhaitable. La justice peut n’être pas compatible avec la transparence totale de son mécanisme de production.

 

3- De la justice au droit

 

a)      Vocabulaire

-> Etymologie

 - [du mot « justice »] : l’étymologie du mot « justice » venant du latin « jus », terme qui désigne, à l’origine, des formules religieuses ayant force de loi, puis des sentences de droit, des formules énonçant des décisions d’autorité, la justice désigne en dernier lieu la décision d’un juge qui prononce selon « le droit » : juger, c’est « jus-dicare », dire le droit

- [du mot « droit »] : Quant au mot « droit », il dérive du bas latin « directum », qui signifie à la fois direction et directive, au sens de norme de conduite, c.à.d. règle, et dont on retrouve la trace dans l’anglais « right », dans l’allemand « Recht », dans l’italien « diritto » ou dans l’espagnol « derecho ». Pour comprendre le droit, il faut s’interroger sur la règle et sur ce qu’elle présuppose

 

-> adjectif « droit », noms « droiture » et « droit »

- A partir de l’adjectif « droit », qui a deux sens, l’un étymologique et concret, « sans courbure », l’autre moral et abstrait, « qui ne s’écarte pas d’une règle morale », se sont formés au XIIème siècle deux noms : « droiture » et « droit ».

-  « Droiture » a d’abord pris le sens propre de « direction en droite ligne », avant de désigner, au XVIIème siècle, « la qualité d’une personne d’une personne droite, loyale, dont la conduite est conforme aux lois de la morale, du devoir »[28].

- Le nom « droit », lui, a pris des sens différents selon qu’on parle d’ « un » droit, de « droits » ou « du » droit.  (a) Symétrique du devoir, qui oblige et limite la liberté, le droit autorise et donne le pouvoir d’exiger quelque chose. (b) L’individu devient un sujet de droit quand il a des droits comme autorisation et comme pouvoir et quand, responsable de ses actes, il doit en répondre devant la Justice s’il viole le droit d’une autre personne. (c) Le droit s’oppose alors au fait en ce que, « dans tout ordre de choses », il est « le légitime par opposition au réel, en tant que celui-ci peut-être illégitime, désigne enfin « l’ensemble des droits qui régissent les rapports des hommes entre eux ». (d) Mais il s’oppose aussi à la force, dont il doit cependant disposer pour s’imposer. Cet emploi de la force, soumise à des règlements qui en définissent l’exercice, permet alors de distinguer la force du droit de la violence : l’Etat a le monopole de la contrainte physique légale. (e) La définition du droit comme système de lois écrites ou coutumières qui définit les obligations des sujets soumis à une même autorité étatique peut alors être précisé. Comme fait social et politique consistant à normer les comportements par des règles juridiques, des « lois », qui instituent des devoirs en prononçant l’interdiction de certains comportements ou l’obligation d’en adopter d’autres, il désigne, en tant que droit positif, les règles juridiques en vigueur dans un Etat.

 

b) Le droit, fait social et politique

- [ Le droit : un fait social] Il n’y a pas de société sans droit : Ubi societas, ibi jus, ibi societas, ubi jus , dit l’adage latin ; il ne peut y avoir de droit que dans une société, mais dès lors qu’il existe une société, il y a du droit, des règles : règles de fonctionnement assignant à chacun sa tâche et son dû en fonction des objectifs commun et règles d’organisation déterminant les organes chargés de définir les objectifs, d’établir les règles de fonctionnement et d’en assurer l’application. La présence d’un droit apparaît donc comme inhérente à tout groupe social, Etat, communauté religieuse, Eglise ou association, fût-ce de malfaiteurs. Réciproquement, le droit ne se conçoit pas en dehors du cadre social : le droit subjectif n’acquiert une consistance effective que dans un cadre social, à travers le droit objectif, qui apparaît alors comme un phénomène juridique par excellence.

 

- [le droit : un fait politique] Si le droit, défini comme un ensemble de règles, ne se conçoit que dans un tel cadre, c’est aussi qu’il suppose l’intervention initiale d’une autorité, qui elle-même ne put exister qu’au sein d’une société, qu’elle a pour fonction de diriger, en énonçant des règles et en veillant à leur observation. Le droit et sa création constituent donc la base de l’agir politique, que le souverain accepte que la coutume, pratique traditionnelle (d’une fraction) de la population (désignée comme telle), constitue la norme légale du droit, ou qu’il crée un droit, - le souverain a en effet le pouvoir de faire et de casser la loi- , signe de la puissance suprême et moyen de déterminer la conduite des sujets pour réaliser les fins propres à l’Etat.

 

c) le problème du fondement du droit : droit naturel et droit positif

Cette « création du droit » par l’autorité politique pose la question de savoir d’où elle tire cette règle : le droit est-il donné à l’homme et découvert (mais non créé) par la raison (= jusnaturalisme, ou est-il posé par l’homme dans tous ses éléments (positivisme juridique)?

 

è    L’idée que le droit procède de la nature, rationnelle et universelle, fonde la théorie du « droit naturel », norme rationnelle, transcendante à l’expérience et susceptible d’évaluer le bien-fondé » des lois et d’interroger leur adéquation à un idéal qui légitime l’obéissance que nous leur devons. Si nous pouvons dénoncer tel décret comme injuste ou nous indigner de telle prescription juridique, c’est parce que nous invoquons implicitement une loi naturelle, indépendante de l’arbitraire des préférences subjectives et qui sert de critère objectif pour mesurer la légitimité des règles de droit. Avant d’être réhabilité par Léo Strauss dans Droit naturel et histoire (1954), le principe d’une telle norme critique avait été formulé dans la philosophie antique, notamment dans la tradition stoïcienne: «la diffusion [de cette loi] est universelle, elle est présente à tous les esprits, de sorte que nul ne l’ignore ; elle est immuable et éternelle. Elle ne varie pas de Rome à Athènes, d’aujourd’hui à demain ; mais elle est identique pour toutes les nations et à toutes les époques […] Il n’est pas permis de l’amender ; il est interdit de s’y soustraire ; nul n’est fondé à l’abroger : ni le Sénat ni le peuple n’ont autorité pour ce faire » (Cicéron, La République, III, 22-23). Le droit naturel insiste donc sur l’irréductibilité de la justice à la législation empirique : la seule loi authentique, de laquelle toute règle de droit dérive sa valeur et son fondement, se découvre en consultant un modèle accessible à la pure raison : dans l’expression « droit naturel », « naturel » signifie « rationnel », dans la mesure où la possession de la raison définit la nature humaine dans sa spécificité. Elle renvoie à des prescriptions universellement valables, supérieures à toute volonté particulière, susceptibles de renvoyer telle décision subjective à sa foncière iniquité. Elle permet de dissocier la légalité, qui renvoie à la factualité du droit en vigueur, de la légitimité, laquelle porte sur des principes normatifs, qui rendent tel droit valide ou non au regard des impératifs moraux de la raison.

è    L’Antigone de Sophocle fournit le paradigme de l’antinomie du droit naturel et du droit +tif : parce que la justice est la finalité essentielle du droit, qui peut seul en assurer la réalisation, (alors qu’il y a d’autres moyens de garantir la sécurité, la tranquillité sociale et l’ordre), elle peut pour Antigone en être le critère. Parce que seul le droit véritable, conforme à la justice, doit être obéi, Antigone répond à Créon, qui l’accuse d’avoir  transgressé l’interdit qu’il vient d’établir, son édit, que cette règle humaine, non conforme à la loi supérieure, c.à.d. à la justice, n’a + rien en elle qui oblige à l’obéissance, sinon la menace, souvent vaine et toujours problématique, du recours à la violence. Le « juste » est alors moins celui qui obéit au droit que celui qui se refuse à l’injustice, celui qui se refuse à se plier à un droit qui n’en est + un. La lecture de cette tragédie comme affirmation d’une législation supérieure à celle qui prévaut dans la sphère juridique, d’un droit non-écrit, dont la conscience éthique serait dépositaire, est devenue topique depuis Aristote : « car il existe par nature –tous les hommes le savent comme par divination- une justice et une injustice communes, même en l’absence de toute vie sociale et de toute convention mutuelle. C’est d’elle, bien évidemment, que parle l’Antigone de Sophocle quand elle dit qu’il était juste d’ensevelir Polynice malgré l’interdiction, car c’était là justice selon la nature » (Rhétorique, I, 1373b 5-10). Il y aurait un ordre de l’exigible, que la raison reconnaîtrait, quand bien même la volonté ne le constituerait pas. Cependant pareille interprétation, pour séduisante qu’elle soit, laisse quelque peu échapper la signification de la pièce : l’autorité transcendante invoquée par Antigone n’est pas la rationalité dans sa visée d’universalité, mais la loi divine : loin de revendiquer le libre examen de la conscience morale, elle affirme agir sous la dictée de la piété offensée par le sacrilège que représente la décision de Créon, proclamation qui rend difficile d’ériger l’héroïne tragique en porte-drapeau du droit naturel. Aussi Hegel proposera-t-il de voir dans l’antagonisme opposant Antigone à Créon l’expression d’une lutte entre deux formes de législation à valeur éthique : la loi religieuse qui régit les obligations envers les membres de la famille et la loi politique qui commande les devoirs envers les membres de la cité. La justice religieuse exige le strict respect des défunts, qui s’accomplit dans des funérailles honorant la singularité absolue et la valeur inconditionnelle de l’individu ; la justice politique impose que soient distingués les citoyens loyaux et les traîtres, que les 1ers soient honorés et les autres châtiés, de sorte qu’elle tend à considérer chaque homme d’abord comme membre de la communauté politique. Or ce qui rend tragique le conflit entre ces deux juridictions, c’est l’égale distribution de la légitimité entre les points de vue contraires, fondés en raison, mais unilatéraux. Le droit d’Antigone repose sur le précepte absolu selon lequel le corps d’un être pensant doit recevoir un traitement digne de sa nature spirituelle, mais, en sacralisant le frère aimé, il néglige qu’aucune Cité ne peut être pérenne si elle ne différencie pas les êtres selon leur vertu politique ; le droit de Créon repose sur l’exigence voulant qu’aucun Etat, même le + juste, ne puisse tenir si le respect des lois est laissé à la libre adhésion de ses membres et s’il ne trace pas une frontière nette entre ses amis et ses ennemis, mais il néglige le fait que la cohésion de la Cité ne saurait impliquer la violation effrénée de revendications de la conscience individuelle lorsque celle-ci fait valoir, non pas son désir personnel, mais les droits définissant l’humanité de l’homme. A ce titre, l’essence divine du droit revendiquée par Antigone ne suffit pas à le soustraire à l’orbite du droit naturel : ensevelir ses défunts constitue également une exigence rationnelle, comme le prouve l’illégalité de l’enterrement de grand pa dans RC (p.195). Quelle que soit la source empirique de la règle, que celle-ci soit révélée dans une tradition ou construite par la réflexion de la raison, la conscience se rapporte bien à une norme qui dépasse la contingence de la loi positive et en conteste la validité éthique. Hegel tire du constat qu’aucun des deux personnages tragiques ne figure à lui seul la vérité la conclusion que la justice ne saurait être établie là où la loi invoquée manque à l’universel. Créon, loin de représenter la défense du droit de la Cité comme dépassement de la logique clanique ou individuelle, incarne l’obstination à revendiquer un pouvoir aveugle, oublieux de l’intérêt général jusqu’à exiger l’obéissance inconditionnelle, même à l’indéfendable : « c’est celui que la ville a placé à sa tête à qui l’on doit obéissance, et, dans les + petites choses, et dans ce qui est juste, et dans ce qui ne l’est pas ». Drame politique, la tragédie d’Antigone interrogerait la tension entre la royauté, pouvoir s’efforçant e se soumettre à une justice transcendante et immémoriale, et la tyrannie, souveraineté qui n’a pas d’autre principe que l’hybris, la démesure de la subjectivité la + arbitraire.

 

SOPHOCLE
Les lois non écrites et immuables des dieux.

 

[Antigone a enfreint l'ordre de Créon en déposant de la terre sur le corps de son frère Polynice.]

KRÉÔN. — Et toi qui courbes la tête contre terre, je te parle : avoues-tu ou nies-tu avoir fait cela ?
ANTIGONÈ. — Je l’avoue, je ne nie pas l’avoir fait.
KRÉÔN. — Pour toi, va où tu voudras ; tu es absous de ce crime. Mais toi, réponds-moi en peu de mots et brièvement : connaissais-tu l’édit qui défendait ceci ?
ANTIGONÈ. — Je le connaissais. Comment l’aurais-je ignoré ? Il est connu de tous.
KRÉÔN. — Et ainsi, tu as osé violer ces lois ?
ANTIGONÈ. — C’est que Zeus ne les a point faites, ni la justice qui siège auprès des dieux souterrains. Et je n’ai pas cru que tes édits pussent l’emporter sur les lois non écrites et immuables des dieux, puisque tu n’es qu’un mortel. Ce n’est point d’aujourd’hui, ni d’hier, qu’elles sont immuables ; mais elles sont éternellement puissantes, et nul ne sait depuis combien de temps elles sont nées. Je n’ai pas dû, par crainte des ordres d’un seul homme, mériter d’être châtiée par les dieux. Je savais que je dois mourir un jour, comment ne pas le savoir ? même sans ta volonté, et si je meurs avant le temps, ce me sera un bien, je pense. Quiconque vit comme moi au milieu d’innombrables misères, celui-là n’a-t-il pas profit à mourir ? Certes, la destinée qui m’attend ne m’afflige en rien. Si j’avais laissé non enseveli le cadavre de l’enfant de ma mère, cela m’eût affligée ; mais ce que j’ai fait ne m’afflige pas. Et si je te semble avoir agi follement, peut-être suis-je accusée de folie par un insensé.
LE CHŒUR. — L’esprit inflexible de cette enfant vient d’un père semblable à elle. Elle ne sait point céder au malheur.
KRÉÔN. — Sache cependant que ces esprits inflexibles sont domptés plus souvent que d’autres. C’est le fer le plus solidement forgé au feu et le plus dur que tu vois se rompre le plus aisément. Je sais que les chevaux fougueux sont réprimés par le moindre frein, car il ne convient point d’avoir un esprit orgueilleux à qui est au pouvoir d’autrui. Celle-ci savait qu’elle agissait injurieusement en osant violer des lois ordonnées ; et, maintenant, ayant accompli le crime, elle commet un autre outrage en riant et en se glorifiant de ce qu’elle a fait. Que je ne sois plus un homme, qu’elle en soit un elle-même, si elle triomphe impunément, ayant osé une telle chose ! Mais, bien qu’elle soit née de ma sœur, bien qu’elle soit ma plus proche parente, ni elle, ni sa sœur n’échapperont à la plus honteuse destinée, car je soupçonne cette dernière non moins que celle-ci d’avoir accompli cet ensevelissement. Appelez-la. Je l’ai vue dans la demeure, hors d’elle-même et comme insensée. Le cœur de ceux qui ourdissent le mal dans les ténèbres a coutume de les dénoncer avant tout. Certes, je hais celui qui, saisi dans le crime, se garantit par des belles paroles.
ANTIGONÈ. — Veux-tu faire plus que me tuer, m’ayant prise ?
KRÉÔN. — Rien de plus. Ayant ta vie, j’ai tout ce que je veux.
ANTIGONÈ. — Que tardes-tu donc ? De toutes tes paroles aucune ne me plaît, ni ne saurait me plaire jamais, et, de même, aucune des miennes ne te plaît non plus. Pouvais-je souhaiter une gloire plus illustre que celle que je me suis acquise en mettant mon frère sous la terre ? Tous ceux-ci diraient que j’ai bien fait, si la terreur ne fermait leur bouche ; mais, entre toutes les félicités sans nombre de la tyrannie, elle possède le droit de dire et de faire ce qui lui plaît.
SOPHOCLE, Antigone (- 441).

 

è    Difficultés du droit naturel

L’existence d’un tel droit naturel ne va cependant pas de soi pour +sieurs raisons.

-         La 1ère est de savoir de quelle nature on parle quand on parle de droit naturel : de l’ordre du cosmos comme dans le « jusnaturalisme classique » (Aristote et Saint Thomas), pour qui le droit git dans la nature des choses, dans l’ordre cosmique, dans l’harmonie de la nature ? La raison du sage ne lui servira alors qu’à rechercher ce qui doit être, avant d’attribuer à chacun ce qui lui est dû, le droit n’étant qu’une technique visant à « rendre à chacun le sien » en fonction d’une situation particulière dans l’ordre des choses. Ou de la propre nature de l’homme, être raisonnable et sociable, comme dans le « jusnaturalisme moderne », celui de Grotius et de Pufendorf, qui voit dans le droit positif un reflet de la raison et le dote donc d’universalité, d’intemporalité ?

-         La seconde, l’objection conventionnaliste,  vient du constat que, si la loi naturelle existe en droit, et parfois même en fait (la fin de la 12ème et de la 14ème Provinciale de Pascal), l’expérience n’en atteste pas moins l’infinie variété historique et géographique des principes de justice, la contingence et l’inconstance des normes juridiques et éthiques. Pascal reprend cet argument sceptique dans le fragment 60, où fait remarquer que même les actes en apparence les + susceptibles de provoquer la réprobation morale ont pu être légitimées par certaines civilisations. N’est donc juste que ce que les hommes tiennent pour tel, et ce parce que la durée des mœurs établies leur confère une apparence spécieuse d’évidence ; or ils tiennent pour tel les conduites les + diamétralement opposées. + qu’un relativisme –lequel nierait la loi naturelle- il s’agit d’un scepticisme : le jansénisme de Pascal prend appui sur la corruption de la raison humaine par la chute pour affirmer son incapacité à connaître avec évidence l’essence de la justice idéale sans le secours de la grâce divine. Dès lors l’ordre juridico-politique, loin d’assurer la conformité de la réalité empirique à une norme idéale, ne repose sur aucun fondement rationnel : c’est la force et la coutume qui en sont les principes. Néanmoins, aussi arbitraires qu’elles soient, les lois +tives réalisent un embryon très imparfait de justice : elles conjurent le spectre de ce mal absolu qu’est la guerre civile. L’assimilation du droit à la justice constitue dès lors une illusion utile que dénoncent seuls les demi-habiles du fragment 90 : si les hommes ne s’imaginaient pas que les lois font exister la véritable justice ici-bas, faute d’accéder à son concept, ils s’épuiseraient en d’interminables controverses sur les règles à adopter, lesquelles s’achèveraient dans la violence. La loi +tive n’est rien d’autre que le terme arbitraire d’un processus de justification de la force accompli grâce aux « cordes de l’imagination » : là où la force est le déploiement d’une puissance effective, le pouvoir est sa suspension, sa mise en réserve. Celui-ci doit donc se signifier pour être respecté, c.à.d. suggérer ce qu’il serait en acte sans cesser de demeurer virtuel. Aussi doit-on adresser des signes à l’imagination pour produire un effet de présence sans être réellement agissant, pour que son actualisation soit suppléée par un équivalent mental qui tienne les gouvernés en respect : tel est l’enjeu de l’apparat et de la pompe des protocoles (la majesté des palais de justice om siègent des magistrats en toge et manteau d’hermine) qui servent de substitut à la justice introuvable.

-         On pourrait en conclure que la justice est une illusion, une apparence fictive de légitimité destinée à travestir l’effectivité des seuls rapports de force. Le droit serait alors réduit à l’expression du fait, dépourvu de toute signification morale, le principe qui préside à l’élaboration  de la loi n’étant pas la recherche ds principes les meilleurs pour la vie de la communauté, mais ce qui semble le + profitable aux gouvernants. C’est la thèse défendue par le sophiste Thrasymaque dans La République de Platon : « le juste n’est autre que l’avantageux au + fort » (I, 344 c). Reflétant le cynisme et l’immoralisme de l’ambitieux avide de pouvoir qui se pique de réalisme politique, Thrasymaque disqualifie comme hypocrite et naïve l’idée d’une légalité juste créant une obligation morale d’obéissance : le prétendu bien commun n’est que la ruse par laquelle les puissants font exécuter les décisions conformes à leur intérêt et pérennisent la suprématie de leur volonté sur les + faibles. Il porte ainsi à ses ultimes conséquences le relativisme de l’opposition entre la nature (physis) et la loi (nomos) : la loi n’étant qu’une convention contingente à laquelle on ne se plie que par crainte du châtiment, la nature, qui commande de suivre l’intérêt personnel, nous incite à acquérir assez de puissance dans l’Etat pour nous soustraire aux prescriptions de la morale et édicter nos propres lois. Néanmoins, cette thèse naturaliste, dissolvant le principe d’une norme rationnelle de justice et fondant l’obéissance à la loi dans la pure force s’expose à deux objections, formulées par Rousseau dans Le Contrat social : la force, qui relève de la pure contrainte, suscite la crainte, non l’obéissance volontaire, source de devoir, car présupposant la reconnaissance par un libre examen de la raison de sa légitimité ; l’instabilité des rapports de force s’oppose à la constance de l’ordre juridique. Si le droit est vécu comme une obligation issue de la raison, on ne peut le réduire à la naturalité de la soumission par la contrainte physique.

-         Récuser l’assimilation de la loi à la force ne suffit pourtant pas à légitimer la prétention du droit naturel à soumettre la loi +tive à la régulation d’une norme suprême déterminant sa proximioté ou sa distance par rapport à un idéal de justice. Pour les tenants du positivisme juridique (Hans Kelsen notamment), la justice n’est pas le principe constitutif du système des lois ordonnant le corps social . Elle n’est qu’une propriété accidentelle du droit, qui se juge à son efficience, à sa capacité de réguler les rapports intersubjectifs, sans référence à un critère transcendant. Pour être justifié, il suffit qu’un ensemble de règles contraignantes obéisse à une structure logique interne cohérente et qu’elles garantissent la sûreté publique et la paix civile par la conformité du comportement des citoyens aux normes édictées par le législateur. Le divorce entre le droit et la justice destitue la seconde au rang de fiction inutile : ce qui pouvait sembler monstrueux dans la perspective naturaliste, où le droit prétend refléter l’ordre immuable du vrai et du juste, ne l’est + pour qui se situe dans une optique positiviste, qui évacue le problème de la justice.

-         Mais cela ne suffit pas à évacuer la pertinence théorique de l’idée de droit naturel. Que le droit ait pour rôle d’assurer l’ordre n’exclut en effet pas de s’interroger sur la valeur de cet ordre : « s’il n’y a pas d’étalon + élevé que l’idéal de notre société, nous sommes parfaitement incapables de prendre devant lui le recul nécessaire au jugement critique » (Léo Strauss, Droit naturel et histoire). Or si nous réformons le droit et que nous en débattons, c’est bien que l’idée que les lois ne sont + acceptables guide notre jugement et que nous gardons l’espoir de nous rapprocher d’un idéal de justice qui nous anime. Récuser la pertinence de toute norme rationnelle de justice, c’est donc vider de tout sens le fait que les individus construisent des systèmes de lois et écarter la recherche réfléchie d’une vie bonne au profit du conformisme. + profondément, la diversité des théories de la justice n’implique pas qu’elles soient arbitraires ni qu’un accord sur certains points ne soit possible : le relativisme néglige la convergence transhistorique et transgéographique des jugements sur le juste et l’injuste, alors que le droit naturel nous rappelle qu’il n’y a pas de justice sans jugement, sans exercice de la pensée. Si le concept de justice n’est pas universellement accepté, c’est qu’il requiert un difficile travail de la raison : à chacun de s’efforcer de la viser, en dépassant les particularités de ses opinions et en recherchant des règles susceptibles d’être reconnues comme légitimes par tous. 

-         Car même dans le cas où la loi +tive coïnciderait avec le bien commun, cela ne suffirait pas à garantir la réalisation effective de la justice, qui semble exiger une vertu susceptible de suppléer les carences de la légalité, notamment lorsque l’application trop rigide des règles préétablies aboutirait à un résultat néfaste. L’exigence d’universalité de la loi se heurte en effet à la contingence des affaires humaines, des cas particuliers auxquels le droit aura à s’appliquer: summum jus, summa injuria. Cette faiblesse de la loi reflète moins une déficience intrinsèque à la science juridique que l’indétermination ontologique de l’action humaine, qui doit être compensée par un travail du jugement : le travail du « juge tentant d’ajuster par sa décision la singularité du cas réel et la généralité de la règle. Être équitable, c’est dépasser la lettre de la loi pour en trouver l’esprit, afin de traduire dans les faits l’idéal de justice qui sous-tendait la loi. L’équité n’est pas la dissolution de la loi dans l’arbitraire d’une interprétation du juge, mais la nécessité d’en appeler à une intelligence pratique soucieuse de justesse, apte à discerner ce qui convient le mieux aux affaires humaines dans leur imprévisible concrétude : « aller devant le juge, c’est aller devant la justice, car le juge tend à être comme une justice vivante » (Aristote, Ehique à Nicomaque, V, 7, 1132a)

 

 

4- Justice et force : l’institution judiciaire en question

            Ce qui différencie la justice de la morale, autre critère possible de fondement du droit, dont Kant voudrait qu’il remplaçât la question « qu’est-ce que le droit ? » par la question « de quel droit ? », c’est aussi cette faculté qu’a la justice de recourir à la force pour restaurer le droit et donner satisfaction aux victimes, la conformité à la légalité prenant appui sur la crainte de la punition. En effet si, dans son acception la + générale, la justice est une notion morale qui implique le respect du droit, la conformité au droit, elle est aussi une institution judiciaire, dont l’une des fonctions principales est de juger et punir celui qui a agi illégalement ou injustement. Le droit qui régit la société au moyen de règles obligatoires n’est donc pas concevable sans sanctions : le principe fondamental du droit pénal, de la justice pénale, est qu’il n’y a pas de crime sans châtiment, ni de peines sans loi. C’est tout le sens du passage de la justice vindicatoire, immédiate, des Erinyes, au jugement d’Oreste devant le tribunal de l’Aréopage, qui remplit quatre les conditions énumérées par Paul Ricoeur dans son analyse des conditions de la compétence requise pour l’acte de juger, sous sa forme judiciaire: « 1-l’existence de lois écrites ; 2- la présence d’un cadre institutionnel : tribunaux, cours de justice, etc ; 3- l’intervention  de personnes qualifiées, compétentes, indépendantes, que l’on dit ‘chargées de juger’ ; 4- un cours d’action constitué par le procès, dont le prononcé du jugement constitue le point terminal »[29]. Le jugement relève ainsi de l’acte de juger conçu comme faculté de prendre position et on aboutit à la décision d’un dernier arrêt que sanctionne la force publique : acquittement dans le cas d’Oreste ; peine de 8 ans d’emprisonnement pour homicide dans le cas de Tom. Cependant, Ricoeur estime qu’on n’épuise pas l’acte de juger si on le considère sous ce simple aspect judiciaire : l’acte de trancher, qui met un terme à l’incertitude et représente donc la conclusion d’une délibération, d’une estimation, est en même temps l’aboutissement d’une 1ère forme de violence, le litige, et le point de départ d’une seconde forme de violence, la punition : « derrière le procès, il y a le conflit, le différend, la querelle, le litige ; et à l’arrière-plan du conflit il y a la violence. La place de la justice se trouve ainsi marquée en creux, comme faisant partie de l’ensemble des alternatives qu’une société oppose à la violence et qui toutes à la fois définissent un Etat de droit » (ibid.p.189). Or, si les opérations de justice manifestent « le choix du discours contre la violence », en amont du procès et au cours de ce procès, quand, contre une agression, physique ou non, se mettent en place des techniques de discours (la loi comme discours écrit, l’interprétation de la loi, les plaidoiries des avocats, les débats, bref la persuasion  et enfin la parole définissant la sentence), si bien que la procédure de justice s’oppose à l’immédiateté de la vengeance, la violence institutionnalisée de la peine basculant dans la parole, rétablissant une juste distance entre le forfait et la punition, il n’en reste pas moins que la punition est une certaine violence, qui s’est transformée en juste châtiment fondé sur le droit. La justice ne peut donc faire l’économie de la force, qui a besoin de reposer sur la justice pour être légitimée. C’est tout le sens du partage du respect et de la crainte dans le maintien de la nature et de la fonction des Erinyes métamorphosées en Euménides. Elles incarnent la dimension de violence institutionnelle, qui fait de la justice l’auxiliaire de l’Etat, détenteur du «monopole de la violence légitime »[30]. En témoignent toutes les représentations symboliques de la Justice, depuis les attributs de la déesse Thémis, repris sur les frontons de tant de palais de justice, le bandeau de l’impartialité, le tranchant du glaive et la mesure/ pesée de la balance, jusqu’à l’allégorie du bon gouvernement dans la fresque d’Ambrogio Lorenzetti, au Palazzo Publico de Sienne. On y retrouve deux fois la justice. La 1ère figure de la Justice y est placée juste en-dessous de la Sapientia, la Sagesse, qu’elle regarde, et elle tient en équilibre deux plateaux, l’un pour la justice distributive, l’autre pour la justice corrective : les personnages qui vont gouverner Sienne entendent administrer correctement les deniers publics, mais aussi punir de manière inflexible. Le plateau de la justice corrective présente un ange qui rétablit l’équilibre  en récompensant une personne d’une couronne symbolique et en tranchant la tête d’une autre. Cette figure de la Justice représente le principe moral du bon gouvernement, émanation directe de la science divine. Elle protège la tribune sur laquelle trône le Bien commun, entouré des vertus cardinales, de la Magnanimité et de la Paix. Apparaît sur la fresque une 2ème figure de la Justitia : elle étreint une tête coupée et une épée ; à ses pieds des soldats en cheval, dont l’un d’entre eux la regarde. En dessous des soldats, des prisonniers, deux hommes agenouillés qui offrent leurs châteaux et un groupe de paysans ligotés, symbole de quelque  révolte maîtrisée. La Justice est une vertu armée, qui assure une paix militaire par l’anéantissement  des vaincus  et le pardon accordé à ceux qui se soumettent. Le pouvoir a ici pour seul but d’assurer la paix et la sécurité. Le bon gouvernement, le gouvernement qui a pour principe la justice, s’assure l’exercice d’une violence légitime pour éviter l’anarchie.  Dans Les Raisins de la colère en revanche,  l’échec de la justice pénale consacre le hiatus entre la visée des tribunaux – empêcher la récidive et amender le prévenu- et l’ineffectivité d’une peine ressenti comme injuste. En effet la condamnation de Tom Joad à 8 ans de prison pour meurtre n’a pas éliminé le criminel en lui et ce pour deux raisons : le jugement, injuste, n’a pas été suivi d’effet, puisque Tom, convaincu de n’être pas un criminel (il est qualifié de « bon petit gars » et même d’ « élu » par sa mère, p. 456 et 498), mais un homme défendant sa vie par réflexe, en situation de légitime défense en quelque sorte, déclare qu’il recommencerait s’il était de nouveau dans la même situation (« si c’était à refaire, je le referais », p.40 ; et d’ailleurs « n’importe qui le ferait », p.70). En rendant leur jugement, les juges n’auraient donc pas rendu la justice, le droit dont ils se prévalaient étant, aux dires de Pa, du côté de l’accusé : »ils n’avaient pas droit, ces enfants de putain » (p.113). Surtout la prison ne profite ni au clan de la victime, dont le père s’affirme prêt à tuer Tom dès sa sortie du pénitencier, pour venger son fils selon une loi du talion à ses yeux + juste qu’une justice pénale impuissante à vider une querelle de droit privé, p.78, ni au coupable, que les 4 ans de prison effectués, compte tenu de la remise de peine, n’ont pas changé, p.79-80. Pire, l’institution judiciaire « pourrit » les gens (p.108) et transforme en criminels des hommes qui ne l’étaient pas au départ, à l’instar de Pretty Boy Floyd, arrêté pour un délit mineur, maltraité en prison, et réellement rendu méchant par la prison, qui aura abouti à l’effet contraire de l’idéal de justice visé : en anéantissant l’humain, elle a transformé l’homme en « coyote » dangereux, p.109. C’est que, dans ce roman des inégalités sociales, les policiers, les shérifs et les hommes des milices patronales, qui ont la force et le droit de leur côté, sont présentés comme des criminels, les gardiens d’un état de non-droit. Ils assassinent impunément, dès que l’occasion s’en présente : « il a un revolver, […] et s’en servira parce qu’il est de la police », prévient Muley,  insistant sur le lien de cause à effet entre la légalité et l’usage brutal de la force, p.84. « Si encore  c’était vraiment pour faire respecter la loi, on le supporterait. Mais ils ne représentent pas la loi », dit Tom, p. 392. Le divorce est consommé entre le juste et la loi, entre la loi et ceux qui sont censés la faire appliquer, et les entreprises humaines pour fonder le droit sur la justice semblent être un échec.

 

           



[1] Alain Boyer, « justice et égalité », in D. Kambouchner, Notions de philosophie III

[2] « C'est Cicéron qui, de son traité des Devoirs, a transmis la sentence aux pages roses du Petit Larousse. Mais lui-même la présente comme un proverbe qui courait les rues de Rome. À cette lumière, la fameuse sentence pourrait s'illuminer comme un slogan anarchiste : "tout votre beau système de droit n'est que négation du droit, injustice suprême". » (Jean Carbonnier)

[3] Le mythe du paradis terrestre autant que l’utopie de Weedpatch

[4] Thomas Paine (1737-1809) joua, par ses nombreux écrits, dont Common Sense et Rights of Man, un rôle intellectuel important dans le déclenchement de la révolution américaine, et jeta les bases de l’esprit démocratique américain en cultivant la « religion de la liberté

[5] 3ème président des Etats-Unis, Thomas Jefferson (1743-1826) a marqué l’histoire américaine par son idéalisme humanitaire.

[6] Marie-Christine Lemardelay-Cunci commente Les Raisins de la colère de John Steinbeck, Foliothèque, p.79

 

[7] Frédéric Laupiès,  La justice, 1ères leçons, P.U.F., coll. Major

[8] Désigner la justice serait supposer qu’elle se tient dans son identité comme dans un lieu déterminé, prêt à être identifié. Ce serait supposer qu’il y a une justice en soi, là-bas, alors qu’elle est justement un entre-deux entre la norme, la valeur abstraite et sa manifestation dans une institution toujours relative.

[9] Elisabeth Clément, La Justice, site PhiloSophie

[10] Saint Augustin, La Cité de Dieu, XIX,21

[11] Habacuc

[12] Dans l’Ancien Testament, il est celui qui « se souvient de Dieu », « garde la voie de l’Eternel », » marche dans ses voies », « marche dans l’intégrité, observe la loi de Moïse, « s’attache à la vérité ». Dans le Nouveau Testament, il sait « aimer son prochain », « craindre Dieu », agir envers les autres par l’aumône, envers Dieu par la prière, le pardon et le jeûne.

[13] Référence à l’épisode de Moïse entendant la voix de Dieu dans le buisson ardent.

[14] « Y a pas de péché, y a pas de vertu, Y a que ce que les hommes font » (IV).

[15] Platon, La République, 433 b

[16] Cf fragment sur les deux infinis

[17] Lazzeri, Force et justice dans la politique de Pascal, p.267

[18] Op cit, p.283

[19] Aristote, Ethique à Nicomaque, V, 1129 b)

[20] Aristote, Ethique à Nicomaque, V,3.

[21] Elisabeth Clément, La Justice www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/file/justice_clement.pdf -

 

[22] Magali Bessone, La justice, corpus GF, p.20

[23] Aristote, Ethique à Nicomaque, V,2 et V,9.

[24] Cela posera la question de la légitimité de la vengeance de l’assassinat de Casy par Tom, quand il tue en retour et spontanément, quoique sans remords ni regrets, le vigile responsable de la mort d’une des figures du « juste » dans le roman de Steinbeck.

[25] Alain Boyer, « justice et égalité », in Notions de philosophie, III, p.32

[26] La Rochefoucauld : «le monde récompense + svt les apparences du mérite que le mérite même » ; Pascal : « ce ne sont pas les austérités du corps mais les bons mouvements du cœur qui méritent »

[27] Dictionnaire philosophique de Lalande.

[28] Définition du Petit Robert

[29] Paul Ricoeur, « l’acte de juger », in Le Juste, p.187.

[30] Max Weber, Le Savant et le Politique

06 septembre 2011

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quelle attitude face au mal?

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peut-on vivre par-delà le bien et le mal?

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21 février 2011

phénoménologie du mal dans les âmes fortes

Phénoménologie du mal dans Les âmes fortes : un bréviaire de l’ambiguïté

 

I- Alors que l’ordre du tout est, pour Rousseau, nécessairement bon, et que la correspondance shakespearienne entre microcosme et macrocosme tissent des liens secrets entre les éléments naturels et les vicissitudes humaines, sans qu’on sache toujours clairement si la méchanceté humaine rompt l’ordre cosmique ou si la violence cosmique incite l’homme à un mal résidant dans la confusion, l’ambivalence, la réversibilité du mal hors de l’homme prend, dans le roman de Giono la forme d’un entraînement cosmique.

 

1-     D’abord, et comme une grande partie de Macbeth se déroule la nuit, dans la fumée et le brouillard, nuit, orage et vent constituent la toile de fond des Âmes fortes, dont temps et lieux sont inhospitaliers. D’entrée de jeu, la veillée funèbre, qui sert de cadre au récit, se déroule une nuit d’hiver, conformément au titre de la comédie de Shakespeare à laquelle est emprunté l’épigraphe énigmatique, the « winter’s tale» , crée une atmosphère inquiétante : « il vient un froid de cette porte ! J’ai les jambes glacées » (9). Surtout, et sans que la vallée soit bloquée par la neige comme dans Un roi sans divertissement, les forces cosmiques s’unissent pour provoquer la violence terrestre. Le vent qui balaie la région du Trièves, dans les Alpes au sud de Grenoble, rythme le récit : Châtillon est décrite comme une ville où souffle une bise glaciale : »il y passe un vent » (75) ; « les nuages qui vous raclaient la tête, et la nuit à deux heures de l’après-midi ; et la montagne dont on ne voit + le sommet et qui est, de toutes parts, comme les côtés d’une boîte » (91) ; « une terrible bourrasque de brise chargée de glaçons arrachés aux montagnes qui assiégeait le pavillon et faisait battre les volets » (207) ; « ça fait pourtant un ramadan du diable[…] Le mauvais temps continua pendant + de 3 semaines ; cela arrivait quelquefois. Les gorges de la montagne déversaient des torrents de vent glacé et des grésils lancés à une telle vitesse qu’ils crevaient les parapluies et blessaient les visages qu’on n’abritait pas sous des cache-nez ou des pans de manteaux » (208). Vents et pluies nocturnes accompagnent les scènes clés du roman : la 1ère fois que Th et F se battent, « c’était un soir de vent » (162) ; F compte sur le mauvais temps, d’abord pour faire fortune en achetant des coupes de bois, puis pour camper la scène du drame de la fausse ruine dans un décor mélodramatique : « la vallée de la Drôme sonna comme un clairon. Les peupliers se mirent à siffler. Des lourds nuages traversèrent le ciel, en direction des hautes montagnes. Ils s’entassèrent contre les sommets. La lumière noircit, puis le soleil s’éteignit. La pluie commença à lancer de longues raies horizontales. La bises sautait de tous les côtés » (239-240). Enfin, quand il comprend que Th le domine, il passe la nuit au jardin  (« minuit, une heure, deux heures sonnèrent au clocher de Châtillon. Le vent descendait des montagnes » (338-339)) et Thérèse profite de l’obscurité sans lampe-tempête pour le faire précipiter par le Muet du haut d’une falaise, dans ce « far west provençal » que représente le village « nègre » : « c’était l’automne, avec son nuage à ras de terre » (369). Le paysage, hostile, annihile les hommes : «cette route-là faisait une grosse consommation de postillons » (77). Même le soleil, symbole de l’ennui où se fond Châtillon, est « trompeur » : quand Firmin revient ruiné, il semble « s’être agenouillé dans la boue » et Thérèse, ramenée par les gendarmes après la disparition de Mme Numance, est « couverte d’une carapace de boue » (334).

 

2-     « L’enfer est ici-même »[1] : comme dans Macbeth, l’ombre de l’enfer plane sur le roman. Mais alors que cette résonance mythique confère à la représentation théâtrale du mal une portée métaphysique, Giono affirme, comme Rousseau, l’immanence de la « chose naturelle ».[2][3]. Ainsi Le mot « enfer » caractérise-t-il le décor qui sert de cadre à la scène où Th prononce pour la 1ère fois le mot « maman » devant l’étal du poissonnier, p.220: « ce n’était qu’un étal à poissons, mais on aurait pu placer dans ce décor et cette lumière de fameuses répliques sur la mort et même sur l’enfer ». L’auberge labyrinthique a aussi, avec ses écuries, son enfer où les clients tentent d’abuser des servantes, p.76 : passer sous le Saint Martin, c’est passer en enfer et abandonner tout espérance (le personnage en tremble), rejoindre un monde souterrain et caché, le monde de 200 chevaux, le monde de la pulsion en abandonnant l’univers de l’échange verbal pour celui de l’attouchement, de la satisfaction des pulsions, du « ça ». Mais c’est surtout le motif du feu, de l’incendie qui installe la thématique infernale : Thérèse naît deux ans avant le grand incendie de 1858, qui marque les mémoires et permet de dater les événements.  La crémation partielle et fortuite du corps de Monsieur Charmasson révèle la situation morale du château de Percy et entre en correspondance avec la vieille épileptique retrouvée carbonisée dans son âtre. L’odeur appétissante des harengs grillés par l’invalide de la guerre de 1870 prépare le cannibalisme révélé par l’odeur appétissante de l’épiletique dont la cuisson donne faim à tout le monde, p.290.  Certains personnages sont ainsi reliés au feu[4], allégorie du mal par quoi on échappe à la liquéfaction de l’ennui dans une contrée désertique où même le soleil, positif s’il en est, ne réchauffe + les cœurs qui ne se divertissent que dans et par le mal.

 

3-     « Nous sommes l’univers et sa passion est notre passion », écrit Giono, dont les  personnages sont hantés par une aspiration à faire corps avec le grand Tout cosmique et qui définit ainsi la passion comme la soumission de l’être à des forces irrésistibles et universelles, puissantes et cosmiques : « la vie est un phénomène harmonique, une constante rupture d’équilibre, qui engendre un constant appétit d’équilibre. C’est le moyen d’expression de la matière. La raison d’expression de la matière, c’est l’univers. L’univers n’est que vivant ». La cruauté qui s’installe dans la Nature est donc nécessaire au renouvellement, de même qu’il est nécessaire qu’il y ait des proies et des prédateurs. Cette dimension métaphysique, proche de l’animisme, conforte la confusion. Ainsi, alors que Mme Numance remarque tout, s’émerveille de tout dans une nature qui semble parler le langage de sa passion amoureuse[5], lors de sa promenade avec Thérèse, p.177-178, la petite paysanne habituée aux champs ne voit rien : « mais pendant que Mme N pouvait tout voir, tout entendre, tout sentir, tout utiliser à son amour, Thérèse ne voyait rien d’autre que ce que tout le temps elle avait appelé : la compagne ». C’est que rien n’est vraiment visible dans cette nature incandescente : » l’épaisseur de l’air chaud où les rayons du soleil se cassaient comme verre donnait aux formes de toutes ces choses des contours imprécis et fuyants comme d’un plomb tombé dans le feu (avec lequel on va pouvoir faire autre chose que ce que c’étais : ce que l’on veut » (177). On retrouve pareille ambivalence dans le récit de la promenade qui ouvre sa « méditation métaphysique » où Thérèse, force qui va, s’ouvre au mal et engage avec la nature un véritable dialogue, comme si cette dernière lui dictait les questions et les réponses, la faisant frissonner de crainte et de plaisir, p.272-274. L’odeur est « douce-amère », les branches poussent « de petits cris de rats », « l’aubépine en fleur fait perdre la tête », l’Eve campagnarde découvre, dans le cadre paradisiaque et enivrant du réveil de la nature au printemps, la figure du serpent, au pluriel et pourvu de dents (sans dents, pas de morsure) : »je me disais : les serpents se réveillent dans la terre. Ils sont en train de se désengluer les dents » (272). C’est que la Nature ment aussi, avec ses apparences trompeuses : les eaux qui jaillissent du rocher peuvent être dangereuses (« je me disais : l’eau est noire, les montagnes sont débouchées ») ; « le soleil trompe tout le monde. On n’est pas forcé de le croire, heureusement, sinon les saules seraient en cuivre!». Le mal est universel : la Nature rappelle à l’homme que chacun doit laisser sa place aux autres, que l’équilibre de la création exige le sacrifice ou le meurtre : « on ne sait pas si les choses s’arrangent. D’ailleurs, les choses ne s’arrangent jamais parce qu’elles ne se dérangent jamais » (66).

 

4-     Aussi bien le bestiaire symbolique révèle-t-il, + encore que dans Macbeth, où il est clairement maléfique, la naturalité d’un mal, universel et monstrueux. Mme N, F (258) et Th  (334) partagent le regard de loup qui dévisage, inquiète et rappelle l’adage de Plaute, censément repris par Hobbes, dont l’analyse de l’état de nature comme état de guerre de chacun contre tous inspire la peinture du mal humain dans une société incapable de mettre fin à la lutte des égoïsmes. F est comparé à un moineau, tant il sait se grimer, puis, dans la même page, à un chien, p.133, 327, 169. Mais cette image du chien est un leurre : F est une tique (135). Th est un furet, (p.174, 317) quand le désespoir et la rage ne font pas d’elle un « mouton à cinq pattes ».

 

5-La succession des lieux habités par Thérèse obéit du reste à une logique de naturalisation qui libère les forces de la sauvagerie.

-> Certes le château de Percy est caractérisé par une hiérarchie qui dresse les classes sociales les unes contre les autres, la médisance imposant le regard du bas sur un haut qui partage avec lui intérêts, adultère, homosexualité et violence conjugale. Mais ce lieu supposé des raffinements de la civilisation tranche sur le « trimard », la cabane à lapins, l’auberge à la frontière entre pays familier et pays inconnu, et dont on ne sait si elle a été le lieu de la sobriété ou le 1er labyrinthe de la débauche libertine.

-> A Châtillon, dont les deux descriptions contrastent, l’ennui guette les « âmes fortes », qui aspirent moins à le quitter qu’à le dominer depuis l’auberge, poste d’observatoire idéal pour contempler le théâtre du monde, mais aussi labyrinthe où l’on risque de sombrer dans la prostitution et métaphore de l’instabilité sociale de l’aventurière.

-> Perdues le pavillon et la propriété des Numance, rempart contre le « trimard » et vain objet de la convoitise de Firmin, l’auberge du hameau de « Clostre », avec ses deux descriptions, est le signe motivé de la claustration, où commence à se jouer, à huis clos, le duel intime entre Th et F.

-> Enfin le « village nègre », lieu de l’exploitation économique et sexuelle et symbole du passage de l’antique civilisation du cheval, incarnée par la figure ambivalente du maréchal ferrant et compagnon du tour de France Gourgeon, à la modernité d’un chemin de fer promouvant les affairistes sans scrupules à l’image de Rampal, sert de décor à un crime qui tire parti de l’absence de lumière, du relief montagnard, du mauvais temps. A l’image de Thérèse, ce « chantier »  du far west provençal symbolise un état pré-civilisationnel, en cours de construction, en marge aussi, si bien que le décor de ce meurtre final peut tout aussi bien rappeler combien toute civilisation se construit sur un meurtre, en écho à la tragédie de Shakespeare, qu’illustrer le propos de Diderot : « il n’y a que le méchant qui soit seul ». Le mal ne naît pas du cadre de vie, des conditions sociales ou économiques : il est interne à l’homme, qui le transporte partout où il va. L’éloignement progressif de la civilisation ensauvage les âmes fondues dans les bois, les espaces désertiques, l’ombre de la brume et de la nuit dans la montagne.

 

II- « Et toujours revenir à Hobbes : l’homme est naturellement mauvais »[6]

1-Avarice, égoïsme, soupçon, ivrognerie, goinfrerie, soif de domination: la veillée funèbre offre un catalogue de la turpitude humaine

->  Le péché de gourmandise est à replacer dans le double contexte de la farce, carnavalisation de la mort et expression d’un féroce appétit de vivre, ainsi que de la  satire de la débauche, universelle. Car si l’épisode des caillettes du « pauvre Albert » est à mettre en relation avec le jugement que Th porte sur les hommes (« c’étaient tous des cochons, bien entendu » (286)), jugement auquel fait écho la calomnie du Contre, quand elle corrige la version sobre de la 1ère halte du jeune couple à l’auberge du col de Lus («Vous avez fait la bombe pendant deux jours et deux nuits avec les marchands de porcs (73)), les figures de buveurs sont là pour rappeler l’universalité d’un mal qui touche toutes les classes sociales : veillée funèbre de Monsieur Charmasson p.9 (« s’ils boivent tout ça, on les enterrera avec le patron ») ; oncle à qui la bouteille tient lieu de compagne, p.24 (« il montrait sa bouteille, il disait : « j’ai pas encore fini de lever les cotillons de celle-là ») ; Rampal, p.127 (« mais, à la longue, l’alcool usait les facultés ; et même les vices, ce qui est + grave De Cartouche, il ne restait en réalité que les murs et la façade A l’intérieur il n’y avait + grand-chose ». Mais l’intérêt du motif, en écho au leitmotiv de la dévoration, carnassière, réside surtout dans  la carnavalisation de la mort, démystifiée. Par-delà le bien et le mal, les commères, faussement scandalisées, conjurent leur peur de la mort en consommant les biens du mort, graisse dont la couleur est elle-même analogue à la mort. Le « gros blond », boucher dont la femme plantureuse affirme le lien entre la chair et l’or, escroque, avec la complicité du médecin, les veuves qu’il courtise pour mieux leur extorquer beurre, cheptel et héritages. Thérèse, qui se méprend éloquemment sur le sens de la devise du compagnon du Tour de France, « dévorant » renvoyant dans son esprit à la dévoration + qu’au devoir, est, en même temps qu’un furet assoiffé de sang, une « gourmande » qui se complaît dans les cuisines d’auberge et se rempare derrière ses ustensiles pour placer entre le couteau, la bouteille, le ventre de F et son propre corps l’espace d’une table, aménagée comme un piège. Ogresse, elle voit son appétit non pas coupé, mais aiguisé par l’odeur de la chair brûlée : « avant qu’on sache que c’était elle qui cuisait, l’odeur avait donné faim à tout le monde. Et c’était une vieille femme de 70 ans. Ce qui prouve que c’est humain. Si c’est l’enfer, je rôtirai. Et je donnerai faim à tout le monde » (290). La sauvagerie physiologique culmine avec ce motif du cannibalisme pour montrer que l’homme est un « dévorant », selon le jeu de mots sur le sens propre et le sens figuré du compagnonnage auquel F s’affilie au début de son histoire avec T.

 

2- « l’enfer, c’est les autres » (1) : violence et sexualité.

Les 1ères victimes des violences sexuelles et physiques, qui frappent aussi les animaux[7], sont les femmes, engagées dans une guerre des sexes révélant, en même temps que les misères de leur existence, leur duplicité.

