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la force de/ et l'établissement dans "les pensées de pascal"

 

La force et/ de  l’établissement dans Les Pensées de Pascal

 

Synoptique

En sondant les lois, Pascal n’a pas découvert la justice, mais révélé, au fondement des règles de l’Etat, le hasard et la contingence. La loi n’est fondée ni en justice, ni en vérité, ni en raison, base de l’autorité[1]. Pourtant ces lois infondées, arbitraires, sont et doivent être respectées, indiscutées, en vertu non d’une justice intrinsèque dont elles sont, établissement, fatalement dépourvues, mais d’une justice extrinsèque, dont il faut interroger l’origine et la nature. Car si la 1ère force de l’établissement vient de ce qu’il ne procède justement pas de la justice, qui est de l’ordre de l’esprit, mais de la force, qui est de l’ordre des corps, si bien que la force de la force est telle que, l’emportant sur la grimace, elle s’impose par le seul pouvoir des signes  de sa puissance, elle ne saurait cependant s’imposer, génétiquement et structurellement, que si elle prend les apparences de la justice, transformant le fait en droit par la vertu de l’opinion, par la force d’un mécanisme de croyance collective qui dispense la force d’avoir recours à la force pour s’imposer. Pour vain qu’il soit, l’empire des signes n’en témoigne pas moins du génie politique, de la « grandeur » de l’homme, qui a su tirer un « ordre » de la concupiscence. Sans doute ce «bel ordre de la concupiscence », vain, n’est-il qu’un « tableau de la charité » ; mais il tire sa légitimité, partant une forme de justice à la fois extrinsèque et intrinsèque, de sa « vertu », id est de son « efficace »  ou  de son efficience : sauvegarder la seule justice, le « seul souverain bien » dont la cité terrestre soit capable, en l’absence de « Souverain Bien », de Vérité et de Justice absolues : la paix, non pas bien sûr la paix de Dieu ou la paix du Christ, qui est de l’ordre de la « charité », de la cité de Dieu ; mais la paix civile, qui est bien la seule paix dont l’honnête homme et la dialectique de la justice et de la force soient capables. Dès lors on comprend que la dialectique de la « raison des effets » considère l’opinion du peuple, vaine, comme + « saine » que celle du demi-habile, mais que la « pensée de derrière » du « parfait chrétien » ne saurait s’arrêter à la justification par « l’habile » de la mystification de l’empire des signes : il doit se pénétrer tout à la fois de l’injustice intrinsèque et de la justice extrinsèque de l’ordre de la chair, du « bel ordre de la concupiscence » pour mieux s’en détacher, après avoir œuvré à l’élucidation des conditions de possibilité d’un exercice le + juste possible des rapports de force entre gouvernants et gouvernés.

            Développement de quelques points

I-                   La dialectique de la justice et de la force : Commentaire du fragment 103

Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi.

 La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique.

La justice sans force est contredite, parce qu'il y a toujours des méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et, pour cela, faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste.


La justice est sujette à dispute, la force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n'a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu'elle était injuste, et a dit que c'était elle qui était juste.

 Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.


          
Dans le fragment 103, intitulé, Justice, force, Pascal démontre que ces deux concepts, a priori opposés en théorie, sont envisagés comme complémentaires en pratique. Selon Pascal, la « justice » a besoin de la « force » pour s'appliquer et la « force » a besoin de la « justice » pour se légitimer. Les rapports de la justice et de la force servent donc l'établissement du droit, sa fondation : c'est la " raison des effets " du droit qui fait que la justice devient justice de droit lorsque le droit détient la force, même si, dans les faits, la force qui a corrompu la justice se prétend juste à sa place.

1- L’antinomie de la justice et de la force

a- « Justice, force » : Pascal attaque son argumentation par deux mots, deux concepts qui semblent tout d'abord opposés.

Le concept de justice est pris à la fois comme norme du droit, c'est-à-dire comme le système abstrait des valeurs fondamentales qui défend les idéaux d'égalité entre les hommes, de liberté individuelle et de droit à la sécurité et sur lequel se fonde la légitimité; et comme institution judiciaire, c'est-à-dire comme le système concret de la justice dans la société, chargé de faire respecter ces principes et sur lequel s'appuie la légalité.

