l'aventure

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introduction


 


« Un personnage mis en scène par Diderot dans l’Entretien qui fait suite au Rêve de d’Alembert, évoque « au Jardin du Roi, sous une cage de verre, un orang-outang qui a l’air d’un saint Jean prêchant au désert ». Le cardinal de Polignac, admirant un jour la bête, lui aurait dit : « Parle, et je te baptise … » […] Seulement l’orang-outang n’a pas répondu au cardinal. Il n’ pas proféré le maître-mot qui lui aurait décidément fait franchir le seuil de l’animalité. Le langage est la condition nécessaire et suffisante pour l’entrée [1]dans la patrie humaine »[2].

De fait, l’aptitude au langage, qui entre dans la définition de l’espèce humaine, marque un saut qualitatif, dont Claude Hagège[3] fait remonter l’origine au paléolithique supérieur, quand la conjugaison du doublement de la boîte endocrânienne, d’une structuration de + en + complexe du néocortex (signe  de la pensée conceptuelle avec ses quelque 30 milliards de neurones), de l’adoption d’un régime omnivore, de la fabrication d’outils sophistiqués et d’un embryon de vie sociale permit à l’ »homo erectus » (- 200 000/ - 150 000 ans), de devenir « homo sapiens » (- 30 000 ans), pour  lutter collectivement contre les menaces d’extinction en utilisant, pour produire des sons articulés, des organes possédant d’abord des fins nutritives, respiratoires et défensives : le nez, les lèvres, la bouche, le palais, la langue, les dents ; mais aussi le larynx, les poumons, la cage thoracique et le haut de la colonne vertébrale. Le primat, parmi les récepteurs à distance, du canal vocal auditif sur le canal visuel, probablement antérieur au canal sonore et toujours utilisé dans la langue des signes, mais non exploitable dans l’obscurité ou quand les interlocuteurs ne peuvent se voir, explique que « dans le sens commun, le + usité », la parole, « élément du langage parlé », reste « soudée à l’oral » : dans la Genèse, livre de commencements dans la Bible[4], Dieu dit et les choses sont ; le verbe créateur appelle le monde à l’existence, le nomme et fait à l’homme don de ce pouvoir de  nommer, et ce faisant de maîtriser le monde que le logos ordonne. Le sens de cette parole ontologique demeure présent à l’horizon de la révélation chrétienne, de cette bonne nouvelle qu’est la Parole de Dieu, véhiculée par les prophètes et faite chair dans la figure de Jésus-Christ, Verbe incarné, au pouvoir proprement salvateur, et rabbi de la tradition orale, enseignant par « paraboles», étymologie grecque du terme « parole » qui en est la contraction, mot signifiant littéralement « lancer à côté » et qui désigne le détour que l’on choisit pour signifier + éloquemment, l’analogie que l’on établit entre un récit et un discours qui se laisse ainsi mieux discerner que par un enseignement direct. Parabole de l’espace de parole, la parabole du Semeur, dans l’Evangile selon saint Marc (4, 3-9),  exprime pleinement le sens du mot « parole » et sa fonction : si la parole de vérité est d’abord parole sacrée, Logos divin dont le Christ vient réapprendre le sens aux hommes, en le plaçant à la mesure de l’homme, pour qu’il le comprenne et se l’approprie, la métaphore s’écartant du langage utilitaire pour éveiller une compréhension inédite de l’univers par de nouvelles associations, de nouveaux mots, de nouveaux sons, cette parole reste stérile, lettre morte, si le manque de constance, la faiblesse, les tentations faciles offertes par le divertissement du monde empêchent le grain de la parabole de lever, la bonne Parole d’être reçue, entendue, comprise et transformée en acte par l’auditeur actif, co-créateur d’un sens actualisé parce qu’incorporé : « la parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l’écoute »(Montaigne, Essais, III, 13). 

Une pareille conscience de la nécessité de doubler la médiation du langage humain par le détour du trope, - métaphore ou allégorie-, du mythe réécrit ou inventé, de la fiction herméneutique et didactique pour approcher, en la figurant, une réalité proprement indicible par un autre discours que le logos divin, préside au choix, par Socrate, de décrire la constitution de l’âme par le mythe de l’attelage ailé, dont le voyage, la chute, l’incarnation, l’exil et la nostalgie figurent le caractère divin de l’éros , sous l’autorité duquel Socrate, l’amoureux des discours proprement philo-sophiques, place sa palinodie, destinée à arracher le brillant Phèdre à sa fascination pour les discours morts et mortifères du logographe, vain orateur indifférent aux exigences d’une vérité qu’il controuve d’autant + aisément qu’il la méconnaît, si bien que, proprement séducteur, partant réellement corrupteur, il ne peut, par son réductionnisme intéressé et sensualiste, que détourner l’âme de l’amant séduit de sa vocation à retourner vers l’intelligible, par la médiation d’une  paideia philosophique, authentique voie et finalité d’un eros proprement religieux.