L’homme, incapable de réfréner ses pulsions animales, marchandise le corps des femmes, qu’il épouse par intérêt, instrumentalise pour gagner de l’argent ou convoite. C’est ainsi que lombre de l’inceste plane sur les familles des commères[8], tandis que Mme Charmasson, de 40 ans la cadette de son mari, se venge d’un mariage d’intérêt en lutinant avec sous-préfet et femmes de chambre[9]. Firmin comme Rampal traitent la sexualité sur le mode de l’accouplement animal : « Ah ! ma pauvre Thérèse, tu vas passer à la casserole. Prépare-toi » (62) ; « il y a aussi deux bonnes, elles servent un peu à tout. Qu’elles se débrouillent. D’ailleurs elles changent souvent. Imaginez deux corps de bonnes sur lesquels on change de têtes tous les 15 jours. Elles font leurs petites histoires, rires, pleurs, danses, gifles, départ » (132). Les sentiments sont abolis et les corps exploités, avilis, à l’instar de celui de Thérèse, épiée dans l’écurie de l’auberge de Châtillon ou coincée par le Mignon sur un pas de porte, alors même que, traitée en fille adoptive de Mme N, elle est habillée comme une dame, p.208[10]. Ainsi la violence sexuelle devient-elle le symbole de la fatalité sociale, pour Thérèse que Firmin encourage à « fricoter » dans  » dans l’espoir de tenir là un gage d’enrichissement[11]  et qui se bat avec lui pour la 1ère fois à cause de cette imputation calomnieuse : « je ne sortirai jamais de ma condition » ; « elle était allée trop bas dans les encoignures de portes, elle en avait été trop complètement sauvée par une générosité miraculeuse pour garder le moindre sentiment d’humanité ».  De fait, la duplicité féminine se venge, par la langue ou en actes, de la violence de l’ordre masculin, dévoilé sans tabou lors de cette veillée sans hommes (le seul homme présent dans la maison tient la place du mort), constamment bafoué et secrètement renversé : « il faut dire que les messieurs n’ont jamais eu de chance avec leurs femmes dans ce pays-ci » (17) ; « quand on veut faire le mal, ce n’est pas une culotte ou une robe qui vous le ferait faire, ou qui vous en empêche » (20). Le respect apparent de l’ordre masculin cache une vie parallèle et inconnue d’eux : »Si le Louis savait que nous faisons ça je crois que monde ou pas monde il me tuerait séance tenante [...] C’est partout pareil, ils ont des idées. Nous ne sommes pas obligés d’avoir les mêmes » (p.20-21). Surtout Monsieur Numance, pour pallier la stérilité d’un couple bâti en contrepoint de la violence et de la désunion universelle, satisfait tous les caprices de Mme Numance et Thérèse se venge de Firmin en menant, sous le toit conjugal, un ménage à trois qu’elle lui impose, forte de la complicité qui lui impose d’autant + le silence que le cocu, en soi ridicule et affaibli par les séquelles de son éventration, se voit opposer la farce du curé manipulé par la fausse confession. Ainsi la femme, quand elle est à la fois une « âme forte » et une « âme noire », peut-elle retourner contre le pouvoir masculin l’arme de son oppression.

Il en va de même pour la violence physique, qui apparaît d’entrée de jeu et de l’aveu des commères réunies pour le grand déballage de la vérité, comme un trait commun de la condition féminine: l’Albert battait sa femme[12];  les commères sont battues par leur mari ; la jeune madame Charmasson, corrigée  à coups de nerf de bœuf dont les stigmates sont marqués dans la lingerie déchirée qui alimente la chronique domestique[13] ; dans ses carnets, G avait d’abord imaginé une scène de violence de M Numance envers sa femme. Les meurtrissures de Thérèse jouent un rôle essentiel dans le rapprochement des deux femmes, p.163 : l’amour maternel de Mme N pour la jeune Th de 20 ans est la force capable de s’opposer à la violence conjugale. Pourtant ces âmes fortes sont, elles aussi, violentes: Mme N fait basculer un uhlan dans le Rhône. Surtout Thérèse marque sa prise de pouvoir en éventrant Firmin qui la regarde comme un « mouton à 5 pattes » et a désormais peur d’elle : »il y avait ces estafilades dont il n’arrivait pas à étancher le sang. On les aurait dit faites au couteau » (334) ; « il était devenu un minus. Imaginez que F était obligé de porter à même la peau une ceinture de cuir large comme ça et sanglée dur qu’il ne pouvait quitter ni jour ni nuit sans risquer l’éventration » (346). Ces rixes entre F et T sont le signe que l’homme est en guerre avec son prochain, guerre de chacun contre tous, avec tous les moyens : « il la frappa. Mais il ne s’attendait pas à être assailli par un chat sauvage et il roula à terre, n’ayant pas assez de ses mains pour protéger ses yeux. On peut dire qu’ils se flanquèrent une bonne tripotée…Elle mordait et griffait pour une question de vie ou de mort. F dut partir en courant » (333) ; « pour un rond de tasse sur un marbre c’était un conseil de guerre » (56) ; « nous livrons bataille » (126) ; « s’il avait compris ce nous tout de suite, il gagnait la bataille d’Austerlitz ».

 

3- De la violence au meurtre : « il ne faudrait pas avoir vécu pour ne pas savoir que les + malheureux sont ceux qui partent » (28).

 Le texte est jonché de cadavres  ou d’évocations de morts. Le roman, qui s’ouvre sur la mort du pauvre Albert, « mort simplement parce que c’était son heure », se clôt sur l’assassinat de Firmin, pendant de la mort accidentelle de Monsieur Numance, 1er homicide involontaire et de la disparition mystérieuse de sa femme, mort symbolique. A quoi s’ajoutent, outre les morts du grand incendie[14], la mort du mari du Contre, au cours d’une opération bénigne, celle du fils des Bertrand mort en Indochine (13), le suicide du soldat, qui s’est finalement pendu dans le bois d’Archat (14) et celui du double négatif de T, victime présumée des frasques de ce mauvais garçon de Firmin, p.74, enfin la tentative de meurtre simulée par Artemare, sur le conseil de Thérèse. Avant d’être perpétré,  ce meurtre est d’abord imaginé, désiré, fantasmé, par Thérèse, mais aussi par Firmin et même par Madame Numance: « s’il avait fallu tuer Monsieur Numance pour l’avoir, elle n’aurait peut-être pas réfléchi longtemps …Elle le tua 2 ou 3 fois pendant qu’elle chaussait et déchaussait Madame N» (156). Aussi T, dont les 3 fils sont également morts, se définit-elle comme un être pour la mort, p.8 : « si je m’étais soignée chaque fois que j’ai veillé un mort, je serais comme un galet de rivière ».

L’argent n’est pas le seul mobile de ces stratégies prédatrices. La passion et surtout l’ennui font du sang  un divertissement royal.

 

4-L’argent comme instrument de domination

->+sieurs histoire de famille font apparaître la rapacité des femmes sur les questions de succession : « mais la justice dans ce bas monde ! La justice il faut se la faire soi-même. C’est malheureux à dire, mais c’est comme ça : si on est trop bonne, on est volée » (46). Les conclusions négatives sur le manque de justice font apparaître l’égoïsme comme un mode de vie ou de survie. L’argent est bien ce que tous recherchent : « il y avait des livrets de caisse d’épargne dans tous les coins » (296). Le « gros blond » du prologue, Martin, se met en cheville avec le médecin qui, sous-entendent les commères, le prévient des maladies graves ou des décès. Saigneur d’héritages ou croqueur de biens des morts, il préfigure F quand il s’associe avec l’usurier Réveillard. Le boucher fait fortune au marché noir et sait acheter, au noir, des cochons ; sa femme profite et devient « grasse comme un lard ».

-> « ce qu’il veut, c’est : avoir » (159) : F est celui qui, dès le 1er pli du récit, compte, calcule, prévoit : il décide de fuir à pied pour économiser, sait qu’il faut « paraître » et arriver à Châtillon en voiture. Surtout, dans la 2ème version de la ruine des N, F représente cet appât du gain. Il veut s’élever dans la hiérarchie sociale, refuse d’être pris pour un paysan, trouve avec qui s’acoquiner pour ruiner les N, puis pour s’enrichir sur le dos des ouvriers piémontais : « il y a de l’argent à ramasser à la pelle pour des gens comme toi et moi » (360). Dans son inquiet désir de capter leurs biens, il a toujours peur d’être dupé : il veut que le pavillon soit légalement donné, il craint une clause scélérate ; il vérifie que la reconnaissance de dette est bien rédigée. Quand Réveillard invente le conte où il est accusé d’avoir volé des sacs d’or, F, loin de trouver l’histoire de son mentor vraisemblable, la révèle comme mensonge pour mieux tromper ensuite, en imaginant des affaires permises par les coupes de bois, dont le lecteur a déjà entendu parler dans le prologue (l’oncle Emile, renvoyé de son emploi de facteur pour alcoolisme, s’enrichit par ce moyen) et dans le 1er pli du récit du Contre (N y est entrepreneur de bois). Les affaires d’argent révèlent F tout en masquant son but véritable : F l’escamoteur ne cache pas que son but est de s’enrichir, mais son stratagème, en apparence honnête, est en réalité foncièrement mauvais. Par sa cupidité, le personnage paraît antipathique, même quand il semble victime de Th : son éventration est un juste châtiment.

 -> Th, qui partage initialement ce goût commun pour l’argent, commence à amasser des sous, mais elle jette son trésor dans le ruisseau quand elle se révèle à elle-même comme un piège, furet ou ogresse attirée par le sang.

 

5-Ennui et divertissement : réécriture des fragments des Pensées de Pascal sur le divertissement

Le titre et l’explicit d’Un Roi sans divertissement rappelle la fréquentation, par le Giono des Chroniques, des fragments des Pensées de Pascal sur le divertissement et sur l’ennui, terme qu’il faut prendre au sens étymologique et fort de haine du néant de la condition humaine : «Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent, il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir » (fr 515 dans l’éd Sellier). Or Giono voit dans cet ennui métaphysique, dans ce vide existentiel, la source même du mal…et de la création romanesque : « si j’invente des personnages et si j’écris, c’est tout simplement parce que je suis aux prises avec la grande malédiction de l’univers à laquelle personne ne fait jamais attention : c’est l’ennui. Au fond, pour moi, si on voulait une description de l’homme, l’homme est un animal avec une capacité d’ennui […] De là, la création de tous les vices, de là, la création de tout ce que vous pouvez imaginer, ce là, les crimes, parce qu’il n’y a pas de distraction + grande au monde que de tuer ; c’est admirable ; la vue du sang est admirable pour tout le monde » (Entretiens, p.58). Alors que pour Pascal, le divertissement ne dissipe qu’illusoirement le fond de la misère humaine qu’est l’ennui, détourne l’homme de la contemplation d’un néant qui ne peut être vaincu que par une conversion à Dieu, Giono valorise le divertissement comme remède à l’ennui constitué par la banalité de l’existence, dans un monde sans transcendance : « Il a vu cent fois les + innocents apprendre subitement le crime, par instinct, sans l’aide d’aucun précepteur, par le seul exercice d’un pouvoir quelconque. Il sait qu’en réalité le crime est le divertissement par excellence. Qu’on y goûte et qu’on y est pris. L’univers n’est + qu’ennui en expansion. S’en distraire, voilà la grande affaire. La morale, c’est chercher des poux sur une tête de marbre. La bonne action n’est pas aussi distincte que le triangle l’est du carré. Sur une certaine frontière indécise on ne sait + si on a pied dans le vice ou dans la vertu », écrit-il dans « M. Machiavel ou le cœur humain dévoilé ». Le crime est le divertissement comme l’est le jeu d’argent, quand on joue tout ce que l’on possède, comme l’est le jeu des paysans de « Silence », qui jouent à se pendre par avec leur capuchon de cuir et goûtent quelques instants la mort avant que leur compagnon de jeu ne les décroche : « sans distraction, la vie est pire que la mort, elle est inutile et, à chaque minute nous sommes face à face avec son inutilité […] Tant qu’on n’a pas goûté au sang, il y a peut-être encore moyen et on accepte de vivoter d’un an à l’autre, et d’aller comme ça jusqu’au bout avec des oeillères puisque –s’imagine-t-on- il n’y a rien d’autre à faire qu’à accepter cette condition. Mais quand on a goûté au sang ! La fleur ? Poussière ! Car ce que nous cherchons quand nous restons plantés les bras ballants au milieu des fleurs c’est du nouveau […] Or, du nouveau, il n’y en a pas et le sang seul est capable de faire du nouveau ».

Ainsi, dans AF, Mme N se divertit en se perdant, grâce à cette générosité hémorragique qui est pour elle une arme, alors que Th se divertit en regardant couler le sang : « le furet ne mange pas de viande. Voilà pourquoi je me foutais de l’argent. Il boit le sang. Si je trouve quelque part du sang à boire, ça vaudrait peut-être la peine de me glisser dans le terrier. Je me dis : tu as trouvé, maintenant, dors » (317). Pour se désennuyer, l’ogresse Thérèse veut contempler « le sang le + pur », l’amour versé en pure perte. C’est pour elle le seul objet de contentement : «c’était bien du sang. J’étais sûre d’y trouver mon compte. L’argent, là, ne serait pas défendu. Il serait au contraire offert comme l’hostie à la messe. Tout le jeu était, à la communion, d’avancer un joli petit museau de furet et de croquer à belles dents » (318). Contempler ce sang qui s’écoule, ce « théâtre du sang » dont parle Deux cavaliers de l’orage, c’est assister à l’écoulement de la vie d’un autre au-dehors de son corps, en jouissant soi-même d’être vivant.  Le divertissement royal est de l’ordre de la pétrification hypnotique qui permet de s’éprouver vivant en ressentant la mort de l’autre. La générosité de Mme N lui permet d’éprouver cette perte, non du sang, mais d’elle-même. Le divertissement recherché est finalement ce qui remplace le souverain bien pour Pascal, à savoir Dieu. Au lieu d’ouvrir son cœur parce que la raison de l’homme est corrompue après la chute, comme chez Pascal, Th jugule tous les mouvements du cœur pour laisser parler la pure raison ; elle se présente comme une froide raisonneuse parce que sa passion commandante ordonne toutes ses autres passions.

 

III- Le triomphe de la duplicité : stratagèmes et stratégies machiavéliques

Avant d’être délinquant ou criminel, l’homme est essentiellement calculateur. Cette dimension, féconde du point de vue narratif[15], permet d’insister sur la dimension anthropologique, ontologique et non accidentelle du mal qui accompagne l’homme dans sa vie intérieure, en est indissociable, naturel et constant.

 

 1 -« Être et paraître, la différence que c’est »

->« Je suis longtemps restée timide. Je me disais bien que l’habit ne devait pas faire tout à fait le moine, mais de là à en être sûre ! Tout le monde dit :’Monsieur » à un chapeau et à une redingote. Tu dis :’Monsieur » au chapeau et à la redingote. C’est à force de jugeote que tu finis par te poser la question :’qu’est-ce qu’il y a sous le chapeau ? Qu’est-ce qu’il y a sous la redingote ? » Il y a Nicolas » (296)[16], un marchand drapier que tout le monde prend pour un mari fidèle, qu’on retrouve mort chez sa maîtresse, que sa veuve veut transporter, par respect des convenances, dans le lit conjugal, et dont le cadavre récalcitre. Comme chez Shakespeare, le réel, fait de dissimulation, est « a tale » où rien n’est vrai, où tous jouent un rôle, une scène sur le théâtre du monde[17], soit  que l’apparence masque l’absence de véritable moi chez tant de gens de bien, pour qui « l’important, c’était de figurer », p.276), soit  que le sourire de ceux pour qui l’apparence n’est pas le fond des choses pointe l’ombre de l’être qui se cache derrière l’apparaître, les machinations intrigantes, la ruse, le mensonge et le jeu de dupes : « être et paraître, la différence que c’est ! Tu vas, tu viens, tu es quelqu’un ; et puis un beau jour ça éclate » (19). Ce qui éclate, c’est la vraie nature, profondément égoïste, de l’homme

 

 ->  La défiance : dans cet univers où les êtres tentent de cacher leur vraie nature, où chacun est gouverné par son intérêt, la confiance est rare. Dans sa duplicité, F ne parvient jamais à se rassurer sur les dons qui lui sont faits : il craint toujours le « trimard » si une argutie juridique peut être soulevée. Le « roi des vessies et des lanternes, des cochers de voitures vides, l’as des cartes qui gagnent 10 avec 1 », le tricheur qu’est F soupçonne les autres de fourberie : « cette façon de tout donner, ça n’était pas catholique » (153) ; habitué aux promesses non tenues (« ils savent que les promesses non tenues indisposent terriblement ceux qui ne tiennent pas leurs promesses », 139), il ne comprend pas les N et l’épisode de la signature de la reconnaissance de dettes suscite son inquiétude. Le méchant ne peut voir en autrui qu’un être en proie, comme lui, au Mal, illustrant ce propos de l’introduction à l’œuvre de Machiavel : « il y a une étonnante franchise dans les préceptes machiavéliques […] Dans les simples rapports de commerce, à chaque instant on a recours au contrat, à la signature ; on multiplie les marques de l’engagement, tant on sait que les engagements sont précaires. Quel est le niais qui se fierait à un engagement oral quand les engagements écrits mêmes sont loin d’être le roc sur lequel on peut bâtir ? Dans le social, le contrat n’a jamais cessé d’être tourné, malgré toutes les protestations de bonne foi […] C’est ici que Machiavel met une franchise d’acier. Dès que le contrat se discute, il déclare qu’il sera tourné et quand il se signe, il démontre que la signature ne vaut rien, n’engage rien de réel ; qu’on vient, somme toute, de perdre son temps. Il défend qu’on parle de bonne foi ; il empêche qu’on parle de bonne foi ; il a la loyauté de proclamer, avant que tous les débats ne commencent, qu’ils seront essentiellement présidés par la mauvaise foi. Il ne s’occupe que de la stricte vérité. C’est à ce titre qu’il est un écrivain moderne ».

 

-> La calomnie

      Dans le roman, l’impossibilité d’accorder crédit à la parole des hommes s’illustre d’abord par la calomnie, qui culmine dans la manière dont les Carluque se vengent de l’avanie que Mme N a fait subir à Mme Carluque en portant son mouchoir aux naseaux de son cheval de trot : la mise en scène du tanneur devant ses ouvriers n’est pas seulement le moyen de faire oublier le ridicule de sa femme, emportée cul par-dessus tête par l’emballement du cheval fouetté de rage ; l’expression « la conscience tranquille », reprise bientôt par tous, est un moyen d’orchestrer la mort sociale des N en jetant le discrédit sur leur ruine. Le tanneur, qui dépérit quand tout va bien et resplendit quand les choses boitent, fait étalage d’une opulence dont il écrase l’opinion, lâche ou contrainte de se soumettre au pouvoir de l’argent en colportant des « bruits » rapportés en italique, procédé qui souligne la méchanceté d’expressions répandues par toute la ville. La rumeur s’étend jusqu’à l’affabulation quand il s’agit de rapporter la visite de M N chez Réveillard, p.104 : « le truc des genoux, ça ne prenait pas avec tout le monde ». Carluque et Réveillard propagent ces mensonges par méchanceté, alors que le romancier invente pour se divertir.

      Th, qui conseille à Artemare la calmonie[18], suggère que la version contradictoire de la tante Junie peut relever de la calomnie : « elle n’était pas de notre bord » se comprend d’abord comme le signe d’une rivalité entre les différentes catégories de domestiques du château. Chacun veut se croire supérieur à l’autre et est prêt à dénigrer, nouvelle illustration du mal social. Mais Mme Charmasson jouant l’espiègle avec ses femmes de chambre, Th, qui a toujours aimé ce qui porte pantalon, peut ainsi suggérer une autre différence, moins avouable, sur l’orientation sexuelle de Junie. Enfin la phrase peut se comprendre, après coup, comme l’expression d’une rivalité qui ruine la fiabilité du témoignage de Junie. La vérité par procuration que délivre le Contre serait sujette à caution, pourrait n’être que calomnie. Le roman est construit sur cette marque de la banalité du mal qu’est la frontière entre médisance et calomnie[19].

 

2- Hypocrisie et théâtralité

Si les hommes se masquent, feignent la bonne foi, mentent, c’est qu’ils vivent dans un univers d’apparence qu’ils veulent manipuler. Véritables comédiens, ils sont hypocrites, au sens étymologique du terme[20].

Th parle constamment de scène ou de spectacle : lors de son évasion, c.à.d. de son entrée dans le monde réel, dans la vraie vie du roman, elle compare le toit de la serre à une scène de théâtre: « je suis prise de peur. Le toit de la serre, il me semble que c’est la scène d’un théâtre et qu’on va me voir de partout » (58). De l’auberge de Châtillon, elle dit : « c’était un spectacle » (78). Quand elle observe, avec le jeune cantonnier Paul, la scène entre M N et l’homme de Valence, elle les voit très bien, comme au théâtre : « voyez la scène » (89). La narration s’achève sur la jouissance du spectacle de Firmin agonisant : »je n’aurais pas voulu manquer la mort de F pour tout l’or du monde ».4

« Nous vendons du malheur, ma fille. Tu es notre  vitrine » (192) : le couple infernal, à peine installé à Châtillon, s’entend à tromper son « public » (« ne laissons pas refroidir le public » (136)), pour se servir dans son avoir[21]. Pour cela il leur faut jouer la comédie de la « bonne volonté », cette valeur mise à l’honneur par la morale laïque de la IIIème République : paraître être, pour F, un « bon forgeron de la paix », bon mari venant chercher sa femme à la fin de sa journée, bon père de famille, bon époux ramenant « tendrement la Sainte Vierge à son bras jusqu’à leur nid » ; pour Th,  donner le spectacle de la jeune accouchée, « intéressante et pleine de bonne volonté »[22] qui, après avoir ému et reçu la visite de toutes les bonnes âmes de Châtillon, joue ma comédie de  « la femme et la mère de famille qui gagne sa vie » dans les travaux les + pénibles : « F connaît le, prix de ce qu’ici (et partout) les bourgeois appellent la bonne volonté. Il faut qu’on la lui reconnaisse, car pour des gens comme eux, la bonne volonté est la clef qui ouvre les portes ». Th dissocie l’être du paraître pour jouer la comédie de la bonté : la maxime « faites tout pour sembler bonne » indique clairement sa stratégie : faire sans âme, avoir l’air sans être, imiter ce qui est évalué positivement par le sens commun, qui continue ainsi à lui servir de norme, de mesure, de critère pour sa transgression clandestine.[23] Surtout, lorsque, enceinte, Th se fait mettre à la porte par la patronne de l’auberge, elle se dit : «joue donc un peu voir ta 1ère scène » (320) et esthétise la mise en scène du malheur, esthétique misérabiliste qui fait se jouxter le sublime du sacré (la Sainte Vierge, le Saint Sacrement) au sordide de la cabane à lapins (la crèche !). Tout ce qui peut l’enlaidir, charger le tableau de la pauvre fille engrossée  est une aubaine, un masque de grossesse sur le visage agrandit ses yeux où peuvent « flotter des quantités de choses tristes ». Elle passe des après-midi à prendre l’air mourant en  levant les yeux devant un bout de miroir : « aucun bourgeois ne résistera à ça » ; elle en use et en abuse avec F, dont les allers et venues font « faire du mauvais sang à tout le quartier ». Th met donc son corps en jeu : «j’étais difforme. Il ne fallait pas être la 1ère venue pour avoir joué le jeu comme ça » : «comment aurais-tu pu imiter cela ? » ; « croyez-moi, quand on arrive à trouver un truc de ce genre, on est quelqu’un » (325). Th se sert de sa grossesse comme d’un piège, d’un appât. : « c’était à se mettre à genoux. J’étais énorme. On aurait dit la tour de Babel. Je n’avais + de visage. On ne voyait que mon ventre. Et mes yeux ! Je me dis : ma fille, ça c’est du travail ! » (323).

 

3-Le jeu et les cartes

Si le jeu et l’illusion subtilement fabriquée imitent la réalité[24], Giono ne s’y limite pas. Il fait intervenir une autre catégorie ludique pour exprimer le rôle que chacun de ses personnages a à jouer dans le combat qu’ils livrent tous : celle des cartes que l’on abat dans une stratégie cachée aux adversaires pour tenter d’avoir l’avantage sur eux et qui ont ceci de fascinant qu’elles permettent selon leurs distributions, de multiples combinaisons (278-279) : « je comptais mes atouts » ; « j’en avais plein les mains. La cabane à lapins n’étais pas l’un des moindres. C’était loin d’être un logement de chrétien. Il ne fallait pas lâcher ça pour tout l’or du monde. Ça allait rester sur l’estomac de tous les cœurs sensibles. D’entrée, j’avais barre sur eux » (321). Pour « damer le pion » (346) et  rester maîtresse du jeu qu’est pour elle la vie, Th est à l’affût des coups à faire, des tactiques à adopter : «Qui se douterait […] que j’ai joué toutes mes cartes d’un seul coup en descendant d’une fenêtre par une échelle ? » (215)

 

 

4-Machiavélisme

Le machiavélisme des personnages vient alors de l’adaptation au monde réel. Grand lecteur

 

de Machiavel et de Hobbes[25], Giono. emprunte 2 concepts à Machiavel : la « fortuna », sort ou devenir imprévisible du monde, la sagesse humaine étant impuissante à tout comprendre et à tout prévoir, est sensible dans le motif récurrent du jeu, notamment quand Monsieur Numance joue sur un billard ravaudé ou lors du passage à l’auberge des écumeurs, qui ajoutent la triche au jeu. Le surgissement de ces aléas nécessite de l’individu énergique la « virtu », capacité de s’adapter aux circonstances pour en tirer le meilleur parti et nullement « vertu » morale. Rien ne peut être connu ni prédit avec certitude, puisque tout est apparence trompeuse. Dès lors, l’homme doit orienter son action, non + en fonction de principes moraux ou métaphysiques qui ne lui garantissent en rien le succès puisqu’il serait le seul à les appliquer, mais par la ruse et le calcul. La sagesse de l’homme, ce n’est + sa vertu morale ou sa culture, mais sa souplesse, sa faculté de s’adapter. De l’action machiavélienne – Machiavel considère qu’il peut exister de « bonnes fins », qui rendent nécessaires de « bons moyens », on passe alors à des héros machiavéliques en ce que chacun ne paraît vouloir que son bien propre, que la justification des moyens par une fin purement égoïste.

                  3 stratégies machiavéliques sont ainsi mises en œuvre dans le roman : celle de F pour ruiner les N ; celles de T pour tromper l’amour de Mme N et pr assassiner F. Dans les 3 cas,  la fin  est égoïste et nuisible à autrui  (victimes éliminées : N, F) : F veut l’argent ; Th veut, non l’argent, qu’elle sacrifie le lendemain de sa trouvaille (« je ne pouvais rien acheter avec des sous que le plaisir de les voir sauter dans l’eau profonde. Je les avais accumulés que pour en venir là, somme toute, p.317), mais  la puissance, l’assujettissement des autres à sa volonté : « la gourmandise, l’argent ; les femmes, l’argent ; la méchanceté, l’argent. Voilà tout ce que je trouvais (315 ») ; » quand j’essayais de me représenter le bonheur que me donneraient des 1000 et des 100, je me disais :0 » (315)[26]. ; « ce qui m’intéressait, c’était d’être ce que j’étais, et de faire ce que je faisais ». Il s’agit d’une puissance qui est là, cherchant à s’exprimer pour son propre déploiement, sans autre fin qu’elle-même et que son propre accroissement : « je suis ce que je suis » (318).  Dans les 3 cas, moyens marqués par négativité totale : ruse et mensonge, Ulysse +tôt qu’Ajax, en accord avec Naissance de l’Odyssée. Cf 1er portrait de F, qui monte un plan complexe en s’endettant fictivement auprès de Réveillard, lequel usurpe les dernières richesses des N: »assez fouinard et se servant du produit de ses fouines, et sans vergogne pour prendre l’avantage. Taillé, quoi, pour aller de l’avant. Et il y allait de bon train, jouant du piano à toute vitesse sur tout ce qui se trouvait autour de lui ; tapant ici, tapant là, sur n’importe quoi pourvu que ça fasse de la musique. Tout ce que je viens de vous dire peut se résumer en un mot : rusé. En deux mots : malhonnête. En 3 mots : plaisant. Plaisant à tout le monde, arrachant toujours le morceau à cause de sa plaisance, sa gentillesse, sa rondeur, une générosité où il ne perdait pourtant jamais la tête, une générosité pas très généreuse, mais où manquait le fond il y avait la forme » (125-126).

« Entre mes pattes, vous ne feriez pas long feu, qui que vous soyez » : Th instrumentalise tout le monde, à commencer par F, qu’elle « essaye d’abord gratuitement », à vide, pour savoir « s’il tiendrait le coup à l’usage », car «quand il faut combiner avec des ressorts de montre, un imbécile peut tout casser rien qu’en soufflant dessus » (300)[27] , puis qu’elle façonne, avant de se servir, contre lui, du Muet[28]: « cervelle » qui se réserve « le travail proprement dit », la stratégie de l’action, il ne lui faut que « l’extérieur d’un homme » « à pousser à droite ou à gauche suivant le cas ». Mais sophiste de l’âme, elle se sert aussi du corps, de son corps, matière 1ère de sa prise de pouvoir, chose qu’accessoirement, en femme glaciale, elle donne à Firmin « comme un os à un chien ». Ainsi ajoute-t-elle à la dissociation volontaire entre l’être et le paraître, paradoxe du comédien dont la seule récompense est la fierté de l’auteur- acteur-unique spectateur, lorsque le but est atteint, la dissociation du cœur (faculté des fins), de la cervelle (calculatrice des moyens) et du corps (instrument de la cervelle). Elle se fait d’abord la main en racontant « n’importe quoi d’inventé, l’œil clair et la bouche ferme », puis, par ordre croissant de difficulté, en se faisant passer non seulement pour bête (ce qui n’est pas mal), mais pour bête et bonne (ce qui est vraiment mieux, p.101). Puis elle fait ses armes sur sa patronne (« si tu trompes celle-là, tu mettras le vif-argent dans ta poche », p.301), apprend à « haïr avec le sourire » et à faire exactement le contraire de ce que son cœur lui dicte de faire (302) : Machiavel féminin, elle se substitue donc au Prince, subvertissant l’ordre du commandement et faisant de sa patronne son sujet. Vient un jour où la dissociation est opérée comme un travail d’orfèvre : « d’un côté, ce que vous aimeriez faire, ce que vous aimeriez montrer (surtout) », le cœur, moteur du pantin qu’elle fabrique avec elle-même; « de l’autre, ce qu’il faut que vous fassiez ; ce qu’il faut que vous montriez », la cervelle conceptrice aux diktats de laquelle le corps, réduit en esclavage, obéit : »vos yeux, vos bras, vos jambes, votre langue, bougent et exécutent les ordres de la cervelle comme il faut que tout cela bouge, c.à.d. en conformité au modèle que conçoit la cervelle ». Thérèse, montreur de sa propre marionnette, joue ainsi à se mécaniser pour le plaisir de tromper le monde et de jouir de son art : « j’étais arrivée à être parfaite…Quand je faisais spontanément quelque chose dont on dit précisément que ca ne trompe pas, vous pouviez être sûre que je trompais. Mais j’étais seule à le savoir » (302). L’efficience du mime qu’elle met au point pour déclarer sa flamme à l’homme qu’elle méprise, se servant du feu de la haine pour simuler l’amour lui procure un plaisir proportionnel au leurre : »j’allais jusqu’au bout, en méprisant de + en +, en imitant de mieux en mieux. Et mieux j’imitais, + je le voyais dupe et + j’avais de plaisir » (305).

Dans ce jeu cruel et pervers d’imitation des sentiments, elle éprouve sa puissance avec jouissance : « personne ne pouvait être mon maître » (306). Thérèse s’est transformée en « malin génie non moins rusé et trompeur que puissant qui s’acharne à tromper », selon le mot de Descartes. Il s’agit pour elle de leurrer  volontairement son entourage pour contrefaire l’ordre intérieur de l’âme, subvertir la nature effective des liens humains,  détruire la foi que les hommes de bonne volonté ont les uns dans les autres. La jouissance de la vacuité et de l’énergie flottante se vit chez elle à travers l’apprentissage de la perversion ludique de toutes les valeurs. Elle, la petite servante, a la ferme résolution de ne pas servir, mais de se servir des autres pour rien, juste pour être souveraine. Elle s’attribue l’omnipotence divine : «tu peux faire tout ce que tu veux avec ces gens-là ». Avec Mme N, ce personnage déroutant par sa puissance d’inquiétante étrangeté se montre diabolique. Forte de la capacité d’entrer dans les cœurs et dans les âmes pour les séduire, manipuler leurs volitions les + intimes, les faire capituler devant sa volonté propre en leur injectant le venin du remords, de la mauvaise conscience, elle  simule le sommeil pour mieux guetter sa proie. Comme une araignée, elle tisse la toile dans laquelle elle la prend et l’attire là où elle veut la mener. Elle se met « en vitrine » à distance[29], trône dans ses nuits, hante ses aubes pour mieux lui imposer son rythme d’approche[30]. Elle joue de son physique pour émouvoir Mme N de son état[31]. Elle joue des pulsions oblatives de la générosité[32], de la bonté[33], de la stérilité[34], de l’amour maternel frustré de Mme N, pour lui faire éprouver d’abord le remords[35], puis la honte[36] et enfin le désir démesuré de satisfaire son orgueil de juste[37] en donnant tout à l’objet de sa passion, d’un amour qui verse lui-même la mesure. « Th est, en soi, un trompe-l’œil savamment élaboré par elle-même. Ses intentions sont la profondeur cachée de ses actes aux yeux de ceux qu’elle veut abuser. Th, avec son ventre gravide qu’elle porte comme un étendard pour faire ployer sous la compassion celle qu’elle veut tromper, incarne la vie masquée de la puissance cosmique : callipyge impersonnelle, animal affûtant les instruments de sa ruse, elle a beau se penser comme la Vierge dans sa niche, ce qu’elle exprime et ce sur quoi elle joue est une force aveugle, même si son regard calculateur s’aiguise sous ses paupières presque closes. Giono la décrit  comme un animal à l’affût, prêt à sauter sur sa proie, calculant le moment opportun –le kairos- pour bondir. Le stratagème de la promenade ostentatoire  est le creuset de la préméditation, de l’élaboration stratégique d’une capture – d’une captation benevolentiae- tout à fait matérialiste dans ses intentions initiales. Après la disparition de sa bienfaitrice, elle se muera en mante religieuse, instrumentalisant les hommes pour tuer le vide de l’ennui et finalement tuer F, par qui le malheur est arrivé », conclut F Farago (3 en 1 Belin, p.227-228).

 

5-Chef d’œuvre de son sexe, Thérèse fait de la duplicité un art. Pour cela, elle joue avec les stéréotypes et fait de la tromperie une éthique. Si elle devient ainsi créateur et non + seulement créature, c’est par une lutte acharnée contre sa propre nature qu’elle parvient à se néantiser. Dès lors, elle ne peut devenir que ce qu’elle était par nature : une force de la nature et une femme dénaturée, qui a comblé son vide existentiel par une fiction.

-> Madame Numance et Thérèse échappent aux deux malédictions dont la Bible frappe Eve dans la Genèse : « tu enfanteras dans la douleur » et « tu seras soumise à ton mari ». Madame Numance, qui n’a pas enfanté dans la douleur (le couple souffre de sa stérilité), mais qui connaîtra sa malédiction en celle qui représente son substitut et qu’elle traite comme sa fille adoptive (Thérèse) est « le Dieu qui fait pleuvoir » pour son mari, qui fait figure d’âme faible du couple (il ne veut que ce que veut sa femme, comme s’il était dénué de volonté propre et distincte), préfère participer à l’aliénation de sa femme plutôt que de la contrarier en la sauvant de sa propre passion. Quant à Thérèse, qui passe d’abord pour un peu bête et qui a des enfants avec facilité, elle fait de l’enfantement un instrument de domination, tant des hommes que de Mme Numance, mais se désintéresse de ses enfants une fois la grossesse terminée : « je commençai par me faire mettre enceinte. ça, c’était l’enfance de l’art » (319) ; « j’étais énorme. On aurait dit la tour de Babel (232), autre malédiction dont elle fait une arme impitoyable.

-> La même Thérèse, qui joue sur les stéréotypes du récit romanesque pour imaginer une Mme Numance en fille d’Eve, tentatrice et corruptrice jouissant de ruiner son mari dans une aventure adultère mystérieuse avec un amant énigmatique, utilise l’image de la Sainte Vierge, nouvelle Eve figurant ce qui manque à la cible qu’elle s’est choisie pour affirmer sa volonté de puissance. Il ne s’agit + alors de séduire pour dominer les hommes, tâche qu’elle abandonne à l’image de femme dépensière, secrète, inaccessible et fatale qu’elle a fabriquée pour la 1ère Mme Numance. Il s’agit de tromper l’amour absolu[38] en se dérobant à sa prise[39] et pour cela de modeler le réel pour devenir créateur et non plus créature.

-> Thérèse partage ainsi avec Mme Numance la duplicité de l’être qui suit sa passion, abuse ou croit abuser de l’autre en imitant, en lui volant son être, mais ne risque de se perdre que pour mieux révéler sa propre nature, inhumaine. Le mal est dans le bien et réciproquement, par contagion. Madame Numance comprend que la relation ambiguë et duelle que passion et manipulation ont fait naître risque de mettre en péril sa pureté, moins innocente qu’il n’y paraît : « jalouse de F » (169), elle « [s]e ser[t] [du] pavillon comme de fuseaux pour une belle au bois dormant » (184, 200), se prend pour Pygmalion, oublie ses devoirs religieux[40] et croit à sa propre démesure. Après l’avoir « longtemps imitée sans aimer », Thérèse, « jalouse de Monsieur Numance » (198) en vient à « rentrer la tête dans son amour. Il ne s’agissait + d’imiter, il s’agissait de savoir quoi faire pour rendre Mme Numance heureuse, la protéger, l’aimer, lui donner » (219). Thérèse, gagnée par l’amour, serait donc gagnée par son propre jeu et par un sentiment personnel d’ingratitude si ce temps magnifique n’était condamné par le piège de Firmin et par sa propre tromperie.

-> La disparition de Mme Numance la rend donc à sa nature de bête sauvage (le nom Thérèse dérive de « ther, theros », « la bête sauvage », qui a donné tant « fier », « féroce », que « taureau »), décrite comme un véritable monstre, le monstre qu’elle est, mais qu’on ne pouvait jamais percevoir, tant son jeu était parfait : « veau à 5 pattes », « elle hennissait comme un cheval », saccage, saute, mort, griffe aboie, comme un chat sauvage, un chien, un loup (332-334), « n’a + figure humaine » et revient « couverte d’une carapace de boue ». Âme forte, Thérèse est donc animée d’un souffle de vie (étymologie du mot « âme », « anima »), d’une force physique dont le récit cadre est le reflet : « vous aurez toujours barre sur nous, Thérèse, à cause de votre âge » (53). Thérèse est une force de la nature en même temps qu’une femme dénaturée, qui se moque de la maternité et des sentiments qu’on prête ordinairement aux femmes et qui est devenue par une lutte acharnée contre sa propre nature humaine une sorte de Mme de Merteuil de Châtillon.

-> Mais s’il en est ainsi, c’est que narratrice incomparable de la chronique du mal ordinaire et de sa propre histoire, elle a le don d’affabuler, d’inventer des histoires pour couvrir la réalité, mais aussi par plaisir. En dernier ressort, se servir du faux pour dominer les autres n’est pas seulement une habileté pratique, qui lui a permis toute sa vie de tromper et de triompher d’autrui par ses ruses. C’est aussi une capacité d’invention romanesque, le souffle d’une narratrice qui sait inventer un récit tissé de mensonges. Certes le Contre a pu corriger ses dires et l’inciter à revenir sur ses allégations, mais aucune autre vérité que celle de la fiction n’a su s’imposer dans ce récit polyphonique à la moralité indécidable. Le Contre laisse donc à Thérèse le mot de la fin : « maintenant, Thérèse, je te laisse finir l’histoire. Tu dois connaître le fond des choses mieux que moi » (365). C’est dans cet écart à la vérité que se construit le récit de Thérèse et que se donne à voir sa nature. Le lecteur peut soupçonner le contenu du récit, le mal et la duplicité étant l’effet du conte de bonnes femmes, d’histoires à dormir debout. Mais le doute sur la réalité des histoires n’entame en rien la vérité dont ils sont porteurs : en libérant la parole féminine, au cœur de la nuit, la chronique a livré la profondeur des âmes. Thérèse insuffle la vie à son récit et finit avec le lever du jour. Elle a fait revivre les morts pendant cette longue veillée funèbre. Mais cette nuit blanche n’a pas entamé ses ressources et son énergie, pas + que son apparence d’éternelle jeunesse, en dépit de son grand âge. Comme son modèle Mme Numance Thérèse, qui voulait « être celle-là », ressemble à cette personne sans âge, « dans une vie sans grossesse, sans Firmin, sans pauvreté, sans père ni mère » ( 194). Elle s’est repue de caillettes et de la vie de ses créatures et achève la discussion sans la moindre fatigue apparente : « après cette nuit blanche, vous êtes fraîche comme la rose, Thérèse/ Pourquoi voudrais-tu que je ne sois pas fraîche comme la rose ? »

 

 

 

 

 



[1] Epigraphe envisagé pour Faust au village

[2] « régner ? Il y a bien longtemps que Satan le fait. Et sans prêtre. L’Eternel lui demande : d’où viens-tu ? – De parcourir la terre et de m’y promener, lui répond-il. Quand la porte des boutiques s’ouvrait à Châtillon, ce n’était pas toujours un client qui entrait. Est-ce que ce ne serait pas la vérité ? »

[3] Variante Chantreuil

[4] F est forgeron ; Th a toujours aimé le feu de bois (84), est un « tison » et prend autant de plaisir à regarder les voyageurs qu’à rester près du feu (278) ; l’homme de Valence boit son café bouillant « comme si c’était de l’eau claire ».

 

[5] Les forêts poussent des « soupirs », »les arêtes rocheuses font entendre « de sourds gémissements », »l’aigle s’éloigne en glissant, puis revient vers son désir sur lequel les deux femmes le voient enfin plonger et s’abattre »

[6] « il apparaît clairement qu’aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun » (Le Léviathan, XIII).

[7] « il avait ses 3 chiens dans les jambes ; il leur a donné de ces coups de botte ! A un point que Monsieur Charmasson a dû lui en envoyer une verte. Car le Blaise s’est arrêté net comme si on lui avait donné un coup de fouet dans les reins. »

[8] »sa fille au contraire, il aime qu’elle soit bien mise. Il s’en occupe ; il la touche. Il faut que ça soit moi qui lui

dise finalement : »laisse la un peu tranquille et ne lui donne pas toutes ces idées » (21).

[9] « il aurait mieux valu que Madame continue à jouer en cachette avec les femmes de chambre +tôt que d’y jouer avec le sous-préfet » (18).

 

[10] « un matin, dans une ruelle déserte le « Mignon » profitant de sa masse poussa T dans une encoignure de porte, essayant de la tripoter, et lui fit des propositions grossières » (204).

[11] « est-ce qu’elle fricoterait ?...Si T fricote avec le vieux, alors nous sommes des coqs en pâte et c’est parfait » (161).

[12] l’Albert ne s’est jamais mis de gants ; et il n’y allait pas de main morte » (19).

[13] « des jupons qui semblaient mangés par des chiens, déchirés comme avec des dents. Il devait la battre avec une ceinture, et du côté de la boucle.- Non, il avait un nerf de bœuf » (18).

[14] T naît « deux ans après le gros incendie » (8) qui coûte la vie notamment à 2 petites jumelles, signe du scandale et de la vacuité des explications religieuses, des théodicées : « les neuf qui sont marqués sur la croix. Mais là il y a le nom d’une mère et de ses deux filles : deux jumelles. C’était des petites de toute beauté, il paraît » (11). Les noms ont beau être inscrits sur une croix : la mort de ces enfants est le signe de l’absence de Dieu et de la solitude des hommes face à l’aporie des causes.

 

[15] là où l’acte est rapidement épuisé par son récit, la « stratégie machiavélique » permet d’inscrire et d’analyser le mal dans sa durée, de montrer en quoi il n’est pas un accident exceptionnel de la vie d’un homme qui céderait à une pulsion, « agneau » devenu ponctuellement « loup » lors de la crise sacrificielle.

Les êtres sont des pantins qui cachent ce qu’ils sont et n’ont de courage que morts.

 

[17] « tu fouillerais, tu en trouverais des choses ! Tout le monde en a. Qui +, qui moins » (20).

[18] « Accusez-le de quelque chose de très grave si vous y tenez tellement à ces terres » (293).

[19] On moque d’entrée de jeu la bêtise de la veuve d’Albert, p.9, la saleté et la laideur d’une voisine jalousée : « elle n’a rien d’attirant. Même propre, et c’est rare, elle est comme un navet. Il y a au moins dix ans qu’elle n’a plus de dents » (38). « Zistonzestes » (73), histoires croustillantes touchent même les personnes présentes comme Thérèse : « ma tante disait : « Thérèse, c’est une brave fille. Il n’y a que les hommes. Ca, il ne faut pas lui en laisser à côté…si vous avez un ramoneur, ou n’importe quoi qui porte un pantalon, tenez-le loin, sans quoi c’est vite fait » (75).

 

 

[20] Mise en abîme du « theatrum mundi » ,comme dans le théâtre baroque (Hamlet, II,2  monologue de Sigismond dans La Vie est un songe de Calderon ou Illusion comique de Corneille), mais pour souligner que tout est artificiel et composé.

 

[21] « ce n’est pas la charité qu’on veut. On veut se servir dans ce que vous avez » (140).

[22] « ce sont vraiment des gens méritants » (139).

[23] Le relativisme de Th est donc relatif : ce n’est pas le chaos qui règne dans son esprit, dans son corps, dans son cœur, mais l’inversion volontaire de l’ordre.

[24] « tu fouillerais, tu en trouverais des choses ! Tout le monde en a. Qui +, qui moins » (20).

[25] Il rédige en 1952 une préface pour l’édition de la Pléiade des œuvres du philosophe florentin de la Renaissance

[26] Même quand Th monnaye ses services (« il fallait que je vive. Qui m’aurait fait vivre ? »), l’enjeu est, en se faisant respecter, de gérer les rapports de force à son avantage, de dominer : « les sous ne m’intéressaient pas outre mesure. On m’aurait donné des millions, je les aurais pris, mais l’intérêt n’aurait pas été les millions. Il aurait été dans la manière de me les faire donner » (306)

[27] « il fallait qu’il m’obéisse au doigt et à l’œil. Je ne pouvais craindre qu’une chose : c’est qu’il se prenne pour quelqu’un. C’est ce qu’il fallait lui enlever de la tête…Je voulais l’avoir bien en main » (300)

 

[28] « J’ai peut-être un peu d’autres outils, mais celui-là est très bon et il ne faut pas le jeter » (363)

[29] Chaque jour elle vient à sa niche, ferme les yeux au point qu’on la croit endormie, mais les rouvre suffisamment pour surveiller les passant, guettant Mme N, qu’elle a sélectionnée depuis son observatoire de la société châtillonnaise parce qu’elle diffère de la médiocrité triviale des autres dames du bourg : « celle-là, j’aimerais bien l’être. Oui, celle-là, je la voudrais toute…Elle lui donna l’âge et l’âme de faire tout ce qu’elle aurait aimé faire dans une vie sans grossesse, sans Firmin, sans pauvreté, sans père ni mère. Naître tout d’un coup dans la vie sur une route bordée de peupliers ».

[30] Elle retarde la rencontre pour faire faire à sa bienfaitrice l’expérience du remords

[31] Joues terreuses, blancheur d’endive privée de soleil dans sa cabane à lapins.

[32] F Farago compare Mme N à un « pélican débordant de générosité pour nourrir les affamés (3 en 1 Belin, p.236). Mme N fait porter chaque jour à Th, sans qu’elle le sache, de quoi se couvrir, mais éprouve un sentiment d’orgueil et de culpabilité(« tout le monde donne mal. On ne cherche qu’à se soulager soi-même. Qui a jamais donné pour sauver en plein…On l’entretient, on ne la sauve pas », p.328), sur lequel Th joue : « tu n’es pas encore prête à en donner suffisamment »

[33] « On ne soulage pas le vrai malheur avec de l’argent. Il y faut du cœur : je suis prête à en donner ».

[34] « Sans penser à mal », Th écarte ses jambes, faisant ressortir son ventre gros « comme un chaudron à cuire la pâtée des porcs », spectacle qui ramène Mme N à sa propre stérilité : elle se dit que si, jeune, elle avait eu le bonheur d’être dans cet état, elle aurait été entourée, alors que Th est dans la misère. Cela lui paraît d’une absolue injustice, qu’elle voudrait réparer pour sauver Th de la révolte : « la délivrance ne la délivrera de rien : elle aura une bouche de + à nourrir. Elle deviendra dure et haineuse parce qu’elle n’aura pas senti de vraie compassion. Que personne ne l’aura aimée » (330)

[35] « non, pas encore…Tu ne me parleras que quand je voudrai que tu me parles » (326) ; « soupire, soupire ! Si tu savais ce qui t’attend !... ».

[36] P.329

 

[37] Th compte sur la volonté de Mme N, vieillissante et partiellement ruinée, de rester à la hauteur de ce qu’elle a fait jusqu’alors : »ne serais-je bonne que comme chacun ? N’ai-je pas ma manière personnelle de l’être ? Ai-je perdu les forces qui me faisaient si différente du commun ? » (329).

[38] « Tromper la haine, c’était de l’eau de rose. Tromper l’avarice, c’était de l’eau de boudin. Tromper l’amour, d’un seul coup, je trompais tout. C’était ce qu’il y avait de mieux » (307)

[39] « Rien ne peut me combler. + on en met, + je suis vide » (318)

[40] « J’ai oublié Dieu sans m’en apercevoir » (186)

introduction à la lecture des Âmes fortes

Introduction à la lecture des Ames fortes  de Giono

 

I- Contexte biobibliographique et historique : pessimisme, héroïsme et affabulation.

          Fils d’un cordonnier autodidacte, petit-fils d’une figure légendaire d’anarchiste d’origine piémontaise[1], et d’une repasseuse provençale, maîtresse femme amoureuse de la musique, Giono est de milieu modeste : la mort de son père lors de ses 16 ans l’oblige à arrêter ses études en 1ère pour entrer dans la banque et continuer son apprentissage en autodidacte. Il lit Homère, Virgile, Diderot, Balzac, Stendhal, mais aussi Dante, Cervantès et Shakespeare. Il ne quittera cet emploi pour se consacrer entièrement à la littérature qu’en 1929, après le succès de Colline, 1er des trois volumes de la trilogie de Pan (Colline, Un de Beaumugnes, Regain, entre 1928 et 1930), qui le fait connaître comme un écrivain du Pays, de la terre, des forces et des mystères d’une Nature panthéiste, sacralisée et cosmique et qui lui permet d’acheter une maison où il mène une vie simple avec sa femme, sa fille, sa mère et le frère de sa mère, vieil ivrogne pour lequel sa mère aura toujours beaucoup de tendresse, comme dans la figure des AF. Dans ces récits à la fois réalistes et poétiques, où sont mis en avant le travail artisanal, la renaissance du vivant par l’action de l’homme et la fécondité féminine, la puissance naturelle, sacralisée, est un personnage à part entière. Le Chant du monde, hommage au fleuve (1934) et Que ma joie demeure, évangile contre la civilisation qui s’adonne à la guerre, montrent l’homme aux prises avec une Nature où il éprouve une joie panique, au sein d’une simplicité populaire et rurale. Dans ce roman, où Giono veut « comprendre si la générosité, sans Dieu, n’atteignait pas trop facilement et trop vite la démesure qui conduit à la catastrophe » (Entretiens avec Jean Amrouche), Bobi, une sorte de guide capable de conduire à la joie, réveille les âmes endormies et leur donne le goût de vivre pleinement. Il persuade les paysans de mettre leurs outils en commun, mais l’utopie s’écroule, et, aimé de deux femmes, dont l’une se tue, Bobi est foudroyé par l’orage. En 1952, Giono comparera la générosité dans ce roman et dans les AF.