Quant au concept de force, Pascal joue sur son ambiguïté : force d'oppression,  comme telle antagoniste avec la justice (dans cette force-là règnent l'inégalité, la hiérarchie, la domination, contraires à l'égalité et à la liberté défendues par la norme de justice. Si l'on prend "force" ), la force peut devenir « vertueuse" quand elle défend la justice, va avec elle et lui est subordonnée.

b- Car si Justice et force sont opposées  en théorie, en ce sens que la première fait appel au libre arbitre et la seconde à la contrainte ….

-> "Il est juste que ce qui est juste soit suivi » : «  Il est juste » moralement, d'après la justesse, selon la convenance qui " incline sans nécessiter ", pour reprendre une expression de Leibniz, que « ce qui est juste soit suivi " , c.à.d. que ce qui est juste doit être suivi, et donc produire des effets. En d'autres termes, nous sommes moralement obligés de faire ce qui est juste. Mais c'est justement parce que nous y sommes "obligés" que nous avons la possibilité de nous y soustraire.

-> "Il est nécessaire (= obligatoire) que ce qui est le plus fort (= force d'oppression) soit suivi" : « Il est nécessaire » selon la loi de nature, le mécanisme sans appel qui implique (extérieurement, on s'en doute) un devoir être suivi n'appartenant pas à " ce qui est juste ", c'est-à-dire à l'idée de justice,  que « le plus fort », c'est-à-dire ce qui entraîne dans son cours ce qui lui résiste, ce qui impose sa loi, produise des effets.

c- … Force et justice sont, prises isolément, carentielles : la justice est dénuée de force (d'efficacité) ; la force est dénuée de droit (de légitimité).

 

->  En effet la justice n'est pas la justice si elle est sans force, sans puissance d'effectuation ou, ce qui est la même chose, sans pouvoir de contrainte : "la justice sans la force est impuissante" c.à.d. inefficace.

-> D’autre part, «la justice sans force est contredite », donc non respectée, « parce qu'il y a toujours des méchants " qui abusent du droit du plus fort, si bien que beaucoup de choses deviennent légales qui, s'il n'y avait de méchants, eussent été illégitimes. Pour se faire obéir, la justice a besoin donc de tout l'arsenal judiciaire (lois, juges).

->  Mais la force seule est dénuée de droit : "la force sans la justice est tyrannique", car elle est violence sans l'autorité justifiée de la loi qui peut la légitimer. "Force ne fait pas droit" disait Rousseau : appliquer la force brute, indépendamment de la justice n'est que violence dénuée d'intelligence, dévastatrice, sans raison. Pascal distingue donc ce qui a force de loi de ce qui est une violence injuste. La force a donc besoin d’être légitimée pour être une force juste.  

-> « la force sans la justice est accusée » : elle ne parviendra jamais, par la violence, à se subordonner la justice et à faire taire sa clameur. L'injustice se reconnaît toujours, et se dénonce[2].

ó Il faut associer justice et force pour pallier leurs carences respectives. Le droit remédie à cette carence comme mixte de justice et de force, puisqu'il tire sa naissance de l'impuissance de la pure justice (celle-ci n'étant plus suffisamment gravée dans le coeur des hommes) et de la violence de la force quand elle se moque de la justice.

2- Associer justice et force

a)- « mettre ensemble la justice et la force " est la condition de la paix : il fallait que « le juste et le fort fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien ». Il faut que la justice de la cité des hommes, même si elle est une singerie de celle de la cité de Dieu  remédie aux dangers de la sédition permanente et des guerres civiles. Le ressort de la croyance en la justice est une illusion par laquelle le peuple se plie au joug des lois, mais sans cette illusion, sans ce pis aller, les " méchants " seraient sans entrave. "

Pour cela, il faut mettre un des deux moments à la disposition de l’autre, qui en sera le maître ou l’usager : « mettre la force entre les mains de la justice », fortifier la justice (faire que "ce qui est juste soit fort" ) en conférant la force bénéfique à l'institution judiciaire pour faire appliquer l'idéal de justice ; ou « mettre la justice entre les mains de la force »,  faire que "ce qui est fort soit juste".