Si le commentaire du mythe de Theuth, inventeur mythique de l’écriture, perçue par Socrate comme un « pharmakon » ambivalent de la mémoire et du savoir, accorde au logos vivant, conscience discursive du savoir qui s’écrit dans l’âme sur la lettre morte, le discours muet du logos écrit, que la voix vivante de son père, locuteur incarné, n’est + là pour défendre, et que Socrate compare aux jardins d’Adonis, artificiellement poussés à maturité et par conséquent stériles, par opposition aux semences que le paysan ne peut faire fructifier que sur un terrain propice, ce n’est pas tant qu’il condamne l’écrit pour privilégier l’oral, faute de quoi l’entreprise même de Platon serait paradoxale. C’est que le « logos » propre à celui qui sait, et qui est « écrit dans l’âme de celui qui apprend » ne lui est pas extérieur. N’étant pas matériel, il n’est donc ni le discours oral, énoncé par des sons perçus par l’ouïe, ni un texte écrit, mais une affection, un état, un attribut de l’âme, une faculté à laquelle l’âme accède lorsqu’elle a su atteindre le savoir. « Dans ces conditions, on peut peut-être l’identifier à la pensée (dianoia) que le Thééthète définit comme dialogue silencieux de l’âme avec elle-même. + exactement, il est le discours que se tient l’âme à elle-même, et la pensée, dont la possibilité repose sur ce discours, consiste dans l’échange de l’âme avec elle-même de logoi. C’est donc de ce logos intérieur que le logos écrit est le simulacre, et non du discours oral, tout aussi matériel, malgré les apparences, que le discours écrit », conclut Laetitia Mouze[5]. Il faudra se souvenir de cette (in)distinction quand on étudiera les rapports entre l’oral et l’écrit dans les œuvres au programme, la question se posant tant pour la doctrine platonicienne, dont l’école de Tübingen défend l’oralité ésotérique, extrinsèque aux dialogues que nous lisons, que pour la littérarité du marivaudage ou pour l’analyse des rapports entre parole et musique dans les Romances sans paroles de Verlaine.

Faut-il entendre dans l’ironie de ce titre paradoxal, incontestablement démarqué des Lieder ohne Worte du compositeur romantique allemand Félix Mendelssohn, une « crise de la parole » verbale, cantonnée par cette poétique de la secondarité qu’est le « mode mineur » dans un « régime discret, proche de l’amuissement et du silence, si bien que l’instance n’advient elle-même qu’un niveau subvocal, en-deçà du dire et des mots, dans l’imminence de sa propre défection », la tension du genre populaire de la romance entre la parole[6], la musique et le chant, tout à la fois assourdis jusqu’au « frêle et frais murmure » du « chœur de petites voix » (ariette I) « caus[ant] bas dans le « boudoir d’Elle » (« Malines »), amuis jusqu’au silence paradoxal du train de « Malines »[7] ou du « roule[ment] sans un murmure » de la rivière de « Streets, II »,  dysphoriquement détruits  par les « aigres cris poitrinaires » , dissonants, de la  femme enfant[8] de « Child wife » et sans cesse rappelés par le jeu systématique des ressources musicales de la parole, voix et chant[9], avec la musique instrumentale, se résorbant dans l’utopie d’une poésie affranchie de la double articulation phonétique et morphosémantique du langage, auquel cas l’air proposant, à côté des paroles de l’ »Ariette V », une manière de signifier qui semble irréductible à la signification des mots,  la valeur du poème s’enracinerait dans une ontologie des limites, basculant du côté de la musique qui bornerait, en retour, l’être du langage, impuissant à dire ce qu’elle seule parviendrait à signifier? Ou, la musique ne signifiant intrinsèquement rien et ne relevant que de la métaphore dans l’approche impropre d’une parole poétique, toujours nécessairement formée de mots et de signes linguistiques, et qui fait la part belle au récit dramatisé de « l’histoire vraie de Bruxelles » dans « Birds in the night », ne faut-il pas privilégier, avec Arnaud Bernadet[10], une poétique du dire, fondée non sur la fonction expressive, informative, communicationnelle ou nominative du langage, mais sur la neutralisation de la double articulation par un mode de signification latéral et parallèle aux mots,  des relations transversales et imprévues opérant entre des unités phonétiques, indépendamment de la morphologie, de la syntaxe et de la matière sémantique des mots. Ainsi, dans « Simples fresques I », +sieurs séries consonantiques et vocaliques se croisent et interagissent pour suggérer, sans que jamais soit dit, le « dire » du poème : ici la série du deuil et la torpeur jouissive qui l’accompagne (thème en [s]), là l’enchantement de la vision et sa force de déréalisation des choses (thème en [an] ). La parole, chez Verlaine, peut donc rejoindre la pure impression sensorielle ou s’insinuer en nous comme une musique. Mais elle peut aussi, dans un autre usage des mots, rendre compte d’une manière autre de se mettre à l’écoute du monde et de se dire à autrui, dans la conscience claire que le poème ne doit pas se transformer en musique, reléguant le langage au loin, mais exploiter et révéler cet aspect du langage qu’une conception trop conceptualiste a relégué dans le domaine de la pure sensation : « le fait que les Romances sans paroles n’aient rien à dire ne signifie pas qu’elles ne disent rien » ; si le poète a rompu avec le « je parle », il n’en pas fini avec « ça parle », et loin de l’exigence d’une parole de vérité, comme c’est le projet donné à l’échange du dialogue philosophique de Platon, loin des mensonges, tromperies, engagements trahis, de la parole manipulée dont il est question dans Les Fausses confidences, la parole verlainienne donne à voir la misère grise d’une « âme qui parle malgré lui » : « on a l’impression,  non d’un auteur qui parle, mais d’une âme que l’auteur ne réussit pas à empêcher de parler », selon le mot de Paul Claudel.