La guerre de 1914-1918, à laquelle il a participé comme simple soldat, notamment à la bataille de Verdun, au chemin des Dames (1917) et sur le Kemmel (1918), ayant fait de lui un pacifiste militant (Refus d’obéissance, 1939), ces valeurs pacifistes et naturalistes débouchent, dans les années précédant la 2ème guerre mondiale sur une œuvre théorique exprimant le rejet de la civilisation industrielle et marchande  sur l’expression (Les vraies richesses et  le poids du ciel en 1936 ;, Lettre aux paysans en 1938 ; Refus d’obéissance en 1939) ainsi que sur la création, dans la ferme du Cantadour, d’une communauté de jeunes gens en révolte contre la modernité, inquiets de montée des fascismes et désireux de retrouver « vraies valeurs » au contact de la nature : « maintenant les champs se lèvent pour le combat du peuple de la vie contre la société des faiseurs de mort. Nous sommes une forêt en marche. Nous emportons lourdement avec nous nos délices et nos terreurs ; notre implacable férocité et la douceur de nos mains de feuilles. A toutes les grandes époques, quand il a fallu lutter contre les mauvaises forces, l’imagination paysanne a à chaque fois inventé une forêt en marche » (Les vraies richesses). Cette utopie rousseauiste, qui condamne la civilisation de la machine, fait l’éloge d’une société agraire autarcique, oppose la pureté rurale au dévoiement urbain, vaut à Giono d’être emprisonné deux fois : en septembre 1939 à la caserne de Digne pour antimilitarisme ; en 1944 pour collaborationnisme, Deux cavaliers et l’orage ayant été publié, en 1943, dans La Gerbe et à la N.R.F de Drieu de la Rochelle.  Les engagements de Giono et son œuvre ont été perçus comme des préfigurations et des soutiens au régime de Vichy et à son idéologie du « retour à la terre qui ne ment pas », de la « mère nature ». Cela relève du contresens : l’amoralisme foncier de la Nature, dans AF, prouve combien Giono se situe aux antipodes de l’idéologie française d’extrême droite. Il recueille par ailleurs un compositeur polonais, Meyerovitz, qu’il va chercher après son arrestation comme étranger. Cette mise au ban radicalise un bouleversement déjà engagé dans l’écriture de Giono, dont l’œuvre prend alors deux directions : d’un côté le stendhalien « cycle du hussard », où Giono veut « réinventer le XIXème siècle pour mieux faire ressortir les tares du XXème siècle »[2] ; de l’autre les « chroniques », « centrées sur l’histoire familière d’un pays » et dont la thématique commune est le mal : Un roi sans divertissement (1946)[3], Noé (1948), Les Âmes fortes (e décebre 1948 à août 1949, Les Grands chemins (1951), Le Moulin de Pologne (1953), Ennemonde(1958), L’Iris de Suze (1970), qui devait initialement s’intituler L’invention du zéro, néant à couleur d’absolu vers lequel tendent les personnages..

 

ó Amertume profonde teinte œuvre de Giono, + sombre, + pessimiste malgré sens de farce+ admiration pour puissance de vie dégagée par caractères héroïques, qui savent résister, par leur puissance de création et d’affabulation, par ressources d’imagination + de parole, aux puissances de destruction et à la pente suicidaire que tout homme porte en lui.

 

II- L’art gionien de la chronique : un art au service de l’ambiguïté du mal

 1-La conception gionienne de la chronique

a/ Des « détails de l’histoire générale » au fait divers extraordinaire

è   Quand Robert Ricatte lui demande pourquoi il a regroupé un certain nombre de ses romans sous le titre générique de Chroniques romanesques ,Giono répond en 1966 qu’ « il y avait dans ces romans une sorte d’histoire du siècle dans lequel les drames se passaient. C’était par conséquent une sorte de chronique de ces moments là ». Cependant il n’entendait pas écrire l’histoire ni même des romans historiques. Quand le critique lui demande de préciser, il prend le Littré et lit la 1ère définition : « annales selon l’ordre du temps, par opposition à l’histoire où les faits sont étudiés dans leurs causes et dans leurs suites », et il ajoute : « détails d’une histoire générale –comme Froissart- quand on ne prend pas la peine d’écrire une histoire générale ». Ce qui intéresse Giono, dans la chronique, c’est donc l’absence de synthèse, l’opacité du réel, l’inscription du récit dans une époque par des détails, qui glisse vers anecdote, l’observation, le privé : « la chronique, les chroniques : ce qui se débite de petites nouvelles courantes, continue-t-il à lire dans le Littré, qui cite la Satire X de Boileau : «Ces histoires de morts lamentables, tragiques,/ Dont Paris tous les ans peut grossir ses chroniques ».

è   Nous en sommes donc aux faits divers : Giono est un grand lecteur des Causes célèbres et des Mémoires de Vidocq, bagnard devenu commissaire de police. « Par-dessous les événements publics, les hommes mènent leur vie de tous les jours, où les débats + ou – violents de la mort, du vol, des passions créent une histoire privée de la société, que la mémoire des groupes enregistre », commente Ricatte qui renvoie à la préface de 1962 : il s’agit de donner au « Sud imaginaire » que Giono a créé, « à cette invention géographique sa charpente de faits divers (tout aussi imaginaires) ». Car ces faits divers extraordinaires révèlent l’âme humaine, les mentalités. Ils éclairent des caractères singuliers, parfois inquiétants ou monstrueux. Giono présente des « âmes fortes », des êtres d’exception, habités de passions fortes et capables de se reconnaître dans leurs ennemis.

 

b) « l’histoire familière d’un pays »

Dans une lettre à Gallimard (02-01-1948), Giono définit ses Chroniques comme « des romans qui, sans être précisément des suites, sont centrés sur l’histoire familière d’un pays ». Une chronique romanesque élabore donc pour lui un espace-temps qui lie matériau historique et élaboration romanesque imaginaire. Ainsi, dans AF, c’est tout un pan de l’histoire du XIXème siècle qui nous devient familier, l’époque des auberges relais, des diligences, des maréchaux-ferrants, toute une civilisation qui est en train de disparaître au moment où les très vieilles récitantes participent à la veillée funèbre. La fiction se dresse à partir de la peinture d’une époque, dont elle devient la chronique, où elle puise son enracinement social, géographique, politique : la Drôme montagnarde des AF servira de cadre âpre au roman des « âmes noires », où on a affaire à une chronique villageoise : Clostre la bien nommée et sa forge ; les deux Châtillon de Th et du Contre ; le chantier du village nègre de Rampal.

 

c)      Une parole conteuse

Enfin ces « Chroniques se veulent des contes. Pour les AF, les faits sont rapportés par deux voix alternées, sans qu’aucun point de vue, transcendant, puisse être dégagé. La vivacité de la langue orale et des récits contés par des « familiers d’un pays » n’offre donc pas seulement au réalisme de l’histoire et de l’observation sociale un souffle romanesque hors du commun. Ce drame du Mal prend vie grâce à une langue populaire, imagée et pourtant claire, acérée. Tout vise à donner une dimension frappante, dramatique, émouvante, aux paroles ancrées dans une langue réaliste. Le début « in medias res » des AF crée par exemple un effet brutal d’immersion dans le dialogue : qui parle et à qui ? L’attention est dès lors portée sur le côté prosaïque de l’échange, partant sur le collectif villageois, l’ancestral d’une veillée mortuaire. Ces voix féminines racontent la mémoire d’un village vers la fin du XIXème siècle, articulant passé et présent. Ce gynécée renoue avec ce qui a caractérisé les 1ères œuvres de Giono (La Naissance de l’Odyssée), qui dit avoir lu l’Iliade « au milieu des blés purs » : l’influence de la littérature antique. En effet, on peut voir avec le personnage du « Contre » une réutilisation du chœur de la tragédie grecque, déjà présent dans Le Grand troupeau (1931), où les campagnardes pleurent également un défunt. Giono déploie ainsi tous les possibles du genre romanesque, campant la morale dans le dialogue des gens du peuple, déployant la force du récit oral pour hisser des humbles à la hauteur de la fable noire. Son art romanesque se dissimule pour donner toute sa mesure à la virtuosité. Le roman de Giono s’adresse ainsi à tous[4] et radicalise les techniques les + élémentaires du récit, pour suspendre le sens, la morale en jouant du « suspense », pour retenir et surprendre l’attention du lecteur

 

2-Les âmes fortes : une forme sens (1), l’organisation temporelle du roman

 

3-Les âmes fortes : une forme sens (2), les contours d’un « pays »

 

4-Une forme sens (3) : dialogisme et indécidabilité

 

III- Genèse  et titres des Âmes fortes

 1-Genèse

-> Une panne romanesque lors de la rédaction du cycle du Hussard sur le toitet la nécessité de subvenir aux besoins des siens en écrivant une série de contes pour l’Amérique conduisent Giono à rédiger, pour le recueil de nouvelles de Faust au village,, une nouvelle d’une vingtaine de pages : La Veillée ,que Giono pensait intégrer à un ensemble d’oeuvres brèves, sous le titre La Chose naturelle ou rien dans les mains.

-> Cette nouvelle devient un roman, à la surprise du romancier lui-même, qui se laisse surprendre par la tournure des événements et le surgissement des caractères. Cf entretien avec R. Ricatte d’août 1955 : « J’en étais là, je croyais mon livre presque terminé, j’ai pris le train pour Marseille. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais les secousses, le rythme du train, ça fertilise l’imagination…Parmi ces femmes qui bavardaient à la veillée, il devait bien y en avoir une qui racontait sa vie. L’histoire de cette femme…Alors je me suis dit : »ton roman, il n’est pas fini. Il est à peine commencé ». J’ai recommencé, comme ça, sans savoir où j’allais. J’ai fait parler la femme, et puis une autre qui racontait la même histoire, mais toute différente. Peu à peu Madame Numance s’est glissée dans l’histoire je ne sais comment ».

-> 2ème tournant de l’écriture correspond au moment où Giono décide de faire de Thérèse « la grande criminelle », en contradiction avec le portrait d’amoureuse passionnée de Madame Numance tracé par l’autre voix du récit. Giono gomme alors la férocité placée un temps chez Madame Numance (qui tue un chaton avec la pointe de son ombrelle) pour la concentrer sur Thérèse, qui offre +sieurs visages, selon les points de vue. Le principe de composition se découvre alors tout à coup : celui de la vérité plurielle cf R Ricatte : « le ciel romanesque n’a + un seul centre de gravitation, mais +sieurs ! C’est, dans l’ordre du récit, une révolution copernicienne »

ó Logique de la surprise, du surgissement, du dévoilement : le choix du titre définitif suit la même loi.

 

2- Titres

-> 1er titre, neutre, désigne seulement unité de temps et de lieu qui sert de cadre au récit et lui confère une certaine densité : La Veilléeó tradition du Décaméron de Boccace, de L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, où une situation donnée contraint les personnages à tuer le temps en échangeant des histoires.

 

-> La Chose naturelle semble vouloir nommer l’innommable : le mal. Celui-ci serait immanent, c.à.d. inscrit ici-bas, dans la nature des choses, ne dépendant d’aucun dieu, d’aucune force supérieure, d’aucune transcendance. Nécessité de la nature, le mal ne serait même pas « le mal », encore moins « le Mal », seulement « la » chose naturelle, banale, quotidienne, inscrite dans chaque vie et chaque lieu explorés dans les chroniques gioniennes. Ce 1er titre correspond au projet de départ de Giono : mettre l’accent sur l’universalité, la banalité du mal quotidien, entre familles et membres d’un village veillant un mort. Il renvoie aussi à la lecture de Hobbes par Giono : « et toujours revenir à Hobbes : l’homme est naturellement mauvais.

·        ó Les êtres masquent mal leur vraie nature : sous l’apparence sociale, la bête se révèle. Madame Numance, Firmin et Thérèse ont des regards de loups, rappel de l’adage de Plaute (« homo homini lupus ») ou apanage des êtres d’exception. Firmin est successivement comparé à un moineau, à un chien (302, 150 et 159) et à une tique (135). Thérès)e est un furet. Les 3 personnages sont hématophiles. Dans cette société sans vraie justice, seule compte la force pour se faire respecter de la ménagerie humaine (188). Les agneaux sont féroces dans le don

 

-> La chose naturelle ou rien dans les mains (manuscrit) : néant du désir et néant du savoir

-  vide existentiel, néant de passion + désir qui menace d’emporter être humain dans pulsion autodestructrice ó thèmes de l’ennui, du divertissement, notamment dans Un roi sans divertissement, où, confronté à la blancheur de la neige, à l’effacement du paysage durant les longs mois d’hiver dans la montagne, l’énigmatique M.V. répond à ce vide par la cruauté. Maculer le blanc par du sang répandu, le sang des victimes, permet de se « divertir », de détourner de ce rien menaçant. Ce roman peut aussi se lire comme une métaphore de l’écriture romanesque comme « divertissement », moyen de survie, art de laisser des traces sur la blancheur de la page, sauvetage de notre attirance pour les gouffres où nous entraîne l’ennui grâce aux puissances de l’imagination créatrice. Réécriture dans un sens matérialiste et athée de la formule de Pascal : « Un roi sans divertissement est un roi plein de misère ». Le salut n’est + dans le pari sur l’existence de Dieu : l’homme doit inventer les conditions de son propre sauvetage avec les moyens du bord…Au contact du mort déjà raide dans la chambre à côté, le chœur des veilleuses des AF bavardent, parlent, inventent, mentent : elles affirment, au bord du néant, leur humanité – leur vitalité concentrée dans leur verbe.

 

- Vérité qui se dérobe : au terme du roman, après avoir entendu ces voix discordantes et ces récits contradictoires, le lecteur ne possède rien d’assuré et de tangible. Il est renvoyé, s’il veut tenir en main qqch, à sa propre faculté d’affabulation.

 

-> L’âme forte : Thérèse, engagée dans un plan résolu de captation de biens, d’amour, d’être, de vampirisation de Madame Numance). Résonne alors « l’esprit fort » des libertins athées, le souvenir de Machiavel, que Giono est en train de relire et d’annoter au moment où il s’attelle à son roman, l’écho aussi de l’homme fort, supérieur, du vainqueur qui va au bout de ses désir dans la vulgate nietzschéenne. Comme le dit Thérèse elle-même : « je n’étais même pas méchante » (316). Elle est au-delà de la simple malveillance, orgueilleuse, dominatrice, avec une volonté de puissance hors du commun. Giono donne une trempe à son héroïne, en référence aux Réflexions et maximes de Vauvenargues, moraliste du XVIIIème siècle : « ce qui constitue ordinairement une âme forte, c’est qu’elle est dominée par quelque passion altière et courageuse à laquelle toutes les autres, quoique vives, soient subordonnées (, n° 588).  » Au cœur de Thérèse réside une insatiable passion d’orgueil, qui la fait s’aimer elle-même et jouir de sa propre existence au détriment des autres. Noter que chez Giono, cette passion dominante a le pouvoir de remplacer la réalité, de faire vivre sur un plan supérieur, celui de l’imaginaire qui est, face au vide et à l’ennui offerts par la pauvre « réalité », le Réel. cf P 349-350 « T était une âme forte. Elle ne tirait pas sa force de la vertu : la raison ne lui servait de rien ; elle ne savait même pas ce que c’était ; clairvoyante, elle l’était, mais pour le rêve ; pas pour la réalité. Ce qui était la force de son âme c’est qu’elle avait, une fois pour toutes, trouvé une marche à suivre. Séduite par une passion, elle avait fait des plans si larges qu’ils occupaient tout l’espace de la réalité. Elle pouvait se tenir dans ses plans quelle que soit la passion commandante ; et même sans passion du tout. La vérité ne comptait pas. Rien ne comptait que d’être la + forte et de jouir de la libre pratique de la souveraineté. Etre terre à terre était pour elle une aventure + riche que l’aventure céleste pour d’autres. Elle se satisfaisait d’illusions comme un héros. Il n’y avait pas de défaite possible. C’est pourquoi elle avait le teint clair, les traits reposés, la chair glaciale mais joyeuse, le sommeil profond ». ó Th = âme forte car maîtresse dans l’art de déployer la force qu’elle exerce elle-même en tant qu’œuvre. Pratique dépouillement, sacrifice de l’argent pour peaufiner l’artifice qu’elle construit en se prenant elle-même comme matière 1ère et chantier de son œuvre. Thérèse est portée par un désir d’être dévorant, violent et cruel. En décrivant une fille du peuple, avec pout passion centrale l’orgueil, Giono met en elle le moteur de l’héroïsme, vertu aristocratique par excellente, consciente de sa caste et de sa supériorité sur le commun des mortels. L’âme forte dépasse les autres, car elle se propulse à un autre degré de réalité : « Thérèse était une âme forte […] clairvoyante elle l’était, mais pour le rêve ; pas pour la réalité » (349-350)

 

-> Les âmes fortes : pluriel inclut d’autres personnages comme les Numance, dont la générosité démesurée est une manifestation paradoxale de leur puissance d’exister, concentrée dans une seule et grandiose passion. La grande originalité du roman réside en ce couple dont Giono a décidé de faire des âmes fortes : on n’est pas seulement dominateur et maître de soi dans le Mal ; on peut aussi être sublime dans le sacrifice : « quelle arme terrible, dit Mme N ! J’ai presque honte de m’en servir.- De quoi veux-tu parler ? Du plaisir de donner ».- Ah ! c’est une arme de roi » ; »ce que je peux avoir l’âme basse quand il s’agit de donner » (260). Mme N atteint une générosité aussi pure que le Mal suprême de Th. Th et Mme N se disjoignent de tout profit matériel : quand l’une donne pour donner, l’autre fait le Mal pour le Mal. Mme N tranche avec ces petits bourgeois qui font la charité à Th pour se donner bonne conscience, sans logique, sans âme. Elle se dérobe, intacte et magnifique dans sa noblesse d’âme : »qui aurait encaissé une avanie comme ça sans rien dire ? » (101), se demande T quand elle voit Mme N ne pas céder à la vengeance face à Me Carluque. Le Contre la définit comme altière, désintéressée : « Elle allait bien + loin que ce point là et, au lieu d’être bête comme on disait : « mon Dieu, qu’il y ait une femme comme ça sur la terre ! Mais ce n’est pas possible ! Ce que j’aimerais être cette femme-là, moi ! » (145). L’existence des Numance se consume en dons, générosité qui est aussi une entreprise résolue de possession de l’autre. Ces âmes fortes accèdent à une intensité de vie, dans laquelle se dévoile une vérité de l’existence : le travail obscur des forces, des pulsions et des passions universelles. Chez ces personnages, une réponse a été trouvée à la terreur d’exister, de se confronter au néant et à l’absurdité de l’existence : faire passionnément et absolument le mal ou le bien (l’un n’est que l’envers de l’autre) est une réponse à cet ennui qui fait le fond de la condition humaine cf note du 24-01-1949, dans le carnet de Giono : « s’il n’y avait pas de mal la vie ne voudrait rien dire. Il faut s’arranger pour que la vie ne soit pas trop terrifiante ».

è   Cette héroïsation à deux têtes fait la complexité du roman, son ambiguïté au point que les N sont les seuls qui surprennent les plans de Th et F : »Les Nu combinaient […] Il y avait même chez les N une férocité à laquelle F était loin de s’attendre » (152) On n’a pas un couple de bigots dupés, pratiquant la molle charité, mais deux amoureux sincères qui choisissent la générosité avec les mêmes convictions et force que Th, qui cherche la domination sur autrui. En face des combinaisons diaboliques se dressent les étranges combinaisons de la générosité. Au sublime dans le Mal répond le sublime dans le Bien, au point que Mme N aussi atteint la démesure : « à chaque instant elle avait l’occasion de donner en surplus de faire verser la mesure, elle é »tait comme une mère qui force son enfant à manger » (183).

è   Du coup Th est privée de sa victoire. Les N ne sont pas dupes, vont jusqu’au bout du sublime du sacrifice et retirent à Th le triomphe, ce qui la plonge dans une crise de rage face à l’impuissance à réduire ses + belles cibles : »j’étais loin de me douter qu’à la fin elle m’échapperait » (332).

è    

 

Epigraphe shakespearien

« Servant –Oh ! (The winter’s tale)” : en anglais, un “conte d’hiver” est un récit légendaire que les veilleurs se rapportent alors que la saison hivernale interdit les ravaux extérieurs et oblige au refuge autour de la cheminée. Les histoires récitées ont pour fonction d’accompagner l’attente du renouveau et mettent l’accent sur le cycle des saisons

 

ó le roman s’achève avec l’arrivée d’une nouvelle aube ouvrant un jour neigeux et venteux. Par ailleurs le roman ménage +sieurs allusions à la période à laquelle les commères sont censées se réunir : le pauvre Albert a tué ses cochons et préparé ses caillettes en prévision d’un hiver rigoureux ; Thérèse insiste sur la prodigalité de la nature au printemps. La mort est donc une étape nécessaire au renouvellement de la vie : nulle fécondité ne saurait surgir sans cette redistribution des énergies élémentaires que constitue la mort.

 

      Un paganisme épicurien sous-tend le roman : les atomes, après avoir été séparés durant le phase analytique que constitue la mort, la dissolution des organismes, se recomposent et donnent naissance, grâce à cette synthèse, à de nouvelles formes cf Giono, « aux sources mêmes de l’espérance », 1937 : « croyez-vous que la nature, reine de l’équilibre, serait tant dépensière si la mort é »tait vraiment une destruction ? Elle est un passage. Elle est une force de transformation, comme la force qui hausse, abaisse et balance les vagues de la mer ». La mort n’a donc rien de pathétique. Sauf pour celle qui « boit du caf » et fait la dégoûtée, il n’y a guère de raison d’entourer la mort de cérémonie particulière, de vouloir exclure de la vie le spectacle de la mort, d’expurger la représentation artistique des corps

 

 

Le récit, forme-sens

La forme du récit, porté par le concert des voix des veilleuses, permet de faire surgir le mal, révélé dans ses formes trompeuses et séduisantes.

 

 

Le texte va mettre en scène la confrontation entre des versions contradictoires des mêmes événements. La vérité est l’objet de transactions : on ne l’atteint, partiellement, qu’au bout d’un débat opposant les points de vue.

 

Ce dialogisme favorise un examen critique des us et coutumes habituellement respectés par la société. Dès la p.27, par exemple, une des veilleuses, qu’on tend à identifier à Thérèse pour sa liberté d’opinion et son horreur des conventions, présente la veillée funèbre et les rituels qui entourent la mort comme de simples « habitudes », « une affaire de convenance ». En suggérant qu’on enterre rapidement les cadavres, sans cérémonie, comme on le ferait de celui d’un chien, le personnage ébranle l’édifice de la civilisation humaine. Ce propos anarchiste atteste qu’il n’est aucune valeur, aucune croyance susceptible de résister à un examen critique des préjugés. Ce cynisme à la Diogène s’attaque aux tabous fondateurs de la société humaine.

 

L’irrespect des commères à l’égard du corps gisant dans la pièce voisine se manifeste ensuite dans un appétit insatiable qui les conduit à dévorer les caillettes. L’atmosphère, loin d’être compassée, religieuse ou élégiaque, est farcesque.

 

 

L’esthétisation romanesque du Mal

 

La construction complexe du roman, à empilement ne s’exhibe pas d’entrée de jeu, mais se dissimule pour mieux réserver toute son ampleur à la révélation du Mal.

è   On part du rien, du « oh » emprunté au Conte d’hiver de Shakespeare, du terre à terre, pour élever l’histoire au romanesque le + envoûtant. On entre peu à peu dans une perspective maléfique qui était comme écrasée au départ dans les détails quotidiens. La complexité, non affichée, fait passer le lecteur de la peinture d’une petite société mesquine – la banalité du mal quotidien- à une véritable fable maléfique. Le sol se dérobe toujours + sous nos pas. Est-on enfin arrivé au comble de l’horreur ? Giono affûte sa surenchère narrative, propulse le mal à un niveau inédit, brutal, crée un effet de répulsion en même temps que de fascination. Par strates on passe de la banalité du Mal au sublime dans le Mal. T devient une figure presque mythique, fantastique, magnifiée.

è   Le mal banal relève de la chronique, le maléfice sublime répond d’un romanesque magique et poétique. A partir du concret, une force fantastique émane du récit progressivement. Ainsi par exemple la thématique de l’agneau et du loup, reprise souvent dans le texte (152, 113) élève les manigances de Th à l’imaginaire sanglant du sacrifice : « maintenant, mes petits agneaux, vous allez voir ». La langue de Giono participe de cet effet, à la frontière entre oralité et fantastique : »si je te prenais dans mes pattes, tu ne tarderais pas à crier comme un goret » (314).  Une 1ère strate de cette langue imagée populaire lui confère une valeur réaliste : reproduire le langage des gens du peuple ; mais la violence du bestiaire et de l’imaginaire transforme l’homme en animal. De paysanne, Th devient cantatrice, magicienne, portée par une cruauté sublime, hors du commun.

è   Le sublime, ce qui « dépasse les limites », provoque la fascination et caractérise l’action du héros. Le maléfice ne reste alors pas au niveau de la médiocrité du commun, mais propulse le réel dans des dimensions surnaturelles. Thérèse emprunte à la sorcière, tant elle refuse tout sentiment, tout instinct convenu, comme la maternité, qu’elle décide de jouer. La fin du roman lui offre une puissance toute virile, puisqu’elle y bat F au point de lui ouvrir le ventre. Son art de comédienne lui confère le pouvoir de changer d’apparence : »je me disais : pourvu que tu n’aies pas la grossesse fleurie ! Mais quelque temps après, je fus rassurée sur ce sujet. Le ciel me bénissait, je n’étais pas malade, j’avais toute ma tête, mon état me donnait +tôt un peu + de santé qu’avant (notamment pour les rêves) mais j’avais un masque magnifique. J’avais perdu mes joues pleines ! tout mon visage pointu et blanc comme un navet pouvait tenir dans le creux de la main et mes yeux étaient devenus immenses. Je pouvais y faire flotter quantité de choses tristes » (322).  Th en vient à un tel degré de contrôle de soi que c’est comme si son esprit malin parvenait à modifier son corps. Alors que la nature implique qu’une femme grossisse, devienne + pleine lorsqu’elle attend un enfant, Th pâlit, son visage s’efface et maigrit, lui permettant ainsi d’apitoyer les bourgeois : »aucun bourgeois ne résistera à ça » (322). T rêve, s’évade de la réalité, crée un monde mythifié.

è   L’esthétisation de son machiavélisme lui fait ainsi acquérir des pouvoirs de sorcière. Elle manie son corps comme un objet : »j’étais servie par la nature » (308). Lorsqu’elle parle, elle anime le monde comme un bestiaire imaginaire et s’identifie à un furet assoiffé de sang p.316-317. La comparaison avec le furet devient peu à peu une métaphore qui contamine le réel d’une poésie maléfique, qui nous fascine et nous rebute. D’abord comparée à l’animal, l’héroïne le devient, comme ces esprits malins qui prennent différentes formes pour apparaître. On pense à Circé ou à d’autres magiciennes qui transforment les hommes en bêtes. La langue magnifie alors l’abjection : Th croit à ses images, qui ensorcellent son esprit et galvanise son désir de faire le Mal, son sadisme. L’héroïne gionienne ne fait pas des discours sur la passion comme la Merteuil, mais l’auteur porte son héroïne à un souffle sublime à travers la puissance magique des images qu’elle utilise pour peindre sa réalité. Il ne dit pas seulement qu’elle est une criminelle : elle se révèle une « âme forte », capable de rivaliser avec de grands mythes et de défier toutes les peurs et superstitions populaires.

è   L’âme forte dépasse les autres, car elle se propulse à un autre degré de réalité : « Thérèse était une âme forte […] clairvoyante elle l’était, mais pour le rêve ; pas pour la réalité » (349-350). Thérèse est mauvaise jusqu’au sublime, jusqu’à défier les lois du réel pour entrer dans l’antre de la magie noire et de ses rêves, de sa démesure.

è   Le sublime la porte à défier l’enfer, la prétendue justice divine, à laquelle elle ne croit pas : « si c’est l’enfer, le rôtirai. Et je donnerai faim à tout le monde. […] Les péchés qu’on ne commet pas sont affreux ; ceux qu’on commet :0, poussière […] Si vous n’en avez pas profité, c’est que vous êtes bête » (290-291). Cela fait d’elle un personnage luciférien, un diable sans peur ni reproche. Elle ne croit pas à l’âme et fait profession d’athéisme.

è   En face de ce sublime inédit du Mal, Giono ne dispose pas une Tourvel. Il ne met ni Dieu ni religion. Son coup de génie est de créer le couple Numance qui fait s’arc-bouter deux sublimes : le Mal absolu échoue en regard d’une générosité pure, de l’amour partagé d’un homme et d’une femme qui résistent au Mal parce qu’ils ne sont pas des médiocres. Thérèse n’a pas prise sur la grandeur d’âme de Madame Numance.

 

Le sublime dans le sacrifice : le couple Numance

è   Pour dialectiser le Mal, Giono choisit de ne pas faire des Numance des victimes. C’est un couple fort dans l’amour (« tellement ils s’aiment », 147), la générosité, le sacrifice : ils ont une volonté et on ne peut pas les dominer comme des médiocres cf « nous sommes d’accord depuis le début et absolument sur tout : sans un regret, sans un soupir, sans une larme » (250-251). Beaux et amoureux, ils rivalisent avec le couple des diaboliques : « ils s’étaient trouvés. Et quand je dis la bonté sur terre c’est qu’il n’y a pas d’autres mots. C’étais inscrit sur son visage » (145). Ils rayonnent de bonheur et de complicité.

è   Cette héroïsation à deux têtes fait la complexité du roman, son ambiguïté au point que les N sont les seuls qui surprennent les plans de Th et F : »Les Nu combinaient […] Il y avait même chez les N une férocité à laquelle F était loin de s’attendre » (152) On n’a pas un couple de bigots dupés, pratiquant la molle charité, mais deux amoureux sincères qui choisissent la générosités avec les mêmes convictions et force que Th, qui cherche la domination sur autrui. En face des combinaisons diaboliques se dressent les étranges combinaisons de la générosité. Au sublime dans le Mal répond le sublime dans le Bien, au point que Mme N aussi atteint la démesure : « à chaque instant elle avait l’occasion de donner en surplus de faire verser la mesure, elle é »tait comme une mère qui force son enfant à manger » (183).

è   Du coup Th est privée de sa victoire. Les N ne sont pas dupes, vont jusqu’au bout du sublime du sacrifice et retirent à Th le triomphe, ce qui la plonge dans une crise de rage face à l’impuissance à réduire ses + belles cibles : »j’étais loin de me douter qu’à la fin elle m’échapperait » (332).

è   La fuite de Mme N n’est donc pas un échec, comme celle de Tourvel dans Les Liaisons dangereuses de Laclos : c’est sa victoire qui réduit à néant le pouvoir du fort. Elle se dérobe, intacte et magnifique dans sa noblesse d’âme : »qui aurait encaissé une avanie comme ça sans rien dire ? » (101), se demande T quand elle voit Mme N ne pas céder à la vengeance face à Me Carluque. Le Contre la définit comme altière, désintéressée : « Elle allait bien + loin que ce point là et, au lieu d’être bête comme on disait : « mon Dieu, qu’il y ait une femme comme ça sur la terre ! Mais ce n’est pas possible ! Ce que j’aimerais être cette femme-là, moi ! » (145).

è   Le rire énigmatique de Sylvie Numance lors de la scène avec l’huissier de Valence (91) est un rire d’indifférence, de supériorité sur les circonstances matérielles, l’écho et l’inverse du rire machiavélique de Th.

è   En regard T reste une calculatrice n’ayant prise que sur les médiocres, les vils idiots qui croient à son jeu. Mme N reste nimbée de mystère avec ses yeux de loup (90, 95) qui symbolisent  l’intelligence, la beauté, la clairvoyance. Ces yeux changent la proie en rivale de Th : Mme N, « la bonté sur terre, jolie comme un cœur » (145), n’est pas un « agneau », une victime. Elle lui résiste en opposant sa générosité, don pur, à tous les calculs, disant : » j’ai ce que je donne » (147), maîtresse d’elle-même et non dupe :: « il ne faudrait pas non + prendre Mme N pour in imbécile. Cette ruine, ils l’ont prévue » (150). Elle veut le don, s’accomplit dans sa morale, trouve ce « plein » de l’être, une grandeur authentique à laquelle Th n’accèdera jamais. Face à la droite et fière Mme N, Th se révèle comme un vide

 

Les points de vue et leur contradiction

En offrant des mêmes événements +sieurs versions contradictoires, Giono démontre l’importance du point de vue et entretient une forme de relativisme. Le récit est en effet dévolu tantôt à Thérèse, tantôt à la voix du « contre », qui a recueilli la version collective des mêmes événements, désormais entrés dans la légende du pays. Or le dialogisme du récit, assuré par les seules voix des personnages, interdit de trancher en faveur de l’une ou l’autre des versions : il n’y a pas d’incarnation du savoir qui nous permettrait de démêler le vrai du faux ; aucune position de surplomb n’est adoptée. Le lecteur est ainsi invité à faire lui-même le choix, à moins qu’il ne désire laisser coexister ces visions hétérogènes.

Cette technique narrative nous permet de comprendre comment, à partir d’un même événement, des interprétations divergentes peuvent naître.

Elle suggère aussi que notre perception des événements est fortement prédéterminée par des catégories stéréotypées : parce qu’il affectionne les contes moraux, le lecteur interprétera les relations entre Thérèse et les Numance en fonction du schéma de la bienfaisance récompensant la vertu malheureuse. Dans cette perspective, défendue par la voie du contre, Thérèse ne peut être qu’une innocente en butte à la malignité et à l’ingratitude d’un époux calculateur, corrupteur et cruel… La spoliation des Numance, loin d’être ourdie par Thérèse, serait manigancée à son insu par son mari cupide. De même le rapt de Thérèse par Firmin est fortement inspirée d’un topos romanesque : celui des amours contrariées, que le sort parvient à faire s’épanouir. Pourtant la version qu’on offre Thérèse est moins chevaleresque. De même, le refuge des deux amants en fuite à l’auberge est dépeint tantôt avec candeur par Thérèse, tantôt comme servant de décor à une scène de beuverie et de dépravation, dans la version du contre.

 

La force de ce procédé est aussi de nous interdire d’assigner à chaque fragment du récit un objectif moral particulier : Thérèse ne cherche pas à jouer les beaux rôles ; le contre ne trace pas systématiquement un portrait maléfique ou défavorable de Thérèse. Certes, il ressort des anecdotes colportées par la rumeur publique que Thérèse ne fut ni une jeune fille pudique et prude, ni un parangon de vertu. Cependant elle peut jouer à +sieurs reprises le rôle de victime : des mensonges et des infidélités de Firmin ; de l’inconséquence d’une bienfaitrice qui lui fait jouer inopportunément le rôle de fille adoptive…Or c’est contre cette représentation d’elle-même comme victime que Thérèse semble décidée à s’insurger avec constance. Sa propre version des faits est loin de la présenter sous un jour flatteur : responsable de la mort de son mari, observatrice impitoyable de la folle passion qu’elle aurait suscitée dans le cœur de Mme Numance, Thérèse aurait mené avec persévérance une vie vouée à la conquête de son autonomie. Sachant avec quelle puissance la comédie des sentiments peut gouverner le monde social, elle aurait sciemment joué avec les sentiments d’autrui, alors même qu’elle serait demeurée indifférente, inaccessible à aucun affect. Elle aurait trouvé dans la haine de quoi feindre l’amour. Son unique motivation aurait été de refuser toute posture passive, de vouloir conserver coûte que coûte la maîtrise de la situation. L’important est pour elle de ne pas déchoir à ses propres yeux. L’héroïne substitue l’estime de soi à toute considération sur les motivations qui lui dictent ses actes. Suprêmement orgueilleuse, elle se place au-delà des catégories morales.

 

Le dynamisme d’un roman d’apprentissage

Par-delà sa division en points de vue contradictoires, le roman recourt au modèle du roman d’initiation : le lecteur est invité à suivre les aventures d’une jeune femme d’extraction pauvre, depuis l’instant où elle quitte sa famille pour rentrer au service d’autrui jusqu’à la conquête finale de son indépendance.

Cette fragile position sociale initiale permet au romancier de déployer un regard critique sur les dessous de la société : le monde sera décrit depuis ses coulisses, conformément au topos de l’arrière du décor.

De fait le personnage, si tant est qu’il eût au départ des illusions, va rapidement les perdre.

Or ce savoir qu’elle conquiert, malgré sa violence et sa radicalité, suscite chez Thérèse un réel plaisir : sans être effarouchée par ce qu’elle découvre, elle paraît avide de poursuivre son éducation. Même le récit du meurtre de Firmin paraît dicté par un indéniable plaisir du récit, loin de tout remord, comme si la narratrice Thérèse se réjouissant d’accompagner le personnage qu’elle a été dans ce suprême effort pour conquérir sa liberté.

 

« Persister dans son être » : le « caractère » et son obstination

« J’imitais tous les sentiments sans rien sentir. Et même, j’utilisais ces imitations, instinctivement quand elles étaient nécessaires. Quel bonheur ! Personne ne pouvait être mon maître » (p.306). L’exaltation de la narratrice témoigne de la plénitude soudain atteinte par le personnage, passé maître dans l’art de feindre et qui n’offre + aucune prise au monde extérieur : personne ne peut la deviner, percer le secret de ses attitudes. Elle a acquis une totale maîtrise dans l’affectation des émotions et peut constamment donner le change. Cette métaphore cinégétique et théâtrale dit bien qu’elle est désormais celle qui maîtrise parfaitement les échanges, impose les transactions. Pour en arriver là, elle a d’abord observé, décelé dans une attitude sa singularité, sa valeur particulière : elle a ainsi pu contempler avec sagacité les gestes de Mme Numance, écouter les intonations de sa voix, contrefaire ses mimiques. Elle a opéré une véritable lecture de la société, avant de décider de s’en rendre maître. Elle a opéré un décryptage du monde pour mieux y conquérir sa souveraineté. Le récit des AF est d’abord un portrait de Thérèse en majesté Un caractère se dessine, avec sa ténacité, sa volonté, sa tension, son obstination à être à tout prix, par-delà le bien et le mal.

 

 

Banalité et universalité du mal

Les vices de la société 

Médiocrité d’un Mal sans échappatoire : le mal est partout, à l’origine des sociétés les + élaborées comme des sociétés les + élémentaires : le petit village de Lalley, où prend place la veillée d’Albert, Lus, Châtillon, « le village nègre » ou les microcosmes de l’auberge ou de la cantine sont les antres de mesquineries abjectes et d’escroqueries en tous genres. Chacun  a son niveau cherche à jouer de son petit pouvoir, à tromper par de petites ruses + ou moins fines celui dont il fait instinctivement son adversaire.  Cf p.132 à propos du village nègre « Naturellement, ici, il y a des combines…Vous ne voudriez pas que ce soit le séjour des anges ? » ; « Châtillon ne faisait pas de bruit. Tout le monde y battait doucement son beurre […] Tout ça, parce qu’on savait étouffer les cris » (287). L’hypocrisie sociale met un voile d’apparences sur les actions et les sentiments les + sordides : »regarde la cravate et la redingote de Châtillon : c’est correct. Regarde la jupe et le corsage de Châtillon, et sa croix de ma mère : c’est correct. Regarde un peu dessous le corsage et la jupe et dessous la croix de ma mère : là, il y a à qui s’adresser » (294). La société se pare des atours de la civilité et de la civilisation, des choses qui se font, d’autre pas ; mais au fond, la noirceur émerge et Thérèse peut actionner ses pièges.

 

Les petites mains du Mal

C’est que la société repose sur la compétition, la rivalité, la comparaison des uns et des autres.

-> Pour preuve, la structure même du récit, faite de commérages de vieilles femmes et de médisances qu’on se transmet de génération en génération.

-> Tout le monde sait et observe tout : rivalités et amour-propre, dénoncés par Rousseau, triomphent : « Ici, à Châtillon, [où] si tu dépenses un sou, tout le monde le sait » (87).

-> L’épisode où Madame Carluque se pavane en ville avec le cheval préféré que Madame Numance, ruinée, a dû laisser son mari vendre, témoigne des jalousies, de l’envie, de l’esprit de rivalité permanente (98-99). Pour quelques minutes de gloire médiocre, elle cherche à humilier et à heurter la sensibilité de celle qu’elle prend pour une rivale.

-> La banalité de ces pratiques méchantes sert de trame au projet diabolique de T : il est si facile d’attiser les bas instincts. Dès qu’entre en jeu un héritage, un profit, la lutte se met en marche : »à qui veut patrouiller, rien ne manque. Des salauds, y en a livraison » (290) cf conflit d’héritage sordide entre les sœurs Marie et Rose, p.46-52. Les observations de T dressent le constat d’une humanité vile, médiocre, âpre au gain : »je savais que tous ces messieurs étaient égoïstes » (288) ; « c’était tous des cochons, bien entendu »289).

-> Les bassesses de chacun conduisent ainsi à la mise en œuvre des grands desseins machiavéliques de T, vecteur de l’observation du romancier fouillant l’âme humaine : »je n’avais pas mes yeux dans ma porche » (113). A l’auberge, T apprend à reconnaître les caractères à travers les accoutrements, les manières, les façons de boire ou de manger : les voyageurs manquent de volonté, de constance, de retenue et se ruent comme des animaux sur la nourriture ou le feu cf 78 « c’était un spectacle. Ils se battaient pour aller se fourrer dans la cheminée. Pas devant : dedans…et je m’enlève mes souliers, et je me frotte les pieds, et je me les flanque dans le feu à me roussir les bas, et je me mouche, et je crache ». T méprise la faiblesse de ceux qui ne réfléchissent pas et a, par contraste, un sens de la dignité : elle attend d’être seule pour « se mettre à son aise ».

-> T fait de ces hommes machines des émissaires du Mal. Elle manipule les « âmes faibles », dominées par passions et vices dont elles ne savent pas tirer profit. Les ruses de Cartouche restant médiocres, T peut user de son penchant à la boisson et au sexe, instrumentaliser le Mal pour le planifier : »à la longue, l’alcool usait les facultés ; et même les vices, ce sui est + grave. De Cartouche, il ne restait en réalité que quatre murs et la façade. A l’intérieur, il n’y a avait + grand-chose, à part l’habitude »( 127). T compose aussi la jalousie du muet : »j’ai peut-être un pêu trio d’outils, mais celui-ci est très bon et il ne faut pas le jeter ».

-> Réveillard (suffixe négatif), qui vit des ruines et des dettes des autres, profitant du moindre malheur pour faire du profit, est une figure de l’abjection, qui pratique le mal au grand jour et se fait détester : « habitués aux âpres combat au cour desquels il arrachait aux paysans leur fortune, leurs économies ou le maigre produit de leur travail jusqu’au dernier sou, il ignorait la pitié. C’était un capitaine de guerre. Il avait organisé la combinaison dans laquelle devaient périr les Numance avec la froide minutie de son art » (270).

ó Giono montre ainsi que sans la vilenie sociale, le machiavélisme –l’orchestration raisonnée du Mal en haut lieu- serait impossible à mettre en œuvre.  Il n’y a pas de tyrannie sans complicité des vulgaires tyranneaux, disait La Boétie. Le complot du mal surgit sur fond d’ignominie ordinaire. Le mal prend racine parce que chacun tient son menu rôle dans son expansion.

 

 

Les personnages

 

4 personnages principaux sont répartis en deux couples à la fois symétriques et opposés.

Là où règne, entre M et Mme Numance, une parfaite harmonie, les relations entre Firmin et Thérèse sont placés sous le signe de la discorde et de la dissimulation.

Retirés à Châtillon après avoir dépensé la + grande partie  de leur fortune en offrandes charitables, les Numance sont unis par une parfaite compréhension mutuelle. Aussi M. Numance devine-t-il aussitôt les intentions de sa femme à propos de Thérèse et de Firmin : Mme Numance n’a pas besoin d’expliciter son dessein sacrificiel pour qu’il prépare la donation, se réjouissant d’offrir à celle qu’il vénère la suprême occasion de manifester sa générosité. Sa délicatesse va jusqu’à mourir d’une crise cardiaque au moment où l’usurier véreux vient prendre possession de ses biens : il s’éclipse devant ceux que sa femme a élus comme feudataires.

A l’inverse Thérèse et Firmin dissimulent constamment leurs intentions et voient dans leur conjoint(e) le 1er ennemi à piéger. La violence n’épargne pas leur relation, marquée à +sieurs reprises par l’échange de coups.

 

L’originalité du couple diabolique : le machiavélisme du peuple

Comme Laclos dans Les Liaisons dangereuses ou Barbey d’Aurévilly dans Le bonheur dans le crime, Giono met en scène un couple soudé autour de mauvaises action, qui s’entraîne au Mal et mélange principe masculin et féminin de la perversité. Mais en face d’aristocrates maîtres d’eux-mêmes et manipulateurs, comme chez Sade, Thérèse et Firmin sont des gens du peuple, qui se hissent jusqu’à l’abjection revendiquée du bonheur sans remords dans le Mal, recherchant leur fortune aux dépens des autres : »quel bonheur ! Personne ne pouvait être mon maître » (306). Comme chez les libertins ou les sadiques, la tromperie, attribut diabolique, fait jouir et symbolise la supériorité : « dans n’importe quoi, il m’était facile de tromper tout le monde » (306). Cette duperie doit être portée à un niveau inouï d’hypocrisie et de raffinement pour procurer le + de plaisir possible : »je me disais : il faudra tromper quoi, en grand, pour gagner les vrais galons ? » (307). La domination, qui repose sur une absence de remords, de pitié, exacerbe le mal fait à autrui.

Les figures de Thérèse et de Firmin croisent alors celles de la marquise de Merteuil et du vicomte de Valmont : figures machiavéliques, les unes issues du peuple, les autres de l’aristocratie. Cela fait exister une véritable grandeur paysanne, ces deux fourbes de village accédant à un Mal mythifié, capable d’aliéner l’autre aussi intelligemment que les héros de Laclos. Thérèse attire Madame Numance dans ses filets avec un génie de la mise en scène : »je n’avais rien laissé au hasard » (331). Cette planification du Mal provoque sa jouissance : »il fallait que je me tienne à 4 pour ne pas frissonner de plaisir (330).

De même, Firmin est présenté par le Contre comme détenteur d’une « science » (140) de la tromperie : »passé maître dans quantité de choses. Il est même passé roi. Mais qui ne sait ? Car il doit prendre soin de ne jamais figurer. Il met soigneusement la main à être l’image même du bon homme » (133). Le maléfice vient du talent de duper le monde, de faire croire qu’on est benêt, alors que Firmin « vous connaît comme sa poche ». Dans la révélation de la nature démoniaque de Firmin, le « Contre » utilise un vocabulaire qui magnifie ce « roi des vessies et des lanternes ». Face à ce portait qui fait horreur, Thérèse rit et atteste de la fourberie : »c’est lui craché »(135).  Ce risque témoigne de la complicité et de l’admiration pour ce masque de vertu qui cache toutes les manigances de la noirceur.

Dès leur fuite du château, Thérèse raconte qu’elle aime Firmin parce qu’il est malin et calculateur : »vous ne pouvez pas vous imaginer ce qu’il était beau, ce bandit, en racontant sa petite histoire ! »(61). Comme chez Laclos et Barbey d’Aurévilly, le Mal est imbriqué dans l’entente à mettre en œuvre le stratagème, à nuire, à avilir.  Le compagnonnage du vice permet les pires manigances : l’homme ruse (Firmin calcule tout, compte au sou près) ; la femme met ses plans en œuvre par la mystification du sentiment féminin par excellence et par la transgression de ce qui fait le couple heureux et vertueux : l’amour, incarné par les Numance. « J’en arrivais à cette conclusion qu’il faudrait tromper l’amour » (307).  Alliance pour faire le Mal, le couple maléfique subvertit ce qui pourrait souder deux amoureux : au lieu de l’amour, c’est la perversité qui les unit. L’épisode des couches de Thérèse , p.137-140 l’atteste : le couple joue à merveille aux parents méritants, mimant scandaleusement «la sainte Vierge et le forgeron de la paix », Marie et Joseph. La jeune accouchée dose avec doigté son rôle de jeune mère courageuse pour attirer la pitié d’autrui. Rien n’est vrai, tout est mystifié avec malice et finesse. Thérèse et Firmin ont compris comment soulever les leviers du cœur humain : ils travestissent l’amour, la maternité, le courage, la tendresse. De l’entente sexuelle parfaite entre Serlon et Hauteclaire chez Barbey à l’accord politico-tactique de Valmont et de la marquise de Merteuil en passant par l’ambition de Firmin et de Thérèse : tout relève de l’échange et jamais du don. Ces couples trouvent leur accomplissement et leur bonheur non dans l’amour, mais dans la comédie du vice, qu’ils disposent pour piéger autrui. L’union repose sur un pacte maléfique.

Ainsi Giono n’héroïse pas ses personnages dans le sens d’un populisme, avec une sorte de revendication sociale, même si cette dimension n’est pas absente. Il fait accéder deux vauriens à l’héroïsme noir. Et de d’autant + qu’il finit par donner toute la lumière à Thérèse. C’est la loi du genre : les méchants finissent par se désunir, car l’un veut être + fort que l’autre.

Alors que Firmin n’est finalement qu’un cupide demi-habile, manipulé part sa comparse, Thérèse ressort comme animée d’un pur désir maléfique. Le couple diabolique l’est à un tel point que le principe de rivalité et de méchanceté le fait exploser de l’intérieur. Merteuil envoyait une déclaration de « guerre » à Valmont ; Thérèse blesse Firmin et le fait tuer d’une manière particulièrement répugnante. C’est elle qui va jusqu’au bout du « bonheur dans le crime », comme s’il ne pouvait en définitive y avoir qu’un vainqueur : »eh ! bien, vous, alors, on peut dire que la vie vous plaît » (28). Thérèse a perpétré sa volonté de puissance toute sa vie, elle est vieille et heureuse parce qu’elle est restée seule à contempler son œuvre diabolique. Quand on lui demande si elle ne souffre pas de sa solitude et du fait qu’elle n’aime personne, elle répond : «qui t’a dit que j’étais malheureuse ? » (53). La litote exprime le délice suprême : avoir éliminé celui a été son bras, son complice dans le mal, qu’elle n’aimait pas et qui la dégoûtait (307). Thérèse règne sur sa solitude heureuse après avoir orchestré le meurtre de son mari et avoir enterré tous ceux qui n’on jamais été que les instruments de sa volonté de puissance. Contrairement à Laclos, Giono ne fait pas gagner in fine la société et punir l’héroïne. Il rejoint +tôt Barbey et montre que le diabolique atteint la sérénité glorieuse, imperméable à tout remords. Le scandale du méchant impuni sert de conclusion au roman : « pourquoi voudrais-tu que je ne sois pas fraîche comme une rose ? » (370).

Le roman fonctionne donc sur une dynamique de couple, maléfique –masculin/ féminin- et fait triompher le Mal suprême, machiavélique, comme proprement féminin.