b) L’idéal serait bien sûr de fortifier la justice, dont on vient de comprendre qu’elle  a besoin de la force parce qu'elle est contredite et "qu'il y a toujours des méchants", c'est-à-dire des hommes qui ne suivent pas le droit chemin et qui se donnent tous les droits parce qu'ils refusent de faire leur devoir : « si l’on avait pu, on aurait mis la force entre les mains de la justice », c.à.d. qu’il faudrait conférer la force bénéfique à l’institution judiciaire pour faire appliquer l’idéal de justice.

c) Mais c’est impossible parce que la justice est " sujette à dispute ", du fait qu'elle est une qualité spirituelle dont le contenu peut sensiblement varier selon les individus. Or, " tous les hommes se haïssent naturellement l'un l'autre ". Chaque 'moi' est un tyran, et les relations interhumaines sont un tissu de volontés de domination et de violence. Qui plus est " la justice et la vérité sont deux pointes si subtiles, que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement ».

cf  fr 85 " si l'on avait pu, l'on aurait mis la force entre les mains de la justice : mais comme la force ne se laisse pas manier comme on veut, parce que c'est une qualité palpable, au lieu que la justice est une qualité spirituelle dont on dispose comme on veut, on l'a mise entre les mains de la force ; et ainsi on appelle juste ce qu'il est force d'observer. De là vient le droit de l'épée, car l'épée donne un véritable droit. Autrement on verrait la violence d'un côté et la justice de l'autre ". C'est faute de justice essentielle qu'il est honnête de réduire la justice au droit. Nul ne peut raisonnablement souhaiter mettre la justice entre les mains de la force, mais comme l’inverse est impossible, il est devenu raisonnable de le faire.

d)  " ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste ".

-> Justifier la force ne signifie pas tenter de démontrer par le raisonnement la justice de la force. Dans cette perspective la force, qui a bafoué la justice pour s’imposer, se ferait passer pour la justice, et en tirerait ainsi une fausse légitimité. Ce serait donc le triomphe de l'apparence de justice, du simulacre.

-> Il s’agit +tôt de  rendre juste en effet une force qui ne l’est pas de soi et qui est même originairement séparée de la justice.

óLa force a donc un  avantage sur la justice… 

…qui n’est pas un avantage de force ou de la seule force, faute de quoi elle serait à jamais séparée de la justice, que la violence peut opprimer, sans jamais la réduire  : « c’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité », parce que « la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre ». La force sans la justice est impuissante parce que la violence ne parviendra jamais à se subordonner la justice et à faire taire sa clameur.

… mais du fait que la force est incontestable, alors que la justice est contestable : » la justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute » (fr 103) ; «la force ne se laisse pas manier comme on veut parce que c’est une qualité palpable, au lieu que la justice est une qualité spirituelle dont on dispose comme on veut » (fr 85). La force est accusée si elle est séparée de la justice, mais même alors elle est incontestable, parce que nul ne peut la méconnaître là où elle est ou l’ »imaginer où elle n’est pas, ce qui arrive facilement pour la justice.  Il faut donc justifier la force, en vertu non d’une qualité propre à la force, mais du seul avantage que lui confère son évidence.

Conclusion de l’étude des fragments 103, 85 et 81 : la justice devrait régner, mais ne le peut, parce qu’elle manque de l’éclat d’une évidence qui arrêterait toute dispute. L’avantage de la force est sa réalité palpable, qui supprime toute possibilité de dispute et donc de conflit. Il faut justifier la force, parce que la force assure la paix civile en fixant ensemble les esprits dans la commune reconnaissance d’une qualité qui ne se discute pas.