 

Une fascination pour la monstruosité féminine

Alors que Firmin incarne l’intéressé, motivé par l’argent, tenté par le sexe (« son sucre », comme le dit cyniquement Thérèse, p.309 ou 311 : « il avait envie de son petit sucre et quand il avait bien travaillé, je le lui donnais ») en la figure féminine seule réside le pur mystère du Mal pour le Mal. Thérèse n’agit pas pour de basses raisons matérielles, par calcul d’intérêt. Elle n’aime pas l’argent, la rétribution des faibles : « mais les sous ne m’intéressaient pas outre mesure. On m’aurait donné des millions, je les aurais pris, mais l’intérêt n’aurait pas été dans les millions. Il aurait été dans la manière de me les faire donner »(306). La victoire n’est pas dans le gain : « je me foutais de l’argent » (315). Car la cupidité asservit à l’argent et la sensualité au sexe. Tous sont attirés à leur perte dans l’appât du gain ou la luxure : le mal des hommes réside dans leurs passions vilement et mesquinement motivées. Thérèse comprend le ressort des actions humaines, comme Merteuil analysait les passions féminines et masculines pour réduire ses proies par une séduction facile : leur faire croire à chacun que c’est la 1ère fois qu’elle n’est + vertueuse pour l’un d’eux. Cette intelligente lucidité permet à la simple fille de basse extraction de tous les tromper : »un tel, que l’on disait si puissant, une simple petite blanchisseuse le menait par le bout du nez rien qu’avec la promesse de rester cinq minutes tranquille. L’autre, avec de bons repas, on le faisait courir où l’on voulait. On l’aurait fait se précipiter dans un sac. L’un était tenu par sa langue ; l’autre était tenu par ses pantoufles ; la +part étaient tenus par l’argent. La gourmandise, l’argent ; les femmes, l’argent ; la méchanceté, l’argent » (314-315). Autrement dit, les humains sont aliénés et la puissance consiste à profiter de leur aliénation pour les duper et les perdre. La femme maléfique traite les hommes comme des machines aux ressorts rudimentaires.

« L’âme forte » ne tombe pas dans le piège des sens et de la cupidité : elle domine parce qu’elle se maîtrise (valeur aristocratique), parce qu’elle sait contrefaire les passions : »j’appris très soigneusement à haïr avec le sourire. Et une chose beaucoup + importante : j’appris à faire exactement le contraire de ce que mon cœur me commandait de faire » (301-302). Dans le code des valeurs aristocratiques, on ne se soumet pas aux besoins naturels et aux faiblesses vulgaires : paraître y est le maître mot. Thérèse contemple son art achevé de la séduction : »je me regardais dans leur vitrine et je me disais : oui, mes agneaux, c’est cette petite bonne femme là, avec ses grands yeux innocents, c’est ce bébé qui peut vous posséder jusqu’au trognon si l’idée lui en prend » (314). Le thème du miroir, du dédoublement, fait naître l’opposition entre être et paraître, source de la tromperie et du Mal. On fait croire qu’on est autre que ce qu’on est : c’est une des tactiques du diable, qui apparaît sous des traits plaisants. + et mieux que Firmin, finalement mauvais comédien,  Thérèse peaufine son art de comédienne et utilise l’image de l’agneau pour désigner ses proies, victimes offertes au sacrifice par leur crédulité qu’elle méprise. La langue de Giono sert ici la violence de la révélation : le « trognon » désigne, sous une forme prosaïque et dégradante, le tréfonds de l’âme humaine.

Comme toutes les séductrices maléfiques, elle joue la mascarade amoureuse : « j’avais même inventé de toutes pièces des larmes et des petits soupirs de bonheur très réussis, je pensait: « s’il savait toute la gymnastique qu’il a fallu faire pour arriver à pleurer er à soupirer, il aurait le caquet bien rabattu. »Je m’aperçus que cette réflexion me le faisait mépriser [. ..] celles qui font l’amour avec de l’amour sont bien bêtes. Elles risquent gros et elles n’ont même pas la moitié du plaisir que tu as » (305). Thérèse démystifie les parades de l’amour et se sert de tous les signes sensibles pour tromper l’homme. Elle prend le pouvoir en se faisant passer pour l’aliénée par excellence : l’amoureuse. Thérèse n’est donc ni vénale, ni libidineuse ni amoureuse. Elle dépasse toutes les passions de la soumission féminine par son talent d’imitatrice. Pourtant on ne saurait parler de guerre des sexes : c’est une figure purement individuelle, comme toutes les grandes figures du Mal. L’égoïsme est à la base de ses actions, qui empruntent à la figure de l’athée, de l’aristocrate, avec un profond mépris pour la masse, le commun, le « menu fretin » (314).

C’est une sorte d’artiste du mal, apprenant par un travail silencieux, soigneux et acharné, à nuire, dominer, jouir d’avoir trompé, sans être jamais contaminé par le calcul d’intérêt matériel, trompant son monde avec une fausse bêtise, une candeur feinte. La femme semble donc + mystérieuse que l’homme, car l’origine de ses désirs demeure obscur : en privant Thérèse de la loi de l’intérêt calculateur qui réside en tout individu, Giono la pare de mystère et d’absolu. Il y a quelque chose d’insatiable dans son désir d’être : un vide vertigineux de son être où elle engouffre ses proies. Elle est, dans la profession de foi de son machiavélisme, d’une clairvoyance confondante : »je me dis : le monde est quand même bien fait. Les gens que tu vises ne tiennent à rien, sauf à aimer ; et ils te tombent dans les pattes. L’amour c’est tout inquiétude. C’est du sang le + pur qui se refait constamment. TU vas t’en fourrer jusque-là […] Alors, à la fin, je me montre nue et crue. Et ils voient que rien ne peut me combler. + on en met, + je suis vide. C’est bien leur dire : vous n’êtes rien. Vous avez cru être quelque chose : vous êtes de la pure perte » (318). Il s’agit de faire le vide en soi pour avoir toujours le dessus et sucer le sang de ses victimes comme un vampire. Mais cette volonté de puissance est aussi une passion poussée jusqu’à son comble, l’orgueil : « ce fut pour moi un coup terrible Je me dis : l’orgueil peut te perdre Tu t’es montée la tête Tu te crois quelqu’un. Tu ne seras rien si tu n’es pas humble » (318).

 

La passion de l’âme forte : l’orgueil

Thérèse règne sur elle-même et façonne son petit monde à l’aune de ses désirs. Elle devient le maître de Firmin, son créateur, mimant les plans divins de la construction du monde’ : »le monde ne s’est pas fait en un jour » (298). Son cri de guerre rappelle le « à nous deux Paris » de Rastignac, à la fin du Père Goriot : »au retour, je vis Châtillon devant moi. J’étais prête. Je me dis : « en avant ! » (317). Elle tisse avec patience ses machineries et fait de Firmin son pantin : « mets simplement un pied devant l’autre quand je te le dirai » (299). On découvre peu à peu qu’elle est le cerveau de l’œuvre maléfique : « cervelle, c’était moi. Je me savais forte à peu près en tout » (300). A l’orgueil, Giono ajoute donc le raffinement d’une rationalité exacerbée, utilisée pour nuire. Le parachèvement machiavélique de la ruse appartient à celle qui raisonne, quand Firmin ne suit que sa mauvaise nature de fripon. « Quand la malignité a la raison de son côté, elle devient fière et étale la raison dans tout son lustre » (Pascal). On n’est pas dans la simple ruse avec Thérèse, mais dans la raison mise au service du Mal.

 

Thérèse transgresse ainsi toutes les lois de son rang social et de soin sexe : elle est l’âme forte car supérieure, orgueilleuse, l’âme noire, la femme dénaturée qui mime l’amour et la maternité pour dépasser sa nature. Mais elle ne peut advenir à une telle noirceur que sur le fond d’une médiocrité humaine généralisée, qu’elle révèle par contraste et sur laquelle elle s’appuie pour mettre en œuvre ses plans diaboliques.

La place faite aux femmes dans la communauté rurale

Formidable créateur de personnages féminins, Giono campe en Thérèse une servante qui perçoit en tout homme un prédateur prêt à s’emparer sexuellement de sa proie. Dans une société encore régie par une stricte morale sexuelle, le déshonneur guette celle qui serait engrossée hors mariage, marquée à jamais du sceau de l’infamie. C’est pour échapper à cette marginalité que Thérèse se fait épouser par Firmin. Choisissant pour refuge après leur fuite le lieu le + misérable du bourg –une infâme cabane à chèvres susceptible de faire naître la commisération publique- T met en scène sa grossesse et son dénuement. Contrefaisant, non sans blasphème, une scène de Nativité, elle joue sur la corde sensible des spectatrices éventuelles et se fait l’ordonnatrice d’une crèche vivante.

Thérèse, reine de l’illusion, parie sur la solidarité féminine et en escompte un profit, symbolique autant que financier. Son projet se réalise : les femmes de la bourgeoisie lui offrent de quoi subvenir à ses besoins et à ceux du nouveau-né. Mais surtout, elles attirent sur elle l’attention de la génèreuse mécène : Mme Numance. Celle-ci se prend d’une passion d’autant + intense pour celle qu’elle transforme immédiatement en sa « fille » que la société ne peut concevoir le rôle d’une femme en dehors de la procréation. Thérèse n’attire autant Mme Numance que parce qu’elle est ce qu’il lui a toujours été refusé de devenir : une mère. La nostalgie de cet état auquel elle a toujours aspiré se manifeste du reste dans l’étrange jeunesse que conserve son visage malgré les ans.

ó La seule manifestation véritable du mal dans le monde naturel représenté par Giono serait-elle d’être femme et stérile, donc exclue du cycle de la vie par une fatalité) irrémédiable ? Contre ce mal, il n’y aurait pas de remède, car Mme Numance chercherait à substituer, dans la demeure cossue qu’elle occupait jusqu’alors, le cors maternel de Thérèse à son vieux corps, volatilisé. Le roman se donnerait à lire comme une réécriture du mythe de Narcisse, fondé sur la vue et la possible projection de soi en autrui. A moins que le couple Numance ne soit frappé de stérilité par sa trop grande proximité : leurs caractères sont si proches l’un de l’autre, leurs pensées sont si réciproquement lisibles, qu’ils forment un couple) quasi fraternel, au regard étonnamment bleu. De là à penser à la sanction d’une tendresse incestueuse…

 

Ordre et démesure

Malgré l’éloignement de leurs conditions respectives, Thérèse et Madame Numance se ressemblent par certains traits. Elles sont dotées de caractères entiers et déploient une volonté farouche pour parvenir à leurs fins.

Il y a en effet, chez Mme N, une dimension sacrificielle : toute sa vie est gouvernée par le désir de faire le bien, dût-elle en pâtir. Cette pensée chasse toute autre préoccupation et exerce une totale hégémonie sur son esprit : c’est une monomaniaque qui s’efforce d’atteindre la + haute générosité. Elle conçoit lucidement ss dons, en dehors de tout espoir de reconnaissance ou de gratitude. Elle sait à quel point ceux qu’elle oblige voudront oublier ses bienfaits, la fuir pour ne pas se sentir toujours débiteurs. Cette perspicacité ne l’accable pas : elle ne veut pas être une sainte. L’irrespect, l’ingratitude, la malveillance de ses « protégés » ne suscitent donc en elle aucune rancœur. L’acte de donner, pour peu soit pensé dans l’absolu, n’exige aucune contrepartie. Elle envisage même sa propre disparition comme la suprême et ultime manifestation de ses sentiments. Pour réellement offrir à autrui un bienfait, il faudrait se supprimer, faire disparaître ainsi la dette. Le don se consumerait dans un présent immédiat, sans souci aucun de l’avenir.

 

Un détournement de la charité

Avec les époux Numance, nous sommes donc loin de la conception chrétienne de la charité, vertu théologale, au même titre que la foi et l’espérance. Dans une optique religieuse, la charité soulage la souffrance et participe au dessein de Dieu : donner aux pauvres permet de participer à leur humilité et de témoigner d’un amour fraternel pour les démunis, proches du Christ par le cœur et l’esprit. La charité est une œuvre par laquelle il est possible qu’on soit justifié, que l’on conquière des droits à la survie des bienheureux, que l’on soit digne de la grâce. L’acte de charité permet de participer à la communion des saints.

Or la générosité de Mme Numance échappe à cet univers de piété. Elle se conçoit en dehors de tout souci de transcendance et d’éternité. La religion constitue dans le roman de Giono une culture et un spectacle, un divertissement, non un fons doctrinal ni un objet de foi. Elle appartient au monde environnant, mais la question de la survie de l’âme s’efface devant les plaisirs épicuriens du monde campagnard qui les entoure. La dimension carnavalesque vaut aussi pour cette composante paillarde. Le lecteur est convié à un banquet.

 

Le pourvoir imaginaire de Mme Numance atteint son paroxysme avec son évanouissement mystérieux : personne ne sait ce qu’elle est devenue, ne trouve trace de son corps. Son existence semble s’être consumée dans le suprême don : Mme Numance ‘est faite geste, offrande.

Or ce prodige la rapproche de Lucifer et de Thérèse, autre être de passion, autre être souverain : « rien dans les mains », ni l’une ni l’autre ne sera saisie sur le fait, car si Thérèse a bien été, comme elle le raconte, homicide et a su tuer Firmin à force de malignité, son crime est resté impuni jusqu’au moment du récit.

La question n’est donc pas celle de l’innocence ou de la culpabilité : le roman n’a pas à proposer une mis en accusation d’un personnage, ni à entamer son jugement. Ne sont dignes d’attention que les être pour qui la réalité n’a pas de consistance, qui sont capables, par la force de leur caractère, de substituer à ce que les autres nommes réalité, une représentation : « Séduite par une passion, elle avait fait des plans si larges qu’ils occupaient tout l’espace de la réalité. Elle pouvait se tenir dans ses plans quelle que soit la passion commandante ; et même sans passion du tout. La vérité ne comptait pas. Rien ne comptait que d’être la + forte et de jouir de la libre pratique de la souveraineté. » Ce qui fait du personnage un caractère, ce n’est donc pas seulement la force de sa volonté, mais sa faculté de détruire la fausse substance de la réalité en lui substituant une représentation, une vérité plurielle, de dissoudre le monde environnant par leurs projections imaginaires. Elles sont, à leur échelle, les romancières de leur propre vie.  Leur souveraineté est moins une volonté de puissance, la conquête d’une santé surhumaine, qu’un exercice périlleux et héroïque pour lutter contre le naturel, pour se contraindre à jouer le rôle qu’elles se sont assigné.

 

ó Conte dépourvu de toute morale édifiante, sociale ou religieuse. Pourvu que sa paix soit respectée, la communauté villageoise semble disposée à faire silence sur les crimes dont elle a eu vent, sur les turpitudes dont bruit la rumeur. Tout juste la disparition de Mme Numance aura-t-elle permis à la petite communauté de Châtillon de se reconstituer, une fois dissipée la cause de la perturbation… Généreuse jusqu’au bout, Mme Numance, tel le bouc émissaire, prend sur elle toute la violence de Châtillon pour l’en délivrer. La valeur sacrificielle de la générosité paraît indissolublement liée à une pulsion de mort irrépressible.  Si Mme Numance peut faire figure de « Christ de la maternité », aucune complaisance n’accompagne le récit de ses malheurs, car sa ruine est aussi son apothéose. Elle ne devient pleinement mère qu’en sachant que son amour restera à jamais incompris. La seule manière de donner sans rendre l’autre débiteur est d’assumer sa violence et sa stérilité. Peut-on appeler mal cet envers d’un « bien » trop démonstratif pour ne pas être suspect ?

 

La conquête de l’autonomie est au centre du combat mené par l’héroïne pour échapper à sa condition de femme, de pauvre et de domestique. Sa ténacité, fondée sur une énergie vitale jamais en défaut, la conduit à se défaire de tout scrupule pour dénouer peu à peu tous les liens qui entravent sa libération. Le mal peut sembler résulter de cet art de transformer autrui en simple moyen utilisé à des fins personnelles.

 

 

A la cruauté naturelle répondent les vices humains : « les serpents se réveillent dans la terre, ils sont en train de se désengluer les dents. L’image du serpent renvoie à la Bible comme au venin des méchancetés humaines. Châtillon, « inaccessible par temps des avalanches de boue et de dégel » (272) est un endroit dur et insalubre, une sorte d’enfer. Comme une sorcière sortie de sa tanière, Thérèse jouit d’une nature où l’ordre se fait par la force et l’extermination des faibles par des prédateurs : »Ah ! les corbeaux arrivaient. Ils venaient du sud. Ils allaient voir leurs villes sur le sommet des montagnes et remettre tout en ordre à coups de bec » (273).

 

 

 

Structure

1-      Veillée funèbre (7-53) à lumière tremblante des cierges

-         3 femmes rassemblées autour de dépouille du « pauvre Albert », dt mort renvoie à réminiscences mortuaires concernant d’autres défunts du passé : ceux du grand incendie ; le fils des Bertrand mort en Indochine (13) ; soldat pendu ds bois (14). Ms Albert, lui, « est mort simplement parce que c’était son heure » (19).

-         Commérages et ragots suggèrent société primitive, close, où contrôle social est important. Avarice, égoïsme, violence, soupçon, ivrognerie, goinfrerie, appétit de dominer cf « chut ! Rendez-vous compte qu’on veille un mort » (27) vs « on ne fait pas de mal », « si l’Albert l’entendait, il serait le 1er à rire »

-          Débat sur rites mortuaires : cérémonies, simple expression de la coutume, les morts n’ayant + besoin de rien vs « Au moins une caisse » et un prêtre (27) ; « on n’est pas des chiens » ; nature de l’homme demande dignité et respect (31) : « la mort, c’est sacré » (34).

-         Ms autour des morts et de leurs successions rôdent ds vautours qui s’abattent s dépouilles : « gros blond » fait rabattage derrière cercueil pr rafler bien des morts : cochons, moutons rachetés à bas prix aux endeuillés.

-         De +, celles qui dénoncent rapacité chez autres n’en st pas exemptes (42-45). On veut fre exception à la loi pr soi-même (46-50) : on ne s’entretue pas pr simple peut du gendarme (51) ; on est prêt à scier en deux armoires, lit, commodes, pendules, à déchirer draps et mouchoirs (50).

ó chœur de tragédie/ de pleureuses + avant-goût de société où Th, qui ne fait js que semblant de dormir, va évoluer.

      1er aperçu du perso de Th : 90 ans ; n’aime guère belles-filles et supporte 5’ seulement petits-enfants. « Alors, qu’est-ce qui vous reste ?/ Il me reste moi » (cf aussi 324 : « moi, il y avait d’abord moi » vs « Je ne serai pas comme vous » (53) : sans personne à aimer, la + jeune serait malheureuse

 

Histoire de Th p elle-même / interlocutrice de veillée (53-332)

 2-1 fuite du château (57-64)

- mariage refusé et choix d’une bonne éducation, pour que cadette sache, comme tante, broder, repasser, repriser le linge, tailler. Au départ, Th vient d’une famille ordinaire, où on souhaite pr fille éducation convenable pr jf d’origine populaire + mariage qui ne fasse pas déchoir ds hiérarchie sociale cf F molesté par frère de Th, p.55 « si tu ne laisses pas notre sœur tranquille, on te règle ton compte » + chez Charmasson « on vous serrait la vis ou alors, on ne faisait pas long feu ».

 - Th séduite par allure, robustesse et gentillesse de F, « gentil comme une fille » et qui « n’aurait pas fait de mal à une mouche ». Noter qu’interlocutrice complétera tableau en racontant présumée liaison avec fille de Prébois (73-74). Elle l’a entrepris et il s’est laissé faire : elle cherchera tjs à récupérer l’initiative, F ayant eu l’idée de l’évasion romanesque par la fenêtre, à l’aide d’une échelle et la nvelle qu’il est « compagnon passant dévorant du devoir » la laissant bouche bée, mais prête à lui «rabattre son caquet » ds que possible (66). Rapport de force

- Elle a 22 ans, lui 25. Sans le sou. 1ère dispute éclate : Th veut retourner au château, mais F a place à Châtillon. Th, saisie de peur, voit « des catastrophes, du malheur partout, des misères, jusqu’à imaginer des choses auprès dsq la mort n’est rien » (61).

 

 2-2 Arrivée chez Gourgeon

Peur du « trimard » ne la quittera pas, même si, invités à table du maître, Th se voit « déjà dans le monde » : « tu sais que tu es une belle bourgeoise » qd T met tablier neuf « pour faire la dame » (65) vs « Est-ce que tu aurais le front de me faire passer pour ta femme à la table de cet homme ? Est-ce que tu serais si malhonnête ? Où est le maire, où est le curé, où sont les sacrements ? Qu’est-ce qu’on est ? Des bêtes ? » (67).

 

- T à auberge de Châtillon (75)

- Stratégie pr déceler causes ds dettes ds N -87-120)

- Intervention d’interlocutrice sur Clostre et « village nègre » (120-135) , épisode ultérieur.

 

3-      Reprise de parole p tierce na

3-1 Mise au pt de stratégie de F (135-141)

3-2 Châtillon  (141-145)

3-3 Ls N (« ils se cachent ») (

3-4 Amr entre Th et Mme N (151-222)

3-5 F tombe entre mains de Réveillard (222-231)

3-6 Projet de F, financement et échec (231-249)

3-7 N, ultime recours + derniers mois de jouissance de ce qui leur reste de biens : « leurs 4 murs » (249-267)

      3-8 R chez les N : mort de M. N et disparition de Mme N (267-272)

 

      4-Retr en  arrière : version de Th

      4-1 apprentissage de vie à auberge (272-299)

 - Réflexions sur nature (272-274)

 - Th et ls sous (274-276)

 - T et la socio ds voyageurs (276-287)

 -  T « moraliste » : Châtillon et ss familles (287-292)

 - T directrice de cs : conseils à Artemare et Laroche (292-299)

 

   4-2 Discours de la méthode : Th ou le malin génie de la dissimulation.

 4-2-1 : préparation du terrain et 1ers exercices de simulation.

- prise de pv sur F : « la cervelle, c’était moi » (299)

- 1ers ex pratiq de dissociation ê/ paraître : âme (cœur, cervelle) et corps (300-303)

- 1ère déclaration d’amr selon cs pcipes : jouissance de Th transformée en dieu trompeur (303-309)

- prise en main de F, pantin de T (309-313)

- revanche sociale fantasmée et volonté de puissance de Th (313­-315)

 

4-2-2 méditations de Th : progression méthodique dans « connais-toi toi-même ». Levée du doute et idées claires óparodie des Méditations métaphysiques de Descartes ; archéologie des coulisses mentales de la romance avec Mme N.

 4-2-3 Sacrifice de l’argent offert comme l’hostie à la messe (317-318)

 4-2-4 « Néant incomblable » de T, révélateur de l’essence de ss victimes : de la pure perte ó Cette révélation fait advenir Th à son essence pure : « je suis qui je suis », parodie de la définition que Dieu donne à lui-même à Moïse sur le Mont Sinaï

4-2-5 ex d’application de méthode et ruse hyperbolique : imiter des choses vraies (319-326)

- grossesse instrumentalisée à fins de captation d’autrui.

- jeu pervers de T avec cscience de Mme N (326-332)

 

5- Reprise de l’histoire par interlocutrice : chute finale

5-1 Le deuil impossible de Mme N (332-339)

5-2 Lutte pr domination, violence et brutalité entre Th et F (339-343)

5-3 Clostre : démon de domination + violence (343-349)

5-4 Th et le muet. Scénarios de meurtres et d’évitements de meurtre (349-352)

5-5 Naissance ds enfants de Th et du muet + ténacité de volonté meurtrière de Th (353-356)

5-6 Episode du village nègre : Th instrumentalise Rampal et jouit de ss idées meurtrières (357-365)

 

6- Th reprend parole et termine récit de son histoire : mort de F comme dernier acte et dernier spectacle (365­- fin)

 

 

--Lectures et références)

Giono conteur nourri du conte des autres : Stendhal, Balzac, Dostoïevski, Faulkner.

 

Giono et La volonté de puissance de Nietszche, trad. en fçais en 1935 et dt on a retrouvé un exemplaire annoté dans la bibli de G :

-         G fasciné  par analyse n de désir inné + instinct violent d’accroître puissance, d’asseoir emprise sur monde : « le monde est volonté de puissance, volonté du faux qui s’effectue sous des puissances diverses ».

-         Ms N voit excellence par-delà Bien/ Mal vs T en-deçà du Bien et du Mal et Mme Numance au-delà.

-         Ds roman de G, ho ne st pas fils de Nature, ms ds humains qui ls ont engendrés : macération de rancoeurs et de rivalités fam, passions infernales, invivables : démesure comme variation d’une constante à l’œuvre jusque dans les médiocres existences.

 

G lecteur de Vistor Poirel : Essais sur le discours de Machiavel avec les considérations de Guicciardini : « tous les hommes sont enclins au mal : quand ils font le bien, c’est par quelque raison secrète qui se découvre avec le temps, père de toute vérité ».

 

Lieu

Drôme, paysage âpre et rude.

 

Etre et paraître : décor de figuration

Châtillon (141), « tréteau de 100 000 théâtres » : bourg de province vivant au rythme de la fin du XIXème s. vs 123 où jeune interlocutrice souligne passage à car + ch de fer.

 

Auberge ouverte à ts vents : carrefour où se croisent gens venus de partt et allant au-delà ds montagnes. Pt d’intersection ds trajectoires : Valence-Briançon- Italie ; malle d’Italie venant d’Avignon par La Charce, pr revenir vs Grenoble + Saint-Bernard. Fait résonner échos du monde ds leq le bourg est serti.

 

Personnages

Noirceur et force des  caractères inscrits dans une nature cosmique travaillée par des mouvements obscurs de création et de destruction.

 

Thérèse

-         F habitée par passion qui l’écarte du réel : Bovary ancillaire. Csciente de ne pvoir fuir réalité terne et médiocre ds laq elle est appelée à vivre, s’en sert comme d’une scène de théâtre où elle se fait metteur en scène de son propre personnage. Simulation, contrefaçon des sentiments pour manip pantins que dev pr elle autres.

-         Ambivalence dedans (« je me disais »)/ dehors/ ce que T imagine qu’il se passe au-deds d’autrui («elle se disait »)

-         Ayt voulu tromper amr maternel, T, prise à son pr piège, se met à aimer, ss emprise d’une force irrésistibe qui s’empare de son âme, de tt son être.

-         Décision d’abord informulée, puis de mx en mx perçue, de solder cptes avec F, qui est à origine de cata qui l’a arrachée à seule pers qu’elle ait js aimée ó pte paysanne dev « âme forte », càd résolue, allant jusqu’à fre tuer mari.

 

Thérèse et Mme Numance

-         feu dévorant d’absolu.

-         « P.ê. dans AF la petite Thérèse n’apparaît-elle que pour permettre, à travers la passion que celle-ci lui porte, à Mme N d’aller jusqu’au bout d’elle-même ds la générosité et le dépouillement de soi, tout comme cette dernière, en s’effaçant et disparaissant, va permettre à T de devenir une sorte de jumelle noire- un négatif- de son initiatrice, se réalisant dans la violence et la cruauté ».

 

M. et Mme Numance

- poussent au paroxysme générosité et don de soi, jusqu’à se laisser entièrement dépouiller, avec constance ds résolution de suivre pcipes jusqu’au bout.

 

Couple

-         Couple se déchire (lutte interne pr dominance) tt en montant stratégie visant, de manière cyniquement utilitaire, à tirer meilleur parti des gens.

-         Conception utilitariste du compagnonnage : dès le début, s’instrumentalisent l’un l’autre.

-         F + intéressé matér que T, qui se joue des autres, joue avec sa pr vie, selon motivations qui ne st pas claires pour elle-même. Joue avec puissance et ce qui la masque.

-          

 

Intrigue

2 jeunes domestiques décident de fuguer pour se soustraire au refus parental de leur mariage.

 

Fuite nocturne semble inaugurer romance idyllique que roman dément.

 

Forme

Roman en forme de dialogue autour d’Roman en forme de dialogue autour d’un mort que l’on veille.

 

Polyphonie

Vx de Th dblée par 2ème na qui a autre pt de vue.

ó G s’extrait du drame, maintenant ss pers de telle faç que leur ambiguïté déroute lecteur sur qui mystère rejaillit. G malin génie qui tire ficelles de pers en ls forçant à jouer son rôle : ê à la fois la victime et son destin. Se dner spectacle de lui-même ds incertitudes + tribulations d’existence et fre comme s’il était maître de la situation ; projet démiurgique de cstruire monde où excès = passage à limite qui pd distances à égard de prudence du juste milieu.

 

Vx de Th= vx cruelle

vx de F= vx brutale

vx de Mme N : vx de l’amour.

Vx de M.N = vx de générosité + amr partagé.

 

Th s’invente scénario intérieur qui se prolonge ds théâtre du monde extérieur.

 

Origines du mal

Fasciné par la violence (faits divers, crimes, déchaînements naturels), G se défie des déterminismes historiques et sociaux pour expliquer l’origine du mal : sa vision semble désigner un fond naturel traversé de soubresauts indomptables. Par-delà son individualité et sa situation, l’homme semble en quête d’un retour à ce tout originel que constitue l’être. Telle est la pulsion de destruction (pulsion de mort ?= que gouverne souterrainement ce que les hommes nomment, par habitude, le mal.

 

 

Théâtralité et contrefaçon : « faites tt pr sembler bonne » suppose qu’elle possède critères du bien, du bon.

T s’amuse à contrefaire expression ds sentiments : sourire ext qd haine habite intér.

T s’invente masques pr instrumentaliser discours sentimentale et amx simulé.

Ds adresses à son âme, met en sc acte de se masquer en anticipant puissance d’illusion.

Jouir d’être seule détentrice de clé d’intelligibilité de son comportement

 

Théâtre à dble scène : théâtre mental se prolonge dans théâtre du monde extérieur.

Lgage emprunté au registre théâtral : »Joue donc un peu  voir ta 1ère scène » (320).

 

Châtillon, théâtre d’opérations militaires, où Th déploie tte la force dt elle est cap pr dominer adversaire.

 

Scission  apparence donnée p vêtement/ absence de véritable moi chez bcp de gens ó Ebranlement âme de Th qd elle découvre bonté de l’amour

 Cf p.296 : « Je me disais bien que l’habit ne devait pas faire le moine, mais de là à en être sûre ! Tout le monde dit : Monsieur a un chapeau et a une redingote. C’est à force de jugeote que tu finis par te poser la question : qu’est-ce qu’il y a sous le chapeau ? Qu’est-ce qu’il y a sous la redingote ? »

 p.276 « l’important, c’était de figurer ».

« si vous n’en avez pas profité, c’est que vous êtes bête. Dans ce cas-là, rien ne sert à rien » (291).

 

vs souveraineté du sourire de ceux pour qui l’apparence n’est pas le cœur des choses et qui permet de discerner le vrai du faux, le modèle de la copie : »être et paraître, la différence que c’est ! Tu vas, tu viens, tu es quelqu’un ; et puis un beau jour ça éclate » (19), les coulisses, l’ombre de l’être qui se cache derrière l’apparaître, les machinations que Th a eu tout le loisir d’observer, si bien qu’elle décide de monter à son tour sur les planches, de jouer la comédie humaine, sciemment, als que les pantins qu’elle observe st mus p des passions mimétiques propre à la foule.

 

Au départ, la technique mise au point dans le secret de son intériorité s’articule aux fins poursuivies par F, dblées ds siennes propres, que ns n’apprenons qu’à la fin du roman. A peine installé à Ch, couple infernal s’entend sur « plan de travail » pr  tromper son « public » afin de se servir : F simule « forgeron de la paix », bon époux ramenant « tendrement la sainte Vierge à son bras jusqu’à leur nid », bon père de famille qui s’in quiète pr santé d’enfant, déclenchant inquiétude théâtralement mise en sc par Th.

Mise en œuvre de cette stratégie date de grossesse de T, grossesse délibérément décidée à fins de manipulation.

 

Th : faire sans âme, avoir l’air sans être. Imiter ce qui est +tivement «évalué par sens commun qui continue à servir de norme, de critère d’évaluation. Choisit transgression clandestine, ms opte pr maintien de norme qui permet de transgresser. Relativisme relatif : le chaos ne règne pas ds son esprit, son cœur, son corps, mais l’inversion volontaire de l’ordre.

 

Mme N ne prise que la face invisible des êtres : ce qui compte pr elle, c’est la beauté de l’âme



[1] Son grand père paternel, né en 1795, militaire et chef d’atelier sur un chantier de chemin de fer, devient un révolutionnaire carbonaro sous la plume de Giono, qui en fait le modèle d’Angelo dans le cycle du « hussard »

[2] Le Hussard sur le toit présente un monde atteint par une gigantesque épidémie de choléra, image de la guerre et symbole du mal auquel un héros stendhalien est confronté

[3] Réécriture du fragment des Pensées de Pascal sur le divertissement, ce roman est une sorte de polar métaphysique, dans lequel l’assassin tue par « ennui », le sang sur la neige étant un divertissement qui dissipe le néant de la condition humaine. Le mal n’est donc + extérieur, mais intérieur à l’homme. Le héros du roman, le capitaine de gendarmerie envoyé enquêter sur cette série de meurtres gratuits, finit par se tuer pour ne pas devenir semblable au meurtrier qu’il a pourchassé avant de mener une battue au loup.

[4] Il n’y a pas besoin de décrypter le miroir que le genre se tend à lui-même pour comprendre l’histoire racontée, contrairement aux Faux Monnayeurs de Gide, pionnier d’un métaroman qui devient, avec Nathalie Sarraute ou Alain Robbe-Grillet, le « nouveau roman ».

10 février 2011

commentaire linéaire de la PFVS

Commentaire linéaire de la PFVS

 

Structure d’ensemble 

La PFVS se compose d’un « prologue » et de deux parties, dont la 1ère seule figure à notre programme : la méditation métaphysique et la question de la religion naturelle.

Relevant d’un dispositif fictionnel qui tient de l’entrée en matière des dialogues platoniciens comme de la mise en scène des romans à tiroirs du XVIIIème siècle et qui annonce les Confessions, le « prologue » prépare et présente l’enjeu de la « profession de foi », dans la mesure où il explique pourquoi elle est à la fois : 1- « confession » ou « aveu » répondant à la question de savoir « pourquoi le vicaire s’estime heureux » ; 2- enseignement adressé (« vous saurez […] si vous pensez comme moi, ce que vous avez à faire pour l’être ») ; 3- « méditation générale  sur « le sort de l’homme et le vrai prix de la vie »(Léo Strauss, La Persécution et l’art d’écrire).

La question de la place de l’homme dans l’univers et celle du mal, autrement dit de la morale, occupe le centre de la 1ère partie, proprement métaphysique, mais ordonnée par une inquiétude pratique, qui gouverne aussi la découverte de la conscience, conséquence de la justice et de la bonté de Dieu et ultime développement de cette 1ère partie : « il me reste à chercher quelles maximes j’en dois tirer pour ma conduite, et quelles règles je dois me prescrire pour remplir ma destination sur la terre, selon l’intention de celui qui m’y a placé ».  C’est donc à partir de l’inquiétude intérieure du vicaire et à travers le spectacle du mal dans l’espèce humaine qu’on est conduit à la conscience, par le biais d’une méditation métaphysique qui fonde les attributs de Dieu et les articles de foi sur le « sentiment intérieur ». La rencontre du mal troue donc la méditation métaphysique (modèle cartésien) pour aboutir à un fondement moral avec la notion de conscience ; la méditation malebranchiste sur l’ordre se double d’un ordre pascalien du cœur pour aboutir à un énoncé qui anticipe sur la dualité kantienne du « ciel étoilé » et de la « loi morale », selon Frédéric Worms : « voyez le spectacle de la nature, écoutez la voix intérieure ».

La 2ème partie passe la Révélation et les religions historiques au crible de la « religion naturelle », qualification reprise à contre-cœur par le vicaire, tant le terme de « religion » ne vaut que pour les institutions historiques et politiques, qu’il faut discuter comme telles. C’est donc avec un état civil imparfait que le bonheur est compatible. La méditation, partie de la mise en scène pratique du prologue, la rejoint donc, et avec elle le projet d’ensemble de l’Emile.

 

I- Prologue et discours de la méthode : la mise en place du dispositif narratif et théorique

A- Le prologue (p.46-51)

1- Le « dispositif » énonciatif du prologue procède d’une triple mise à distance : la « profession de foi du vicaire », rapportée au discours direct et donc à la 1ère personne du singulier, est insérée dans le récit hétéro- ( à la 3ème personne du sg), puis homodiégétique (1ère personne du singulier) de la rencontre, par un jeune prosélyte en qui le mal a déjà fait son œuvre sans le corrompre irrémédiablement, d’un pauvre vicaire savoyard, homme de la nature pris dans les rêts d’une société hypocrite, néanmoins heureux, et qui entreprend de sauver son disciple du vice et du désespoir en témoignant de son propre itinéraire moral et spirituel.

 

2- Le couple formé par le jeune homme et le vicaire savoyard, inspiré de souvenirs de jeunesse de Rousseau, est à la fois symétrique et dissymétrique : d’une expérience commune de la violence, de l’injustice, de la calomnie, de l’indigence et de l’hypocrisie de l’Eglise, ces deux figures de déclassés tirent une inquiétude, qui manque de faire du jeune athée libertin un polisson révolté, quand le vicaire, + âgé et qui a surmonté son doute existentiel, a puisé dans la voix de sa conscience et dans sa foi dans l’immortalité de l’âme la sagesse qui fait de lui un homme heureux et honnête.

a) En effet 2 portraits sont successivement faits de ce jeune homme : le 1er portrait est celui d’un « infans », innocent, « un jeune cœur sans expérience » qui fait l’expérience traumatisante du mal sous la quadruple espèce du « doute », insinué dans son esprit par une catéchèse irresponsable, de la débauche (avances sodomites), du mal de scandale et de l’hypocrisie (p.45), mais que sauvent les lumières de sa 1ère éducation et une « honte native », un « caractère timide », en l’occurrence salvateur. Le 2ème portrait suggère, en même temps que l’immoralité de la misère, tentée par le vol, la corruption née du ressentiment dû à l’échec de la réussite sociale escomptée et la révolte de l’athée, plongé dans une « stupide ignorance » (p.46-48). Ainsi l’histoire du jeune homme est-elle celle d’une chute dans le mal, dirimant, « presque inévitable », mais point irrémédiable, compte tenu de la « 1ère éducation », de la jeunesse, cet «âge heureux » où l’âme a encore son « ressort » (p.47), et du naturel « timide » du jeune homme.

 

b) En face de ce polisson athée, dont le « naturel a été étouffé », mais dont l’âme n’est point morte, le vicaire n’est pas un saint (ne pouvant respecter le célibat, contre nature, il a une liaison avec une femme non mariée, dans le respect du mariage et sans hypocrisie), mais une figure d’ingénu, de lettré, spirituel, exemplaire et irréprochable, un éducateur « naturellement humain »,  bref un bon maître qui fait une bonne action avec son disciple, son « ouvrage », qu’il délivre de trois manières : d’abord matériellement, en le faisant échapper à « l’hospice pour prosélytes » où, enfermé, il risque tous les maux physiques et moraux, puis en partageant sa maigre solde avec le « gueux » revenu, misérable, frapper à sa porte, et enfin en lui enseignant, par l’exemple, l’honnêteté ; il le délivre ensuite moralement, en lui rendant la parole, au point que la 1ère confession est celle du polisson, qui professe ses doutes ; il le délivre enfin de son rapport à autrui ou du mauvais usage de son amour-propre en lui ouvrant les yeux sur le malheur d’autrui, en réconciliant son estime de lui-même avec sa sensibilité morale et sa pitié, en l’obligeant à dépasser sa position initiale d’indifférence religieuse et morale pour se poser la question de l’origine du mal et de la possibilité du bonheur. Il ne lui propose donc pas sa « profession de foi » pour réfuter par des arguments son état d’indifférence dogmatique et religieuse, mais pour répondre à sa question sur le bonheur et le malheur, même si la réponse sera aussi réponse au scepticisme métaphysique du jeune homme. Ni «disputatio » scolastique, ni pure méditation métaphysique, la «profession de foi » suppose quelqu’un pour la « recevoir » et la méditer, quelqu’un qui a été progressivement placé en situation de le faire : » je viens, mon jeune ami, de vous réciter de bouche ma profession de foi telle que Dieu la lit dans mon cœur : vous êtes le 1er à qui je l’aie faite ; vous êtes le seul peut-être à qui je la ferai jamais ».

 

c) La symétrie entre les deux personnages est donc nécessaire pour que la profession de foi soit possible : leur situation intellectuelle, morale, sociale et politique est comparable, de sorte que l’enjeu pratique, l’utilité de la PFVS est aussi partagé(e) que sa vérité même. Certes le vicaire n’a pas changé de religion, n’a pas « fui » son pays malgré lui, est resté honnête et prêtre. Mais il est néanmoins triplement victime : il est victime morale des règles du célibat et de son honnêteté même ; il est victime sociale de l’institution religieuse, qui lui refuse la cure à laquelle il aspire ; il est victime politique par l’exil qui confère à la « magnificence » du spectacle de la nature la nostalgie de la patrie perdue.

 

3- En effet, comme l’entretien de Socrate dans le Phèdre, et peut-être pour les mêmes raisons, le vicaire emmène le jeune homme, « à la pointe du jour », « hors de la ville, sur une haute colline au-dessous de laquelle passait le Pô, dont on voyait le cours à travers les fertiles rives qu’il baigne ; dans l’éloignement, l’immense chaîne des Alpes couronnait le paysage ; les rayons du soleil levant rasaient déjà les plaines, et projetant sur les champs par de longues ombres les arbres, les coteaux, les maisons, enrichissaient de mille accidents le + beau tableau dont l’œil humain puisse être frappé » (p.51). C’est donc dans un cadre grandiose et serein, en pleine nature, loin de l’agitation humaine, avec toute la solennité qu’impose le propos, que Rousseau fait dire au vicaire ce que lui-même ne veut pas dire directement, opposant l’ordre du monde aux « tristes tableaux » découverts avec « amertume » par le jeune homme. Ce contraste se retrouvera dans les mêmes termes, inversés cependant, au cœur de la PFVS, sous les yeux indignés du personnage conceptuel : »le tableau de la nature ne m’offrait qu’harmonie et proportions, celui du genre humain ne m’offre que confusion, désordre […] Je vois le mal sur la terre ». Le défi à relever est donc de répondre à l’indignation du jeune homme, à l’expression métaphysique de sa révolte, sans trahir le spectacle de la nature, sans se contenter non + de le « contempler en silence », mais en recherchant son fondement lui-même métaphysique, moral ou religieux. L’ « homme de paix » a déjà atteint une partie de son but en offrant au jeune homme tourmenté le spectacle de la nature : il n’a pas eu besoin de parler pour lui en faire ressentir le sens métaphysique, pour en « offrir le texte à nos entretiens ». « Il lui reste à parler pour résoudre la contradiction entre les deux tableaux offerts au jeune homme, pour lui montrer comment lui-même, acteur déchiré sur l’une des deux scènes, spectateur ravi par l’autre, concilie les deux dans sa pensée et dans sa pratique, étant à la fois heureux et bon, unifié dans son rapport avec lui-même et avec l’humanité » (F Worms, op cit, p.92)

 

Conclusion provisoire

Le « prologue » parvient donc à inscrire PFVS au cœur de l’Emile, dont il transpose la description du jeune homme, d’un modèle idéal, vers une histoire concrète. Il donne consistance aux deux personnages en conférant à l’un un « je » marqué par sa situation et sa méditation, en prêtant à l’autre l’histoire de Jean-Jacques lui-même. Enfin, il permet à chacun des lecteurs, au prix d’une transposition de sa propre expérience, de se mesurer à un texte dont l’énoncé à la 1ère personne bouleverse les règles de l’écriture littéraire et philosophique, en les articulant l’une à l’autre. L’identification par sentiment à un personnage de roman (la Julie de la Nouvelle Héloïse), l’identification rationnelle avec le « je » pur de la méditation (dont le modèle est explicitement repris de Descartes), sont ici rabattues l’une sur l’autre, pour libérer un « je » dont l’invention est peut-être l’un des effets les + frappants de la philosophie de Rousseau dans son ensemble.

 

 

B- Le « discours de la méthode » (p.51-56)

1-Le Vicaire savoyard : un homme de la nature, victime d’une société hypocrite, aux prises avec une morale contre nature

Dès ses 1ères paroles, le Vicaire apparaît dans le rôle de l’ « Idiota », dont la non-culture a préservé l’ingénuité, à qui Rousseau donne un accent primitiviste de paysan de Genève, resté proche de la Nature « Je suis né pauvre et paysan, destiné par mon état à cultiver la terre » : le vicaire n’est « pas un puissant », obstacle 1er à la reconnaissance de la vérité, car elle a « partie liée avec les masques et la dissimulation ». Son questionnement sera celui d’un homme simple, d’un homme sans qualité, d’un fils de paysan que son origine destinait à la culture de la terre, qui n’a embrassé l’état ecclésiastique que pour satisfaire les ambitions matérielles de ses parents, trouvant « + beau qu’[il] appr[ît] à gagner [s]on pain dans le métier de prêtre », qui a suivi docilement, passivement, un enseignement dans lequel il ne voyait qu’un moyen d’exercer un métier lucratif et non une fin engageant sa dénaturation, qui a gardé de ses origines terriennes le respect d’une nature bafouée par la morale sociale et une profonde aversion pour des spéculations métaphysiques et qui a réalisé trop tard que son état violait la nature, et l’empêchait d’être vertueux : «mais je ne tardai pas à sentir qu’en m’obligeant de n’être pas homme, j’avais promis + que je ne pouvais tenir » .

« Peu d’expériences pareilles mènent loin un esprit qui réfléchit » : le désarroi du vicaire vient de ce qu’il ne peut « obéir aux lois et coutumes » d’une société à laquelle il ne se sent + adapté et que la religion de son enfance a cessé de soutenir sa vertu. Comprenant que le vœu de chasteté imposé par l’état ecclésiastique, contraire aux lois les + simples de la nature, exige de lui, homme de la nature, ce qu’il ne peut tenir, il cède à la voix de la nature. Et pour ne pas « profaner » « la + sainte institution de la nature », pour ne pas ajouter au péché d’adultère l’hypocrisie qui consisterait à se cacher en séduisant des femmes mariées, l’homme de la nature qui s’est ôté « le droit naturel » de se marier, croit trouver un compromis qui se retourne contre lui : il « laiss[e] ses fautes à découvert et devient un objet de « scandale ». Or traité comme un criminel (« arrêté, interdit, chassé »), l’homme de la nature qui s’est cru innocent car transparent s’aperçoit qu’on lui reproche moins son « incontinence » que son indiscrétion, autrement dit qu’on eût préféré qu’il ajoutât à l’intempérance la profanation du lit d’autrui : « arrêté, interdit, chassé, je fus bien + la victime de mes scrupules que de mon incontinence ; et j’eus lieu de comprendre, aux reproches dont ma disgrâce fut accompagnée, qu’il ne faut souvent qu’aggraver la faute pour échapper au châtiment ».

La crise morale et religieuse d’où part le doute du vicaire est donc la conséquence de son ingénuité d’homme de la nature : l’origine du mal n’est pas dans la sexualité de l’homme « simple », qui respecte dans le mariage « la 1ère et la + sainte institution de la nature »[1], mais dans la société qui lui interdit de jouir de ce « droit naturel » ; la perversité n’est pas dans l’innocent qui laisse ses fautes « à découvert », mais dans l’hypocrisie des « maximes du monde » qui « dictent les sophismes du vice ».  

ó L’anecdote a ici valeur anthropologique et morale : il s’agit de se reconnaître pour homme, car il n’y a de vraie vertu que pour celui qui accepte d’être homme (cf p.30 + note 16 de l’édition GF, qui cite cette phrase de la NH dénonçant « ces prêtres téméraires qui font vœu de n’être pas hommes [….] Ils s’abaissent au-dessous des brutes pur avoir dédaigné l’humanité » ) Condamné pour avoir suivi les lois de la nature sans tenter de se dissimuler, le vicaire voit donc basculer toutes les idées qu’il avait « du juste, de l’honnête et de tous les devoirs de l’homme » et ce désarroi dans la vie, gagnant sa pensée, en arrive à obscurcir sa raison : « j’ étais dans ces dispositions d’incertitude et de doute que Descartes exige pour la recherche de la vérité ».

 

2- Réécriture du Discours de la méthode de Descartes

La référence à Descartes[2] était déjà implicite dans la figure de l’ « Idiota » [3], nom donné par Nicolas de Cues à celui dont le non-savoir est un savoir, dont l’ignorance est une docte ignorance et dont le personnage conceptuel du vicaire serait un avatar, à l’instar de la figure de Socrate ou de Descartes : «mon enfant, n’attendez de moi ni des discours savants[4] ni de profonds raisonnements». Le vicaire n’est pas un érudit, parce que la science est réservée à une élite, alors que « ce qui nous importe » doit être accessible à tous : ce n’est pas la science qui est l’horizon du vicaire, mais la conduite de son existence. Or pour la conduite de cette existence, point n’est besoin de faux savoirs, de dogmes arbitraires, de prétendues autorités » : le « démon » de Socrate, le « bon sens » de Descartes, le « dictamen de la conscience » de Rousseau sont « expression d’un vœu de pauvreté de la raison qui renonce aux savoirs, richesse des doctes, et se satisfait du peu qu’elle tire d’elle-même », car ce peu est beaucoup et universel. La PFVS,dont l’objet n’est pas la science, mais la foi, opère ici la synthèse du « bon sens »  cartésien[5], dans le partage de la « raison commune [6]», et de la « bonne foi » piétiste[7] : « mais j’ai quelquefois du bon sens …Je ne veux pas tenter de vous convaincre ; il me suffit de vous exposer ce que je pensela raison nous est commune…pourquoi ne penseriez-vous pas comme moi ? ». Comme chez Descartes, la  posture est celle de l’honnête homme, moyennement doué, qui peut tenir sa conduite pour exemplaire justement parce qu’il y a, entre lui et les autres, une identité fondamentale, malgré les diversités individuelles : « la puissance … de distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme « le bon sens » ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes », selon le mot de Descartes. Mais la PFVS n’ayant pas pour objet la science, la vérité philosophique, mais la foi, la vérité qui « nous importe », l’ « ordre de la raison » s’adosse à l’ordre du « cœur »: « la raison nous est commune, et nous avons le même intérêt à l’écouter ». La raison, consciente de son incapacité à se prononcer sur ce qui « nous importe le + », nous détermine à nous soumettre à la foi. C’est donc en toute rigueur que le vicaire n’entend pas convaincre, mais persuader : »je suis bien + persuadé que convaincu », écrit-il à Dom Deschamps.

 

Le doute du vicaire, qui convoque explicitement la figure de Descartes, n’est pas de même nature que le doute cartésien[8].

 Suite d’un échec dans l’ordre du savoir (à l’origine de la révision générale de ses opinions, il y a la faillite des sciences que l’on enseigne dans les écoles), le doute méthodique de Descartes exceptait la morale provisoire[9]. Parti pris de la volonté, il ressemblait à une expérience de laboratoire en ce que cette technique opératoire était un moyen que la raison mettait au point pour procéder à la vérification de la vérité : « ne recevoir jamais aucune chose pour vraie…que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute ». Si critique que Descartes fût par ailleurs à l’encontre des «écrits des anciens païens qui traitent des mœurs » et qu’il compare à des « palais fort superbes et fort magnifiques », mais « bâtis sur du sable et de la boue », la situation lui imposait une morale par provision : « obéir aux lois et coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance ».

Or le désarroi du vicaire tient précisément au fait qu’il ne peut obéir aux « lois et coutumes » d’une société à laquelle il ne se sent + adapté et que la religion de son enfance a cessé de soutenir sa vertu. Le doute du vicaire lui est donc imposé par la vie et s’impose à sa pensée, alors que le doute cartésien est méthodique : les déceptions de l’existence, l’hypocrisie des hommes, les préjugés sociaux, le dogmatisme de l’Eglise, les mauvais exemples l’ont jeté dans l’incrédulité. Le doute du vicaire n’est donc pas la conséquence d’une faillite du savoir, mais le bilan d’une faillite morale. Or si l’état de doute sur ce qui relève de la pure spéculation est supportable (reconnaître les limites de notre pouvoir de connaissance est, pour Rousseau indispensable), le doute devient « trop violent », insupportable quand il s’agit de « vivre », c.à.d. de décider, juger, espérer et agir ».  

De là le ton dramatique pris par la représentation de l’état de doute, p. 52-53 : il ne s’agit pas seulement, ni même d’abord, d’une détermination de l’intellect, mais de l’esprit tout entier, de l’âme. Le sentiment d’urgence qui anime le texte ravive les métaphores traditionnelles de la mer des opinions et du fragile esquif humain, fréquentes dans les sermons (cf note 17). Comme le dit B Bernardi (p.30), « ce n’est pas la science qui est à l’horizon du vicaire, mais la conduite de son existence ». Le doute qui affecte l’idée incertaine ne précédant pas la connaissance certaine, mais suivant de ce que certaines choses sont inaccessibles au savoir, il faut croire : « l’ « état  inquiétant et pénible » de l’homme livré aux « passions orageuses… sans gouvernail ni boussole », selon une métaphore baroque proprement pascalienne, ne permet pas d’exclure la foi du doute méthodique, qu’une morale provisoire permet de vivre confortablement, en attendant que la philosophie s’achève en sagesse. La crise morale et religieuse du vicaire l’a donc tourné vers la recherche d’une morale et d’une philosophie.

 

Mais c’est le « cœur » qui pousse la raison à rechercher cette vérité : si le vicaire juge le scepticisme insupportable[10] et s’il n’est pas devenu un immoraliste prenant aisément son parti de ses ignorances, c’est que son cœur n’était pas entièrement corrompu et qu’en ce cœur vivait encore l’amour de la vérité qu’il ne possédait plus » : « je me disais : j’aime la vérité, je la cherche, et ne puis la reconnaître ; qu’on me la montre et j’y demeure attaché : pourquoi faut-il qu’elle se dérobe à l’empressement d’un cœur fait pour l’adorer ? ».

Les vérités qu’il cherche pour se tirer de cet état « peu fait pour durer » ne sont donc pas de même nature que celles visées par Descartes : elles ne relèvent pas de la philosophie de la connaissance, mais de la morale pratique; la crise n’est pas une crise de la raison, mais une crise morale et religieuse ; l’incrédulité n’est pas l’incertitude ; ce qui intéresse le vicaire, c’est la recherche des règles que « je dois me prescrire pour remplir ma destination sur la terre, selon l’intention de celui qui m’y a placé » (p.83). La métaphysique n’est qu’un détour nécessaire à l’établissement de vérités utiles pour la direction de sa vie : pour le reste il devra « se reposer dans la + profonde ignorance ». Comme Descartes, il ne trouvera le critère de la vérité que dans « l’évidence », mais la « sincérité du cœur » de Rousseau diffère des idées claires et distinctes de Descartes.

 

3-Les fausses solutions

a) Le rejet de l’érudition

Comme Descartes, mais au nom de l’égalité entre les hommes, qui doivent tous, lettrés ou illettrés, pouvoir trouver par eux-mêmes et en eux-mêmes la voie du devoir, le vicaire considère en effet les livres comme une vaine érudition[11] : « voulez-vous vous instruire dans les livres : quelle érudition il faut acquérir ! Que de langues il faut apprendre ! Que de bibliothèques il faut feuilleter ! Quelle immense lecture il faut faire ! Qui me guidera dans les choix » (PFVS p.110) ; « je ne concevrai jamais que ce que tout homme est obligé de savoir soit enfermé dans des livres, et que celui qui n’est à la portée ni de ces livres, ni des gens qui les entendent, soit puni d’une ignorance involontaire, Toujours des livres ! Quelle manie ! » (p.112). Argument constant chez ceux qui, de Montaigne à La Hontan, exposent une « philosophie du sauvage », cette animosité misologique à l’égard des livres peut aussi faire penser à la décision de Descartes, de ne + consulter que le grand livre du monde et de sa propre raison. On peut aussi y voir l’opposition déterminante entre l’intérieur et l’extérieur cf note 116, p.154 de l’édition GF.

 

b) « Les idées générales et abstraites sont la source des + grandes erreurs des hommes » (p.64 : la polémique avec le clan des philosophes

« Je compris que, loin de me délivrer de mes doutes inutiles, les philosophes ne feraient que multiplier ceux qui me tourmentaient et n’en résoudraient aucun » (p.55) : le vicaire récuse aussi le témoignage des philosophes, qu’il brocarde en mêlant les critiques d’ordre psychologique et épistémologique. « Ce sont des prétentieux qui n’ont d’autre ambition que de se faire remarquer » ; « ils sont fiers, affirmatifs, dogmatiques même dans leur scepticisme prétendu, n’ignorant rien, ne prouvant rien, se moquant les uns des autres » ; »chacun sait bien que son système n’est pas mieux fondé que les autres, mais il le soutient parce qu’il est à lui » ; « l’essentiel est de penser autrement que les autres » (p.55), résume Jacqueline Morne qui rappelle la nécessité de « borner [s]es recherches aux vérités qui  importent à l’homme», à l’exigence de « savoir ce que nous pouvons savoir » : « borner mes recherches aux seules connaissances nécessaires au bonheur et à l’espoir de ma vie », indiquait une rédaction primitive (cf note 19). La « lumière naturelle » aurait alors pour 1ère fonction de nous indiquer ce qui véritablement nous importe.

 

c) La morale religieuse et sociale

Or cette éthique ne saurait être enseignée par la morale religieuse et sociale.  « Nul homme n’étant d’une autre espèce que moi, tout ce qu’un homme peut connaître naturellement, je puis aussi le connaître, et un autre homme peut se tromper aussi bien que moi » (p.98) : la voie du salut ne passe pas par la médiation de l’Eglise, qui prétend s’interposer entre Dieu et les hommes pour traduire sa volonté, mais n’est, en tant qu’institution humaine, pas + apte que le sujet lambda à comprendre ce que Dieu exige de nous. « Ce qui redoublait mon embarras était qu’étant né dans une Eglise qui […]ne permet aucun doute, un seul point rejeté me faisait rejeter tout le reste, et que l’impossibilité d’admettre tant de décisions absurdes me détachait aussi de celles qui ne l’étaient pas. En me disant : Croyez tout, on m’empêchait de rien croire, et je ne savais + où m’arrêter » : en exigeant une soumission aveugle aux dogmes, les prêtres exigent des fidèles qu’ils renoncent à l’usage d’une raison que miracles et prodiges laissent incrédule.

 

4- La « lumière intérieure » : une 1ère définition  de la conscience.

« Je pris donc un autre guide et je me dis : consultons la lumière intérieure, elle m’égarera moins qu’ils ne m’égarent, ou du moinsmon erreur sera la mienne, et je me dépraverai moins en suivant mes propres illusions qu’en me livrant à leurs mensonges ».  cf commentaire de F Worms : « la solution pour le Vicaire ne repose ni dans la raison raisonneuse ni dans la crédulité aveugle », mais dans le choix, libre et positif cette fois, d’un principe de méthode et d’une restriction de l’objet de la méditation, qui peut conduire à un ordre et à des principes. Ce principe de méthode, c’est l’évidence du « cœur », qui fait que la « raison » est moins la norme ultime du vrai que celle de sa communication discursive (« la raison nous est commune et nous avons le même intérêt à l’écouter »), la « sincérité » qui trouve sa double pierre de touche dans l’effet pratique de la recherche (qui doit concerner le sens même de l’existence individuelle) et dans la communication rationnelle des résultats. Cette « sincérité » trouve elle-même son fondement dans la notion même de conscience, définie dans les termes où on la retrouvera + loin : «on nous dit que la conscience est l’ouvrage des préjugés; cependant je sais par mon expérience qu’elle s’obstine à suivre l’ordre de la nature contre toutes les lois des hommes ». Même en partie recouverte par l’expérience du mal et le doute sur la vérité et la justice, cette conscience reste assez forte dans le vicaire pour maintenir au moins le désir de la vérité :  « J’ai fait ce que j’ai pu pour atteindre la vérité ; mais sa source est trop élevée : quand les forces me manquent pour aller + loin, de quoi puis-je être coupable ? c’est à elle de s’approcher », dira Rousseau pour conclure.

Le critère intérieur du vrai se trouve donc conjoint avec une critique de soi-même comme sujet de connaissance. Il suffira de borner ses connaissances à ce qui importe au sujet moral. La règle de méthode, tirée de cet « amour de la vérité pris pour toute philosophie » sera d’ « admettre pour évidentes toutes les connaissances auxquelles mon consentement, dans la sincérité de mon cœur, je ne pourrais refuser mon consentement, pour vraies toutes celles qui me paraîtront avoir une liaison nécessaire avec les premières, et laisser toutes les autres dans l’incertitude quand elles ne mènent à rien d’utile pour la pratique ». Le principe d’évidence ne vaut donc que pour les « principes 1ers », qu’on pourrait appeler des « axiomes » si le Vicaire ne les posait pas justement non comme des objets de la raison, mais comme des « articles de foi », c.à.d. comme des objets de croyance, des vérités du « cœur ». L’ »évidence » rousseauiste est donc à la limite du savoir et de la croyance, de la pensée et du sentiment : il s’agit moins de ce que j’affirme que de ce que je ne peux pas refuser parce que cela s’impose à moi. Vérité et certitude se rejoignent donc dans l’acceptation libre des principes 1ers, dans l’adéquation du jugement et du sentiment, dans l’adéquation des principes de conduite aux principes de la connaissance. « Le sujet qui parle se découvre donc conjointement comme sujet théorique et comme sujet pratique, et trouve la norme de cette double rationalité dans un « sentiment » qui est intérieur et antérieur à la raison, mais que, dans sa double détermination, elle doit pourtant fonder et rejoindre », conclut Frédéric Worms.

 

               

II- La « méditation métaphysique » : Moi, Dieu, le monde

Le 1er mouvement de la méditation métaphysique du vicaire, éclairé par la lumière naturelle le mène de la découverte de son moi[12], dont la pensée active sert de 1er principe, aux 2ers attributs qui lui permettent de poser l’existence d’un « être qui veut et qui peut, actif par lui-même, qui meut l’univers et ordonne toute chose », qu’il « appelle Dieu »,  à travers un regard porté sur la nature.

 

A- Moi

1- « J’existe, et j’ai des sens par lesquels je suis affecté » (p.57): cet énoncé 1er est certes une position de soi, mais ce sentiment de soi n’a pas l’évidence rationnelle du cogito cartésien, qui  fonde l’évidence de l'existence sur celle de la pensée (« je pense, je suis ») ; il dégage la nature du sujet de la pensée de l’expérience sensible, à l’instar de l’empirisme de Locke[13] et du sensualisme de Condillac, pour qui « nous trouvons dans nos sensations l'origine de toutes nos connaissances et de nos facultés »[14].

 

2- A partir de là et dans une extrême concision, le Vicaire articule 3 principes.

 

 -> L’extériorité de l’objet écarte le problème même de « l’existence du monde extérieur »: grâce à la seule expérience de la sensation, sont établies non seulement l'existence de la pensée, mais celle de la matière, dont Descartes doutait[15] : « ainsi, non seulement j’existe, mais il existe d’autres êtres, savoir, les objets de mes sensations ; et quand ces objets ne seraient que des idées, toujours est-il vrai que ces idées ne sont pas moi » ; « me voici déjà tout aussi sûr de l’existence de l’univers que de la mienne » (57)

-> L’unité de l’entendement, activité de l’esprit qui juge, se distingue des sensations par les rapports qu’il établit entre elles, témoigne ainsi de la liberté et annonce la synthèse kantienne[16] : apercevoir, ce n'est pas seulement sentir ; c'est aussi juger, comparer, classer, ordonner, rapporter les sensations les unes aux autres. Pour ce faire, il est nécessaire que nous ne soyons pas seulement passifs mais que par l'intermédiaire de notre esprit, faculté de juger, nous exercions une action sur nos sensations. Or cette faculté de juger ne peut être en moi par la seule impression des sens : « elle est en moi et non dans les choses ». cf bas de la p.57 -> p.59 « apercevoir, c’est sentir ; comparer, c’est juger : juger et sentir ne sont pas la même chose »

 

è     D'où une troisième vérité, qui éloigne Rousseau de l’empirisme de Locke, le rapproche de Leibniz[17]  et annonce Kant: « Mais si toute notre connaissance débute avec l'expérience, cela ne prouve pas qu'elle dérive toute de l'expérience, car il se pourrait bien que même nos connaissances par expérience fussent un composé de ce que nous recevons des impressions sensibles et de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement excité par des impressions sensibles) produit de lui-même ».

 

Synthèse et conclusion de cette définition du moi, p.59 :

+ « Je ne suis donc pas simplement un être sensitif et passif, mais un être actif et intelligent, et, quoi qu’en dise la philosophie, j’oserai prétendre à l’honneur de penser ».

 

+ / - L’erreur n’est pas dans l’objet, mais dans la connaissance inadéquate de l’objet par l’entendement

 

-> « ma règle de me livrer au sentiment + qu’à la raison est confirmée par la raison même »

 

  B- Le monde : matière et mouvement, cosmologie et métaphysique

                 « M’étant, pour ainsi dire, assuré de moi-même, je commence à regarder hors de moi »  et, « jeté, perdu dans ce vaste univers, et comme noyé dans l’immensité des êtres », le Vicaire ne voit pas d’autre moyen de connaître le monde extérieur que de le comparer au « 1er objet qui se présente à » lui et qu’il connaissance[18]: lui-même.

 

  1- Pour garantir la validité du principe dualiste du moi, sentant et jugeant, il s’agit, pour Rousseau, de récuser le matérialisme,  les doctrines de l’immanence, qui font du monde une immense machine ou le produit d’un hasard aveugle. Il va donc recenser 3 erreurs pour établir l’hypothèse de l’existence de Dieu : le vitalisme, le mécanisme et le hasard.

 

  -> Le vicaire commence par rejeter l’idée d’une matière non organisée se mouvant d’elle-même, donc sans impulsion originelle : contre le vitalisme de Diderot ou de La Mettrie, qui soutiennent l’hypothèse d’un principe vital animant la matière, Rousseau soutient que l’univers n’est « pas un grand animal qui se meuve lui-même ; il y a donc de ses mouvements quelque cause étrangère à lui, laquelle je n’aperçois pas ; mais la persuasion intérieure me rend cette cause tellement sensible » qu’il ne reste + qu’à conclure à une « force qui le pousse »[19]. « Les premières causes du mouvement ne sont pas dans la matière ; elle reçoit le mouvement et le communique mais ne le produit pas » (p. 62). Cette réfutation est décisive, car elle enveloppe la préservation de la distinction ontologique de l’âme et du corps, établie avec le dualisme du moi.

 

-> Or la thèse du monde régi par la causalité mécanique ne peut que ruiner la spontanéité du mouvement volontaire[20] : la 2ème erreur des philosophes est de réduire le mouvement aux lois de l’inertie et du choc, car le monde schématisé de la sorte serait inerte et désespérant. Seule une raison vaniteuse peut le réduire aux nécessités intelligibles de la géométrie, en concevant un univers qui « n’a rien de cette liberté qui paraît dans les mouvements spontanés de l’homme et des animaux ». Le mouvement qui affecte la matière inerte ne peut avoir été déclenché que par une volonté : « Je crois donc qu'une volonté meut l'univers et anime la nature » (p. 63), selon un raisonnement par analogie avec le moi qui fait l’expérience du mouvement spontané[21] (« je veux agir, j’agis ») et passe au large de la controverse sur l’union cartésienne des deux substances, l’âme qui est volonté et le corps qui est mû. Ainsi ce n’est pas l’idée de l’infini découverte par la pensée en elle-même qui conduit à l’idée de Dieu, mais l’acte de volonté qui meut le corps propre qui fournit l’analogie intime pour interpréter le spectacle extérieur de l’univers et remonter à un « acte spontané » qui le meut et l’anime. Seul vaut ici l’analogie, mince fil de clarté entre deux mystères : celui de l’union de l’âme et du corps et celui de la cause 1ère des mouvements.  Entre la question du 1er moteur et la déduction de l’existence de Dieu, c’est donc une analogie intérieure et fonctionnelle qui fait le cœur de l’argument : le dogme de l’existence de Dieu suppose le sentiment intérieur du dualisme de l’homme, responsable de ses actes.

 

è     Enfin Rousseau reprend l’argument, qu’on peut lire chez Leibniz ou Fénelon de

l’improbabilité que les caractères d’imprimerie lancés en l’air composent jamais l’Iliade ou l’Enéide, pour réfuter l’hypothèse matérialiste du hasard « Si la matière mue me montre une volonté, la matière mue selon de certaines lois me montre une intelligence, c’est mon second article de foi» (p. 65). Parce que le monde est ordonné, il ne peut être que l'œuvre d'une intelligence: « À quels yeux non prévenus l'ordre sensible de l'univers n'annonce-t-il pas une suprême intelligence ? » « C'est l'ordre inaltérable de la nature qui montre le mieux la sage main qui le régit » (p. 103). Au-delà de la contemplation de l’ordre[22], il s’agit d’en rechercher la condition de possibilité dans une intelligence dotée d’une faculté de synthèse analogue à la nôtre. L’entendement divin n’est + le lieu de vérités éternelles ni des essences compossibles, mais la condition d’un ordre général et idéal, l’acte même de la synthèse du tout réel comme tel[23] : « le tout est un et annonce une intelligence unique ; car je ne vois rien qui ne soit ordonné dans le même système et qui ne concoure à la même fin, savoir la conservation du tout dans l’ordre établi. Cet être qui veut et qui peut, cet être actif par lui-même, qui meut l’univers et ordonne toutes choses, je l’appelle Dieu ».

 

        Conclusion et synthèse de ce 2ème point :

« il m’est impossible de concevoir un système d’êtres si constamment ordonnés que je ne conçoive une intelligence qui l’ordonne. Il ne dépend pas de moi de croire que la matière passive et morte a pu produire des êtres vivants et sentants, qu’une fatalité aveugle a pu produire des êtres intelligents, que ce qui ne pense point a pu produire des êtres qui pensent 

Je crois donc que le monde est gouverné par une volonté puissante et sage ; je le vois, ou +tôt je le sens et cela m’importe à savoir. […] Le tout est un et annonce une intelligence unique ; car je ne vois rien qui ne soit ordonné dans le même système, et qui ne concoure à la même fin, savoir la conservation du tout dans l’ordre établi» (p.68)

 

ó La métaphysique de Rousseau a donc des implications morales : il s’agit d’écarter le hasard et la causalité mécanique pour ne pas ruiner la liberté humaine et mettre l’homme face à ses responsabilités. Une profession de foi ne saurait se confondre avec un discours métaphysique : « souvenez-vous toujours que je n’enseigne point mon sentiment, je l’expose »[24]. Rousseau ne retient que le nécessaire et le suffisant pour examiner le problème de l’existence du Mal et ses implications pratiques. Dans un monde régi par la seule causalité ou résultant du hasard, les questions exposées par le vicaire sur ce que nous devons faire seraient dénuées de significations et le plongeraient dans un fatalisme affligeant.

 

   C- « Cet être qui veut et qui peut, cet être actif par lui-même, cet être enfin, quel qu’il soit, qui meut l’univers et ordonne toute chose, je l’appelle Dieu. Je joins à ce nom les idées d’intelligence, de puissance, de volonté…et celle de bonté, qui en est une suite nécessaire » (p.68)

Il s’ensuit non seulement que Dieu existe[25], même si je ne peux pas connaître sa substance [26], mais que la « bonté » du tout comme tel, définie par « l’ordre », est une « suite nécessaire » de la volonté et de l’intelligence : »j’aperçois Dieu partout dans ses œuvres ; je le sens en moi, je le vois tout autour de moi ». Toute la cosmologie du Vicaire est ainsi dominée par les notions d'ordre et d'harmonie[27] : « j’admire l’ouvrier dans le détail de son ouvrage et je suis bien sûr que tous ces rouages ne marchent ainsi de concert que pour une fin commune qu’il m’est impossible d’apercevoir ». C'est cet ordre du monde, argument déiste, qui impose l'idée d'un Dieu organisateur, et Dieu lui-même est tenu par cet ordre, car il définit sa nature : « Dieu est bon, rien n’est + manifeste : mais la bonté dans l’homme est l’amour de ses semblables, et la bonté de Dieu est l’amour de l’ordre ; car c’est par l’ordre qu’il maintient ce qui existe, et lie chaque partie avec le tout. Dieu est juste, j’en suis convaincu, c’est une suite de sa bonté » (p.82). « Il ne pourrait être destructeur et méchant sans se nuire », la justice et la bonté sont des caractères nécessaires de sa toute puissance. Puissance – bonté – justice – sont indissociables, car la puissance est puissance de créer selon l'ordre et non de détruire, la bonté est l'amour de cet ordre, la justice sa conservation. Parce que Dieu est le créateur de l'ordre souverain de la nature, il ne peut vouloir sa destruction, il est nécessairement bon et juste. Cette remarque va bien au-delà d'une théogonie : elle est l'affirmation définitive qu'il n'y a pas de principe du mal dans l'univers. Ce n'est pas dans une volonté perverse, dans un quelconque malin génie qu'il faudra rechercher l'origine du mal. Cette pensée du tout va permettre de définir la place des parties sans retomber dans l’aporie dénoncée quelques pages + haut par le vicaire : « petite partie d’un grand tout dont les bornes nous échappent, et que son auteur livre à nos folles disputes, nous sommes assez vains pour vouloir décider ce qu’est ce tout en lui-même, et ce que nous sommes par rapport à lui ».

Le tout étant désormais défini non par sa substance, mais par son ordre, on peut donc revenir à soi, autant comme espèce que comme individu, sans craindre de se perdre dans des « connaissances inutiles à ma conduite et supérieures à ma raison ». Cette nouvelle tâche va relancer la méditation du vicaire, assuré de soi d’une nouvelle manière : « après avoir découvert ceux des attributs de la divinité par lesquels je conçois mon existence, je reviens à moi et je cherche quel rang j’occupe dans l’ordre des choses qu’elle gouverne, et que je puis examiner » (p.69)

III- De la place éminente de l’homme dans le monde au mal social : Dieu innocent du Mal dont la liberté humaine est la cause.

 

 A-L’éminence de la volonté et de l’intelligence humaines.

La partie ascendante de la réflexion atteint son point culminant avec la place éminente de l’homme dans la nature, mais trouve là une 1ère épreuve de la contradiction qui la forcera à en redescendre pour rejoindre l’expérience intérieure de la contradiction due aux passions, au dualisme de la nature humaine.

Le tableau de l’ordre de la nature culmine d’abord dans l’espèce humaine : si le moi, fort de la certitude de son existence comme être sentant et jugeant, examine ce qu’il est quand il se rapporte à tous les êtres créés, il constate qu’il occupe par ses facultés, volonté et intelligence surtout, la 1ère place : il  « est le roi de la terre qu'il habite » (p. 69) et entretient un rapport privilégié, car théorique et non purement pratique, à l’ordre de l’univers : il est fait pour le tout, note B Bernardi (note 50). Il faudrait être aveugle pour passer à côté de ce privilège extraordinaire et se dégrader, comme le voudraient certains matérialistes, au rang des bêtes : l’homme est «le roi de la terre ». Ce n’est pas seulement la liberté, mais la raison et la contemplation qui élèvent l’homme au-dessus des autres animaux. Il développe des connaissances, la maîtrise des techniques, a la capacité de juger de l'ordre du beau et du bien, la faculté de se représenter cet ordre et de s’y soumettre librement, alors que les  autres êtres de la nature sont d'emblée soumis à l'ordre du monde. « Quoi ! je puis observer, connaître les êtres et leurs rapports ? Je puis sentir ce que c’est qu’ordre, beauté, vertu ; je puis contempler l’univers, m’élever à la main qui le gouverne ; je puis aimer le bien, le faire, et je me comparerais aux bêtes ! ». (70) Il faudrait, pour Rousseau, un refus de sincérité, une prédisposition perverse à la dépréciation de soi pour effacer la différence qui nous sépare des bêtes : « âme abjecte, c’est ta triste philosophie qui te rend semblable à elles : ou +tôt tu veux en vain t’avilir, ton génie dépose contre tes principes, ton cœur bienfaisant dément ta doctrine et l’abus même de tes facultés prouve leur excellence en dépit de toi ».

L’éloge de la raison reste purement théorique, en ce qu’il se démarque aussitôt des usages, des « abus » que l’homme fait de ces « facultés. La 1ère origine du mal réside donc dans le mauvais usage de la raison par les philosophes, sceptiques ou dogmatiques : le pessimisme philosophique est le symptôme d’un Mal étrange et inintelligible, qui consiste en l’humiliation de soi, contre l’élan du cœur, en un refus de reconnaître et d’aimer ce que nous sommes, la place qui nous est faite, p.70 : »pour moi qui n’ai point de système à soutenir, moi, homme simple et vrai…, content de la place où Dieu m’a mis, je ne vois rien, après lui, de meilleur que mon espèce ; et si j’avais à choisir ma place dans l’ordre des êtres, que pourrais-je choisir de + que d’être homme ? ». Cela annonce la nécessité de passer de la raison pure à son répondant affectif et intime : le « cœur bienfaisant », qui se déploiera ensuite sous le nom de conscience : « content de la place où Dieu l’a mis », le vicaire développe l’amour de soi en amour de Dieu, à travers la raison humaine, et atteint  la limite qui en fonde les conséquences morales. Quand on n’a « aucun système à soutenir », quand le cœur n’est pas corrompu par l’amour-propre, il ne reste qu’à reconnaître et à aimer ce que nous sommes (amour de soi), la place honorable qui est la nôtre : « j’adore la puissance suprême et je m’attendris sur ses bienfaits. Je n’ai pas besoin qu’on m’enseigne ce culte, il m’est dicté par la nature elle-même. N’est-ce pas une conséquence naturelle de l’amour de soi, d’honorer ce qui nous protège et d’aimer ce qui nous veut du bien ? » (70). Dans un mouvement délibérément antiaugustinien et antijanséniste, Rousseau refuse d’opposer ici amour de soi et amour de Dieu : la vertu morale et l’amour de Dieu, non seulement sont compatibles avec l’amour de soi, mais ils en découlent, conformément à une morale de l’intérêt qu’éclaire une lettre citée par Bernardi dans sa note 50.

La réflexion anthropologique, assignant à l’espèce humaine la 1ère place dans l’univers, s’inscrit donc dans la continuité de la méditation cosmologique du vicaire : il est conforme à l’idée d’un ordre providentiel que le seul être pensant en figure le point culminant. L’anthropocentrisme de Rousseau enveloppe donc un théocentrisme : »qu’y a-t-il de si ridicule à penser que tout est fait pour moi si je suis le seul qui sache tout rapporter à Dieu ? ». Nous sommes au centre des créatures, mais c’est pour révéler dans sa pleine lumière l’existence du centre créateur, p.69-70. 

 

 B- « Mais quand, pour connaître ensuite ma place individuelle dans mon espèce, j’en considère les divers rangs et les hommes qui les remplissent, que deviens-je ? Quel spectacle ! » : « Je vois le mal sur la terre »

Pourtant un regard + poussé sur la situation effective de l’homme révèle un tableau désolant : si nous suspendons notre contemplation du monde pour nous pencher sur ce que nous sommes en tant que « rois de la terre », le contraste est violent. Passant de la place de l’homme dans l’univers à la place de l’individu dans la société, le vicaire se heurte une 1ère fois au spectacle du mal sur la terre, apparu avec la même espèce humaine qui représentait l’apogée de son ordre rationnel : « quel spectacle ! Où est l’ordre que j’avais observé ? » ; « les animaux sont heureux, leur roi seul est misérable ! ». La rhétorique de la désolation, brisant la sereine systématicité déductive de l’argumentation du Vicaire, met en relief le scandale que constitue le contraste entre l’harmonie du monde, la perfection de la création, les privilèges accordés aux hommes et l’usage mauvais qu’ils font des attributs essentiels que la 1ère partie de la méditation métaphysique leur a accordés ; la volonté et l’intelligence. L’effervescence de l’amour-propre, la fureur de se distinguer, le souci exclusif du profit égoïste, la cupidité : toutes les passions qui prospèrent dans la société mal gouvernée portent les hommes à se nuire les uns les autres sans répit. C’est donc bien le spectacle de l’ordre social et des passions développées en amour-propre qui montre l’empire du mal. La place naturelle de chacun est remplacée par les rangs sociaux, leur arbitraire et leur injustice : dans la vie sociale, l’amour de soi est dégradé en amour-propre, et les passions sont perverties en vices par l’imagination. La corruption sociale assure bien le triomphe du mal, puisqu’elle renverse l’ordre voulu par le créateur : l’être qui devrait jouir au + haut point de son existence est pris dans les rets du malheur.

 

                Or un tel spectacle s’accorde difficilement avec l’idée d’une sagesse providentielle gouvernant le monde : « Ô Providence est-ce ainsi que tu régis le monde[28] ? Être bienfaisant, qu’est devenu ton pouvoir ? [29]». Si le monde constitue bien une totalité rationnelle, un ordre métaphysique et moral, comment comprendre la souffrance de l’homme, pourtant porté par une aspiration naturelle au bonheur auquel son statut privilégié lui ouvre le droit? Comment rendre raison du mal moral par quoi l’homme multiplie les fautes et les abus, les injustices et les crimes, transgressant ainsi l’ordre des valeurs institué par l’auteur des choses ?

ó Si Dieu a créé toutes choses, et si nous pouvons observer l’omniprésence du mal et de l’affliction dans la vie humaine, il semble devoir être tenu pour responsable de cette discordance entre l’être et le devoir-être. Pour réfuter le vieil argument qui impute à Dieu l’origine et la responsabilité du mal, Rousseau va devoir reprendre le problème classique de la théodicée, disculper Dieu et, dégageant une autre généalogie du mal, rendre la liberté de l’homme seule responsable de la présence du mal dans le monde : ce n’est pas en Dieu, ni dans la nature, mais en l’homme qu’il faut chercher l’origine du mal.

 

 C-Dualité

L’origine du Mal résidera ainsi dans la dualité de la nature humaine, qui nous est révélée par l’expérience des conflits psychologiques attachés à la vie morale. Rousseau pointe, après Platon (Phèdre, République, IV, 435 d, Phédon, 83 c), la double postulation de l’homme, tendant vers deux directions opposées : d’un côté il s’élève vers la beauté de l’intelligible (le Souverain Bien) et de l’autre il est entraîné vers le bas. Tout se passe comme si le Vicaire, déjà muni d’un dualisme externe, entre la matière et la volonté, pouvait maintenant séparer en l’homme deux principes pour démontrer que « non, l’homme n’est point un », comme si le dualisme métaphysique devait rendre compte de la contradiction morale en maintenant, contre le matérialisme des contemporains, la distinction de l’âme et du corps. Le dualisme moral des deux voix de la conscience et des passions, le dualisme logique de la pensée et de la sensation, sont repris dans le dualisme métaphysique de la liberté de l’âme, opposée à la « loi du corps », comme machine soumise à « l’impulsion des objets externes ».

 « Je veux et je ne veux pas ; je me sens à la fois esclave et libre ; je vous le bien, je l’aime et je fais le mal » : cette réminiscence de la plainte de Médée dans les Métamorphoses d’Ovide ou de l’Epître aux Romains de Saint Paul montre que  lorsque nous éprouvons une tentation, c.à.d. lorsque nous sommes portés à convoiter quelque chose de moralement répréhensible, nous sentons que les forces meuvent nos âmes dans des directions opposées  Dans le désir, un élan venu du corps nous pousse à satisfaire notre penchant, mais il est possible qu’autre chose, l’âme, nous en retienne et nous suggère qu’il serait meilleur de renoncer à l’objet désiré. Notre nature physique nous pousse à rechercher la satisfaction attachée aux biens matériels et les plaisirs relevant de l’agrément sensoriel ; mais notre nature spirituelle aspire à un bien absolu et nous permet de maîtriser nos appétits et d’y préférer l’accomplissement de nos devoirs. Les passions constituent ainsi des affections sensibles produites en nous par des objets extérieurs qui troublent nos jugements. Elles ne naissent pas de l’âme, mais dérivent de son union avec le corps. Aussi la pensée peut-elle refuser ces inclinations en nous montrant qu’elles sont inadéquates à réaliser notre bien véritable. La faute ou la tentation nous font donc éprouver un tiraillement qui atteste l’existence en nous de deux tendances s’exerçant en sens contraire. Cette dualité des principes correspond à l’opposition de la passivité et de l’activité, rencontrée dans la distinction de la sensation et du jugement, de la matière et de la volonté : « Je suis actif quand j’écoute ma raison, passif quand mes passions m’entraînent, et mon pire tourment quand je succombe est de sentir que j’ai pu résister ».

Le vicaire va donner à cette dichotomie morale une portée métaphysique : l’homme doit être compris comme un être composé de deux substances hétérogènes, ce qui clôt la réfutation du matérialisme en mobilisant un argument d’origine cartésienne contre la lecture matérialiste d’une page de Locke[30] : si les deux attributs de la pensée et de la matière s’excluent mutuellement, c’est que l’âme et le corps constituent des substances distinctes. L’homme est donc composé de deux substances : le corps, substance matérielle, et l’âme, substance immatérielle (p.72).

Cet antagonisme de l’âme et du corps, de la matière et de l’esprit, permet au Vicaire d’approfondir la nature du moi, en reprenant l’antinomie activité/ passivité, jugement de comparaison/ volonté motrice. En effet, si la volonté ne se décide à agir que sous l’effet du jugement, compris comme un principe d’autodétermination, irréductible à la matière (« nul être matériel n’est actif en lui-même »), le je pensant ne peut se déterminer que de l’intérieur : tout ce qui le sollicite étant pour lui objet de représentation, il compare les partis qui s’offrent à lui, les pèse et ne donne son consentement qu’au terme d’un travail de réflexion qui lui a suggéré que l’un d’entre eux avait + de valeur que les autres  L’élucidation du jugement de comparaison, par l’examen de son mode d’exercice dans la délibération morale, nous révèle donc la foncière liberté du sujet de la pensée, du principe immatériel qui s’y livre. Quelle que soit l’intensité de l’influence des passions et des penchants sensibles, la volonté conserve la possibilité de s’en détacher et de leur refuser son adhésion : »J’ai un corps sur lequel les autres agissent et qui agit sur eux ; cette action réciproque n’est pas douteuse ; mais ma volonté est indépendante de mes sens, je consens ou je résiste, je succombe ou je suis vainqueur, et je sens parfaitement en moi-même quand je fais ce que j’ai voulu faire, ou quand je ne fais que céder à mes passions» (p.73). C’est donc la liberté de la volonté qui rend manifeste l’existence d’une pensée séparable du corps. Le principe qui instaure une coupure entre l’homme et la naturalité animale ne réside pas tant dans la pensée que dans la liberté: « l’homme est donc libre dans ses actions, et comme tel, animé d’une substance immatérielle, c’est mon 3ème article de foi »

 

L’unité de l’amour de soi est rompue : la contradiction est en l’homme et le rend, non seulement susceptible, mais entièrement responsable du mal, et non seulement d’une partie du mal, mais du mal dans son ensemble : »le mal que l’homme fait retombe sur lui sans rien changer au système du monde » ó théorie purement anthropologique du mal. Mais il y gagne la liberté.

 

ó L’homme se définit triplement : par sa place dans l’univers ; par sa contradiction interne, fondée sur une dualité métaphysique ; par sa détermination morale, qui lui fait commettre le mal, ressentir le malheur, et inscrit le désordre dans le système du monde : « ôtez nos funestes progrès, ôtes nos erreurs et nos vices, ôtez l’ouvrage de l’homme, et tout est bien » : » tout est bien, sortant des mains de l’auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l’homme ».

IV

A-      Liberté

è     La liberté est une donnée immédiate de la conscience : « Si vous me demandez comment je sais que je suis actif par moi-même, je vous réponds : je le sens. Et si vous êtes assez subtil pour démontrer que je ne le suis pas, cela ne changera rien : ce sentiment qui me parle est + fort que la raison qui le combat ». Rousseau reprend ici la tradition cartésienne (« la liberté de notre volonté se connaît sans preuve par l’expérience que nous en avons ») et l’optimisme de Leibniz, qui affirmait également l’existence de la liberté par le « sentiment vif interne » dont on ne peut douter.

 

è     Il réfute le déterminisme de Spinoza, qui disait que la croyance en notre liberté n’est que l’ignorance des causes qui nous déterminent : « le principe de toute action est dans la volonté d’un être libre; on ne saurait remonter au-delà. Ce n’est pas le mot de liberté qui ne signifie rien, c’est celui de nécessité  […] Il n’y a point de véritable volonté sans liberté. L’homme est donc libre dans ses actions, et, comme tel, animé d’une substance immatérielle, c’est mon 3ème article de foi » (74).  L’expérience originelle du vouloir, source de l’idée de cause, est donc aussi source de l’idée de liberté : 

 

«  la volonté est la modalité de la présence dans le monde de la liberté », commente France Farago (3 en 1 A Colin, p.171), qui ajoute : « la liberté de la volonté est de se vouloir soi-même. La volonté qui se veut elle-même n’est pas la volonté qui veut quelque chose. Elle jaillit du fond de la liberté, dans la certitude active de soi-même. La volonté se fonde dans la liberté, qui la met elle-même dans le flottement de l’indétermination dont elle réchappe par cette liberté même lorsque, par son libre-arbitre, c.à.d. son pouvoir de choisir entre les possibles, elle prend une décision. Autrement dit, la liberté est un pouvoir d’autodétermination. ». S’appuyant sur la connaissance de l’ordre, la volonté, comme capacité d’action liée au processus de réflexion propre à l’être doué de raison, est la dimension réfléchie de ce que nous sommes, en tant qu’êtres capables de représentation, c.à.d. de distanciation entre nous et le monde, nous et autrui, nous et nous-mêmes.

 

Conséquence de l’éminence de la pensée, la liberté est donc en soi un bien, et ce pour deux raisons :

è                 Elle « maintient l’homme exempt des vices » et lui permet de racheter son esclavage, même si elle est source du mal quand elle mésuse d’elle-même : « le sentiment de la liberté ne s’efface en moi que quand je me déprave » (73), c.à.d. quand ma liberté s’enchaîne et se laisse insidieusement aliéner par les passions nées de l’opinion[31] ; Il faut donc un héroïsme de la liberté pour que celle-ci se déprenne des pièges où elle s’entrave, car seule la liberté peut défaire les liens par lesquels elle se rend elle-même captive : « je suis esclave par mes vices, et libre par mes remords »[32] (73). [33]

 

è                 La 2ème raison pour laquelle la liberté est en soi un bien est donc qu’un Dieu bon ne pouvait pas ne pas nous doter d’un libre arbitre, par lequel nous pouvons suivre le bien par amour de l’ordre et par victoire sur ce qui nous en détourne : « murmurer de ce que Dieu ne l’empêche pas de faire le mal, c’est murmurer de ce qu’il la fit d’une nature excellente, de ce qu’il mit à ses actions la moralité qui les ennoblit, de ce qu’il lui donna droit à la vertu » (p.75). L’ordre institué par Dieu reçoit d’autant + d’excellence qu’il comporte des créatures pour lesquelles sa réalisation prend la forme d’une exigence, d’un appel intérieur laissé à leur responsabilité. Pour être vertueux, c.à.d. capables d’excellence morale, il faut pouvoir faire le bien par choix et non par la nécessité de notre nature : si nous n’étions pas sujets à la tentation, si nous n’étions pas troublés par les passions, si nous n’avions ni mauvais penchants ni capacité de les préférer à nos devoirs, nous n’aurions aucun mérite à agir droitement. En agissant bien, nous concourons à l’édification de l’ordre voulu par Dieu. Par là même, Dieu se trouve innocenté pour notre malheur.

La liberté demeure donc  en soi une perfection que Dieu ne pouvait pas ne pas créer : l’homme a été créé responsable « afin qu’il fît non le mal, mais le bien par choix » (p.75). Si Dieu empêchait l’homme de faire le mal, il entraverait sa liberté, ce qui annihilerait la condition, l’essence même de l’homme, et serait un mal + grand que de laisser ouverte la possibilité du mal à sa liberté. Privé de conscience et de liberté, l’homme agirait par instinct, ne se distinguant + alors de l’animal : « quoi, pour empêcher l’homme d’être méchant, fallait-il le borner à l’instinct et le faire bête? Non, Dieu de mon âme, je ne te reprocherai jamais de l’avoir fait à ton image, afin que je puisse être libre, bon et heureux comme toi ». Source de vertu, la liberté est donc inséparable de la raison qui permet de résister aux passions qui aliènent l’homme social.

 

B-Théodicée et liberté

Dieu n’est donc pas responsable du mésusage que l’homme peut faire de sa liberté. Le Vicaire va développer une théodicée, tentative pour donner une explication à la présence du mal dans un monde voulu par un Dieu tout puissant, bon et juste. Rousseau innocente Dieu de l’origine, anthropologique, du mal.

 

è     « Si l’homme est actif et libre, il agit de lui-même ; tout ce qu’il fait librement n’entre point dans le système ordonné de la Providence, et ne peut lui être imputé » (p.74). L’emploi du mot « Providence », plan divin voulu par Dieu, qui a ordonné le monde avec bonté, implique que, pour le vicaire, le système voulu par Dieu est ordonné selon le Bien : l’homme n’est donc pas orienté vers le mal. La Providence n’est pas une fatalité, destinée humaine ordonnée selon le mal. Mais il n’est pas pour autant déterminé à faire le bien : en le dotant d’une moralité, Dieu lui a laissé la liberté de faire le bien ou le mal, une fois ses facultés développées. S’il y a une faute, on ne peut donc pas la reprocher à Dieu, qui a donné à l’homme tous les outils nécessaires pour agir : la raison, la conscience et la liberté. La force de cette thèse, déchargeant Dieu de la faute, est d’affirmer que l’homme n’est pas déterminé : son action n’est pas prévue de toute éternité, comme peut l’être celle d’un héros tragique. Mais cette liberté a pour conséquence que, la perfectibilité humaine le soustrayant à l’ordre naturel harmonieux et bon, la Providence divine n’inclut pas le monde humain : l’homme est seul responsable de l’immixtion du désordre dans l’univers. Les effets de la liberté, dans la mesure où celle-ci forme un pouvoir d’agir par soi-même, un principe d’autodétermination absolu, échappent au pouvoir de la divinité : ils ne sont pas préordonnés par la Providence, qui délègue à l’homme un réel pouvoir de causation. Dieu n’est par conséquent pas comptable de ce que nous voulons quand nous mésusons de notre liberté : il n’est pas l’auteur des effets produits par une créature qui est, à son image, cause 1ère.

 

è     Le mal commis par l’abus que l’homme fait de la liberté qui lui a été « laissée » « ne peut troubler l’ordre général » : « le mal que l’homme fait retombe sur lui sans rien changer au système du monde, sans empêcher que l’espèce humaine ne se conserve malgré qu’elle en ait » (p.75). La liberté humaine n’est donc pas toute puissante : l’homme ne peut dérégler l’ordre général de la nature, détruire l’ordre universel qui se manifeste dans le tout de la nature. La liberté humaine ne peut rien changer au fait qu’il n’y a pas de mal général[34]. Le mal est confiné à la localité des affaires humaines. La liberté est séparée du système bien ordonné de la Providence et le mal commis localement ne saurait s’enfler jusqu’à devenir un mal global. Que le mal frappe uniquement l’existence humaine livre d’ailleurs un indice éloquent de son origine réelle : l’homme est seul responsable de l’immixtion du désordre dans l’univers.

 

ó Le principe explicatif du mal dont souffre l’homme est dans sa liberté, dans la nature active et intelligente de son âme. Dieu ne veut pas le mal que fait l’homme en mésusant de sa liberté, qui définit l’homme dans son essence en le rendant responsable de ses actes.

 

 

 

 

 

 

 

 

C- La responsabilité humaine du mal

« Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme » ; « Homme, ne cherche plus l’auteur[35] du mal; cet auteur, c’est toi-même[36]. Il n’existe point d’autre mal[37] que celui que tu fais[38] ou que tu souffres[39], et l’un et l’autre te viennent de toi. Ôtez nos funestes progrès[40], ôtez nos erreurs[41] et nos vices, ôtez l’ouvrage de l’homme, et tout est bien »(76). Le progrès et la liberté, cause et conséquence de la perfectibilité de l’homme, sont donc la source du mal, qui ne vient ni de Dieu (il n’y a pas réellement de mal métaphysique dans la finitude de l’homme) ni de la nature (l’ordre de la Nature, du Tout, étant bon, il n’y a pas de mal physique en soi), ni même de la nature humaine, originairement bonne, mais de l’usage déréglé que l’homme fait de ses facultés, c.à.d. de la modification des sentiments et de la volonté par le progrès des sciences et des arts, par le passage de l’état de nature, hypothétique, à « l’état civil », historique: « c’est l’abus de nos facultés qui nous rend malheureux et méchants » (p.75).

En effet, la nature, concept que Rousseau emprunte à Newton, ne saurait être responsable du mal : d’une part elle n’est rien, mais obéit à des lois qui ne déploient aucune malveillance, ce pourquoi les catastrophes naturelles sont des phénomènes, mais non des maux en soi ; d’autre part elle est ordonnée selon des principes qui en énoncent les mouvements réguliers et garantissent le tout. « Le tout » étant bien et suscitant une admiration esthétique, extatique pour un ordre harmonieux, il ne saurait y avoir de mal général, vouant aux gémonies un monde en désordre, mais uniquement des maux particuliers, dont l’origine ne saurait résider ni en Dieu[42], pour des raisons déjà analysées, ni dans la nature humaine, originairement et constitutivement bonne (p.84), puisque créée à l’image et à la ressemblance d’un Dieu bon et juste, mais dans la corruption de l’amour de soi en amour propre par la modification des rapports des sentiments et de la volonté :  « le mal général ne peut être que dans le désordre, et je vois dans le système du monde un ordre qui ne se dément point. Le mal particulier n’est que dans le sentiment de l’être qui souffre ; et ce sentiment, l’homme ne l’a pas reçu de la nature : il se l’est donné » (p.76) en transgressant les limites que la nature impose aux besoins fondamentaux. Par là-même, l’homme s’est exposé à mal faire, se faisant ainsi la source des maux dont il est accablé : il n’y a « guère de maux que ceux qu’il s’est donnés lui-même », lit-on dans le Deuxième Discours, affirmation à laquelle Rousseau et le vicaire font écho, dans La Lettre sur la Providence, et p.75 : « le mal moral est incontestablement notre ouvrage, et le mal physique ne serait rien sans nos vices, qui nous l’ont rendu sensible » (75) ;  « je ne vois pas qu’on puisse chercher la source du Mal moral ailleurs que dans l’homme libre, perfectionné, partant corrompu ; et, quant aux maux physiques, ils sont inévitables dans un système dont l’homme fait partie ; la +part de nos maux physiques sont encore notre ouvrage». Le mal physique est donc une conséquence de notre mode de vie social et développé, il est le résultat de nos vices. Les catastrophes naturelles deviennent des maux du fait de l’imprévoyance et de l’avidité de l’homme, prêt à s’exposer à la mort pour un simple confort matériel.

Pour comprendre cette affirmation étrange, il faut dissocier dans le mal physique la douleur corporelle de l’inquiétude psychique qui vient se greffer à elle. La souffrance, envisagée d’un point de vue strictement biologique, obéit à une finalité naturelle : elle nous prévient d’un manque ou d’un dommage corporel auquel nous devons remédier pour assurer la conservation de notre être. Elle n’a donc rien de préjudiciable, mais revêt bien +tôt une utilité vitale, puisqu’elle nous signale que notre intégrité physique est menacée : « la douleur du corps n’est-elle pas le signe que la machine se dérange, et un avertissement d’y pourvoir ? ». Simplement la douleur ne se réduit jamais pour nous à un pur phénomène physique, providentiellement destiné à éveiller notre vigilance ; elle s’accompagne de représentations mentales par lesquelles elle est jugée redoutable ou intolérable. Avoir mal, c’est redoubler une affection corporelle d’un accablement qui relève de la pensée ; or ce sentiment, « l’homme ne l’a pas reçu de la nature, il se l’est donné ». C’est donc l’abus de nos facultés qui, en donnant une résonance démesurée à la souffrance, nous empêche de la supporter : « le mal physique ne serait rien sans nos vices qui nous l’ont rendu sensible (p.75).

La comparaison avec l’homme à l’état de nature permet à Rousseau de soutenir une telle affirmation car l’homme vivant simplement souffre peu, ne manque de rien, et son existence n’est pas empoisonnée par l’usage nuisible que l’homme social peut faire de ses facultés. A l’état de nature, la maladie n’est pas particulièrement problématique, car l’homme est robuste. S’il survit, il jouit  de son  existence; s’il cède à la maladie, la mort l’emporte sans qu’il ait eu le loisir ou la culture pour y penser et en souffrir : « combien l’homme vivant dans la simplicité primitive est sujet à peu de maux ! Il vit presque sans maladies et sans passions[43] et ne prévoit ni ne sent la mort ».

                Le même raisonnement s’applique à la maladie et à la crainte de la mort, résultant de l’écart que la civilisation et les passions factices creusent vis-à-vis de notre mode de vie naturel. Au lieu de vivre simplement, l’homme cultivé à l’état civil, malade et souffrant, espère remédier aux maux de son intempérance par la médecine, mais donne essor à son imagination, qui amplifie ses craintes : en nous arrachant au présent et en nous projetant dans l’avenir, elle nous rend sensibles à l’incertitude de la guérison ou à l’aggravation possible de nos douleurs. A l’état de nature, l’homme demeure enfermé dans la ponctualité de l’instant, alors qu’à mesure que ses facultés se développent, il est porté à anticiper, à prévoir. La conscience close sur l’ici et le maintenant n’a pas peur de la mort ; l’esprit du civilisé se la représente par avance et « meurt de frayeur toute sa vie » : « la mort n’est presque un mal que par les préparatifs dont on la fait précéder »

                Ainsi l’argumentation du Vicaire congédie-t-elle toute explication métaphysique du mal, à laquelle elle substitue une explication anthropologique : nos peines comme nos crimes, le mal subi, comme le mal commis, proviennent du mauvais usage de notre liberté, d’une dépravation engendrée par l’histoire, qui nous a éloignés de notre nature et engagés dans des rapports sociaux où triomphent l’amour-propre et son cortège de vices, non la loi et la volonté raisonnable. Ce passage doit être lu en parallèle avec le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, où Rousseau montre que la perfectibilité n'a pas mené l'homme dans le sens d'un plus grand bonheur mais d'une plus grande perversité. Dans ce développement sans règles, l'homme a perdu le sens des limites qui réglaient spontanément son existence naturelle. Ainsi nos ambitions sans mesure nous rendent de plus en plus ennemis les uns des autres. L'amour de soi changé en amour propre « qui veut toujours porter l'homme au dessus de sa sphère » » (p. 99) rend l'homme insensible à toute pitié, sensible à son seul intérêt, et il devient « l'ennemi impitoyable du genre humain ». Hypocrisie, dureté de cœur, concurrence effrénée, pillage de la nature, est-ce là le triste bilan de la perfectibilité humaine ? Il faudrait alors conclure que la nature ne nous a arrachés à l'innocence et à la stabilité du monde animal que pour notre plus grand malheur : « Il serait triste pour nous d'être forcé de convenir que cette faculté distinctive, et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l'homme : que c'est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c'est elle qui faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature ». [44]

               

 

D- L’immortalité de l’âme

                Le mal s’explique donc par le seul abus de notre liberté, l’essence de Dieu incluant la justice, entendue comme souci de conservation de l’ordre : « où tout est bien, rien n’est injuste. La justice est inséparable de la bonté ; or la bonté est l’effet nécessaire d’une puissance sans borne et de l’amour de soi, essentiel à tout être qui se sent […] Celui qui peut tout ne peut vouloir que ce qui est bien» (p.76). Si la justice consiste à rétribuer chacun selon son mérite, dans le cas de l’existence humaine, elle prend la forme d’un contrat scellé entre le créateur et sa créature. Dieu nous a en effet promis que l’aspiration au bonheur qu’il a enracinée dans notre être recevrait sa récompense si nous agissions vertueusement : « + je rentre en moi, + je me consulte, + je lis ces mots inscrits dans mon âme : sois juste et tu seras heureux » (p.77).