3- Il y a donc une +tivité de la force, qui oppose sa réalité intrinsèque et essentielle à la « grimace » : « les gens de guerre ne sont pas déguisés » « parce que leur part est + essentielle. Ils s’établissent par la force, les autres par la grimace » (fr 977). Ainsi médecins et juges illustrent le défaut de justice et de science et pourtant, sans posséder l’incontestable force du soldat, ils se rendent incontestables par la montre et l’habit (fr 44). « Quand la force attaque la grimace, quand un simple soldat prend le bonnet carré d’un 1er président et le fait voler par la fenêtre » (de 797). Avoir la force, comme le roi et le soldat, c’est se passer de l’habit, de la grimace et de l’imagination : « le chancelier est grave et revêtu d’ornements, car son poste est faux. Et non le roi : il a la force. Il n’a que faire de l’imagination. Les juges, médecins, etc, n’ont que l’imagination. (fr 87). La force dissipe l’apparence de la grimace et démasque l’irréalité d’un établissement fondé sur la seule imagination. Le roi dispose/ use de la force qui l’entoure, force qui est bien sa force et non un pur ornement. « + on a de bras, + on est fort », car être fort, c’est faire qu’un grand nombre de gens travaillent pour soi » (fr 95).

Mais cette force ne fonde pas seulement l’établissement (les rois semblent assujettir le peuple par une force qui est comme la leur, parce qu’elle agit sur leur commandement), elle se fonde aussi sur lui.  Certes tout commence par une situation de force, exprimant un rapport de forces : un homme ou des hommes, un parti, se succèdent comme il leur plaît, mais déterminent que les successeurs n’auront pas la force comme ils l’ont eue eux-mêmes.  Les maîtres tiennent leur force de leur force, de leur victoire ; mais leurs successeurs l’obtiendront parce qu’elle devra leur revenir, en vertu d’une règle qui fixe celui qui doit succéder. Arbitraire, la règle une fois posée suppose que la force a posé qu’elle devait échoir à un autre autrement qu’elle n’a été initialement acquise. L’établissement, c’est la domination niant pour l’avenir le mode de sa genèse.

II - Des « cordes de la nécessité » aux « cordes de l’imagination »

1-      A l’origine il n’y a, pour Pascal, ni sociabilité naturelle[3] comme chez Grotius, ni pacte ou contrat comme chez Hobbes, puis Rousseau, mais rapport de force et victoire de fait d’un parti dominant sur un parti dominé : le pouvoir issu du conflit aboutissant à la constitution d’un parti dominant est fondé sur la coercition. Cf fr 828 « figurons-nous donc que nous les voyons (les hommes) commencer à se former. Il est sans doute qu’ils se battront jusqu’à ce que la + forte partie opprime la + faible et Parce que « la concupiscence et la force sont la source de toutes nos actions », « la force règle tout » (fr 767) : « quand la force combat la force, la + puissante détruit la moindre » (12ème Provinciale).

Mais comme il n’est pas nécessaire que le + fort soit toujours le + fort[4], que la pure coercition, la tyrannie n’engendrent pas le respect, ni même la crainte, mais la haine[5] et qu’on ne veut jamais être « assujetti qu’à la justice et à la raison » (fr 525), l’intérêt des maîtres, qui « ne veulent pas que la guerre continue » (fr 828), mais désirent stabiliser et pérenniser leur pouvoir en le reproduisant par d’autres moyens que la force qui le leur a conquis, est de transformer le fait en droit en fixant des règles acceptées par tous. (fr 60, 66, 103, 525).4

Pour en finir avec un état de guerre bien trop « coûteux » au pouvoir et pour stabiliser ce pouvoir , les dominants vont donc se faire législateurs et édicter des règles qui assurent la conservation de ce pouvoir par des mécanismes de sélection des dirigeants, de transmission des biens et du pouvoir, de règles assurant la sécurité, etc : « mais quand cela est une fois déterminé, alors les maîtres, qui ne veulent pas que la guerre continue, ordonnent que la force qui est entre leurs mains succédera comme il leur plaît : les uns le remettent à l’élection des peuples, les autres à la succession de naissance, etc » (fr 828) ; « les uns le remettent à l’élection des peuples, les autres à la succession de naissance » ( fr 50, 94, 977, DCG).