Or, en formulant le principe de ce pacte, la théodicée du Vicaire se heurte à une difficulté + redoutable que les précédentes : l’existence du juste affligé, de la souffrance moralement injustifiable frappant l’innocent. Comment rendre raison du mal qui accable non seulement celui qui n’a pas commis de faute, mais encore celui que l’on persécute précisément parce qu’il défend les exigences de la conscience dans un monde corrompu ? L’idée de Providence semble réfutée par la virulence du mal social, qui réalise deux formes possibles de ce que Kant appellera le « mal de scandale », dans Sur l’insuccès de tous les essais de théodicée : « le méchant prospère et le juste reste opprimé ». Le cours des événements du monde ne semble en rien proportionné à la morale des individus : bonheur et vertu demeurent séparés, alors que la promesse divine devrait assurer leur connexion nécessaire. Aussi ne pouvons-nous ressentir que désolation devant la vie sociale qui nous offre le spectacle du fripon florissant (lequel commet le mal impunément et ignore la douleur) et du juste supplicié (lequel souffre sans l’avoir mérité). L’union de la félicité et de l’excellence éthique, qui correspond à l’accomplissement de notre destination, n’est nulle part réalisée en ce monde, d’où la plainte de la conscience qui s’estime abusée par cet état injustifiable : »la conscience s’élève et murmure contre son auteur ; elle lui crie en gémissant : tu m’as trompé ».

                Le vicaire, se faisant brièvement le porte-parole de Dieu lui-même, ramène cette protestation à l’expression d’une impatience téméraire, qu’il faut exhorter à la patience. L’injustice du mal social introduit une telle rupture dans l’harmonie du concert universel que la justice divine ne peut pas ne pas s’accompagner d’une promesse de la survie de l’âme à la mort du corps, destinée à rétablir ultérieurement l’ordre troublé dans cette vie : »tu vas mourir, penses-tu ; non, tu vas vivre, et c’est alors que je tiendrai tout ce que je t’ai promis ». Cette possibilité est ouverte par la thèse métaphysique de la dualité des substances composant notre nature : leur simple distinction suffit à ne pas impliquer leur destruction conjointe. Si l’on se rapporte aux attributs qui en définissent l’essence, il est même possible d’envisager que l’âme, principe d’activité, une fois affranchie du corps, « regagne toute la force qu’elle employait à mouvoir la substance passive et morte ».  Néanmoins, Rousseau ne conclut pas à son immortalité, car celle-ci implique sa conservation  éternelle, point qui passe les capacités de notre entendement : la croyance raisonnable impliquée par les exigences de la moralité se borne à affirmer sa séparabilité d’avec le corps et son aptitude à exister seule suffisamment longtemps pour recevoir le salaire se sa vertu.

                óCe sont donc encore une fois des motifs moraux qui fondent les thèses métaphysiques du vicaire : c’est l’aspiration au bonheur du juste, partant la répartition des maux terrestres qui nous ouvre l’espérance dans l’immortalité de l’âme post mortem. Tout juste pouvons-nous postuler qu’elle permettra le dédommagement du mal de scandale. C’est précisément parce que la vertu n’est pas l’affaire d’un jour, mais le fruit des efforts d’une existence entière qu’un Dieu juste n’en assure la rétribution qu’une fois celle-ci achevée : »n’exigeons pas le prix avant la victoire, ni le salaire avant le travail ». Naturellement, cette logique de la compensation n’implique aucunement que la vertu puisse être un calcul intéressé, un sacrifice auquel on se plie de mauvais gré pour acheter la béatitude éternelle : notre conduite ne relèverait pas de la moralité si nous ne pratiquions pas la justice pour sa valeur propre. La vertu exige la pureté de l’intention, non la simple rectitude matérielle de l’action. Rousseau maintient fermement l’idée selon laquelle la vertu est à elle-même sa propre récompense pour le cœur droit : notre + vive satisfaction réside dans la conscience d’avoir agi selon les prescriptions de la justice. Simplement dans cette vie, les tourments qui accablent le juste troublent la jouissance qu’il éprouve à l’idée d’avoir bien fait en émoussant le sentiment : « les humiliations, les disgrâces qui accompagnent l’exercice des vertus empêchent d’en sentir tous les charmes » La permanence du je après cette vie et le souvenir qu’il garde de la justice lui permettront de contempler l’ordre dans toute sa magnificence et d’éprouver pleinement le contentement attaché à la conscience d’avoir tout fait pour y demeurer fidèle. On remarquera que ce passage répond à la question du début de la méditation : la mémoire assure l’identité du moi. L’immortalité de l’âme ne signifie donc pas sa pure immatérialité : le bonheur prendra, pour le vertueux, la forme d’un « sentiment ».

 

                La réparation du mal social implique-t-elle symétriquement le châtiment des méchants ? Le vicaire avoue son ignorance, son « peu d’intérêt » pour son sort. Ses arguments tendent à récuser l’idée d’enfer, conçu comme lieu des supplices éternels.

En 1er lieu, le principe de la punition s’oppose à la bonté divine : un être tout-puissant ne semble pas pouvoir être traversé par le désir de vengeance.

En second lieu la frustration, la faiblesse, les troubles du méchant, en un mot son malheur réel par-delà sa prospérité apparente conspirent à établir que la peine de l’injuste n’a pas besoin d’être espérée dans un hypothétique au-delà, puisqu’elle est le principe même de son existence terrestre. L’enfer est ici-bas dans le cœur des méchants.

Enfin la séparation de l’âme et du corps qui s’opère après la mort ne débarrasse pas moins l’homme inique que l’homme juste de ce qui le détourne de l’ordre : »où finissent nos besoins périssable, où cessent nos désirs insensés doivent cesser aussi nos passions et nos crimes ». L’esprit pur se voit dépouillé de ce qui engendre la méchanceté : la mort abolit la distinction du criminel et du vertueux, rendant aussi vain qu’injuste le principe d’un châtiment infini pour une vie d’errance morale. La perspective d’un destin autonome de l’âme après la mort, annulant le mal de scandale, inscrit la méditation dans la perspective d’une consolation éthique. La conscience ne doit pas conclure à la vanité de la justice devant le tableau de la vie sociale qui la nie : il s’agit bien, par le prisme de la religion naturelle, de fonder la morale sur des principes métaphysiques, mais aussi de donner des armes à la vertu pour qu’elle demeure fidèle dans l’adversité.

               

                A ce stade, la méditation métaphysique, conduite sous l’autorité conjointe de ma raison et du sentiment, se change en adoration religieuse. Nous disposons certes d’une idée des attributs divins (pensée, sentiment, justice, toute-puissance, bonté, justice), mais la finitude de notre esprit nous empêche d’aller au-delà de l’analogie et doit nous mettre en garde contre la tentation anthropomorphique.  Dieu est intelligent, mais son intelligence n’est pas comme la nôtre, déductive : elle est intuitive (Dieu est synthèse absolue). Dieu a une volonté, mais elle ignore la médiation : concevoir, vouloir et exécuter se concentrent pour lui en un seul et même acte. L’anéantissement de la raison ne signifie pas le saut dans l’irrationalité, mais la pleine conscience des limites de notre savoir : la raison s’incline devant la majesté de l’infini dont elle ne peut épuiser l’essence, mais cet au-delà du concept ne la nie nullement.

 

V- La conscience

                Dans le dernier moment de sa méditation, le vicaire passe du registre théorique au registre pratique : il s’agit maintenant de chercher « quelles maximes[45] j’en dois tirer pour ma conduite et quelles règles je dois me prescrire pour remplir ma destination sur terre », p.83..[46] La réflexion s’assigne pour tâche ultime d’élucider la nature du principe qui norme l’action morale : la conscience, outil qui pallie la faillibilité de la raison et qui permet à l’homme de sentir quand il va défaillir, de s’orienter dans le monde moral, avant d’agir, et de juger du caractère bon ou mauvais de son acte, après avoir agi. [47] Ce principe intérieur d’action relève de la sensibilité tout en supposant le jugement de la raison. Il tient compte de la dualité logique, morale et métaphysique de l’homme, pour mieux la dépasser. Il permet donc d’unifier le moi.

 

A-      Définition de la conscience

    1- un « instinct divin »

La conscience, instance par laquelle, me consultant intérieurement, j’évalue l’intention qui préside à mes actes et je les qualifie moralement, ne désigne pas une faculté qui nous livrerait une connaissance conceptuelle du bien et du mal ; elle prend la forme d’un sentiment qui nous permet d’apprécier immédiatement, sans recourir à une inférence rationnelle, la valeur éthique de nos actes : « les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments », p.89.

 

Aussi cette conscience est-elle définie, p. 83, 87 et 91 comme un « instinct », terme qui désigne en nous une spontanéité au-delà de la raison, qui, seule, nous introduit dans le monde des valeurs : « tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est mal : le meilleur de tous les casuistes est la conscience et ce n’est que quand on marchande avec elle qu’on a recours aux subtilités du raisonnement ». Il y a donc comme une évidence sensible, un sentiment inscrit en l’homme et qui lui donne une forme de clairvoyance face à la raison potentiellement faillible. Elle est analogue à l’instinct par la spontanéité : nous jouissons par elle d’une sensibilité morale, dont la fonction de discrimination s’apparente à celle de la sensibilité physique, même si elle s’appuie sur un tout autre critère.  De même que nos sens évaluent immédiatement la convenance des objets extérieurs à notre constitution corporelle, retirant de l’agrément à ceux qui en favorisent l’essor et du déplaisir à ceux qui y nuisent, la conscience statue sur la conformité de l’action à la vertu qui forme le bien de notre nature spirituelle, retirant de la satisfaction à la bienfaisance, de la répugnance à l’idée d’avoir transgressé les exigences de la justice. La conscience et l’instinct présentent donc une homologie de structure : l’attrait de la vertu et le plaisir qu’elle suscite marquent l’accomplissement de ce qui réalise notre nature, la répugnance envers le vice et les remords qu’il engendre expriment l’état dans lequel cette nature se trouve contrariée. Ce sentiment brille par sa fiabilité (« guide assuré », « juge infaillible »), exprime une évidence irrécusable, antérieure à tout raisonnement.

Car la voix de la raison, instrumentalisée par les passions que sa perversion justifie, ne saurait à elle seule constituer un guide sûr, ni même 1er, contre la sensibilité qui nous aliène au « corps » par le biais des passions : « trop souvent la raison nous trompe » (83), soit qu’elle s’appuie sur des sensations trompeuses, soit qu’elle néglige le sensible pour s’enfermer dans un rationalisme artificiel, capable de justifier tout et n’importe quoi, les inégalités sociales (Voltaire), l’esclavage (Aristote) ou « les sophismes » de la raison perverse. Car requis face à la tentation, nous cherchons en nous de fausses bonnes raisons d’y céder : nous avons toujours tendance à justifier ce vers quoi nous sommes attirés. L’originalité de la morale de Rousseau consiste donc dans la subordination absolue de la raison à la conscience. Il n’y a aucune autonomie de la raison chez Rousseau, dont la morale est une morale du sentiment, contrairement à la morale de Kant, qui se réclame de lui, mais qui fonde sa morale sur la raison : »si c’est la raison qui fait l’homme, c’est le sentiment qui le conduit » (NH, lettre VII). La raison peut errer, se corrompre du fait des passions vaines qu’engendre la vie sociale, car, en elle-même, elle est moralement neutre. La  conscience doit donc être consultée en 1er, car cette « voix de l’âme » qui s’oppose à la « voix du corps » que sont les passions », « ne trompe jamais ; elle est le vrai guide de l’homme : elle est à l’âme ce que l’instinct est au corps ; qui la suit obéit à la nature, et ne craint point de s’égarer ». La conscience est donc comme l’instinct de l’être libre, ce qui nous conduit vers les valeurs vitales. Elle exprime notre seule authentique nature.

En effet, pour Rousseau, nos idées ne sont pas innées, mais elles nous viennent, comme dans le sensualisme de Condillac, du dehors par les sens, donc par le corps, tandis que nos « sentiments », qui apprécient nos idées, « sont au-dedans de nous ». « Le principe immédiat de la conscience, indépendant de la raison même » est donc une impulsion innée, comme l’impulsion de la commisération. Ce qui est inné, c’est l’impulsion qui nous porte vers le bien et nous le fait aimer, ce pourquoi le vicaire va commencer son examen par le rappel de la thèse fondamentale de l’anthropologie rousseauiste, p.84, la bonté naturelle de l’homme : « la bonté morale est conforme à notre nature ». Rousseau inverse ici les rapports entre le jugement et l’action, telle que l’avait exprimée la morale rationaliste de Descartes dans Le Discours de la méthode : « il suffit de bien juger pour bien faire », « de juger du mieux possible pour faire aussi de tout son mieux ». Avec Rousseau le rapport s’inverse : il suffit, sinon de bien faire, du moins de bien sentir pour bien juger. La justesse des lumières repose donc sur la droiture du cœur. Sans la conscience, la raison est sans règle et l’entendement sans principes « ôtez la voix de la conscience et la raison se tait à l’instant » (Manuscrit de Genève). Les véritables lumières naturelles ne sont pas la raison : sans la conscience, « lumière intérieure », la raison est aveugle. La faculté des principes n’est pas la raison, mais le cœur.

P. 91, le Vicaire qualifiera la conscience d’ « instinct divin », « qui rend l’homme semblable à Dieu » parce qu’elle prolonge l’amour que Dieu peut avoir pour les hommes, à qui il a donné cette place particulière dans le monde harmonieux, en un amour de l’homme pour l’homme, « amour de soi » qui est amour de la noblesse de son espèce et de ses facultés, amour d’un genre humain auquel il appartient et dont il s’écarte en faisant le mal, c.à.d. en blessant l’humain en lui-même. La conscience est donc, dans la définition de la p.87, le prolongement de la bonté divine en justice humaine. A ce titre elle est un « guide infaillible et sûr », une voix de la nature qui nous parle lorsque nous agissons. La nature nous a armés de cette conscience pour nous guider dans le monde.

 

2- la voix de la conscience parle au cœur

La conscience, désignée comme « voix intérieure » ou «voix de l’âme», parle donc depuis notre cœur à notre cœur. C’est une impression sensible, un sentiment qui inscrit la moralité dans le cœur même de l’homme, et non dans un principe, une autorité ou un texte extérieurs. Le droit constitutionnel d’une nation ou les mots d’un ecclésiastique sont sans valeur à côté de la moralité inscrite dans ma nature par la conscience : je n’ai pas besoin du décalogue pour savoir qu’il ne faut pas tuer, ni du droit pénal, car la conscience, de manière instinctive, me fait savoir que faire le mal est contraire à ma nature : «je n’ai qu’à me consulter sur ce que je veux faire », dit le vicaire, révélant par là l’indépendance de l’homme à l’égard des autorités morales, son affranchissement à l’égard de ce que l’Etat ou  l’Eglise peuvent imposer comme morale, et fondant sa moralité sur le sentiment de l’homme au moment de son action : « toute la moralité de nos actions est dans le jugement que nous en portons nous-mêmes »

 

3- La conscience représente donc une arme dont l’homme a été doté par nature; « la bonté morale est conforme à notre nature » (84). Rousseau refuse ici la théorie de « l’homo homini lupus » de Hobbes, selon laquelle la nature humaine ne serait qu’un champ d’instincts sauvages qui tendent à la destruction de l’autre pour la préservation de soi, et que seule une organisation politique et une police peuvent freiner. Si l’homme était poussé, par nature, par un instinct à faire le mal, faire le bien serait une dénaturation, un vice. Or chacun de nous se rend bien compte que le bien « nous laisse une impression + agréable après l’avoir fait » (85). L’homme, par nature, est poussé vers le bien par la conscience que l’on sent, en soi,  donner ou non son assentiment au moment d’agir : « qui la suit obéit à la nature et ne craint point de s’égarer »(p.83-84). En revanche, celui qui « marchande avec elle » est sûr de mal agir, car il essaye de donner des gages de sa bonne foi, alors qu’il sent que ce qu’il va faire est mal. La conscience est le critère ultime (critère vient du grec « krino », séparer, donc établir des rapports, juger), qui permet de savoir, de manière sensible, si ce que l’on fait est bien ou mal.

 

 

4-: « toute la moralité de nos actions est dans le jugement que nous en portons nous-mêmes » : si le jugement de la conscience consiste à donner ou non son assentiment à l’action, c’est que la conscience opère la synthèse du sentiment et de la raison, qui nous permet de connaître le bien. La conscience n’est donc rien dans le cœur de celui qui n’a pas comparé, qui n’a pas jugé, qui n’est pas capable d’éclairer le sentiment par la raison. Si faire le bien ou le mal relevait d’un simple sentiment, alors peu importerait que l’homme dispose d’une raison : faire le bien serait une sorte de programmation innée et l’homme serait une sorte d’animal parfait moralement, chez qui l’idée de perfectibilité, d’amélioration n’aurait pas de sens. Or précisément, l’homme est doué de raison et de liberté : le sentiment ne produit pas l’action et Rousseau refuse de séparer la raison du sentiment, la raison permettant d’éclairer le sentiment. La conscience développée ne devient active que par la raison : « connaître le bien, ce n’est pas l’aimer ; l’homme n’en a pas la connaissance innée ; mais sitôt que sa raison le lui fait connaître, sa conscience le porte à l’aimer » (p.90). Quoique inné en nous, ce sentiment ne peut donc se manifester avant que la raison ne nous fasse connaître l’objet auquel il s’applique : « la conscience ne se développe et n’agit qu’avec les lumières de la raison. Ce n’est que par ses lumières qu’il parvient à connaître l’ordre, et ce n’est que quand il le connaît que sa conscience le porte à l’aimer. La conscience est donc nulle dans l’homme qui n’a rien comparé » (Lettre à Christophe de Beaumont). Il faut donc attendre que la raison soit formée pour que l’homme ait une idée des relations morales et que sa conscience devienne active, ce pourquoi Rousseau corrige, p.84, la formule « toute la moralité de la vie humaine est dans l’intention », puis dans la « volonté »  de l’homme en « toute la moralité de nos actions est dans le jugement que nous en portons en nous-mêmes ». La définition choisie indique qu’on se rend à soi-même témoignage et que la conscience implique la volonté réfléchie, d’où résulte le jugement. La conscience, éclairée par la raison, a justement ce rôle de surmonter cette tension interne à la sensibilité opposant les impulsions égoïstes et les élans de commisération. Elle assure l’unité de notre nature, concilie sensibilité et intelligence, nous fait aimer les rapports de justice dont la raison nous révèle le contenu : elle s’enthousiasme pour les règles universelles de nos devoirs, gravées par Dieu au fond de nos cœurs. Seul le vacarme des passions peut recouvrir sa voix, jusqu’à la rendre inaudible

 

 

                La démonstration de Rousseau se fait en deux temps, suivis par l’expression affective de ses conséquences pour la pratique. P.84-87, il commence par exposer l’universalité de la conscience dans l’expérience morale de l’humanité, ce qui le conduit à une 1ère définition de ce « principe inné ». Puis, répondant aux objections qu’elle suscite, il en propose une déduction philosophique, qui le conduit non seulement à une conclusion argumentative, mais à une exclamation  profonde, conclusion de l’ensemble de la PFVS

 

B  La bonté naturelle de l’homme.

Rousseau va donc d’abord démontrer l’existence de la conscience par ses effets: elle doit produire une norme immanente, à la fois universelle et affective : «s’il est vrai que le bien soit bien, il doit être au fond de nos cœurs comme dans nos œuvres, et le 1er prix de la justice est de sentir qu’on la pratique ». Ce qu’il s’agit de montrer, c’est donc le croisement entre l’immanence individuelle de la moralité et le contenu universel de la justice ou de la loi.  L’homme n’est pas porté par essence à nuire à ses semblables, son cœur n’est pas originellement dévoré par un égoïsme féroce, ce qu’atteste l’expérience symétrique de la satisfaction intérieure que nous éprouvons à l’idée d’avoir bien agi et des remords qui nous accablent lorsque nous avons fauté: « rentrons en nous-mêmes, ô mon jeune ami ! Examinons, tout intérêt personnel mis à part, à quoi nos penchants nous portent ». L’enjeu de cette introspection, qui prend la forme d’une investigation tournée vers autrui, de manière à pouvoir établir l’universalité des attitudes altruistes, consiste à récuser les doctrines matérialistes qui érigent l’intérêt individuel au rang de principe explicatif exclusif de l’action humaine. [48]

 

Pour prouver l’universalité de la  conscience et réfuter l’objection de ceux qui soutiennent qu’il n’y a que notre intérêt qui nous motive, Rousseau multiplie, p.85-87, les exemples de l’enthousiasme que nous prenons à la vertu et de l’emportement que nous éprouvons face au spectacle de l’iniquité, qu’il emprunte notamment à 3 domaines distincts : le théâtre ; les scènes d’injustice dont nous sommes témoins ; l’histoire.

 

è     Au théâtre, le spectateur, qui préfère l’homme vertueux qui échoue au méchant qui réussit,  s’émeut des malheurs qui frappent l’innocent, verse des larmes sur son sort et s’indigne du triomphe du méchant. Reprenant succinctement les analyses de sa Lettre à d’Alembert, Rousseau indique que la représentation théâtrale révèle l’enracinement de la moralité au + profond de notre nature, puisque le seul tableau du vice suffit à nous en inspirer l’horreur. Vivre par la médiation de la fiction des affections morales montre bien que nous pouvons nous affranchir de notre intérêt : le drame du protagoniste d’une tragédie n’est pas le nôtre[49].

 

è     L’homme aime les vertus qui communiquent le bien moral. La simple expérience suggère que nous prenons plaisir à la bienveillance désintéressée : « qu’est-ce qui nous est le + doux à faire et nous laisse une impression + agréable après l’avoir fait, d’un acte de bienfaisance ou d’un acte de méchanceté ? ». Aussi y a-t-il un certain héroïsme de la vertu, une contagion du Bien qui suscite un « enthousiasme de la vertu » 

 

è     la tendance spontanée à vouloir secourir la victime de « quelque acte de violence et d’injustice » suggère que nous éprouvons de l’intérêt pour la réalisation du bien, y compris lorsque celui-ci ne nous concerne nullement. Seul l’horizon d’un intérêt personnel nous détourne de la justice. La défense de l’opprimé rend visible notre amour spontané de la vertu, qui s’exerce ici gratuitement.

 

è      Enfin la considération de l’histoire achève de donner force à l’argument : par principe le passé éloigné ne saurait avoir la moindre influence sur notre intérêt ; pourtant la simple description des crimes et des vices disparus avec leurs auteurs nous inspire la même répulsion que s’ils se déroulaient sous nos yeux. [50]De cette façon, Rousseau dissocie la morale et la religion. La morale des hommesn’est pas reflétée dans leur religion, ni subordonnée à elle. Les religions passent, la morale la même. Ce que dit donc Rousseau ici, contre le christianisme, c’est qu’il n’est pas nécessaire de croire en Dieu pour être moral, pour que les actions morales aient un sens. La preuve : les polythéistes sont moraux, comme nous! Et ce, malgré une religion qui a des Dieux absolument immoraux, méprisables. Les grands hommes et les grandes femmes de l’époque étaient admirables pour leur moralité, mais ils sont restés admirés pour cela bien après leur disparition et celle de leur religion. La moralité des individus ne dépend donc pas de leur religion, puisqu’il existe des personnes admirables par leur moralité qui avaient des religions non seulement distinctes de la notre, mais qui divinisaient le vice, la faiblesse et les monstruosités.  Alors, de quoi dépend la moralité des hommes, si elle n’est pas liée à la religion. Et, qu’est-ce qui explique que les êtres moraux se reconnaissent par les mêmes traits à toutes les époques, qu’ils sont toujours tenus pour admirables, sinon la permanence des jugements moraux, des idées de bien, de mal et de justice ?

è      

 

 

è     Enfin, p.87, « l’instinct moral » résiste même au service des plus méprisables divinités, comme la vertu de l’intrépide romain aux superstitions de l’ancien paganisme. Les règles éthiques semblent transcender lieux et époques (p.87): par-delà la variété des mœurs et des opinions (Montaigne), nous pouvons constater l’entente des esprits sur nos principes et sur nos devoirs. Partout on loue l’honnêteté, la générosité, le dévouement ; partout on abhorre la cruauté, la perfidie l’ingratitude : « parmi tant de cultes inhumains et bizarres, parmi cette prodigieuse diversité de mœurs et de caractères, vous trouverez partout les mêmes idées de justice et d’honnêteté, partout les mêmes notions de bien et de mal ». Les exemples de coutumes qui nous paraissent barbares, et dont Montaigne tirait argument pour relativiser la morale, demeurent  pour Rousseau des exceptions qui n’anéantissent en rien « l’accord évident et universel de toutes les nations ». De même que la multiplicité des erreurs ne supprime pas la possibilité d’une vérité s’imposant à tous, la diversité des usages n’empêche pas l’uniformité des règles constituant mes devoirs, « tirée du concours de tous les peuples, opposés en tout le reste, et d’accord sur ce seul point ».

 

ó Ces  exemples prouvent la présence d’une disposition éthique au fond de nos cœurs : nous aimons le bien, et pas seulement notre bien ; nous haïssons le mal et pas seulement notre mal.

 

D’autres contre-exemples prouvent du reste, par l’absurde, l’universalité de la conscience morale :

è     La privation du sens moral signale la mort de l’âme : un homme qui ne ressentirait pas de sentiments moraux est un homme mort (85).

è     Peu d’hommes sont insensibles au point de ne pas préférer le bien au mal quand l’intérêt n’est pas en jeu (85-86).

è     même étouffée par une vie d’abus, la voix de la nature continue de se faire entendre dans certaines circonstances, puisque  même le criminel plaint l’infortuné et que « le voleur qui dépouille les passants couvre la nudité du pauvre ».  [51] (86).

è     L’universalité du remords prouve la vérité de la conscience (86) : le méchant fuit la voix du remords dans le divertissement et le rire sardonique, alors que le juste se satisfait de lui-même et que son rire, émanation de sa joie, est communicatif.

 

 

Ainsi l’intériorité et l’universalité du principe moral se manifestent-elles par des effets internes et externes à la fois : bonheur intérieur, bienfaisance pratique, résistance aux coutumes religieuses. La conscience n’est abordée ici que comme nature, en tant qu’elle parle au cœur de l’homme, édicte une loi à laquelle il faut obéir. « Instinct moral » avant d’être « instinct divin », la conscience prouve son opposition aux passions et son universalité sur le même plan qu’elles, celui de l’affectivité humaine.

 

 « Principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises »[52], la conscience agit donc dans le prolongement de la nature, en fournissant le principe qui lui permet d’accéder à sa perfection, selon les mêmes critères de bonheur et de malheur que ceux qui définissaient la nature : « sitôt que nous avons pour ainsi dire conscience de nos sensations, nous sommes disposés à rechercher ou à fuir les objets qui les produisent, d’abord selon qu’elles sont agréables ou déplaisantes, puis selon la convenance ou disconvenance que nous trouvons entre nous et ces objets, enfin selon les jugements que nous en portons selon l’idée de bonheur ou de perfection que la raison nous donne ». Mais la conscience rompt avec la nature physique ou physiologique, avec la sensibilité, en ce  que la norme du jugement moral n’est + la convenance avec le corps individuel, le plaisir, la peine, l’intérêt, mais la conformité à une règle universelle, dont le contenu ne peut être connu que par la raison. Tout se passe comme si la conformité à cette règle était sentie par la conscience avant même que la raison ait besoin de l’énoncer. La nature en nous ne se réduit donc pas à l’amour de soi et à la conservation par les passions : on peut et on doit arriver à la justice par la méditation.

 

C/ Pour cela, il faut dépasser la preuve de la conscience par les effets et la prouver :

è     aux philosophes qui, tel Montaigne, opposent la coutume à la nature et critiquent l’universalité de la justice humaine en estimant que si rien n’est inné, bien et mal sont relatifs aux cultures(p.87-88)[53] ;

è     et à ceux qui, tels Helvétius et Diderot, réduisent la nature et la justice à l’intérêt (p.88).

 

1/ Au relativisme, il oppose  l’idée que quelques exemples explicables par des circonstances locales n’invalident pas la thèse de l’universalité de la conscience morale.

 

2/ Pour réfuter la morale de l’intérêt :

è     il commence par montrer que la thèse, fausse (on ne se sacrifie pas pour son intérêt personnel), est une faute, car elle calomnie la vertu d’un Socrate (88).

è     Puis, pour  montrer qu’il n’est pas impossible d’expliquer par des conséquences de notre nature le principe immédiat de la conscience, il retourne, dans le 1er § de la p.89, l’argument de la sensibilité contre les empiristes mêmes : seul est inné le mouvement sensible qui nous porte à « vouloir notre bien et à fuir notre mal »[54] ; l’existence de la conscience suggère que le principe de la vie morale, la conscience, est inné : il se trouve en nous antérieurement aux données sensibles qui lui donnent l’occasion d’exercer sa puissance de juger.

è     L’idée d’un instinct moral relevant de la sensibilité va fournir au vicaire un dernier argument contre les philosophes récusant la possibilité d’une action désintéressée : il s’agit de montrer que la nature ne se réduit pas aux penchants égoïstes, en mettant en relief l’existence de dispositions spontanées qui assurent un attachement de l’homme à ses semblables. Les théories sensualistes reconnaissent l’existence en nous de ce que Rousseau nomme l’amour de soi, mais négligent la présence d’autres dispositions qui nous décentrent de nous-mêmes : « si l’homme est sociable par sa nature, ou du moins fait pour le devenir, il ne peut l’être que par d’autres sentiments innés, relatifs à l’espèce  (89»). L’homme ne pouvant développer ses capacités et atteindre l’excellence dont  sa nature est capable qu’en société, se trouvent en lui, outre les affections qui le poussent à veiller sur lui-même, des sentiments qui le portent à assurer la conservation de l’espèce : la capacité qu’a l’homme de partager l’affliction frappant ses semblables, sa répugnance devant le spectacle de leurs souffrances et de leur vulnérabilité, préservent l’amour de soi de la tentation de la cruauté et surtout assurent son expansion de l’individu au genre humain.

 

ó Tout penchant naturel n’est donc pas de nature égoïste : il y a un intérêt désintéressé. Si l’impulsion de la conscience dérive du système moral formé de ce double rapport à soi-même et à ses semblables, elle reproduit sur le plan  de la dualité métaphysique la dichotomie égoïsme/ altruisme propre à notre sensibilité. Il faut ainsi opposer en nous un intérêt issu du corps qui nous enracine dans l’appétit égoïste et un intérêt issu de l’âme qui nous rend sensible  la justice et ne nous laisse pas indifférent au charme de la vertu : « sans doute nul n’agit que pour son bien ; mais s’il est un bien moral dont il faut tenir compte, on n’expliquera jamais  par l’intérêt propre que les actions des méchants ». La contradiction qui naît en soi « du système moral formé par ce double rapport à soi-même et à ses semblables » engendre « l’impulsion de la conscience ». L’homme connaît alors le bien de l’espèce comme bien et la pitié se transforme en conscience, c.à.d. en amour de ce bien pour lui-même. La connaissance de ce bien est due à la raison : « sitôt que la raison le lui fait connaître, sa conscience le lui fait aimer ». Ainsi, alors que la pitié naturelle est extension passionnelle de l’amour de soi, dans une contradiction inconsciente, la conscience est ce qui surmonte cette contradiction, quand elle apparaît comme telle, en passant du bien de l’individu et du bien d’autrui à ce qui est « le bien » en général, et fait apparaître le bien individuel comme un mal relatif. L’objet de la moralité, ce sont donc bien les rapports à autrui, mais ils sont pris dans une échelle qui fait passer de l’amour de soi à l’amour du bien, de l’ordre ou du tout.

 

L’amour de l’ordre qui anime la conscience donne donc à la notion d’ordre une signification éthique : Dieu est avant tout l’auteur de valeurs et de principes, appuyés sur des rapports de perfection. Le Vicaire découvre ainsi une moralité qui s’affirme comme telle, dans la contradiction avec l’amour de soi et l’intérêt, mais dans la perspective d’un fondement tout autre, d’ordre religieux et « divin ».

               

3- C’est donc de l’intérieur même de l’argumentation philosophique que surgit l’exclamation morale, dans la parole du « je », qui marque l’acmé de la PFVS : « conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ». On en comprend maintenant les éléments : le vicaire y retrouve le dualisme métaphysique de l’homme démontré + haut, mais incarné cette fois au cœur de la subjectivité pratique et comme principe d’action. Il y trouve aussi de quoi surmonter la contradiction entre la sensibilité physique, partagée avec les animaux, et une rationalité qui n’est que l’instrument par quoi l’humanité peut accéder à elle-même. La conscience est donc à la fois sentiment et représentation ; nature et moralité ; instinct et raison. Immanente au même titre que l’amour de soi et la pitié, elle est transcendante par son objet qui n’est + le bien individuel, mais le bien rationnel, le bien en soi. [55]

 

D/ Il reste pourtant à reconnaître et à suivre la conscience, et à lui faire surmonter la contradiction dont elle dépend pour apparaître.

è     Car si la morale n’a pas besoin de la philosophie (90), la conscience est étouffée par la société : les préjugés sociaux empêchent qu’on entende sa voix (91).

 

è     Le vicaire raconte alors comment il fut éloigné du bien moral lorsqu’il le pensait comme une chimère et prenait le plaisir des sens pour seul bien. Il atteste de la difficulté qui fut la sienne pour retrouver la voie du vrai bien, car si la pure méchanceté est impossible dans la mesure où elle serait méconnaissance de soi (91), la vertu est difficile, car il faut d’abord la mettre en œuvre pour en goûter le plaisir spécifique. P.92, le vicaire explique que c’est la conscience et non la raison qui l’a délivré de cette oscillation : il fut égaré par le combat entre ses sentiments naturels et sa raison jusqu’à ce que la vérité lui apparaisse. Or la raison ne peut seule suffire à définir la vertu comme amour de l’ordre : sans Dieu comme principe de l’ordre, elle ne peut que servir le méchant qui ordonne tout à lui.

 

è     p.92-94, le vicaire revient sur l’antinomie du vertueux et du méchant : il s’adresse à son interlocuteur pour lui souhaiter de sentir les joies et les consolations de la vertu et de la foi en Dieu (92-93) et, revenant sur le dualisme âme/corps, il conclut de raisonnements hypothétiques sur la présence du corps qu’elle rend l’homme méritant et donc supérieur aux anges. Il rappelle que l’homme est le seul auteur du mal : il reprend l’argument d’Aristote pour affirmer que, même si l’homme devenu mauvais ne peut + ne pas l’être, il dépendait de lui de ne pas l’être devenu.

 

è     Dans les 2 dernières pages, il livre alors son espérance : être soi sans contradiction. Reprenant le mouvement réflexif qui confère à sa conclusion un caractère rétrospectif, il se plaint une dernière fois des illusions de sa jeunesse, dues au corps : sources du mal, elle l’empêchent de suivre aisément le bien ; or il ne peut totalement s’en débarrasser, même si elles ne le trompent pas (94-95). Puis il explique qu’il espère être un moi pur et l’est en pensée dès cette vie. Pour cela il s’exerce aux pensée élevées en louant Dieu (95) et définit la prière d’abord négativement, puis positivement. Il dit qu’il ne prie pas Dieu pour 3 raisons : il a reçu tout ce dont il avait besoin ; prier Dieu de faire des miracles serait impie ; le prier qu’il nous fasse vouloir le bien est inutile, puisqu’il nous a doués de la conscience, de la raison et de la liberté pour aimer, connaître et faire le bien. Il conclut que prier Dieu, c’est vouloir que sa volonté soit faite et demande donc à Dieu, c.à.d. à la vérité, de redresser ses erreurs.



[1]

[2]Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée: car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement, peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s’en éloignent. Descartes, Discours de la méthode I° partie

 

[3] Descartes écrit son Discours de la méthode « en français, qui est la langue de mon pays, +tôt qu’en latin, qui est celle de mes précepteurs, à cause que j’espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure, jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu’aux livres anciens » et qui, dans les 1ères pages du Discours de la méthode, se défend de faire la leçon, veut simplement montrer les chemins qu’il a suivis dans la recherche de la vérité et commence par des souvenirs d’enfance et de jeunesse.

[4] Rousseau reprend ici la distinction que Descartes opère, au début du Discours de la méthode entre philosophie et érudition. Pour accéder à la vérité, il ne s’agit pas d’avoir accumulé beaucoup de savoir. La science n’est pas un empilement de connaissances. Savoir ce n’est pas apprendre.

[5] Chez Descartes, jugement, « puissance de bien juger », qualifiée de « bonne », car elle seule permet d’accéder au vrai, de « distinguer le faux d’avec le vrai ».

[6] Chez Descartes toujours, la  capacité de juger ou raison réside sans partage en tout homme, à  la différence de la vivacité de pensée ou de l’imagination, variables selon les individus : « la raison est naturellement égale en tout homme ». Elle est « la chose du monde la mieux partagée », càd qu’elle est universelle.

[7] (note 15 de l’édition GF) Marie Huber faisait de la « bonne foi » un critère suffisant de détermination du vrai. 

[8] « Descartes a explicitement annoncé sa volonté de fonder sa philosophie sur une base solide et inébranlable : "[…] tout mon dessein ne tendait qu’à m’assurer et à rejeter la terre mouvante et le sable pour trouver le roc ou l’argile."Dès lors, l’acte fondateur de la philosophie cartésienne devient le doute, mais un doute métaphysique à valeur méthodique et épistémique, condition pour obtenir une connaissance certaine. Pour atteindre la connaissance indubitable :"Je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensais qu’il fallait […] que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fut entièrement indubitable." [..]. Le doute hyperbolique cartésien n’est pas de nature sceptique mais de nature méthodique et veut la suspension volontaire de tout jugement, l’élimination de toute connaissance probable, afin de préparer les voies de la certitude […]. En effet, si on peut douter de ce que les cinq sens nous transmettent, des raisonnements mathématiques, de nos rêves, nos pensées et nos préjugés, il y une seule chose dont ne peut en aucune manière douter : que l’on est en train de douter. Au moment où je doute de tout, je suis assuré de la pensée qui doute. C’est le fameux Je pense donc je suis du Discours de la méthode, le cogito ergo sum des Principes : "Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse quelque chose ; et remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais." Je pense donc je suis devient ainsi le premier principe de la pensée cartésienne car la certitude fondamentale dont on ne puisse douter, c’est le moi doutant. La pensée qui se déploie en doutant, se prouve son existence. S’il ne reste rien de certain parmi les connaissances que je tenais pour certaines, si ma croyance en mon corps, en mes sens, et en mes certitudes mathématiques, est tombée sous le coup du doute, et enfin si un malin génie agit sur le contenu de mes pensées, en les rendant fausses, le fait qu’ils m’apparaissent douteux, à moi, en tant qu’une chose pensante est indubitable : "Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain. Mais que sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N’y a-t-il point quelque Dieu ou quelque autre puissance, qui me met en l’esprit ces pensées ? Cela n’est pas nécessaire ; car peut-être que je suis capable de les produire de moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je pas quelque chose ? Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens, ni aucun corps ; j’hésite néanmoins : car que s’ensuit-il de là ? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens, que je ne puisse être sans eux ? Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucun esprit, ni aucun corps ; ne me suis-je donc pas persuadé que je n’étais point ? Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saura jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses : enfin il faut conclure, et tenir pour constant, que cette proposition, je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit.

[9] Exposé très clair de la morale provisoire de Descartes sur le blog « philolog » de Simone Manon, entrée « Descartes. Morale provisoire. Discours de la méthode, III.

[10] « comment peut-on être sceptique par système et de bonne foi ? Je ne saurais le comprendre. Ces philosophes, ou n’existent pas, ou sont les + malheureux des hommes. Le doute sur les choses qu’il nous importe de connaître est un état trop violent pour l’esprit humain : il n’y résiste pas longtemps ; il se décide malgré lui de manière ou d’autre, et il aime mieux se tromper que ne rien croire ».

[11] « j’ai été nourri aux lettres dès mon enfance, et pour ce qu’on me persuadait que, par leur moyen, on pouvait acquérir une connaissance claire et assurée de tout ce qui est utile à la vie, j’avais un extrême désir de les apprendre. Mais sitôt que j’eusse achevé tout ce cours d’étude au bout duquel on a coutume d’être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d’opinion. Car je me trouvais embarrassé de tant de doutes et d’erreurs, qu’il me semblait n’avoir fait aucun profit, en tâchant de m’instruire, sinon que j’avais découvert de + en + mon ignorance » (Descartes, Discours de la méthode

[12] Cf p.56 « mais, qui suis-je ? »

[13] pour Locke, l'esprit est « une table rase » sur laquelle la rencontre des sensations vient progressivement inscrire les connaissances et les fonctions intellectuelles de l'homme.

 

« Supposons donc qu'au commencement l'Âme est ce qu'on appelle une Table rase, vide de tous caractères, sans aucune idée, quelle qu'elle soit. Comment vient-elle à recevoir des idées ? Par quel moyen en acquiert-t-elle cette prodigieuse quantité que l'Imagination de l'Homme, toujours agissante et sans bornes, lui présente avec une variété presque infinie ? D'où puise-t-elle tous ces matériaux qui sont comme le fond de tous ses raisonnements et toutes ses connaissances ? À cela je réponds en un mot, de l'Expérience : c'est là le fondement de toutes nos connaissances, et c'est de là qu'elles tirent leur première origine ; Les observations que nous faisons sur les objets extérieurs et sensibles, ou sur les opérations intérieures de notre Âme, que nous apercevons et sur lesquelles nous réfléchissons nous-mêmes, fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ses pensées. Ce sont là les deux sources d'où découlent toutes les idées que nous avons, ou que nous pouvons avoir naturellement.

Locke, Essai philosophique concernant l'entendement humain.

 

[14] La célèbre allégorie de la statue montre comment l'homme originel est semblable à une statue douée du sens de l'odorat à qui on ferait sentir l'odeur d'une rose : dans un premier temps cette statue ne serait qu'odeur de rose ; à partir de cette première sensation vont se développer progressivement l'attention, la mémoire, la comparaison. L'ensemble des fonctions de l'entendement seront ainsi engendrées à partir de la rencontre et de la transformation des différentes sensations.

 

Mademoiselle Ferrand sentit la nécessité de considérer séparément nos sens, de distinguer avec précision les idées que nous devons à chacun d'eux, et d'observer avec quels progrès ils s'instruisent, et comment ils se prêtent des secours mutuels.

Pour remplir cet objet nous imaginâmes une statue organisée intérieurement comme nous, et animée d'un esprit privé de toute espèce d'idées. Nous supposâmes encore que l'extérieur tout de marbre ne lui permettrait l'usage d'aucun de ses sens, et nous nous réservâmes la liberté de les ouvrir à notre choix aux différentes impressions dont ils sont susceptibles.

Nous crûmes devoir commencer par l'odorat, parce que c'est de tous les sens celui qui paraît contribuer le moins aux connaissances de l'esprit humain. Les autres furent ensuite l'objet de nos recherches, et après les avoir considérés séparément et ensemble ; nous vîmes la statue devenir un animal capable de veiller à sa conservation.

Le principe qui détermine le développement de ses facultés est simple ; les sensations mêmes les renferment : car toutes étant nécessairement agréables ou désagréables, la statue est intéressée à jouir des unes et à se dérober aux autres. Or on se convaincra que cet intérêt suffit pour donner lieu aux opérations de l'entendement et de la volonté. Le jugement, la réflexion, les désirs, les passions, etc., ne sont que la sensation même qui se transforme différemment. C'est pourquoi il nous a paru utile de supposer que l'âme tient immédiatement de la nature toutes les facultés dont elle est douée. La nature nous donne des organes, pour nous avertir par le plaisir de ce que nous avons à rechercher, et par la douleur de ce que nous avons à fuir. Mais elle s'arrête là ; et elle laisse à l'expérience le soin de nous faire contacter des habitudes, et d'achever l'ouvrage qu'elle a commencé.

Étienne Bonnot de Condillac, Traité des sensations.

 

[15] « je pouvais feindre que je n'avais aucun corps, et qu'il n'y avait aucun monde ni aucun lieu où je fusse ; mais que je ne pouvais point feindre pour cela que je n'étais point ; et qu'au contraire, de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait très évidemment et très certainement que j'étais ».

[16] « il n'y a rien dans l'entendement qui n'ait été d'abord dans les sens » ( Kant, Critique de la Raison pure)

 

Que toute notre connaissance commence avec l'expérience, cela ne soulève aucun doute. En effet, par quoi notre pouvoir de connaître pourrait-il être éveillé et mis en action, si ce n'est par des objets qui frappent nos sens et qui, d'une part, produisent par eux-mêmes des représentations et d'autre part, mettent en mouvement notre faculté intellectuelle, afin qu'elle compare, lie ou sépare ces représentations, et travaille ainsi la matière brute des impressions sensibles pour en tirer une connaissance des objets, celle qu'on nomme l'expérience ? Ainsi, chronologiquement, aucune connaissance ne précède en nous l'expérience et c'est avec elle que toutes commencent.

Mais si toute notre connaissance débute avec l'expérience, cela ne prouve pas qu'elle dérive toute de l'expérience, car il se pourrait bien que même notre connaissance par expérience fût un composé de ce que nous recevons des impressions sensibles et de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement excité par des impressions sensibles) produit de lui-même : addition que nous ne distinguons pas de la matière première jusqu'à ce que notre attention y ait été portée par un long exercice qui nous ait appris à l'en séparer.

Kant, Critique de la raison pure, Introduction.

 

[17] « On m'opposera cet axiome reçu parmi les philosophes : qu'il n'est rien dans l'âme qui ne vienne des sens ; mais il faut excepter l'âme même et ses affections : Nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu ; excipe, nisi ipse intellectus » Rien n'est dans l'entendement qui n'ait auparavant été dans les sens, si ce n'est l'entendement lui-même).

[18] La référence au fragment des deux infinis de Pascal est ici évidente.

[19] Les sciences physiques peuvent bien établir les lois mathématiques qui régissent l’univers, elles ne sauraient remonter jusqu’à la cause 1ère, l’impulsion originaire, et répondre à la question métaphysique : pourquoi le monde est-il ainsi et pas autrement ? Selon le Vicaire, la faiblesse des explications mécanistes comme celle de Descartes ou de Newton, c'est d'observer les lois du mouvement sans être capable d'en déterminer l'origine. Qu'une horloge marche toute seule ne signifie pas qu'il n'a pas fallu au départ remonter le ressort qui la fait marcher afin de lui communiquer le mouvement. Il en est de même pour la matière en général :

[20] « C’est en vain qu’on voudrait raisonner pour détruire en moi ce sentiment, il est + fort que toute évidence : autant vaudrait me prouver que je n’existe pas »

[21] «Comment une volonté produit-elle une action physique et corporelle ? Je n’en sais rien, mais j’éprouve en moi qu’elle la produit ». (63)

[22] »Où le voyez-vous exister ? Non seulement dans les cieux qui roulent, dans l’astre qui nous éclaire, non seulement dans moi-même, mais dans la brebis qui paît, dans l’oiseau qui vole, dans la pierre qui tombe, dans la feuille qu’emporte le vent ». Il s’agit donc de penser le tout comme tel : « sitôt qu’on veut entrer dans les détails, la + grande merveille échappe, qui est l’harmonie et l’accord du tout » 

[23] Après avoir extrait la composante active sous le nom de « volonté », Rousseau retrouve, dans le spectacle de la nature et sous le nom d’ordre général ou d’harmonie, la composante intellective qu’il avait trouvée en lui

[24] Cf note 47.

[25] Cette intelligence ordonnatrice Rousseau la nomme Dieu. « Cet être qui veut et qui peut, cet être actif par lui-même, cet être, enfin, quel qu'il soit, qui meut l'univers et ordonne toutes choses, je l'appelle Dieu » (p. 68).

[26]Là encore, pour Rousseau, il ne s'agit pas d'un raisonnement mais d'une simple évidence du cœur d'où ne procède aucune connaissance. Si la lumière naturelle enseigne avec certitude que Dieu existe, elle ne m'apprend rien sur ce qu'il est. « J'aperçois Dieu partout dans ses œuvres ; je le sens en moi, je le vois tout autour de moi ; mais sitôt que je veux le contempler en lui-même, sitôt que je veux chercher où il est, ce qu'il est, quelle est sa substance, il m'échappe et mon esprit troublé n'aperçoit plus rien » (p. 69). Notre esprit fini ne peut penser l'infinité de l'être divin en elle-même. Ce que nous savons de lui, nous ne pouvons que le supposer indirectement à travers la contemplation de son œuvre. Dieu est pur esprit, mais je ne peux penser ce pur esprit que par comparaison à mon esprit limité, ce qui serait « un avilissement de l'essence divine » (p. 81). Dieu et mon âme ne sont pas de même nature. Dieu est créateur, mais je ne comprends pas comment une telle création est possible. Dieu est éternel, mais mon esprit fini ne peut penser l'idée d'éternité. Dieu est intelligent, mais son intelligence ne fonctionne pas comme la mienne, elle est purement intuitive là où l'intelligence humaine se perd dans la médiation du raisonnement. Dieu « peut parce qu'il veut », sa volonté est créatrice, alors que l'homme doit péniblement subordonner des moyens aux fins qu'il donne à ses actions. Dieu est bon, mais « la bonté de l'homme est l'amour de ses semblables » alors que « la bonté de Dieu est l'amour de l'ordre ». Dieu enfin est juste, mais là encore nous sommes abusés par les mots, car « la justice des hommes est de rendre à chacun ce qui lui appartient » tandis que la justice de Dieu « est de demander compte à chacun de ce qu'il lui a donné » (p. 82). Ainsi toute tentative pour penser l'essence de Dieu est vouée à l'échec : « J'élève et fatigue mon esprit à concevoir son essence » (p. 81). Je peux adorer Dieu, je ne peux le connaître » (cours de J Morne).

 

[27] « la notion de justice avant d'être une notion morale pourrait être pour le Vicaire comme pour Platon une notion mathématique, puisqu'elle concerne l'équilibre entre les parties », explique J Morne.

[28] La 1ère question interroge la bonté de Dieu.

[29] La 2ème question interroge la puissance de Dieu.

[30] Locke suggère, comme une hypothèse, la possibilité que Dieu ait créé la matière de telle sorte qu’elle dispose de l’aptitude à penser, sans avoir besoin de lui joindre une substance immatérielle, pour peu que ses parties soient arrangées selon une certaine organisation. Locke ne fait pas figurer la pensée au rang des attributs de la matière, mais cherche +tôt à souligner : 1- que notre connaissance de la matière n’en épuise pas les propriétés ; que la toute puissance de Dieu et notre ignorance de ses voies d’action ne saurait exclure l’éventualité qu’il ne lui soit pas nécessaire d’accoler deux substances distinctes pour former un être pensant. Il creusait ainsi une brèche dans laquelle se sont engouffrés les matérialistes :La Mettrie explique que notre répugnance à prêter  de l’intelligence à la matière ne tient qu’à la nouveauté de la thèse, puisqu’à partir du moment où, en sus de l’expansion (res etxensa de Descartes), nous lui accordons l’attraction (Newton) et l’électricité, nous n’avons aucune raison d’hésiter à y loger d’autres caractéristiques jusque-là inconnues. Cela n’est pas + coûteux que de convoquer une âme invisible, immatérielle, qui ne fait l’objet d’aucune expérience.