ó Le parti dominant, dont le pouvoir s’est fondé sur la force, utilise donc la force pour imposer les structures juridiques par lesquelles il peut se conserver : ils ordonneront « que la force qui est entre leurs mains succèdera comme il leur plaît » (fr 828) ; les nobles institueront le droit de succession par naissance, excluant les roturiers et ces derniers proscriront l’accès à l’éligibilité aux membres de l’aristocratie (fr 50, DCG). C’est donc la force de la pluralité (fr 711, 85, 518) qui pose l’établissement auquel consent, sur peine de la vie, le parti vaincu: « c’est comme un cri de la nature qu’il vaut mieux, quand on se voit vaincu, se soumettre au vainqueur que de périr en guerre d’une dévastation totale. De là est venu que les uns ont obtenu la domination, les autres sont tombés dans la sujétion » (Saint Augustin, De civitate Dei, XVIII, 2) ; « le fragment 60 ne détournerait pas si vivement de rechercher les lois fondamentales et primitives de l’Etat  si régnait à l’origine le concert raisonnable des libertés plutôt que la résignation à la loi du + fort », note Gérard Ferreyrolles (Politique de Pascal, p.101). Le pouvoir est donc originellement fondé sur la force et sur un consentement de fait et non de droit. L’injustice est au fondement de la cité ( désir de domination + usurpation fr 64), car le droit, épargnant à tous les risques du combat, fait coïncider l’intérêt général avec l’intérêt des maîtres.

 

2-      Mais si la « pure force » commandait jusque-là, maintenant « l’imagination commence à jouer son rôle » : le bon plaisir de quelques-uns envahit la conviction de tous selon un processus de « devenir-force de l’imagination ». La force  de la pluralité façonne l’imagination –« c’est la force qui fait l’opinion » (fr 554)- qui la relaie – « l’opinion est celle qui use de la force »- si bien que si « la force se tient par l’imagination en un certain parti » (fr 828), c’est que l’imagination, qui « dispose de tout », a transmué l’empire de la force pure en empire « doux et volontaire » de la concupiscence. Le roi, qui a la force, ne règne pas par la force : « ce n’est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes », mais la concupiscence qui fait la force des «rois de concupiscence », rappelle le moraliste au Grand du 3ème DCG. L’imagination lit la force sur le visage du roi même désarmé (fr 25) au point que – chose impensable à l’origine- le pouvoir peut maintenant reposer entre les mains de l’enfant roi dont les cannibales rient (fr 101). « S’il est vrai que la force fait la force de  l’imagination, en un sens également l’imagination fait la force de la force », conclut Gérard Ferreyrolles (op cit, p.111)

 

Christian Lazzeri explique ainsi la formation de l’opinion collective: puisque chacun cherche à obtenir de l’estime auprès de tous et à échapper à la réprobation collective, il faut et suffit qu’un nombre suffisamment important d’individus imaginent que le + grand nombre tient les lois de l’Etat pour justes pour qu’il se conforme à cette opinion qu’il croit être celle du + grand nombre: »pourquoi suit-on la pluralité ? Est-ce à cause qu’ils ont + de raison ? Non mais + de force » (fr 711) ; « les +forts en nombre ne veulent que suivre » (fr 88) 

 

3- La qualité de justice n’est donc pas attribuée aux lois au terme d’un raisonnement qui, de l’essence de la justice, en déduirait l’expression légale, mais par un lien tout extérieur, par quoi l’opinion transforme l’existence des lois en signe et preuve de leur légitimité : les lois existantes sont justes, parce que si elles existent, c’est précisément parce qu’elles sont justes ; si cela n’avait pas été le cas, elles n’auraient pas été reçues dans l’opinion de tous ceux qui ont précédé et ne se seraient pas maintenues jusqu’ici : c’est « puisqu’elles sont établies que les lois seront nécessairement tenues pour justes » (fr 645) L’opération qui transforme l’existence même de la loi en signe et preuve de sa légitimité est bien une opération de l’imagination par quoi la justice est extérieurement attribuée à la loi bien qu’on la croie intrinsèque (fr 44 , 60). Mais la croyance qui en résulte est bien réelle, puisqu’on obéit aux lois parce qu’on les croit justes (fr 66 et 60). Une telle croyance est renforcée du fait que les mêmes lois s’étant maintenues, aucune place n’a été laissée à une pluralité de lois qui aurait nécessairement fait douter de la légitimité des 1ères en perturbant le mécanisme de la croyance : on ne suit pas les anciennes lois et les anciennes opinions parce qu’elles sont + saines, mais parce qu’elles « sont uniques et nous ôtent la racine de la diversité » (fr 711). Les lois sont tenues pour justes parce qu’elles l’ont été : c’est le « fondement mystique de leur autorité ». C’est donc par l’imagination que le peuple se soumet en reconnaissant la légitimité du pouvoir et s’il se soumet, il s’ôte les moyens d’être fort : « la folie et la faiblesse du peuple constituent un fondement admirablement sûr de la puissance des rois » (fr 126)[6].