[31] « L’opinion, rendant l’univers entier nécessaire à chaque homme, les rend tous ennemis les uns des autres, et fait que nul ne trouve son bien que dans le mal d’autrui ». (Lettre à Christophe de Beaumont)

[32] Le schème de l’esclavage a servi depuis l’antiquité pour penser le rachat de la servitude morale, Salut ou rédemption, dont le remords est le début.

[33] Si l’homme, doué d’un libre-arbitre, peut choisir le mal en cédant aux tentations dont ses passions sont l’occasion, on ne peut absolument pas dire, sans perversion, que le mal puisse être aimé pour lui-même : « sans doute je ne suis pas libre de ne pas vouloir mon propre bien, je ne suis pas libre de vouloir mon mal ; mais ma liberté consiste en cela même que je ne puis vouloir que ce qui m’est convenable, ou que j’estime tel, sans que rien d’étranger à moi me détermine » (74). Si l’homme, doué de libre-arbitre, peut choisir le mal en cédant aux tentations dont ses passions sont l’occasion, on ne peut dire, sans perversion, que le mal puisse être aimé pour lui-même[33]. Rousseau retrouve ici l’intellectualisme moral de Socrate, pour qui nul n’est méchant volontairement : le mal, relatif, ne saurait être une fin en soi ; il n’émane jamais de l’élan spontané de notre nature, mais toujours de causes externes. Si le pervers peut éprouver une jouissance à faire le mal, il n’en ressentira jamais de joie. Rousseau nie que l’homme puisse vouloir le mal pour le mal. La volonté ne saurait être diabolique, parce que l’homme, créature d’un Dieu bon, ne peut être méchant par essence : chez lui, la méchanceté est liée au rapport et à la confrontation avec l’autre.

 

[34] Cf note 61

[35] L’origine et le responsable, celui à qui le mal peut être imputé, donc le fautif et le coupable.

[36] Ni Dieu, ni la Nature ne sont l’origine du mal, l’un parce qu’il est puissant, bon et juste et qu’il a créé l’homme libre ; l’autre parce qu’obéissant à des lois, elle relève de la nécessité, est en-deçà du bien et du mal pour parce que l’ordre du Tout est nécessairement bon.

[37] Il n’y a donc pas de mal métaphysique pour Rousseau, ou +tôt ce mal métaphysique, comme le mal physique n’en est pas un : il n’est un mal que pour l’homme, qui perçoit la finitude de sa condition comme un mal, alors qu’elle est, sinon un bien, du moins la condition même de son existence, en soi bonne.

[38] Mal commis ó mal moral

[39] Mal subi ó mal physique

[40] Reprise de la thèse du 2ème Discours, dont la 2ème partie rend la « perfectibilité » des sciences et des techniques responsables d’un mal historique et social, mais non ontologique.

[41] Intellectualisme moral et idée qu’il n’y a pas de faute, de péché, de mal volontaire, mais seulement des erreurs de jugement et d’appréciation d’une réalité bonne en soi.

[42] « Si Dieu existe, il est parfait ; s’il est parfait, il est sage, puissant et juste ; s’il est sage, puissant et juste, tout est bien »

[43] L’homme à l’état de nature vit dans un âge a moral ou pré moral, où la distinction entre le bien et le mal n’existe pas, parce que l’homme, qui n’a pas encore développé son jugement, n’a pas besoin de se comparer aux autres. Son amour-propre n’étant pas heurté, ses besoins sont limités et la nature lui offre tout ce qu’il faut pour satisfaire ces besoins dans l’instant, ce qui le fait vivre dans un présent immédiat, sans crainte, sans désirs, sans jalousie…

 

[45] Règle de conduite, de morale ; appréciation ou jugement d’ordre général

[46]C’était pour répondre à l’inquiétude de la subjectivité éthique que le Vicaire développait ses thèses métaphysiques

 

[47]

 

[48] Dans De l’esprit, Helvétius affirme que toutes nos décisions sont dictées par des motifs ressortissant de l’instinct égoïste, à l’impulsion sensuelle subjective. Même les actes apparemment désintéressés sont le fruit d’un dressage social, qui nous apprend pas la crainte du châtiment ou la perspective d’un profit ultérieur à y renoncer. Dans cette perspective, la conscience est « l’œuvre du préjugé », « erreurs de l’enfance, préjugés de l’éducation »

[49] Notons néanmoins qu’il y a, dans le spectacle du mal, un pouvoir de séduction et de fascination qui pare le héros du mal d’une aura mythique digne de la « beauté du diable ». Combinant la séduction féminine avec la séduction du mal, la figure de la femme fatale exerce notamment, dans Les âmes fortes et dans lady Macbeth, une puissante emprise sur les esprits. La capacité de séduction de Thérèse, initialement assez faible –la jeune femme ne brille à l’origine ni par son esprit, ni par sa beauté- devient peu à peu irrésistible. Mme Numance, le Muet : tous succombent à son emprise. Thérèse est transfigurée par l’expérience du mal : « elle avait pris du nerf et du noir. Elle s’était durcie et allumée. Son approche chauffait comme l’approche d’un tison. Elle était à ce moment-là, de beaucoup et de loin, la + belle femme de Châtillon, et même d’ailleurs certainement ». Le meurtre de Firmin ne fait qu’accroître la fascination exercée par cette nonagénaire « fraîche comme une rose », en faisant affleurer l’image mythique de la mante religieuse dévorant son partenaire : le « Contre » a entendu raconter par sa tante l’histoire de cette légende vivante et la veillée funèbre qui sert de cadre au récit contrapunctique de son histoire mythique permet l’affrontement de deux légendes contradictoires, celle que Thérèse a elle-même élaborée et celle que rapporte la rumeur. Quant à la séduction qu’exerce Lady Macbeth, elle est liée à la démesure de sa volonté de puissance et à la virilité contre nature de cette mère infanticide et de cette femme parricide, dont son mari salue la monstruosité et Baudelaire sa criminalité : »ne mets au monde que des enfants mâles ! Car ta nature intrépide ne doit former que des hommes » ; « Ce qu’il faut à mon cœur profond comme une abîme,/ C’est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime » (l’Idéal). Ainsi la fascination exercée par l’horreur est-elle plus ambiguë que le pathos et la moralité épinglés par Rousseau : « horreur ! Horreur ! Horreur ! Il n’est ni langue ni cœur qui puisse te concevoir ou te nommer », le cri de Macduff face à la « nouvelle Gorgone » qu’il a vue, est + proche de la sidération que de la contemplation. Quant aux images de la broderie sanglante, elle avoue la possible esthétisation d’un mal dont Diderot reconnaissait la force poétique : « presque toujours ce qui  nuit à la beauté morale redouble la beauté poétique. On ne fait guère que des tableaux tranquilles et froids avec la vertu : c’est la passion et le vice qui animent les compositions du peintre, du poète et du musicien ».

[50]

La mort de Caton d’Utique (Appien)

98 Comme la nouvelle de ces événements parvint à Utique trois jours après tout au plus, et que César s'était sans délai mis en marche pour Utique, une fuite générale commença. Et Caton ne chercha à retenir personne : il donna même des navires aux aristocrates qui lui en demandèrent ; mais personnellement, il demeura, de pied ferme, et quand les habitants d'Utique lui promirent de demander grâce pour lui avant de le faire pour eux-mêmes, il répondit en souriant qu'il n'aurait pas besoin qu'on intercédât en sa faveur auprès de César, et que César aussi le savait parfaitement. Puis il fit poser les scellés sur toutes les caisses publiques, et confia les documents concernant chacune d'elles aux autorités d'Utique ; le soir, il prit son bain, puis son dîner, qu'il mangea assis, comme il le faisait depuis le meurtre de Pompée. Et, sans rien changer à ses habitudes, sans consommer ni plus, ni moins, il s'entretint avec les convives de ceux qui avaient pris la mer, demanda des informations sur le vent, pour savoir s'ils ne l'avaient pas contraire, et sur la distance à parcourir, pour savoir s'ils seraient assez loin avant l'arrivée de César au début de la matinée. Puis, même en allant se coucher, il ne modifia en rien ses habitudes, si ce n'est qu'il étreignit son fils avec plus de tendresse. Mais comme il ne trouvait pas son poignard à sa place habituelle près de son lit, il se mit à crier qu'il était livré à ses ennemis par ses domestiques : de quoi se servirait-il, disait-il, en cas d'attaque, s'ils survenaient pendant la nuit ? Comme on le suppliait de ne rien entreprendre contre lui-même, mais d'aller se reposer sans poignard, il ajouta, de façon encore plus convaincante : « Ne m'est-il donc pas possible, si je le désire, de m'étouffer avec mes vêtements, de me casser la tête contre le mur, de me précipiter pour me briser le cou ou de retenir ma respiration pour en finir ? » D'autres arguments du même ordre amenèrent ses amis à lui remettre son poignard. Quand celui-ci fut à sa place, il demanda le traité de Platon sur l'âme et se mit à lire.

99. Quand il eut terminé le dialogue de Platon, comprenant que ceux qui se tenaient à sa porte étaient endormis, il se frappa au-dessous du sternum : ses entrailles tombèrent et il laissa entendre quelque gémissement qui fit accourir ceux qui se tenaient à sa porte ; les médecins remirent en place les entrailles, qui étaient intactes, cousirent la blessure et la bandèrent. Quand il eut repris connaissance, il se remit à jouer son rôle : il se reprochait, en son for intérieur, la faiblesse de sa blessure, mais exprimait sa gratitude à ceux qui l'avaient sauvé et déclarant qu'il n'avait besoin que de dormir. On s'en alla donc en emportant le poignard et, comme il semblait calmé, on ferma les portes. Lui, après leur avoir fait croire qu'il dormait, déchira de ses mains en silence les bandages, défit les sutures de sa blessure, puis, comme une bête sauvage, élargit l'ouverture de son ventre avec ses ongles, y plongea ses doigts et en arracha les entrailles jusqu'à ce qu'il mourût, âgé d'environ cinquante ans, reconnu pour l'homme le plus fermement attaché à sa conviction une fois qu'il avait tranché, et définissant ce qui était juste, convenable ou bien, non d'après l'usage, mais d'après des considérations de haute morale. Il avait, par exemple, épousé Marcia, la fille de Philippus, au sortir de l'adolescence, lui vouait la plus grande affection et avait eu d'elle des enfants : il la céda néanmoins à Hortensius, un de ses amis, qui désirait des enfants mais dont l'épouse était stérile ; et quand elle lui en eut donné un, Caton la reprit chez lui, comme s'il l'avait prêtée.
Tel était donc Caton, et les habitants d'Utique lui firent de brillantes funérailles. Quant à César, il déclara que Caton l'avait privé d'une belle démonstration, mais quand Cicéron fit l'éloge de cet homme dans un écrit intitulé Caton, César répliqua en le critiquant dans un ouvrage intitulé l'Anti-Caton.

 

 

 

 

[51] Opposant le « cri du remords » à la « sérénité du juste », il va ensuite + loin en opposant, p. 86-87, deux sortes de rapports à autrui et deux formes de rire et de joie : « le méchant s’égaye en se jetant hors de lui-même […], le rire moqueur est son seul plaisir » ; « la sérénité du juste est intérieure ; son ris n’est point de malignité, mais  de joie […] Il ne tire pas son contentement de ceux qu’il approche, il le leur communique ». La conformité de la morale à notre nature se révèle ainsi dans la liaison que vice et vertu entretiennent avec notre satisfaction intérieure : la douce tranquillité d’âme du juste « se rendant un bon témoignage de soi » signale l’accomplissement de son être ; la tristesse du méchant, sa perpétuelle errance hors de soi, manifestent l’écart entre son existence et l’inaccomplissement de son être. (p.86)

 

[52] Pour Rousseau, donc, la conscience n’est que morale : c’est ce qui dans l’âme sait ce qui est juste et vertueux. L’âme, c’est la totalité de l’esprit, de la vie de l’esprit, la conscience, c’est ce qui dans cette totalité concerne les principes moraux. Nous savons, de manière innée, ce qui est juste et ce qui est vertueux. Donc, sans avoir à l’apprendre, du simple fait d’avoir une âme, on a aussi une conscience, c’est-à-dire la connaissance innée de ce qui est juste et vertueux. Cette connaissance est inhérente à la conscience. "Malgré nos propres maximes", c’est-à-dire malgré les jugements moraux, les impératifs moraux que nous pouvons apprendre ou concevoir. 

 

 

[53]Les lois de la conscience que nous disons naître de nature, naissent de la coutume ; chacun ayant en vénération interne les opinions et moeurs approuvées et reçues autour (Montaigne I,23 « de la coutume »)

[54] Rousseau ne nie donc pas le postulat sensualiste selon lequel « toutes nos idées nous viennent du dehors »,

[55] Contrepoint : Nietszche : extrait du Gai Savoir

Vive la physique ! — Combien de gens savent-ils observer ? Et, dans le petit nombre qui savent, combien s’observent-ils eux-mêmes ? "Nul n’est plus que soi-même étranger à soi-même", … c’est ce que n’ignore, à son grand déplaisir, aucun sondeur de l’âme humaine ; la maxime "Connais-toi toi-même", prend dans la bouche d’un dieu, et adressée aux hommes, l’accent d’une féroce plaisanterie. Rien ne prouve mieux la situation désespérée où se trouve l’introspection que la façon dont tout le monde, ou presque, parle de l’essence de l’action morale. Quelle promptitude chez ces gens ! Quel empressement, quelle conviction, quelle loquacité ! Et ce regard, ce sourire, ce zèle, cette complaisance ! Ils ont l’air de vous dire : "Mais, mon cher, c’est précisément mon affaire ! Tu tombes précisément sur celui qui peut te répondre c’est la question que, par hasard, je connais le mieux. Voici donc quand un homme décide "ceci est bien", quand il conclut "c’est pour cela qu’il faut que ce soit" et qu’il fait ce qu’il a ainsi reconnu bien et désigné comme nécessaire, l’essence de son acte est morale. "Mais, cher ami, vous parlez là de trois actions et non d’une seule : votre jugement, -"ceci est bien" par exemple, — votre jugement est un acte aussi ! Et ce jugement ne pourrait-il, déjà, être ou moral ou immoral ? Pourquoi tenez-vous "ceci" pour bien plutôt qu’autre chose ? "Parce que ma conscience me le dit ; et la conscience ne dit jamais rien d’immoral, puisque c’est elle qui détermine ce qui est moral !" Mais pourquoi écoutez-vous la voix de votre conscience ? Qu’est-ce qui vous donne le droit de croire que son jugement est infaillible ? Cette croyance, n’y a-t-il plus de conscience qui l’examine ? N’avez-vous jamais entendu parler d’une conscience intellectuelle ? D’une conscience qui se tienne derrière votre "conscience" ? Votre jugement "ceci est bien" a une genèse dans vos instincts, vos penchants et vos répugnances, vos expériences et vos inexpériences; "Comment ce jugement est-il né ?"C'est une question que vous devez vous poser, et, aussitôt après, celle-ci "qu’est-ce exactement qui me pousse à obéir à ce jugement ?" Car vous pouvez suivre son ordre comme un brave soldat qui entend la voix de son chef. Ou comme une femme qui aime celui qui commande. Ou encore comme un flatteur, un lâche qui a peur de son maître. Ou comme un imbécile qui écoute parce qu’il n’a rien à objecter. En un mot vous pouvez écouter votre conscience de mille façons différentes.

Or il se peut que vous entendiez dans tel et tel jugement la voix de votre conscience, — que vous trouviez bien telle ou telle chose, — parce que vous n’avez jamais réfléchi à vous-même et que vous avez accepté aveuglément ce qu’on vous a donné comme bien depuis votre enfance ; ou parce que le pain et les honneurs vous sont venus jusqu’ici de ce que vous appelez votre devoir ; .., ce devoir vous paraît " bien " parce que vous y voyez la " condition de votre existence " (et votre droit à l’existence vous apparaît irréfutable!). — Mais la fermeté de votre jugement moral pourrait fort bien être la preuve de la pauvreté de votre personnalité, d’un manque d’individualité ; votre "force morale" pourrait avoir sa source dans votre entêtement, ou dans votre impuissance à concevoir de nouveaux idéals ! […]"

 

 

Commentaire rapide du texte de Nietzsche :

La question est de savoir à quoi on reconnaît un acte moral, d’où vient le jugement qui commande l’action ?

Réponse de l’interlocuteur fictif : de la voix de la conscience, qui ne peut pas être immorale, puisqu’elle fixe ce qui est moral. On retrouve là la thèse de Rousseau, celle d’une conscience immédiatement morale en ce qu’elle sait constitutivement ce qui est bien et ce qui est mal.

 Les objections de Nietzsche sont de deux ordres : une est relative à l’origine de cette voix et des ses impératifs, l’autre relative à la manière avec laquelle on lui obéit.


D’abord, en faisant appel très clairement à la conscience réflexive, la conscience qui examine les contenus et les actes de conscience, il invite à comprendre que l’idée selon laquelle ce que dicte la conscience est moral n’est qu’une croyance, c’est-à-dire quelque chose qui n’est pas fondé, qui n’a rien de rationnel. Une simple foi en sa conscience, une confiance faite à sa conscience qui ne repose sur rien. Une confiance accordée sans examen, sans raison valable. Car, lorsqu’on réfléchit à propos de cette voix, on est forcé de constater qu’elle ne vient pas de la conscience, que ce que la conscience nous recommande de faire ne se trouve pas constitutivement en elle, mais procède d’autre chose que d’elle : des instincts, des penchants, des expériences et de ce qu’on ne sait pas, de notre naïveté. Ses impératifs ont une genèse, une origine dans autre chose que la conscience et lorsqu’on a découvert d’où ils viennent, il apparaît qu’il était bien dangereux de faire confiance à sa conscience. La conscience n’est pas constitutivement conscience d’impératifs moraux, ne sait pas constitutivement ce qui est bien et ce qui est mal, elle le sait de manière dérivée et aussi de manière variable d’un individu à un autre puisque la genèse des impératifs moraux dépend à la fois de la nature singulière de chacun et de son histoire propre.


Ensuite, réflexivement, il invite à se demander comment on se rapporte à ce que notre conscience recommande. Cette remarque est relative à la manière d’agir après avoir entendu la voix de sa conscience. Non seulement la voix de la conscience n’est pas inhérente à la conscience elle-même, mais on peut l’entendre et lui obéir de bien des façons différentes. De sorte que l’action morale qu’on croit si simple est en réalité à la fois complexe et très diversifiée.

ó Au total, c’est l’universalité, la moralité, la simplicité, le caractère inengendré, originaire de la voix de la conscience qui se trouvent ainsi réfutés. La conscience n’est pas constitutivement morale parce que ce qu’elle sait du bien et du mal n’est pas inscrit en elle, mais procède de quelque chose d’extérieur à la conscience, et dont la pure moralité est contestable. Nietzsche ne nie pas l’existence de cette voix, il nie qu’elle n’ait pas d’autre origine que la conscience elle-même, et il conteste sa moralité. De sorte qu’il évite ainsi la critique de Rousseau : il y a bien une voix, il est possible de sentir son coeur, mais ce qui parle, ce n’est pas la conscience!  Dès qu’on envisage la genèse des sentiments moraux et donc des impératifs moraux qui sont présents dans la conscience, on est conduit à douter que la conscience soit morale parce qu’elle serait constitutivement conscience de ce qui est bien et de ce qui est mal.


C'est aussi cette thèse qui est défendue par la sociologie de Durkheim notamment :
  "Quand notre conscience parle, c'est la société qui nous parle" L'éducation morale.

 

introduction à la lcture de la PFVS

Personnage, penseur et prosateur/ littérateur en tous points singulier dans le siècle de la Raison, du Progrès, de la sociabilité et de la sensibilité qu’est le Siècle des Lumières, Rousseau voit sa vie et son œuvre traversées par la pensée du mal(heur), de son origine humaine et sociale (les deux Discours), mais aussi des moyens d’y remédier par une morale individuelle (Lettres morales, Nouvelle Héloïse, PFVS) et un « contrat social » (Du Contrat social).

Dans son autobiographie, symboliquement intitulée Confessions, à l’instar des Confessions de Saint Augustin, dont il laïcise néanmoins le projet, il présente sa naissance, qui coûte la vie à sa mère, comme son 1er malheur[1].L’épisode du peigne cassé est ensuite la 1ère épreuve de l’injustice, fondatrice tout à la fois de sa pensée politique et du sentiment de persécution dont Rousseau souffrira de manière particulièrement cruelle après la condamnation de l’Emile et du Contrat social, dans les Dialogues de Jean-Jacques Rousseau avec lui-même. Le pasteur Lambercier, sa sœur et leur servante, chez qui son oncle, tuteur des enfants depuis le remariage du père (il a délaissé l’éducation de son fils cadet, sur lequel il avait d’abord reporté son chagrin de veuf en lisant avec lui romans, histoire romaine…et Histoire du Christianisme), l’a placé avec son fils, l’accusent d’avoir cassé un peigne de Melle Lambercier, ce qu’il continue à nier 50 ans après, dans une posture héroïque qui fait de la fidélité à la vérité l’enjeu de la résistance à l’oppression[2]. C’est pourtant Jean-Jacques qui ment dans l’épisode du ruban volé, 1er « aveu » illustrant le poids de la « faute » dans le mouvement même des Confessions : le narrateur raconte et explique que, jeune domestique de 17 ans, il a dérobé un ruban, qu’il eût aimé que la jeune servante Marion lui offrît, et calomnié la jeune fille en l’accusant d’avoir volé ce ruban. Sommé de dire la vérité, il s’est « diaboliquement », perversement enferré dans son mensonge, au risque de perdre de réputation la jeune femme, congédiée comme lui, mais par la faute, dit le narrateur, d’employeurs adultes qui ont manqué de psychologie, de pédagogie, en lui faisant publiquement « honte » au lieu d’en appeler, en privé, à la « pitié » naturelle[3]. 

En octobre 1749, se rendant à Vincennes pour visiter Diderot en prison, Rousseau,  entré en contact depuis 4 ans avec Voltaire et les philosophes de l’Encyclopédie[4], tombe par hasard, en lisant un exemplaire du Mercure de France, sur la question mise au concours par l’Académie de Dijon : « si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. Au livre VIII des Confessions, il évoque ainsi l’ « illumination », qui a fait de lui un philosophe presque malgré lui: «A l’instant de cette lecture, je vis un autre univers et je devins un autre homme […] Ce que je me rappelle bien distinctement, c’est qu’en arrivant à Vincennes, j’étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçut : je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite en crayon sous un chêne. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées, et de courir au prix. Je le fis, et, dès cet instant, je fus perdu. Tout le reste de ma vie fut l’effet inévitable de cet instant d’égarement ». Contre l’idée, + tard synthétisée par Condorcet dans son  Esquisse d’un tableau des progrès de l’humanité, d’un progrès universel, connectant raison, sciences, techniques, « richesse des nations », progrès matériel, vertu et bonheur, il montre que les sciences et les arts (mécaniques ou libéraux) participent à la corruption des mœurs l’asservissement des peuples, accroissent les inégalités : « où il n’y a nul effet, il n’y a point de causes à  chercher ; mais ici l’effet est certain, et la dépravation réelle, et nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection ». Sciences et arts contribuent donc au développement d’une société fondée sur l’apparence, le luxe, l’argent, qui exacerbent les passions, multiplient les faux besoins, incitent à la rivalité et à la jalousie

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VOLTAIRE LE MONDAIN (1736)

ROUSSEAU DISCOURS SUR LES SCIENCES ET LES ARTS (1750)

Regrettera qui veut le bon vieux temps,
Et l'âge d'or, et le règne d'Astrée,
Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,
Et le jardin de nos premiers parents;
Moi je rends grâce à la nature sage
Qui, pour mon bien, m'a fait naître en cet âge
Tant décrié par nos tristes frondeurs :
Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs.
J'aime le luxe, et même la mollesse,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,
La propreté, le goût, les ornements :
Tout honnête homme a de tels sentiments.
Il est bien doux pour mon cœur très immonde
De voir ici l'abondance à la ronde,
Mère des arts et des heureux travaux,
Nous apporter, de sa source féconde,
Et des besoins et des plaisirs nouveaux.
L'or de la terre et les trésors de l'onde,
Leurs habitants et les peuples de l'air,
Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.
O le bon temps que ce siècle de fer !
Le superflu, chose très nécessaire,
A réuni l'un et l'autre hémisphère.
Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux
Qui, du Texel, de Londres, de Bordeaux,
S'en vont chercher, par un heureux échange,
De nouveaux biens, nés aux sources du Gange,
Tandis qu'au loin, vainqueurs des musulmans,
Nos vins de France enivrent les sultans ?
Quand la nature était dans son enfance,
Nos bons aïeux vivaient dans l'ignorance,
Ne connaissant ni le tien ni le mien.
Qu'auraient-ils pu connaître ? ils n'avaient rien.
Ils étaient nus : et c'est chose très claire
Que qui n'a rien n'a nul partage à faire.
Sobres étaient. Ah! je le crois encor :
Martialo n'est point du siècle d'or.
D'un bon vin frais ou la mousse ou la sève
Ne gratta point le triste gosier d'Eve;
La soie et l'or ne brillaient point chez eux.
Admirez-vous pour cela nos aïeux?
Il leur manquait l'industrie et l'aisance :
Est-ce vertu ? c'était pure ignorance.
Quel idiot, s'il avait eu pour lors
Quelque bon lit, aurait couché dehors ? [...]
Or maintenant, monsieur du Télémaque,
Vantez-nous bien votre petite Ithaque,
Votre Salente, et vos murs malheureux,
Où vos Crétois, tristement vertueux,
Pauvres d'effet, et riches d'abstinence,
Manquent de tout pour avoir l'abondance :
J'admire fort votre style flatteur,
Et votre prose, encor qu'un peu traînante;
Mais, mon ami, je consens de grand cœur
D'être fessé dans vos murs de Salente,
Si je vais là pour chercher mon bonheur.
Et vous, jardin de ce premier bonhomme,
Jardin fameux par le diable et la pomme,
C'est bien en vain que, par l'orgueil séduits
Huet, Calmet, dans leur savante audace,
Du paradis ont recherché la place :
Le paradis terrestre est où je suis.

  Socrate avait commencé dans Athènes; le vieux Caton continua dans Rome de se déchaîner contre ces Grecs artificieux et subtils qui séduisaient la vertu et amollissaient le courage de ses concitoyens. Mais les sciences, les arts et la dialectique prévalurent encore : Rome se remplit de philosophes et d'orateurs; on négligea la discipline militaire, on méprisa l'agriculture, on embrassa des sectes et l'on oublia la patrie. Aux noms sacrés de liberté, de désintéressement, d'obéissance aux lois, succédèrent les noms d'Epicure, de Zénon, d'Arcésilas. "Depuis que les savants ont commencé à paraître parmi nous, disaient leurs propres philosophes, les gens de bien se sont éclipsés". Jusqu'alors les Romains s'étaient contentés de pratiquer la vertu; tout fut perdu quand ils commencèrent à l'étudier.

  O Fabricius! qu'eût pensé votre grande âme, si pour votre malheur rappelé à la vie, vous eussiez vu la face pompeuse de cette Rome sauvée par votre bras et que votre nom respectable avait plus illustrée que toutes ses conquêtes ? "Dieux! eussiez-vous dit, que sont devenus ces toits de chaume et ces foyers rustiques qu'habitaient jadis la modération et la vertu ? Quelle splendeur funeste a succédé à la simplicité romaine ? Quel est ce langage étranger ? Quelles sont ces mœurs efféminées ? Que signifient ces statues, ces tableaux, ces édifices ? Insensés, qu'avez-vous fait ? Vous les maîtres des nations, vous vous êtes rendus les esclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus ? Ce sont des rhéteurs qui vous gouvernent ? C'est pour enrichir des architectes, des peintres, des statuaires, et des histrions, que vous avez arrosé de votre sang la Grèce et l'Asie ? Les dépouilles de Carthage sont la proie d'un joueur de flûte ? Romains, hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres; brisez ces marbres; brûlez ces tableaux; chassez ces esclaves qui vous subjuguent, et dont les funestes arts vous corrompent. Que d'autres mains s'illustrent par de vains talents; le seul talent digne de Rome est celui de conquérir le monde et d'y faire régner la vertu. Quand Cynéas prit notre Sénat pour une assemblée de rois, il ne fut ébloui ni par une pompe vaine, ni par une élégance recherchée. Il n'y entendit point cette éloquence frivole, l'étude et le charme des hommes futiles. Que vit donc Cynéas de si majestueux ? O citoyens ! Il vit un spectacle que ne donneront jamais vos richesses ni tous vos arts; le plus beau spectacle qui ait jamais paru sous le ciel, l'assemblée de deux cents hommes vertueux, dignes de commander à Rome et de gouverner la terre". [...]

  Ce n'est point en vain que j'évoquais les mânes de Fabricius; et qu'ai-je fait dire à ce grand homme, que je n'eusse pu mettre dans la bouche de Louis XII ou de Henri IV ? Parmi nous, il est vrai, Socrate n'eût point bu la ciguë; mais il eût bu, dans une coupe encore plus amère, la raillerie insultante, et le mépris pire cent fois que la mort.  

 

Rousseau obtient le 1er prix, en même temps qu’il devient objet de scandale et sommé de s’expliquer, précise en 1753 que si le luxe n’est pas né des sciences, ils sont « nés ensemble, l’un n’allant guère sans l’autre. Il esquisse alors une généalogie du mal qu’il va préciser dans son 2ème Discours : « Voici comment j’arrangerais cette généalogie. La 1ère source du mal est l’inégalité ; de l’inégalité sont venues les richesses ; car ces mots de pauvre et de riche sont relatifs et partout où les hommes sont égaux, il n’y aura ni pauvres ni riches. Des richesses sont nés le luxe et l’oisiveté, du luxe sont venus les beaux arts et de l’oisiveté la science ».L’idéologie du progrès ne doit donc pas devenir un dogme. La science sans l’égalité, l’innovation technique sans une juste répartition des richesses dont elle permet l’accroissement, n’entraîneront que servitude et corruption. Le Second discoursest en puissance dans ces lignes.

Il y travaille depuis 1753, pour répondre à une autre question mise au concours par l’Académie de Dijon, question orientée et dont il va doublement réfuter l’implicite, en construisant l’hypothèse, abstraite et fictive, de « l’état de nature » d’une part, en imputant la corruption, la perversion à l’entrée dans l’état civil et l’invention concomitante de la culture : « quelle est l’origine de l’inégalité, et si elle est autorisée par la loi naturelle ? ». L’hypothèse de « l’état de nature », état dans lequel l’homme serait si on « le dépouillait de tous les dons surnaturels qu’il a pu recevoir, de toutes les facultés artificielles qu’il a pu acquérir par un long progrès », est donc une réfutation de la thèse implicitement incluse dans la question, orientée. Cet état de l’homme « tel qu’il a dû sortir des mains de la nature » est un état anhistorique, qui ne prétend ni retracer la genèse historique de l’homme, ni encore moins nous y ramener, puisque c’est une fiction, une abstraction, une construction formelle à partir du réel : cet état « n’a sans doute jamais existé et n’existera jamais »[5]. Rousseau ne se fait donc ni ethnologue ni préhistorien : » l’homme naturel n’est ni antérieur ni extérieur à la société. Il nous appartient de retrouver sa forme immanente à l’état social hors duquel la condition humaine est inconcevable », dit Claude Lévi-Strauss à propos de la construction de ce concept, qui repose sur 5 prédicats : la solitude, c.à.d. l’absence de sociabilité naturelle, fait de la société, de son organisation, une production contingente de notre histoire ; la bonté est +tôt innocence ou ignorance : « les sauvages ne sont pas méchants, précisément parce qu’ils ne savent pas ce que c’est qu’être bons » ; les deux passions constitutives de la nature humaine sont : « l’amour de soi » ou tendance à la conservation de soi-même, qui participe de la perpétuation de l’espèce ; et la « pitié », « pur mouvement de la nature » qui est aptitude à identifier en l’autre un être capable de souffrir, freine l’amour de soi, l’empêche de s’exercer au détriment du faible, nous retient de nous entre-égorger, mais ne doit pas s’entendre au sens moral, les bêtes n’en étant pas dépourvues [6]; enfin la « perfectibilité », « faculté de se perfectionner », disposition au changement, et qui ne se met en œuvre que si les circonstances l’exigent, est pour Rousseau la source de toutes les modifications que l’espèce humaine a connues dans l’histoire[7]. L’homme d’aujourd’hui est donc l’œuvre de la nature, et tout autant, sinon +, de lui-même : il est « homme de la nature » et « homme de l’homme ». Le portrait de la nature humaine n’est donc ni celui d’une « bête » conduite par son instinct, contrairement à ce que Voltaire a fait mine de comprendre, ni le « bon sauvage » de Montaigne, de La Hontan ou de Diderot, mais celui d’un être sans raison ni parole, indépendant, oisif, qui ne connaît ni la servitude, ni la propriété, ni le travail ni même la morale, autrement dit le portrait d’un enfant, d’un « in-fans » : « n’oubliez pas que selon moi la société est naturelle à l’espèce humaine, comme la décrépitude à l’individu. Toute la différence est que l’état de vieillesse découle de la seule nature de l’homme et que celui de la société découle de la nature du genre humain, non pas immédiatement comme vous le dites, mais seulement, comme je l’ai prouvé, à l’aide de circonstances extérieures, qui pouvaient être ou n’être pas », circonstances contingentes et aléatoires, qui ne sont donc que les circonstances occasionnelles du devenir social. Toutes les facultés en germe dans l’homme ont donc la possibilité de se développer progressivement, sous l’influence des « circonstances » (« de nouvelles circonstances y causent de nouveaux développements »). Ce sont donc les sollicitations du milieu hostile, la concurrence avec des voisins rapprochés qui contraignent l’homme à sortir de sa torpeur originelle et à se perfectionner en se socialisant : un « funeste hasard », « grandes inondations ou tremblement de terre », « circonstance extraordinaire de quelque volcan » contraignent les hommes à s’unir, à s’organiser pour faire face aux dangers, à se socialiser. Cette socialisation fait éclore le langage, le développement des arts et des techniques, le raffinement des mœurs. Mais cette socialisation fait aussi apparaître la multiplication anarchique des besoins et des passions, des rapports de domination, la division du travail, l’inégalité et, mal entre les maux, la propriété : « le 1er qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile », car la propriété, pseudo-droit, droit du 1er occupant, est en réalité fondée sur la force et engendre, sous l’effet du perfectionnement des autres facultés, les inégalités. Avec la socialisation, l’homme quitte la nature pour entrer dans la culture, se développe, évolue, entre dans l’histoire : l’homme de la nature fait place à l’ « homme de l’homme » ; l’état de nature laisse la place à l’état civil, mais cet état civil est un état de guerre, résume Jacqueline Morne. »Ainsi, par le mouvement même par lequel l’homme se développe et devient vraiment homme, il se pervertit, se dénature. La perfectibilité n’a pas mené l’homme dans le sens d’un + grand bonheur, mais d’une + grande perversité. La maîtrise des sciences et des techniques n’apporte pas en elle-même un progrès moral comme le suggéraient les philosophes des Lumières, mais un surcroît de maux : le pouvoir de destruction des armes, les techniques d’asservissement de l’homme, en un mot la barbarie, n’ont cessé de s’accroître. Qui + est, la civilisation elle-même, en faisant sortir l’homme de sa rudesse initiale, n’a rien changé à la violence des haines et des passions, elle les a seulement masquées sous l’hypocrisie des bonnes manières. Nos réussites techniques, l’accès au luxe, loin de calmer les passions, les excitent et nous poussent à désirer toujours + ». La nature ne nous aurait donc arrachés à l’innocence et à la stabilité du monde  animal que pour notre + grand malheur : « il serait triste pour nous d’être forcé de convenir que cette faculté distinctive, et presque illimitée, est source de tous les malheurs de l’homme : que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c’est elle qui faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue tyran de lui-même et de la nature ». l’Emile et Le Contrat social, publiés presque simultanément, permettront de répondre à cette question : »que faire face à la corruption du monde ? » ; que faire face au double constat qui traverse toute la réflexion de Rousseau depuis le Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes : l’homme est innocent et pur, indépendant et libre quand il sort des mains de la nature ; et pourtant l’image que nous renvoie le « monde comme in va » est celui d’un homme aliéné, avili, uniquement soucieux de lui-même, indifférent au malheur d’autrui, chez qui le nécessaire «amour de soi » s’est changé en « amour propre ». « La question qui articule la pensée de Rousseau dans sa diversité n’est autre que celle du Mal, de son origine et de la possibilité d’y remédier » : sur le plan pédagogique par l’éducation de l’individu (l’Emile) ; sur le plan politique de l’organisation de la société (Contrat social).

 

L’Emile ou de l’éducation est donc à la fois un  traité de l’éducation[8] , un  roman de formation[9] et un grand livre de philosophie morale et politique, - entre théorie et fiction, théorie et pratique- , dans lequel Rousseau prend le contrepied des éducations héritées du dogme du péché originel et tente de faire d’Emile, « homme naturel »[10], archétype de l’humanité idéale, un citoyen en plein accord avec lui-même et parfaitement heureux, par une éducation naturelle qui tente l’impossible : voir surgir les fins sociales et politiques de l’intérieur même des dispositions naturelles, accorder sensibilité individuelle et sentiments sociaux, valeurs morales et politiques. C’est pourquoi l’éducation naturelle, dont le plan suit un ordre à la fois chronologique et logique, se définit d’abord et avant tout comme une éducation négative[11]: soucieux d’articuler l’éducation intellectuelle et morale au développement du corps et de l’autonomie de l’ « homme naturel », Rousseau attend, selon l’ordre même de la nature, l’apparition du rapport passionnel à autrui, avec la puberté, pour poser et résoudre le problème moral et social. Après la 1ère éducation négative du corps et des sens, laissés libres, dans la seule « dépendance des choses » et sans châtiments; après une éducation intellectuelle et technique basée sur l’observation, l’expérience et l’apprentissage d’un métier manuel, l’éducation morale et religieuse correspond à cette étape cruciale, à cette 2ème naissance que représente, pour Rousseau, la puberté[12], moment de l’éveil naturel et interne à l’individu de la sociabilité virtuelle de l’homme, à travers le désir sexuel: « l’âge de la raison et de la passion »[13].  

 Entre transformation de la « pitié » naturelle en connaissance et pratique des « vertus sociales » (1ère partie du livre IV) et naissance du sentiment amoureux comme du goût (3ème partie du livre IV), PFVS constitue le point culminant du livre, dans la découverte de la « conscience » comme principe pratique permettant de surmonter les contradictions internes à l’homme , comme sentiment inné du bien et du mal,  qui  a besoin de la raison pour se développer, comme la raison a besoin d’elle pour ne pas « s’égarer » et qui n’a de sens que comme principe pratique, p.51-52, 83-84, 87. La découverte de Dieu et l’énoncé des « articles de foi » du vicaire savoyard permettent donc avant tout de fonder une action juste : « quelles nouvelles prises nous nous sommes données sur notre élève ! […] C’est alors seulement qu’il trouve son véritable intérêt à être bon, […] et à porter dans son cœur la vertu, non seulement pour l’amour de l’ordre, auquel chacun préfère toujours l’amour de soi, mais pour l’amour de l’auteur de son être, amour qui se confond avec ce même amour de soi ! ». Ainsi la pierre de touche reste la nature de l’individu, ancrée dans la modernité par une critique des morales antiques et philosophiques, et attestée comme telle dans l’action. La PFVS n’est donc pas compréhensible en dehors du contexte rhétorique du roman de l’éducation, dont elle constitue le cœur et met en abyme la relation éducative de visée pratique.

L’encadrement de la méditation métaphysique et religieuse dans un dispositif fictionnel[14], dont le but est de répondre à la question posée par un jeune homme (p.50), souligne du reste, par le jeu de miroir entrele discours du vicaire, adressé au jeune prosélyte et le récit de l’éducation d’Emile par son gouverneur, l’inscription de la PFVS dans le traité d’éducation. Le vicaire s’adresse à un « enfant », avec qui il « raisonne » de manière exemplaire. Il entend éduquer le jeune homme révolté contre les hommes et Dieu (p.46-47), comme le « gouverneur » entend relancer l’éducation des passions sur de nouvelles bases, en posant la question de la morale et de la « justice ». Le vicaire corrige la tentation du mal née au sein de circonstances biographiques et sociales, quand le gouverneur d’Emile prévient depuis toujours cette tentation en isolant son élèves des influences extérieures, y compris parentales. Mais tous deux pratiquent au fond la même méthode pédagogique : éduquer le « disciple » « sans paraître songer à son instruction » (p.47), renforcer son amour de soi (p.48) et sa confiance en l’interlocuteur, maître et ami (p.50). La 1ère visée du discours, - persuader le « jeune homme », le « jeune ami » en l’incitant à un travail sur soi-, fait du vicaire, personnage conceptuel, un précepteur, le pendant du gouverneur qui a consacré sa vie, en tout instant, à Emile, engagé tout entier dans un rapport personnel, individualisé et unique avec son « fils ». Dans cette perspective, le genre de la «profession de foi », écho à la « confession » du jeune homme, constitue le négatif d’un sermon didactique déclamé d’une chaire surplombant une classe d’étudiants : l’expression intime d’un individu singulier à un autre, une rencontre vivante entre deux hommes de chair et de sang, à un moment précis de leur double existence, que scellent deux confessions étrangères à toute norme professorale : celle du jeune homme, celle du vicaire.

 

Pourtant le genre même de cette profession de foi, l’ampleur et la forme qu’elle prend dans sa 1ère partie - méditation métaphysique ordonnée par une inquiétude pratique-, la genèse même du texte, nous invitent à en considérer le contenu de manière autonome, comme synthèse de la pensée métaphysique, morale et religieuse de Rousseau, comme réécriture des Méditations métaphysiques de Descartes et comme dialogue polémique avec les auteurs qu’elle discute (Helvétius notamment).

 

PFVS fut en effet reçu et conçu comme un texte autonome, composé sans doute en 1758, remanié après que Rousseau eut pris connaissance de De L’esprit d’Helvétius, recopié et expédié en Suisse avec une page de titre, pour être tiré à part au cas où l’Emile serait supprimé et dénaturé. C’est que Rousseau[15], calviniste de naissance, converti au catholicisme à 16 ans, - dans des conditions proches de celles du jeune prosélyte mis en scène dans la PFVS [16]- un temps troublé par le matérialisme de Diderot et de Grimm, qui sème le doute dans son esprit, sans jamais emporter son adhésion, mais sans qu’il parvînt non + à réfuter leurs objections, revient au protestantisme en 1754 et éprouve le besoin de surmonter cet état de contradiction intérieure entre le sentiment, qui lui montre la résistance de ses croyances au doute, et sa raison, qui ne parvient pour autant pas à fonder cette foi. Après la « profession de foi » de Julie sur son lit de mort, rapportée par son mari athée M de Wolmar à la fin de la Nouvelle Héloïse, la PFVS constitue, à en croire la 3ème Rêverie du Promeneur solitaire,  l’expression la + ordonnée et la + approfondie de la pensée religieuse et morale de Rousseau. [17]

Extrait de la 3ème Rêverie du Promeneur solitaire

« Je vivais alors avec des philosophes modernes qui ne ressemblaient guère aux anciens. Au lieu de lever mes doutes et de fixer mes irrésolutions, ils avaient ébranlé toutes les certitudes que je croyais avoir sur les points qu'il m'importait le plus de connaître : car, ardents missionnaires d'athéisme et très impérieux dogmatiques, ils n'enduraient point sans colère que sur quelque point que ce pût être on osât penser autrement qu'eux. Je m'étais défendu souvent assez faiblement par haine pour la dispute et par peu de talent pour la soutenir ; mais jamais je n'adoptai leur désolante doctrine, et cette résistance à des hommes aussi intolérants, qui d'ailleurs avaient leurs vues, ne fut pas une des moindres causes qui attisèrent leur animosité. Ils ne m'avaient pas persuadé mais ils m'avaient inquiété. Leurs arguments m'avaient ébranlé sans m'avoir jamais convaincu ; je n'y trouvais point de bonne réponse mais je sentais qu'il y en devait avoir. Je m'accusais moins d'erreur que d'ineptie, et mon coeur leur répondait mieux que ma raison. Je me dis enfin : Me laisserai-je éternellement ballotter par les sophismes des mieux disants dont je ne suis pas même sûr que les opinions qu'ils prêchent et qu'ils ont tant d'ardeur à faire adopter aux autres soient bien les leurs à eux-mêmes ? Leurs passions, qui gouvernent leur doctrine, leurs intérêts de faire croire ceci ou cela rendent impossible à pénétrer ce qu'ils croient eux-mêmes. Peut-on chercher de la bonne foi dans des chefs de parti ? Leur philosophie est pour les autres ; il m'en faudrait une pour moi. Cherchons-la de toutes mes forces tandis qu'il est temps encore afin d'avoir une règle fixe de conduite pour le reste de mes jours. Me voilà dans la maturité de l'âge dans toute la force de l'entendement. Déjà je touche au déclin. Si j'attends encore, je n'aurai plus dans ma délibération tardive l'usage de toutes mes forces ; mes facultés intellectuelles auront déjà perdu de leur activité, je ferai moins bien ce que je puis faire aujourd'hui de mon mieux possible : saisissons ce moment favorable ; il est l'époque de ma réforme externe et matérielle, qu'il soit aussi celle de ma réforme intellectuelle et morale. Fixons une bonne fois mes opinions, mes principes, et soyons pour le reste de ma vie ce que j'aurai trouvé devoir être après y avoir bien pensé. J'exécutai ce projet lentement et à diverses reprises, mais avec tout l'effort et toute l'attention dont j'étais capable. Je sentais vivement que le repos du reste de mes jours et mon sort total en dépendaient. Je m'y trouvai d'abord dans un tel labyrinthe d'embarras, de difficultés, d'objections, de tortuosités, de ténèbres que, vingt fois tenté de tout abandonner, je fus près, renonçant à de vaines recherches, de m'en tenir dans mes délibérations aux règles de la prudence commune sans plus en chercher dans des principes que j'avais tant de peine à débrouiller. […] Le résultat de mes pénibles recherches fut tel à peu près que je l'ai consigné depuis dans la Profession de foi du Vicaire savoyard, ouvrage indignement prostitué et profané dans la génération présente, mais qui peut faire un jour révolution parmi les hommes si jamais il y renaît du bon sens et de la bonne foi ».

 

Reste à savoir pourquoi Rousseau choisit la forme de la « profession de foi », confessée par un personnage conceptuel à un autre personnage fictif pour opérer la synthèse de sa pensée religieuse et morale. La 1ère raison, circonstancielle, tient au caractère explosif d’une matière, que Rousseau mettrait à distance pour se protéger des foudres des Eglises et du clan des philosophes, pris à parti dans un texte délibérément polémique. La 2ème raison, de cohérence textuelle, tiendrait à la mise en abyme d’un discours persuasif, de visée pédagogique, dans un roman/ traité sur l’éducation : l’expression intime (le discours est présenté au jeune homme comme une «confession » répondant à sa propre confession, p.48 et 126) d’un individu singulier à un autre constitue un détour propre à toucher son 1er auditeur, persuadé par la confidence et convaincu par la démonstration rationnelle. Aussi, 3ème raison, la forme, la matière et la visée du discours, qui n’est pas de philosophie pure, mais de religion et de morale pratique, invite-t-elle à « penser en s’exposant », selon la formule de Jean Goldzinck : après les deux « Discours », les lettres, le roman, et avant l’autobiographie, les Dialogues et les Rêveries, Rousseau retient la forme de la « profession de foi », allusion au credo, expression de la foi du chrétien dont il connaissait bien la forme calviniste, puis catholique, mais aussi + largement expression de règles pour la conduite de l’existence, par conséquent destinées à la formation morale individuelle. Par « credo » ou « confession », il faut donc comprendre l’énoncé de ce à quoi on adhère pour fonder ses actions et ordonner son existence (p.49, 54, 56), en l’occurrence une morale dont l’objet est la « paix de l’âme » ou le bonheur, qui consiste en amour de soi et en pitié, en harmonie en soi et avec les autres, en transparence du cœur. Lyrique, le discours visera donc à entraîner l’adhésion de l’auditeur/lecteur  aux thèses les + arides de la métaphysique et de la religion naturelle.

 

A moment décisif, moyens inédits : point névralgique d’un traité de l’éducation, la PFVS tient de la fiction, du discours, de la confession, de la méditation métaphysique, de la philosophie morale et religieuse, de la polémique, de la théodicée. .

 

Le débat entre Rousseau et Voltaire tourne alors autour de l’optimisme, dont le représentant le + connu est Leibniz, philosophe dont le Dieu mathématicien ne choisit pas le meilleur absolu, mais « le meilleur des mondes compossibles » parmi toutes les combinatoires : l’optimisme n’est donc pas une philosophie de la perfection comme absence du mal, mais comme «optimum », comme optimisation du moins de mal possible pour le + grand bien possible. Or Voltaire, dans son Poème sur le désastre de Lisbonne, demande comment un Dieu peut être parfait si les tremblements de terre font des dizaines de milliers de morts : qu’est-ce qu’un Dieu qui serait responsable du mal, pire, d’un mal gratuit. L’événement du tremblement de terre est la preuve de l’inconséquence de l’optimisme :

« O malheureux mortels! ô terre déplorable
O de tous les mortels assemblage effroyable!

D'inutiles douleurs éternel entretien!
Philosophes trompés qui criez: "Tout est bien"
Accourez, contemplez ces ruines affreuses
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants l'un sur l'autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés;
Cent mille infortunés que la terre dévore,
Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,
Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours
Dans l'horreur des tourments leurs lamentables jours!
Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes,
Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,
Direz-vous: "C'est l'effet des éternelles lois
Qui d'un Dieu libre et bon nécessitent le choix"?
Direz-vous, en voyant cet amas de victimes:

"Dieu s'est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes"?
Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants
Sur le sein maternel écrasés et sanglants?
Lisbonne, qui n'est plus, eut-elle plus de vices

Que Londres, que Paris, plongés dans les délices?