 

ó Le pouvoir des maîtres s’impose par la force et celle-ci impose le contenu des lois de l’Etat. Mais la justification du pouvoir et des lois relève de la sphère de l’opinion collective, qui ne découle nullement de la coercition, mais tient pour légitime le contenu de ce qui lui est imposé par la force sans qu’il lui soit imposé par la force de penser qu’un tel contenu est légitime.

 

III- L’empire des signes

 1- Les signes de la force

La croyance-habitude qui ploie la machine devant le signe de la force pouvant suffire à faire agir en raison les passions et les désirs qu’elle fait naître, le pouvoir utilise ce mécanisme à son profit en exhibant sa puissance militaire dans des parades et des cérémonies (fr 25, 44, 419[7]), en sorte que la liaison constante de la personne royale et du dispositif militaire « ploie la machine vers le respect et la terreur » et fasse que le visage des rois contemplé isolément « imprime dans leurs sujets le respect et la terreur, parce qu’on ne sépare point dans la pensée leurs personnes d’avec leur suite, qu’on y voit d’ordinaire jointes » (fr 25). Quelque élément imaginaire que comporte une telle croyance, les signes de la force n’ont pas pour fin d’inventer des qualités, mais d’avertir que le pouvoir dispose des moyens de se faire obéir au cas où cela serait nécessaire.

L’exhibition des signes de la force concerne aussi les « grandeurs d’établissement », qui marquent leur appartenance au parti dominant par des signes extérieurs distinctifs capables de faire savoir qu’ils disposent d’une certaine puissance : tous les comportements qui incommodent (fr 80, 32 , DCG) constituent à la fois l’amorce d’une violence physique susceptible de s’exercer si l’on ne rend pas les devoirs que le pouvoir exige,   le signe de la force dont ils disposent et celui d’une appartenance au parti dominant. « Le respect est : incommodez-vous/ Cela est vain en apparence, mais très juste, car c’est dire :je m’incommoderais bien si vous en aviez besoin, puisque je le fais sans que cela vous serve. Outre que le respect est pour distinguer les Grands. Or si le respect était d’être en fauteuil, on respecterait tout le monde et ainsi on ne distinguerait pas. Mais étant incommodé, on distingue fort bien » (fr 80). « Être brave (id est bien mis) n’est pas trop vain, car c’est montrer qu’un grand nombre de gens travaillent pour soi ...+ on a de bras, + on est fort. Être brave, c’est montrer sa force » (fr 95). On peut donc conclure que l’habit d’un homme vêtu de « brocatelle » « est une force » (fr 89) : « cela est admirable : on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle, et suivi de 7 ou 8 laquais. Et quoi, il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit, c’est une force ». Le spectacle qui satisfait la concupiscence de la libido dominandi indique bien l’existence d’une capacité de coercition destinée à provoquer des comportements d’obéissance : « c’est une mise en réserve de la force dans les signes » selon Louis Marin. Il n’est pas nécessaire de recourir à l’administration de la coercition pour obtenir l’obéissance parce que sa représentation dans des signes permet d’éviter la violence inhérente à son utilisation. Quoique la force n’ait pas disparu, on peut gouverner efficacement sans la dépenser, ce qui contribue à la stabilité du pouvoir, même si les sujets ne craignent la force qu’à condition que la crainte ne soit pas en concurrence avec la vanité, c.à.d. qu’il faut que celle-ci soit satisfaite par la croyance en la justice pour que la crainte puisse opérer. Dans le cas contraire, ils se révolteront, car l’effet de la vanité est toujours supérieur à celui de la crainte.

 

2- Les signes de la grandeur

Les signes du pouvoir coercitif (vêtements, parades, cérémonies) ne sont pas seulement compris en ce qu’ils renvoient à la force, mais en ce qu’ils témoignent avant tout de l’éminence des qualités naturelles des gouvernants qui entendent par là les faire reconnaître. S’ils en étaient dépourvus, comment pourraient-ils justifier qu’ils exercent le pouvoir dans un régime qui ne repose pas sur le choix des gouvernants par les gouvernés ? S’ils gouvernent, c’est donc qu’ils disposent de ces qualités  et l’on s’explique qu’ils veuillent les faire légitimement estimer pour montrer leur aptitude à gouverner : « le peuple honore les personnes de grande naissance » (fr 90, 92, DCG) en croyant que les signes de grandeur d’établissement sont fondés sur des grandeurs naturelles et il le croit parce que le fait du gouvernement des grands devient le signe et la preuve de qualités naturelles éminentes. Parce que « le peuple considère presque les grands comme étant d’une autre nature que les autres » (DCG, fr 101), il accepte légitimement leur pouvoir.

Les grands partagent ces illusions sur les rapports unissant leur grandeur d’établissement avec leurs qualités naturelles. Ils cherchent à obtenir de l’estime pour ce qu’ils croient être leurs qualités naturelles. Puisqu’ils appartiennent à la noblesse et que leur naissance les place en position de gouverner, ils en déduisent qu’ils disposent de qualités naturelles pour le faire et que celles-ci doivent être estimées à travers les grandeurs d’établissement qui en découlent. Comme le peuple les estime de cette manière, tout concourt donc à ce qu’ils tiennent leur nature pour supérieure à celle de leurs sujets et qu’ils se comportent en conséquence. Tous sont sous l’effet de la croyance. L’action des mécanismes de la croyance légitime le mode de sélection des gouvernants.

 

3-Les signes de la justice

Elle légitime l’institution judiciaire chargée d’appliquer les lois punitives destinées à préserver l’ordre public. A l’instar des grands, les juges, qui ne peuvent rendre des arrêts incontestables, ce qui montre qu’ils n’ont qu’une science imaginaire, peuvent rendre acceptable et la science et le motif en utilisant un système de signes qui doit faire estimer les qualités naturelles à partir des grandeurs d’établissement.  Vêtements, parures, décor, architecture sont conçus de manière à produire des impressions de faste, de solennité, de gravité qui conduisent l’imagination à induire que ces signes et les affects qu’ils produisent doivent bien être ordonnés à la recherche de justes arrêts (fr 44). S’il en était autrement, se dégagerait-il de cette « montre si authentique » un tel sentiment de respect ? Partant d’un tel sentiment, le peuple en conclut (immédiatement et imaginairement) qu’il est fondé et que les signes qui le provoquent sont liés de manière naturelle aux qualités qu’ils signifient. Sans doute un tel pouvoir ne se soutient-il qu’à travers une surcharge de signes qui paraissent dérisoirement boursouflés à l’habile qui n’y voit qu’une « grimace » comparée à la force du pouvoir des gouvernants (fr 797, 44 ,87). Mais cette grimace fait croire en la justice des arrêts rendus et c’est là l’essentiel.

 

Conclusion Si les structures politiques de l’Etat, destinées à préserver le pouvoir du groupe dominant, peuvent en même temps être acceptées par les gouvernés, c’est qu’il dispose d’une croyance factuelle dans sa légitimité de la part des gouvernés, qui se figurent qu’elle est fondée en raison sur des normes et des valeurs. Les lois sont donc tenues pour justes par la conjonction des effets de l’opinion collective et de l’ignorance de la raison des effets. Il en va de même de la légitimation des procédures de sélection des gouvernants et des arrêts de l’institution judiciaire destinés à protéger les lois. Ce processus de légitimation est renforcé par le fait que la force, quoique présente, se tienne en retrait dans ses signes.