 

Rousseau, dans sa Lettre à Voltaire du 18-08-1756, rend à Leibniz la signification des théories que Voltaire a sinon mal comprises, du moins mal restituées. Montrant l’irrecevabilité morale du pessimisme, il réfute l’imputation à Dieu du mal et de la destruction, dont les hommes, réunis dans des villes surpeuplées aux maisons fragiles, doivent être aussi tenus pour responsables. Enfin il avance deux arguments qu’il reprendra dans la PFVS : Voltaire confond le mal général et le mal particulier ; or le 1er n’existe pas et le second n’a d’existence que relative aux êtres qui le subissent et non absolue. La liberté de l’homme et non Dieu est cause du mal. Enfin Rousseau réfute le pessimisme au nom de la quête du bonheur : il n’y a pas + de raison de dire que Dieu est coupable que de dire que l’homme l’est ; mais pour le bonheur et la sagesse humaine, il vaut mieux dire que l’homme est responsable du mal +tôt que Dieu. C’est donc finalement l’impératif du bonheur humain qui préside au choix entre les deux interprétations possibles du tremblement de terre de Lisbonne. La religion est pensée à partir de l’homme et en fonction de son bonheur. Le Dieu de Rousseau n’est donc pas un monarque transcendant, qui présiderait aux destinées des hommes de sa souveraine autorité, mais un Dieu dont chacun trouve la vérité en lui, un Dieu qui relie les hommes à partir de leur commune humanité. Se pose donc déjà une des questions agitées dans la PFVS : à quel Dieu vaut-il mieux croire ? A un Dieu qui serait responsable du mal, et ce faisant en un mal fatal ? Ou en un Dieu que la bonté rendrait incapable du mal, et, ce faisant, en un mal dont l’existence ou l’inexistence dépendent uniquement de l’homme ? Reste que subordonner ainsi Dieu au bonheur humain est problématique du point de vue des religions instituées, qui y voient une forme d’hérésie insupportable. Voltaire répondra à Rousseau par Candide et Rousseau à Candide par la PFVS

 

VOLTAIRE : POÈME SUR LE DÉSASTRE DE
              LISBONNE
  (1756)

ROUSSEAU : LETTRE  SUR LA PROVIDENCE
 
                18 août 1756

  O malheureux mortels ! ô terre déplorable !
O de tous les mortels assemblage effroyable !
D'inutiles douleurs éternel entretien !
Philosophes trompés qui criez: « Tout est bien »
Accourez, contemplez ces ruines affreuses
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants l'un sur l'autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés;
Cent mille infortunés que la terre dévore,
Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,
Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours
Dans l'horreur des tourments leurs lamentables jours !
Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes,
Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,
Direz-vous : « C'est l'effet des éternelles lois
Qui d'un Dieu libre et bon nécessitent le choix » ?
Direz-vous, en voyant cet amas de victimes :
« Dieu s'est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes » ?
Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants
Sur le sein maternel écrasés et sanglants ?
Lisbonne, qui n'est plus, eut-elle plus de vices
Que Londres, que Paris, plongés dans les délices ?
Lisbonne est abîmée, et l'on danse à Paris.
Tranquilles spectateurs, intrépides esprits,
De vos frères mourants contemplant les naufrages,
Vous recherchez en paix les causes des orages :
Mais du sort ennemi quand vous sentez les coups,
Devenus plus humains, vous pleurez comme nous.
Croyez-moi, quand la terre entrouvre ses abîmes,
Ma plainte est innocente et mes cris légitimes. [...]
  Que peut donc de l'esprit la plus vaste étendue?
Rien; le livre du sort se ferme à notre vue.
L'homme, étranger à soi, de l'homme est ignoré.
Que suis-je, où suis-je, où vais-je, et d'où suis-je tiré ?
Atomes tourmentés sur cet amas de boue
Que la mort engloutit et dont le sort se joue,
Mais atomes pensants, atomes dont les yeux,
Guidés par la pensée, ont mesuré les cieux;
Au sein de l'infini nous élançons notre être,
Sans pouvoir un moment nous voir et nous connaître.
Ce monde, ce théâtre et d'orgueil et d'erreur,
Est plein d'infortunés qui parlent de bonheur.
Tout se plaint, tout gémit en cherchant le bien-être :
Nul ne voudrait mourir, nul ne voudrait renaître.
Quelquefois, dans nos jours consacrés aux douleurs,
Par la main du plaisir nous essuyons nos pleurs;
Mais le plaisir s'envole, et passe comme une ombre;
Nos chagrins, nos regrets, nos pertes sont sans nombre.
Le passé n'est pour nous qu'un triste souvenir;
Le présent est affreux, s'il n'est point d'avenir,
Si la nuit du tombeau détruit l'être qui pense.
Un jour tout sera bien, voilà notre espérance;
Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion.
Les sages me trompaient, et Dieu seul a raison.
Humble dans mes soupirs, soumis dans ma souffrance,
Je ne m'élève point contre la Providence.
Su
r un ton moins lugubre on me vit autrefois
Chanter des doux plaisirs les séduisantes lois :
D'autres temps, d'autres mœurs : instruit par la vieillesse,
Des humains égarés partageant la faiblesse
Dans une épaisse nuit cherchant à m'éclairer,
Je ne sais que souffrir, et non pas murmurer.
Un calife autrefois, à son heure dernière,
Au Dieu qu'il adorait dit pour toute prière:
« Je t'apporte, ô seul roi, seul être illimité,
Tout ce que tu n'as pas dans ton immensité,
Les défauts, les regrets, les maux et l'ignorance. »
Mais il pouvait encore ajouter l'espérance.

  Vos deux derniers poèmes, Monsieur, me sont parvenus dans ma solitude, et quoique mes amis connaissent l’amour que j’ai pour vos écrits, je ne sais de quelle part ceux-ci me pourraient venir, à moins que ce ne soit de la vôtre…Je ne vous dirai pas que tout m’en plaise également, mais les choses qui m’y blessent ne font que m’inspirer plus de confiance pour celles qui me transportent….Tous mes griefs sont donc contre votre Poème sur le désastre de Lisbonne, parce que j’en attendais des effets plus dignes de l’Humanité qui paraît vous l’avoir inspiré. Vous reprochez à Pope et à Leibniz d’insulter à nos maux en soutenant que tout est bien, et vous amplifiez tellement le tableau de nos misères que vous en aggravez le sentiment : au lieu de consolations que j’espérais, vous ne faites que m’affliger ; on dirait que vous craignez que je ne voie pas assez combien je suis malheureux, et vous croiriez, ce semble, me tranquilliser beaucoup en me prouvant que tout est mal.
  Ne vous y trompez pas, Monsieur, il arrive tout le contraire de ce que vous proposez. Cet optimisme que vous trouvez si cruel, me console pourtant dans les mêmes douleurs que vous me peignez comme insupportables. Le poème de Pope adoucit mes maux, et me porte à la patience, le vôtre aigrit mes peines, m’excite au murmure, et m’ôtant tout hors une espérance ébranlée, il me réduit au désespoir. Dans cette étrange opposition qui règne entre ce que vous prouvez et ce que j’éprouve, clamez la perplexité qui m’agite, et dites-moi qui s’abuse du sentiment ou de la raison.
  « Homme, prends patience, me disent Pope et Leibniz. Tes maux sont un effet nécessaire de ta nature, et de la constitution de cet univers. Si l’Être éternel n’a pas mieux fait, c’est qu’il ne pouvait mieux faire. »
  Que me dit maintenant votre poème ? « Souffre à jamais, malheureux. S’il est un Dieu qui t’ait créé, sans doute il est tout-puissant ; il pouvait prévenir tous tes maux : n’espère donc jamais qu’ils finissent ; car on ne saurait voir pourquoi tu existes, si ce n’est pour souffrir et mourir. » Je ne sais ce qu’une pareille doctrine peut avoir de plus consolant que l’optimisme, et que la fatalité même : pour moi, j’avoue qu’elle me paraît plus cruelle encore que le manichéisme. Si l’embarras de l’origine du mal vous forçait d’altérer quelqu’une des perfections de Dieu, pourquoi justifier sa puissance aux dépends de sa bonté ? S’il faut choisir entre deux erreurs, j’aime encore mieux la première. [...]
  Je ne vois pas qu’on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l’homme libre, perfectionné, partant corrompu ; et, quant aux maux physiques, ils sont inévitables dans tout système dont l’homme fait partie ; la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n’avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul. Combien de malheureux ont péri dans ce désastre, pour vouloir prendre l’un ses habits, l’autre ses papiers, l’autre son argent ?
  Vous auriez voulu, et qui ne l’eût pas voulu !  que le tremblement se fût fait au fond d’un désert. Mais que signifierait un pareil privilège ? [...] Serait-ce à dire que la nature doit être soumise à nos lois ? J’ai appris dans Zadig, et la nature me confirme de jour en jour, qu’une mort accélérée n’est pas toujours un mal réel et qu’elle peut passer quelquefois pour un bien relatif. De tant d’hommes écrasés sous les ruines de Lisbonne, plusieurs, sans doute, ont évité de plus grands malheurs ;  et malgré ce qu’une pareille description a de touchant, et fournit à la poésie, il n’est pas sûr qu’un seul de ces infortunés ait plus souffert que si, selon le cours ordinaire des choses, il eût attendu dans de longues angoisses la mort qui l’est venue surprendre.
  Pour revenir, Monsieur, au système que vous attaquez, je crois qu’on ne peut l’examiner convenablement, sans distinguer avec soin le mal particulier, dont aucun philosophe n’a jamais nié l’existence, du mal général que nie l’optimisme. Il n’est pas question de savoir si chacun de nous souffre ou non, mais s’il était bon que l’univers fût, et si nos maux étaient inévitables dans la constitution de l’univers, et au lieu de Tout est bien, il vaudrait peut-être mieux dire : Le tout est bien, ou Tout est bien pour le tout. Alors il est très évident qu’aucun homme ne saurait donner des preuves directes ni pour ni contre. Si je ramène ces questions diverses à leur principe commun, il me semble qu’elles se rapportent toutes à celle de l’existence de Dieu. Si Dieu existe, il est parfait ; s’il est parfait, il est sage, puissant et juste ; s’il est juste et puissant, mon âme est immortelle ; si mon âme est immortelle, trente ans de vie ne sont rien pour moi, et sont peut-être nécessaires au maintien de l’univers. Si l’on m’accorde la première proposition, jamais on n’ébranlera les suivantes ; si on la nie, il ne faut point disputer sur ses conséquences. Non, j'ai trop souffert en cette vie pour n'en pas attendre une autre. Toutes les subtilités de la métaphysique ne me feront pas douter un moment de l’immortalité de l’âme, et d’une Providence bienfaisante.

Source Site Magister

 

Dans la dernière partie de La Nouvelle Héloïse, roman par lettres écrit en 1757-1758 et dont l’un des objets est « d’apprendre aux philosophes qu’on peut croire en Dieu sans être hypocrite et aux croyants qu’on peut être incrédule sans être coquin », Rousseau, qui s’est un temps improvisé directeur de conscience de Sophie d’Houdetot dans ses Lettres morales,  place sous la plume de l’athée Wolmar la « profession de foi » de Julie sur son lit de mort. Le dispositif de la « profession de foi », qui pose la chose comme vraie pour soi, mais non comme une vérité que l’on dispense, qui n’est ni une leçon ni un sermon, est donc déjà en place. La réflexion ne porte + sur l’humanité, son histoire, la société et les effets qu’elle produit sur l’homme, mais sur la conduite de la vie personnelle.

L’anthropologie de la personne étant au centre de l’Emile, la jonction entre les Discours et la PFVS peut donc se faire : adressée à un individu, le jeune prosélyte, par un homme « sans qualité », le vicaire, la question du mal est renouvelée par la réflexion sur la religion, à partir d’une interrogation sur le bonheur : la PFVSpeut se lire comme le développement de la réponse que le vicaire fait au jeune prosélyte quand celui-lui lui demande qui « sait être heureux », et qu’il répond « c’est moi » : « il n’y a que l’espoir du juste qui ne trompe point ».

Dés lors il semble qu’il faille lire la PFVS à la fois comme un texte autonome et comme un « insert » dans le roman de l’éducation qu’est l’Emile, comme la synthèse de la pensée religieuse de Rousseau et comme le discours d’un personnage conceptuel, comme une fiction éducative, mise en abyme à l’intérieur d’un roman de l’éducation, comme une « profession de foi » énonçant un credo et comme un dialogue visant à l’édification d’un jeune homme guidé sur le chemin de la philosophie pratique par la médiation de la méditation métaphysique du vicaire, comme une méditation métaphysique livrant l’ultime credo de son véritable auteur : Rousseau.

 

 

: le « progrès », la croissance de l’enfant, « la marche naturelle » de l’homme vers lui-même, sinon vers son essence, du moins selon sa « nature ». Chacun des 5 livres du traité recouvre donc une partie de la vie, de la naissance au mariage, et même à la paternité et, la croissance corporelle et temporelle de « l’homme naturel » assurant le fil conducteur de l’ouvrage, Rousseau articule l’éducation intellectuelle et morale sur le développement du corps.



[1] « Je suis né à Genève, en 1712 d'Isaac Rousseau, Citoyen, et de Susanne Bernard, Citoyenne. Un bien fort médiocre, à partager entre quinze enfants, ayant réduit presque à rien la portion de mon père, il n'avait pour subsister que son métier d'horloger, dans lequel il était à la vérité fort habile. Ma mère, fille du ministre Bernard, était plus riche: elle avait de la sagesse et de la beauté. Ce n'était pas sans peine que mon père l'avait obtenue. Leurs amours avaient commencé presque avec leur vie; dès l'âge de huit à neuf ans ils se promenaient ensemble tous les soirs sur la Treille; à dix ans ils ne pouvaient plus se quitter. La sympathie, l'accord des âmes, affermit en eux le sentiment qu'avait produit l'habitude. Tous deux, nés tendres et sensibles, n'attendaient que le moment de trouver dans un autre la même disposition, ou plutôt ce moment les attendait eux-mêmes, et chacun d'eux jeta son coeur dans le premier qui s'ouvrit pour le recevoir. Le sort, qui semblait contrarier leur passion, ne fit que l'animer. Le jeune amant ne pouvant obtenir sa maîtresse se consumait de douleur: elle lui conseilla de voyager pour l'oublier. Il voyagea sans fruit, et revint plus amoureux que jamais. Il retrouva celle qu'il aimait tendre et fidèle. Après cette épreuve, il ne restait qu'à s'aimer toute la vie; ils le jurèrent, et le ciel bénit leur serment.

Gabriel Bernard, frère de ma mère, devint amoureux d'une des soeurs de mon père; mais elle ne consentit à épouser le frère qu'à condition que son frère épouserait la soeur. L'amour arrangea tout, et les deux mariages se firent le même jour. Ainsi mon oncle était le mari de ma tante, et leurs enfants furent doublement mes cousins germains. Il en naquit un de part et d'autre au bout d'une année; ensuite il fallut encore se séparer.

Mon oncle Bernard était ingénieur: il alla servir dans l'Empire et en Hongrie sous le prince Eugène. Il se distingua au siège et à la bataille de Belgrade. Mon père, après la naissance de mon frère unique, partit pour Constantinople, où il était appelé, et devint horloger du sérail. Durant son absence, la beauté de ma mère, son esprit, ses talents, lui attirèrent des hommages. M. de la Closure, résident de France, fut un des plus empressés à lui en offrir. Il fallait que sa passion fût vive, puisque au bout de trente ans je l'ai vu s'attendrir en me parlant d'elle. Ma mère avait plus que de la vertu pour s'en défendre; elle aimait tendrement son mari. Elle le pressa de revenir: il quitta tout, et revint. Je fus le triste fruit de ce retour. Dix mois après, je naquis infirme et malade. Je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« J'étudiais un jour seul ma leçon dans la chambre contiguë à la cuisine. La servante avait mis sécher à la plaque les peignes de mademoiselle Lambercier. Quand elle revint les prendre, il s'en trouva un dont tout un côté de dents était brisé. A qui s'en prendre de ce dégât? personne autre que moi n'était entré dans la chambre. On m'interroge: je nie d'avoir touché le peigne. M. et mademoiselle Lambercier se réunissent, m'exhortent, me pressent, me menacent: je persiste avec opiniâtreté; mais la conviction était trop forte, elle l'emporta sur toutes mes protestations, quoique ce fût la première fois qu'on m'eût trouvé tant d'audace à mentir. La chose fut prise au sérieux; elle méritait de l'être. La méchanceté, le mensonge, l'obstination, parurent également dignes de punition; mais pour le coup ce ne fut pas par mademoiselle Lambercier qu'elle me fut infligée. On écrivit à mon oncle Bernard : il vint. Mon pauvre cousin était chargé d'un autre délit non moins grave; nous fûmes enveloppés dans la même exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remède dans le mal même, on eut voulu pour jamais amortir mes sens dépravés, on n'aurait pu mieux s'y prendre. Aussi me laissèrent-ils en repos pour longtemps.
      On ne put m'arracher l'aveu qu'on exigeait. Repris à plusieurs fois et mis dans l'état le plus affreux, je fus inébranlable. J'aurais souffert la mort, et j'y étais résolu. Il fallut que la force même cédât au diabolique entêtement d'un enfant; car on n'appela pas autrement ma constance. Enfin je sortis de cette cruelle épreuve en pièces, mais triomphant.

      Il y a maintenant près de cinquante ans de cette aventure, et je n'ai pas peur d'être puni derechef pour le même fait; hé bien! je déclare à la face du ciel que j'en étais innocent, que je n'avais ni cassé ni touché le peigne, que je n'avais pas approché de la plaque, et que je n'y avais pas même songé. Qu'on ne me demande pas comment le dégât se fit, je l'ignore et ne le puis comprendre; ce que je sais très certainement, c'est que j'en étais    innocent.
      Qu'on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions; un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur, équité, complaisance, qui n'avait pas même l'idée de l'injustice, et qui pour la première fois en éprouve une si terrible de la part précisément des gens qu'il chérit et qu'il respecte le plus: quel renversement d'idées! quel désordre de sentiments! quel bouleversement dans son coeur, dans sa cervelle, dans tout son petit être intelligent et moral! Je dis qu'on s'imagine tout cela, s'il est possible; car pour moi je ne me sens pas capable de démêler, de suivre la moindre trace de ce qui se passait alors en moi.

      Je n'avais pas encore assez de raison pour sentir combien les apparences me condamnaient, et pour me mettre à la place des autres. Je me tenais à la mienne, et tout ce que je sentais, c'était la rigueur d'un châtiment effroyable pour un crime que je n'avais pas commis. La douleur du corps, quoique vive, m'était peu sensible; je ne sentais que l'indignation, la rage, le désespoir. Mon cousin, dans un cas à peu près semblable, et qu'on avait puni d'une faute involontaire comme d'un acte prémédité, se mettait en fureur à mon exemple, et se montait, pour ainsi dire, à mon unisson. Tous deux dans le même lit, nous nous embrassions avec des transports convulsifs, nous étouffions; et quand nos jeunes coeurs un peu soulagés pouvaient exhaler leur colère, nous nous levions sur notre séant, et nous nous mettions tous deux à crier cent fois de toute notre force: Carnifex! carnifex! carnifex!

      Je sens en écrivant ceci que mon pouls s'élève encore; ces moments me seront toujours présents, quand je vivrais cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence et de l'injustice est resté si profondément gravé dans mon âme, que toutes les idées qui s'y rapportent me rendent ma première émotion; et ce sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-même, et s'est tellement détaché de tout intérêt personnel, que mon coeur s'enflamme au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel qu'en soit l'objet et en quelque lieu qu'elle se commette, comme si l'effet en retombait sur moi. Quand je lis les cruautés d'un tyran féroce, les subtiles noirceurs d'un fourbe de prêtre, je partirais volontiers pour aller poignarder ces misérables, dussé-je cent fois y périr. Je me suis souvent mis en nage à poursuivre à la course ou à coups de pierre un coq, une vache, un chien, un animal que je voyais en tourmenter un autre, uniquement parce qu'il se sentait le plus fort. Ce mouvement peut m'être naturel, et je crois qu'il l'est; mais le souvenir profond de la première injustice que j'ai soufferte y fut trop longtemps et trop fortement lié pour ne l'avoir pas beaucoup renforcé. »

 

 

[3] Il est bien difficile que la dissolution d'un ménage n'entraîne un peu de confusion dans la maison, et qu'il ne s'égare bien des choses: cependant, telle était la fidélité des domestiques et la vigilance de monsieur et madame Lorenzi, que rien ne se trouva de manque sur l'inventaire. La seule mademoiselle Pontal perdit un petit ruban couleur de rose et argent déjà vieux. Beaucoup d'autres meilleures choses, étaient à ma portée; ce ruban seul me tenta, je le volai; et comme je ne le cachais guère, on me le trouva bientôt. On voulut savoir où je l'avais pris. Je me trouble, je balbutie, et enfin je dis, en rougissant, que c'est Marion qui me l'a donné. Marion était une jeune Mauriennoise dont madame de Vercellis avait fait sa cuisinière quand, cessant de donner à manger, elle avait renvoyé la sienne, ayant plus besoin de bons bouillons que de ragoûts fins. Non seulement Marion était jolie, mais elle avait une fraîcheur de coloris qu'on ne trouve que dans les montagnes, et surtout un air de modestie et de douceur qui faisait qu'on ne pouvait la voir sans l'aimer; d'ailleurs bonne fille, sage, et d'une fidélité à toute épreuve. C'est ce qui surprit quand je la nommai. L'on n'avait guère moins de confiance en moi qu'en elle, et l'on jugea qu'il importait de vérifier lequel était le fripon des deux. On la fit venir: l'assemblée était nombreuse, le comte de la Roque y était. Elle arrive, on lui montre le ruban: je la charge effrontément; elle reste interdite, se tait, me jette un regard qui aurait désarmé les démons, et auquel mon barbare coeur résiste. Elle nie enfin avec assurance, mais sans emportement, m'apostrophe, m'exhorte à rentrer en moi-même, à ne pas déshonorer une fille innocente qui ne m'a jamais fait de mal; et moi, avec une impudence infernale, je confirme ma déclaration, et lui soutiens en face qu'elle m'a donné le ruban. La pauvre fille se mit à pleurer, et ne me dit que ces mots: Ah! Rousseau, je vous croyais un bon caractère. Vous me rendez bien malheureuse, mais je ne voudrais pas être à votre place. Voilà tout. Elle continua de se défendre avec autant de simplicité que de fermeté, mais sans se permettre jamais contre moi la moindre invective. Cette modération, comparée à mon ton décidé, lui fit tort. Il ne semblait pas naturel de supposer d'un côté une audace aussi diabolique, et de l'autre une aussi angélique douceur. On ne parut pas se décider absolument, mais les préjugés étaient pour moi. Dans le tracas où l'on était, on ne se donna pas le temps d'approfondir la chose; et le comte de la Roque, en nous renvoyant tous deux, se contenta de dire que la conscience du coupable vengerait assez l'innocent. Sa prédiction n'a pas été vaine; elle ne cesse pas un seul jour de s'accomplir.

J'ignore ce que devint cette victime de ma calomnie; mais il n'y a pas d'apparence qu'elle ait après cela trouvé facilement à se bien placer: elle emportait une imputation cruelle à son honneur de toutes manières. Le vol n'était qu'une bagatelle, mais enfin c'était un vol, et, qui pis est, employé à séduire un jeune garçon: enfin, le mensonge et l'obstination ne laissaient rien à espérer de celle en qui tant de vices étaient réunis. Je ne regarde pas même la misère et l'abandon comme le plus grand danger auquel je l'ai exposée. Qui sait, à son âge, où le découragement de l'innocence avilie a pu la porter! Eh! si le remords d'avoir pu la rendre malheureuse est insupportable, qu'on juge de celui d'avoir pu la rendre pire que moi!

Ce souvenir cruel me trouble quelquefois, et me bouleverse au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me reprocher mon crime comme s'il n'était commis que d'hier. Tant que j'ai vécu tranquille il m'a moins tourmenté, mais au milieu d'une vie orageuse il m'ôte la plus douce consolation des innocents persécutés: il me fait bien sentir ce que je crois avoir dit dans quelque ouvrage, que le remords s'endort durant un destin prospère, et s'aigrit dans l'adversité. Cependant je n'ai jamais pu prendre sur moi de décharger mon coeur de cet aveu dans le sein d'un ami. La plus étroite intimité ne me l'a jamais fait faire à personne, pas même à madame de Warens. Tout ce que j'ai pu faire a été d'avouer que j'avais à me reprocher une action atroce, mais jamais je n'ai dit en quoi elle consistait. Ce poids est donc resté jusqu'à ce jour sans allégement sur ma conscience; et je puis dire que le désir de m'en délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué à la résolution que j'ai prise d'écrire mes confessions.

J'ai procédé rondement dans celle que je viens de faire, et l'on ne trouvera sûrement pas que j'aie ici pallié la noirceur de mon forfait. Mais je ne remplirais pas le but de ce livre, si je n'exposais en même temps mes dispositions intérieures, et que je craignisse de m'excuser en ce qui est conforme à la vérité. Jamais la méchanceté ne fut plus loin de moi dans ce cruel moment; et lorsque je chargeai cette malheureuse fille, il est bizarre, mais il est vrai, que mon amitié pour elle en fut la cause. Elle était présente à ma pensée; je m'excusai sur le premier objet qui s'offrit. Je l'accusai d'avoir fait ce que je voulais faire, et de m'avoir donné le ruban, parce que mon intention était de le lui donner. Quand je la vis paraître ensuite, mon coeur fut déchiré; mais la présence de tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je craignais peu la punition, je ne craignais que la honte; mais je la craignais plus que la mort, plus que le crime, plus que tout au monde. J'aurais voulu m'enfoncer, m'étouffer dans le centre de la terre: l'invincible honte l'emporta sur tout, la honte seule fit mon impudence; et plus je devenais criminel, plus l'effroi d'en convenir me rendait intrépide. Je ne voyais que l'horreur d'être reconnu, déclaré publiquement, moi présent, voleur, menteur, calomniateur. Un trouble universel m'ôtait tout autre sentiment. Si l'on m'eût laissé revenir à moi-même, j'aurais infailliblement tout déclaré. Si M. de la Roque m'eût pris à part, qu'il m'eût dit: Ne perdez pas cette pauvre fille; si vous êtes coupable, avouez-le-moi; je me serais jeté à ses pieds dans l'instant, j'en suis parfaitement sûr. Mais on ne fit que m'intimider, quand il fallait me donner du courage. L'âge est encore une attention qu'il est juste de faire; à peine étais-je sorti de l'enfance, ou plutôt j'y étais encore. Dans la jeunesse les véritables noirceurs sont plus criminelles encore que dans l'âge mûr; mais ce qui n'est que faiblesse l'est beaucoup moins, et ma faute au fond n'était guère autre chose. Aussi son souvenir m'afflige-t-il moins à cause du mal en lui- même qu'à cause de celui qu'il a dû causer. Il m'a même fait ce bien de me garantir pour le reste de ma vie de tout acte tendant au crime, par l'impression terrible qui m'est restée du seul que j'aie jamais commis; et je crois sentir que mon aversion pour le mensonge me vient en grande partie du regret d'en avoir pu faire un aussi noir. Si c'est un crime qui puisse être expié, comme j'ose le croire, il doit l'être par tant de malheurs dont la fin de ma vie est accablée, par quarante ans de droiture et d'honneur dans des occasions difficiles; et la pauvre Marion trouve tant de vengeurs en ce monde, que, quelque grande qu'ait été mon offense envers elle, je crains peu d'en emporter la coulpe avec moi. Voilà ce que j'avais à dire sur cet article. Qu'il me soit permis de n'en reparler jamais.

[4] Amateur de musique, compositeur d’opéra, inventeur d’un nouveau système de notation musicale, défenseur de la musique italienne, Rousseau écrit pour l’Encyclopédie des articles sur la musique.

[6] Laissant donc tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu'à voir les hommes tels qu'ils se sont faits, et méditant sur les premières et plus simples opérations de l'âme humaine, j'y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l'un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l'autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. C'est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes, sans qu'il soit nécessaire d'y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit naturel; règles que la raison est ensuite forcée de rétablir sur d'autres fondements, quand par ses développements successifs elle est venue à bout d'étouffer la nature.

De cette manière, on n'est point obligé de faire de l'homme un philosophe avant que d'en faire un homme; ses devoirs envers autrui ne lui sont pas uniquement dictés par les tardives leçons de la sagesse; et tant qu'il ne résistera point à l'impulsion intérieure de la commisération, il ne fera jamais du mal à un autre homme ni même à aucun être sensible, excepté dans le cas légitime où, sa conservation se trouvant intéressée, il est obligé de se donner la préférence à lui-même.

 

[7] « Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions, laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c'est la faculté de se perfectionner ; faculté qui, à l'aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu, au lieu qu'un animal est, au bout de quelques mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle était la première année de ces mille ans. Pourquoi l'homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N'est-ce point qu'il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n'a rien acquis et qui n'a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l'homme reperdant par la vieillesse ou d'autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ? Il serait triste pour nous d'être forcé de convenir que cette faculté distinctive, et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l'homme ; que c'est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c'est elle qui, faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature. »

 

[8] Rousseau parle dans sa préface d’un ensemble de « réflexions et d’observations »

[9] Ayant pris le parti de se donner « un élève imaginaire », l’auteur devient lui-même un gouverneur et une figure imaginaire de son propre livre

[10] « un sauvage fait pour habiter dans les villes »

[11] Le « 1ère éducation », « purement négative, consiste non point à enseigner la vertu et la vérité, mais à garantir le cœur du vice et l’esprit de l’erreur ».Après la phase de nourrissage et d’épanouissement du corps, loin de l’air vicié des villes et des langes qui emmaillotent le corps comme une momie et le prive de liberté (jusqu’à 5 ans, livre I), l’éducation du corps et des sens laisse l’enfant de  5 à 12 ans (livre II) libre, dans la seule « dépendance des choses » qui enseignent la nécessité, la résistance qu’oppose le monde extérieur à la volonté, sans châtiment incompréhensible pour qui « ne sait ce que c’est qu’être en faute » : «dépourvu de toute moralité dans ses actions, il ne peut rien faire qui soit moralement mal, qui mérite ni châtiment ni réprimande ». L’éducation intellectuelle et technique n’intervient donc que dans la 3ème étape (livre III), de 12 à 15 ans, où l’on procédera par l’observation et l’expérience : « point d’autres livres que le monde, point d’autre instruction que les faits » et l’apprentissage d’un métier artisanal, car « de toutes les occupations qui peuvent fournir la subsistance à l’homme, celle qui le rapproche le + de l’état de nature est le travail des mains : de toutes les conditions, la + indépendante de la fortune et des hommes est celle de l’artisan ».

Le livre IV, dans lequel s’inscrit la PFVS , correspond à « l’orageuse révolution » qui fait de l’enfant un homme, quand, parvenu à maturité intellectuelle, entre 15 et 20 ans, il s’ouvre à autrui par la « pitié naturelle » et découvre la passion amoureuse : l’éducation morale, soutenue par la religion naturelle, vise alors à protéger l’adolescent des « maux de l’amour propre », à encourager le développement des germes de moralité placés depuis toujours dans le cœur de l’homme, à préparer Emile à la vie sociale par la lecture des Fables de La Fontaine, du Télémaque de Fénelon et de la Vie des hommes illustres de Plutarque, et à lui faire découvrir le « charme » de l’amour, qui « ajoute à l’attrait des sens l’union des cœurs » : « je le dégoûterai du libertinage, et je le rendrai sage en le rendant amoureux ». Rousseau justifie la nécessité d’attendre l’adolescence pour parler de religion par le fait : 1- qu’Emile étant orphelin, il n’a pas reçu de son père cette religion qu’on prouve toujours être « la seule véritable » quand « toutes les autres ne sont qu’extravagance et absurdité : « c’est surtout en matière de religion que l’opinion triomphe. Mais nous qui prétendons secouer son joug, nous qui ne voulons rien donner à l’autorité, nous qui ne voulons rien enseigner à notre Emile qu’il ne pût apprendre de lui-même par tout pays ? Dans quelle religion l’élèverons-nous ? A quelle secte agrégerons-nous l’homme de la nature ? La réponse est fort simple, ce me semble : nous ne l’agrégerons ni à celle-ci ni à celle-là, mais le mettrons en état de choisir celle où le meilleur usage de sa raison doit le conduire »; 2-enseignés trop tôt, les mystères de la foi sont récités sans être compris ou sont mal compris : « A 15 ans, il ne savait pas encore s’il avait une âme, et peut-être qu’à 18 n’est-il pas encore temps qu’il l’apprenne ; car s’il l’apprend plus tôt qu’il ne faut, il court risque de ne le savoir jamais ».

[12] « nous naissons pour ainsi dire deux fois : l’une pour exister et l’autre pour vivre, l’une pour l’espèce et l’autre pour le sexe »

[13] Il est absurde, pour Rousseau, d’imposer l’impossible croyance en Dieu, « ni visible à nos yeux, ni palpable à nos mains », aux enfants qui se feront un « dieu corporel », seront donc idolâtres et réciteront sans les comprendre des mystères de la foi trop tôt enseignés. L’éducation religieuse ne saurait ainsi qu’attendre une intelligence + mûre pour en tirer profit : il faut attendre qu’un discours de la Raison puisse s’adresser à la raison pour lui laisser choisir la religion où « le meilleur usage de la raison doit le conduire » : « c’est surtout en matière de religion que l’opinion triomphe. Mais nous qui prétendons secouer son joug, nous qui ne voulons rien donner à l’autorité, nous qui ne voulons rien enseigner à notre Emile qu’il ne pût apprendre de lui-même par tout pays, dans quelle religion l’élèverons-nous ? A quelle secte agrégerons-nous l’homme de la nature ? La réponse est fort simple, ce me semble : nous ne l’agrégerons ni à celle-ci ni à celle-là, mais le mettrons en état de choisir celle où le meilleur usage de sa raison doit le conduire ». Le principe, posé, annonce une violente critique des religions instituées, au profit de la religion naturelle.

[14] L’auteur de l’Emile transcrit un papier anonyme, reçu par lui et qui contient un apologue et une profession de foi. Il l’inscrit dans son ouvrage à visée pédagogique : « au lieu de vous dire ici de mon propre chef ce que je pense, je vous dirai ce que pensait un homme qui valait mieux que moi. Je garantis la vérité des faits qui vont être rapportés, ils sont réellement arrivés à l’auteur du papier que je vais transcrire : c’est à vous de voir si l’on peut en tirer des réflexions utiles sur le sujet dont il s’agit. Je ne vous propose point le sentiment d’un autre ou le mien pour règle ; je vous l’offre à examiner ».  A la phrase liminaire de cette « profession de foi » -« mon enfant, n’attendez de moi ni des discours savants ni de profonds raisonnements »- fait écho la dernière phrase du livre : « mon enfant, l’intérêt particulier nous trompe, il n’y a que l’espoir du juste qui ne trompe point ».Jacqueline Morne interprète ce dispositif fictionnel, par quoi le discours du vicaire est mis en abîme dans le récit, hétéro-, puis homodiégétique de la rencontre entre le jeune prosélyte et celui qui le sauve du désespoir, récit lui-même parvenu par un mystérieux intermédiaire à l’auteur de l’Emile, qui l’insère tel quel dans le IVème livre de son traité, comme un triple effet de mise à distance : détour théorique par la métaphysique, il fonde la morale pratique ; jeu de cache cache énonciatif, il met à distance des thèses, dont Rousseau sait qu’elles déclencheront les foudres tant des autorités ecclésiastiques que du clan des philosophes ; adaptation du ton, intime et lyrique, à l’objet du discours : ni disputatio, ni sermon et encore moins traité ou méditation métaphysique, même si le modèle cartésien est très présent, mais « profession de foi ».

[15]  « J’ai cru dans mon enfance par autorité, dans ma jeunesse par sentiment, dans mon âge mûr par raison ; maintenant je crois parce que j’ai toujours cru », écrit Rousseau dans la lettre à M. de Fanquières, en 1769 ».

[16] Extrait du livre II des Confessions

« Comment subsister si jeune hors de mon pays? A peine à la moitié de mon apprentissage, j'étais bien loin de

savoir mon métier. Quand je l'aurais su, je n'en aurais pu vivre en Savoie, pays trop pauvre pour avoir des arts. Le manant qui dînait pour nous, forcé de faire une pause pour reposer sa mâchoire, ouvrit un avis qu'il disait venir du ciel, et qui, à juger par les suites, venait bien plutôt du côté contraire: c'était que j'allasse à Turin, où, dans un hospice établi pour l'instruction des catéchumènes, j'aurais, dit-il, la vie temporelle et spirituelle, jusqu'à ce qu'entré dans le sein de l'Église je trouvasse, par la charité des bonnes âmes, une place qui me convînt. A l'égard des frais du voyage, continua mon homme, Sa Grandeur Monseigneur l'Evêque ne manquera pas, si madame lui propose cette sainte oeuvre, de vouloir charitablement y pourvoir; et Madame la Baronne, qui est si charitable, dit-il en s'inclinant sur son assiette, s'empressera sûrement d'y contribuer aussi. […]

J'avais des lettres, je les portai; et tout de suite je fus mené à l'hospice des catéchumènes, pour y être instruit dans la religion pour laquelle on me vendait ma subsistance. En entrant je vis une grosse porte à barreaux de fer, qui, dès que je fus passé fut fermée à double tour sur mes talons. Ce début me parut plus imposant qu'agréable, et commençait à me donner à penser, quand on me fit entrer dans une assez grande pièce. J'y vis pour tout meuble un autel de bois surmonté d'un grand crucifix au fond de la chambre, et autour, quatre ou cinq chaises aussi de bois, qui paraissaient avoir été cirées, mais qui seulement étaient luisantes à force de s'en servir et de les frotter. Dans cette salle d'assemblée étaient quatre ou cinq affreux bandits, mes camarades d'instruction, et qui semblaient plutôt des archers du diable que des aspirants à se faire enfants de Dieu. Deux de ces coquins étaient des Esclavons, qui se disaient Juifs et Mores, et qui, comme ils me l'avouèrent, passaient leur vie à courir l'Espagne et l'Italie, embrassant le christianisme et se faisant baptiser partout où le produit en valait la peine. On ouvrit une autre porte de fer qui partageait en deux un grand balcon régnant sur la cour.   […] 

     Le lendemain matin on nous assembla de nouveau pour l'instruction; et ce fut alors que je commençai à réfléchir pour la première fois sur le pas que j'allais faire, et sur les démarches qui m'y avaient entraîné.
     J'ai dit, je répète et je répéterai peut-être encore une chose dont je suis tous les jours plus pénétré: c'est que si jamais enfant reçut une éducation raisonnable et saine, ç'a été moi. Né dans une famille que ses moeurs distinguaient du peuple, je n'avais reçu que des leçons de sagesse et des exemples d'honneur de tous mes parents. Mon père, quoique homme de plaisir, avait non seulement une probité sûre, mais beaucoup de religion. Galant homme dans le monde, et chrétien dans l'intérieur, il m'avait inspiré de bonne heure les sentiments dont il était pénétré. De mes trois tantes, toutes sages et vertueuses, les deux aînées étaient dévotes; et la troisième, fille à la fois pleine de grâce, d'esprit et de sens, l'était peut-être encore plus qu'elles, quoique avec moins d'ostentation. Du sein de cette estimable famille je passai chez M. Lambercier, qui, bien qu'homme d'Église et prédicateur, était croyant en dedans, et faisait presque aussi bien qu'il disait. Sa soeur et lui cultivèrent, par des instructions douces et judicieuses, les principes de piété qu'ils trouvèrent dans mon coeur. Ces dignes gens employèrent pour cela des moyens si vrais, si discrets, si raisonnables, que, loin de m'ennuyer au sermon, je n'en sortais jamais sans être intérieurement touché et sans faire des résolutions de bien vivre, auxquelles je manquais rarement en y pensant. Chez ma tante Bernard la dévotion m'ennuyait un peu plus, parce qu'elle en faisait un métier. Chez mon maître je n'y pensais plus guère, sans pourtant penser différemment. Je ne trouvai point de jeunes gens qui me pervertissent. Je devins polisson, mais non libertin.


     J'avais donc de la religion tout ce qu'un enfant à l'âge où j'étais en pouvait avoir. J'en avais même davantage, car pourquoi déguiser ici ma pensée? Mon enfance ne fut point d'un enfant; je sentis, je pensai toujours en homme. Ce n'est qu'en grandissant que je suis rentré dans la classe ordinaire; en naissant, j'en étais sorti. L'on rira de me voir me donner modestement pour un prodige. Soit: mais quand on aura bien ri, qu'on trouve un enfant qu'à six ans les romans attachent, intéressent, transportent au point d'en pleurer à chaudes larmes; alors je sentirai ma vanité ridicule, et je conviendrai que j'ai tort.

     Ainsi, quand j'ai dit qu'il ne fallait point parler aux enfants de religion si l'on voulait qu'un jour ils en eussent, et qu'ils étaient incapables de connaître Dieu, même à notre manière, j'ai tiré mon sentiment de mes observations, non de ma propre expérience: je savais qu'elle ne concluait rien pour les autres. Trouvez des Jean-Jacques Rousseau à six ans, et parlez-leur de Dieu à sept, je vous réponds que vous ne courez aucun risque.
     On sent, je crois, qu'avoir de la religion, pour un enfant, et même pour un homme, c'est suivre celle où il est né. Quelquefois on en ôte; rarement on y ajoute: la foi dogmatique est un fruit de l'éducation. Outre ce principe commun qui m'attachait au culte de mes pères, j'avais l'aversion particulière à notre ville pour le catholicisme, qu'on nous donnait pour une affreuse idolâtrie, et dont on nous peignait le clergé sous les plus noires couleurs. Ce sentiment allait si loin chez moi, qu'au commencement je n'entrevoyais jamais le dedans d'une église, je ne rencontrais jamais un prêtre en surplis, je n'entendais jamais la sonnette d'une procession, sans un frémissement de terreur et d'effroi, qui me quitta bientôt dans les villes, mais qui souvent m'a repris dans les paroisses de campagne, plus semblables à celles où je l'avais d'abord éprouvé. Il est vrai que cette impression était singulièrement contrastée par le souvenir des caresses que les curés des environs de Genève font volontiers aux enfants de la ville. En même temps que la sonnette du viatique me faisait peur, la cloche de la messe et de vêpres me rappelait un déjeuner, un goûter, du beurre frais, des fruits, du laitage. Le bon dîner de M. de Pontverre avait produit encore un grand effet. Ainsi je m'étais aisément étourdi sur tout cela. N'envisageant le papisme que par ses liaisons avec les amusements et la gourmandise, je m'étais apprivoisé sans peine avec l'idée d'y vivre; mais celle d'y entrer solennellement ne s'était présentée à moi qu'en fuyant, et dans un avenir éloigné. Dans ce moment il n'y eut plus moyen de prendre le change: je vis avec l'horreur la plus vive l'espèce d'engagement que j'avais pris, et sa suite inévitable. Les futurs néophytes que j'avais autour de moi n'étaient pas propres à soutenir mon courage par leur exemple, et je ne pus me dissimuler que la sainte oeuvre que j'allais faire n'était au fond que l'action d'un bandit. Tout jeune encore, je sentis que quelque religion qui fût la vraie, j'allais vendre la mienne, et que, quand même je choisirais bien, j'allais au fond de mon coeur mentir au Saint-Esprit et mériter le mépris des hommes. Plus j'y pensais, plus je m'indignais contre moi-même; et je gémissais du sort qui m'avait amené là, comme si ce sort n'eût pas été mon ouvrage. Il y eut des moments où ces réflexions devinrent si fortes, que si j'avais un instant trouvé la porte ouverte, je me serais certainement évadé: mais il ne me fut pas possible, et cette résolution ne tint pas non plus bien fortement.

[…] Il n'y a point d'âme si vile et de coeur si barbare qui ne soit susceptible de quelque sorte d'attachement. L'un de ces deux bandits qui se disaient Mores me prit en affection. Il m'accostait volontiers, causait avec moi dans son baragouin franc, me rendait de petits services, me faisait part quelquefois de sa portion à table, et me donnait surtout de fréquents baisers avec une ardeur qui m'était fort incommode. Quelque effroi que j'eusse naturellement de ce visage de pain d'épice orné d'une longue balafre, et de ce regard allumé qui semblait plutôt furieux que tendre, j'endurais ces baisers en me disant en moi-même: Le pauvre homme a conçu pour moi une amitié bien vive; j'aurais tort de le rebuter. Il passait par degrés à des manières plus libres, et me tenait quelquefois de si singuliers propos, que je croyais que la tête lui avait tourné. Un soir il voulut venir coucher avec moi; je m'y opposai, disant que mon lit était trop petit. Il me pressa d'aller dans le sien; je le refusai encore: car ce misérable était simalpropre et puait si fort le tabac mâché, qu'il me faisait mal au coeur.

     Le lendemain, d'assez bon matin, nous étions tous deux seuls dans la salle d'assemblée; il recommença ses caresses, mais avec des mouvements si violents qu'il en était effrayant. Enfin il voulut passer par degrés aux privautés les plus choquantes, et me forcer, en disposant de ma main, d'en faire autant. Je me dégageai impétueusement en poussant un cri et faisant un saut en arrière; et, sans marquer ni indignation ni colère, car je n'avais pas la moindre idée de ce dont il s'agissait, j'exprimai ma surprise et mon dégoût avec tant d'énergie, qu'il me laissa là: mais tandis qu'il achevait de se démener, je vis partir vers la cheminée et tomber à terre je ne sais quoi de gluant et de blanchâtre qui me fit soulever le coeur. Je m'élançai sur le balcon, plus ému, plus troublé, plus effrayé même que je ne l'avais été de ma vie, et prêt à me trouver mal.

     Je ne pouvais comprendre ce qu'avait ce malheureux; je le crus atteint du haut mal, ou de quelque autre frénésie encore plus terrible; et véritablement je ne sache rien de plus hideux à voir pour quelqu'un de sang-froid que cet obscène et sale maintien, et ce visage affreux enflammé de la plus brutale concupiscence. Je n'ai jamais vu d'autre homme en pareil état; mais si nous sommes ainsi dans nos transports près des femmes, il faut qu'elles aient les yeux bien fascinés pour ne pas nous prendre en horreur.

     Je n'eus rien de plus pressé que d'aller conter à tout le monde ce qui venait de m'arriver. Notre vieille intendante me dit de me taire; mais je vis que cette histoire l'avait fort affectée, et je l'entendais grommeler entre ses dents: Can maledet! brutta bestia! Comme je ne comprenais pas pourquoi je devais me taire, j'allai toujours mon train malgré la défense, et je bavardai tant, que le lendemain un des administrateurs vint de bon matin m'adresser une mercuriale assez vive, m'accusant de commettre l'honneur d'une maison sainte, et de faire beaucoup de bruit pour peu de mal.

     Il prolongea sa censure en m'expliquant beaucoup de choses que j'ignorais, mais qu'il ne croyait pas m'apprendre, persuadé que je m'étais défendu sachant ce qu'on me voulait, mais n'y voulant pas consentir. Il me dit bravement que c'était une oeuvre défendue comme la paillardise, mais dont au reste l'intention n'était pas plus offensante pour la personne qui en était l'objet, et qu'il n'y avait pas de quoi s'irriter si fort pour avoir été trouvé aimable. Il me dit sans détour que lui-même, dans sa jeunesse, avait eu le même honneur, et qu'ayant été surpris hors d'état de faire résistance, il n'avait rien trouvé là de si cruel. Il poussa l'impudence jusqu'à se servir des propres termes; et, s'imaginant que la cause de ma résistance était la crainte de la douleur, il m'assura que cette crainte était vaine, et qu'il ne fallait pas s'alarmer de rien.

     J'écoutais cet infâme avec un étonnement d'autant plus grand qu'il ne parlait point pour lui-même; il semblait ne m'instruire que pour mon bien. Son discours lui paraissait si simple, qu'il n'avait pas même cherché le secret du tête-à-tête; et nous avions en tiers un ecclésiastique que tout cela n'effarouchait pas plus que lui. Cet air naturel m'en imposa tellement que j'en vins à croire que c'était sans doute un usage admis dans le monde, et dont je n'avais pas eu plus tôt occasion d'être instruit. Cela fit que je l'écoutai sans colère, mais non sans dégoût. L'image de ce qui lui était arrivé, mais surtout de ce que j'avais vu, restait si fortement empreinte dans ma mémoire, qu'en y pensant le coeur me soulevait encore. Sans que j'en susse davantage, l'aversion de la chose s'étendit à l'apologiste; et je ne pus me contraindre assez pour qu'il ne vît pas le mauvais effet de ses leçons. Il me lança un regard peu caressant, et dès lors il n'épargna rien pour me rendre le séjour de l'hospice désagréable. Il y parvint si bien, que, n'apercevant pour en sortir qu'une seule voie, je m'empressai de la prendre, autant que jusque-là je m'étais efforcé de l'éloigner.

 

[17] « Né dans une famille où régnaient les moeurs et la piété, élevé ensuite avec douceur chez un ministre plein de sagesse et de religion, j'avais reçu dès ma plus tendre enfance des principes, des maximes d'autres diraient des préjugés, qui ne m'ont jamais tout à fait abandonné. Enfant encore et livré à moi- même, alléché Par des caresses, séduit par la vanité, leurré par l'espérance forcé par la nécessité, je me fis catholique, mais je demeurai toujours chrétien, et bientôt gagné par l'habitude mon coeur s'attacha sincèrement à ma nouvelle religion. Les instructions, les exemples de madame de Warens m'affermirent dans cet attachement. La solitude champêtre où j'ai passé la fleur de ma jeunesse l'étude des bons livres à laquelle je me livrai tout entier renforcèrent auprès d'elle mes dispositions naturelles aux sentiments affectueux, et me rendirent dévot presque à la manière de Fénelon. La méditation dans la retraite, l'étude de la nature, la contemplation de l'univers forcent un solitaire à s'élancer incessamment vers l'auteur des choses et à chercher avec une douce inquiétude la fin de tout ce qu'il voit et la cause de tout ce qu'il sent. Lorsque ma destinée me rejeta dans le torrent du monde je n'y retrouvai plus rien qui pût flatter' un moment mon coeur. Le regret de mes doux loisirs me suivit partout et jeta l'indifférence et le dégoût sur tout ce qui pouvait se trouver à ma portée, propre à mener à la fortune et aux honneurs. Incertain dans mes inquiets désirs, j'espérai peu, j'obtins moins, et je sentis dans des lueurs même de prospérité que quand j'aurais obtenu tout ce que je croyais chercher je n'y aurais point trouvé ce bonheur dont mon coeur était avide sans en savoir démêler l'objet. Ainsi tout contribuait à détacher mes affections de ce monde, même avant les malheurs qui devaient m'y rendre tout à fait étranger. Je parvins jusqu'à l'âge de quarante ans flottant entre l'indigence et la fortune, entre la sagesse et l'égarement, plein de vices d'habitude sans aucun mauvais penchant dans le coeur, vivant au hasard sans principes bien décidés par ma raison, et distrait sur mes devoirs sans les mépriser, mais souvent sans les bien connaître. Dès ma jeunesse j'avais fixé cette époque de quarante ans comme le terme de mes efforts pour parvenir et celui de mes prétentions en tout genre. Bien résolu, dès cet âge atteint et dans quelque situation que je fusse, de ne plus me débattre pour en sortir et de passer le reste de mes jours à vivre au jour la journée sans plus m'occuper de l'avenir. Le moment venu, j'exécutai ce projet sans peine et quoique alors ma fortune semblât vouloir prendre une assiette plus fixe j'y renonçai non seulement sans regret mais avec un plaisir véritable. En me délivrant de tous ces leurres, de toutes ces vaines espérances, je me livrai pleinement à l'incurie et au repos d'esprit qui fit toujours mon goût le plus dominant et mon penchant le plus durable. Je quittai le monde et ses pompes, je renonçai à toutes parures, plus d'épée, plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de coiffure, une perruque toute simple, un bon gros habit de drap, et mieux que tout cela, je déracinai de mon coeur les cupidités et les convoitises qui donnent du prix à tout ce que je quittais. Je renonçai à la place que j'occupais alors, pour laquelle je n'étais nullement propre, et je me mis à copier de la musique à tant la page, occupation pour laquelle J'avais eu toujours un goût décidé. Je ne bornai pas ma réforme aux choses extérieures. Je sentis que celle-là même en exigeait une autre, plus pénible sans doute mais plus nécessaire dans les opinions, et résolu de n'en pas faire à deux fois, j'entrepris de soumettre mon intérieur à un examen sévère qui le réglât pour le reste de ma vie et que je voulais le trouver à ma mort.

 (3ème Rêverie)

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