Ainsi, tout en critiquant la possibilité même pour la raison de parvenir à déduire la constitution légitime de l’Etat à partir d’une définition du juste ou du droit naturel, Pascal rend compte du processus de production et de reproduction de l’Etat. La libido dominandi a permis  au groupe dominant d’imposer son pouvoir par la force. Ce groupe cherche à prolonger son pouvoir en réglant son exercice par des lois et en dissociant le pouvoir judiciaire du politique. Il ne cherche donc pas à détromper le peuple qui croit en la justice des lois et les grands exhibent les signes d’établissement pour faire accepter leurs décisions. La libido dominandi rend aussi compte du système de signes dont usent les juges pour faire accepter leurs décisions. Quant au peuple, il obéit paradoxalement pour les mêmes raisons de vanité : il ne se soumet qu’à des principes et des valeurs impersonnels appliqués par des gouvernants dont la nature et les qualités sont si manifestement supérieurs qu’ils appartiennent à une autre espèce : « on a fondé et tiré des règles de la concupiscence des règles admirables de police, de morale et de justice » (fr 211, 106). On obtient par ce moyen des effets semblables à ceux qu’une construction de l’Etat sur la base du droit naturel aurait produit : un Etat stable assurant l’ordre public et la paix intérieure; des gouvernants sûrs de leur pouvoir ; des gouvernés qui acceptent d’obéir. On a donc affaire à une sorte de ruse de la concupiscence capable de singer le droit en concourant à la constitution de l’ordre politique.

 

 



[1] : « on ne veut être assujetti qu’à la raison ou à la justice » (fr 525).

[2] à cette nuance près que si la contradiction que la force oppose à la justice impuissante est suivie d'effets bien souvent désastreux, l'accusation que porte le juste à l'encontre de la force est vaine. " En montrant la vérité, on la fait croire ; mais en montrant l'injustice des maîtres, on ne la corrige pas. On assure la conscience en montrant la fausseté ; on n'assure pas la bourse en montrant l'injustice ".

 

[3] En l’absence de charité, l’amour-propre conduit à instrumentaliser autrui pour le faire servir à la délectation de soi, si bien que même l’amour des enfants pour leurs parents n’est pas un sentiment naturel, mais le produit de la coutume : « les père craignent que l’amour naturel des enfants ne s’efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée » (fr 126). La famille n’est donc pas un modèle de sociabilité naturelle. En l’absence de pouvoir politique, les rapports interhumains sont régis par la haine provoquée par le heurt des libidines dominandi: « tous les hommes se haïssent naturellement l’un l’autre » (fr 210) ; chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres » (fr 597)« tous les hommes veulent dominer et tous ne le peuvent pas » (fr 828) ; « la concupiscence et la force sont la source de toutes nos actions : la concupiscence fait les volontaires, la           force, les involontaires », (fr 97).

 

 

[4] Un pouvoir coercitif, ouvertement et uniquement fondé sur la force, n’est pas assuré de la stabilité, puisque la guerre ne cesse pas. Il est trop précaire puisqu’il est toujours susceptible d’être remplacé par un autre devenu + puissant que lui : « le + fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir » (Rousseau, Du Contrat social, I,3)[4]. La force est donc indestructible, mais les rapports de force son changeants. La difficulté est de fixer la force

 

[5] dominer uniquement par la force est contre-productif : l’administration constante et ouverte de la force révolte le peuple

[6] Est-ce à dire que les Etats ne peuvent toucher aux lois fondamentales sans risquer, en les suspendant, de faire apparaître ce qu’il fallait à tout prix dissimuler : que la force dispose des lois selon les décisions des gouvernants, qui peuvent les suspendre par les moyens avec lesquels ils les ont instituées ? En fait, le caractère exceptionnel de la situation qui impose la Raison d’Etat légitime la nécessité de prendre une décision qui ne remet pas en cause la justice des lois fondamentales, mais la présuppose, ce qui légitime le choix des gouvernants qui promulguent et font appliquer les lois civiles : »les Etats périraient si on ne faisait souvent ployer les lois à la nécessité » (fr 280). Enfin les qualités et les aptitudes attribuées aux gouvernants justifieront leur décision de contourner ou de suspendre les lois de l’Etat.

 

[7] « qui s’accoutume à croire que le roi est terrible »