 

Comme faculté d’émettre des sons articulés, la parole, même littéraire, partant écrite, reste donc soudée, sinon à l’oralité, du moins à la question de l’incarnation du discours dans une voix, qui se distingue tant du cri que de la musique, vers laquelle elle peut néanmoins tendre ou régresser, par la production d’énoncés linguistiques signifiants en situation. Acquise autant qu’innée, l’activité parlante de l’homme ne peut donc s’exercer qu’au sein d’une communauté, dont les hommes ne sont pleinement hommes que parce qu’ils se constituent comme receveurs, producteurs et transmetteurs de messages qui passent par la médiation d’interactions verbales. Ainsi l’enfant, terme dont l’étymologie gréco-latine infans désigne celui qui est privé de parole, n’entamera le processus d’hominisation qui l’accultureen le dotant d’un outil d’expression et de communication non violent de ses émotions/ passions, que s’il entre dans l’interaction verbale, ce qui suppose qu’on lui parle pour qu’il parle, la parole comptant autant que les gestes dans le développement psychique, intellectuel et moral de cet « animal politique qu’est l’homme ». Le contre-exemple des enfants sauvages et des enfants autistes, empêchés d’accéder au circuit relationnel de la parole dialogique l’atteste. Incapables de donner parce qu’ils n’ont rien reçu, les premiers ne parlent pas parce qu’ils n’ont pas été l’objet de parole. Refusant toute communication, ils ne peuvent se rapporter à eux-mêmes autrement que sur le mode désemparé de la conservation vitale, à l’instar de Victor de l’Aveyron, découvert à l’âge de 11 ou 12 ans dans un état de total dénuement, nu, dénué de tout outil, incapable de la moindre expressivité corporelle comme de se situer dans le temps, se déplaçant la +part du temps avec ses 4 membres  et que les médecins du XIXème siècle, qui ne parvinrent jamais à faire entrer dans une relation signifiante d’écoute et de parole, décrivent ainsi : « l’organe de l’ouïe insensible aux bruits les + forts comme la musique la + touchante ; celui de la voix réduite à un état complet de mutité et ne laissant échapper qu’on son guttural et uniforme ;  […]dépourvu de mémoire, de jugement, d’aptitude à l’imitation ; […] enfin dépourvu de tout moyen de communication, n’attachant ni expression ni intention aux gestes et aux mouvements de son corps, passant avec rapidité et sans aucun motif d’une tristesse apathique aux éclats de rire les + immodérés[11] ». Or dépossédé de son humanité d’homo loquax par l’absence de parole d’amour, qui place le désir au cœur de la rencontre de l’autre, cette sorte d’homo ferus qu’est Victor est aussi, et en fait pour la même raison, dépossédé de son humanité d’homo eroticus, les enfants sauvages que l’on a retrouvés étant tous, à la surprise de ceux qui avaient la tendance naïve d’associer la sexualité humaine au retour à l’état sauvage, caractérisés par une complète apathie sexuelle. Irréductible au besoin naturel, à la simple satisfaction d’un plaisir d’organe ou à une activité reproductrice, l’effervescence du désir amoureux est effervescence de la parole dialogique.

C’est sans doute pour cela qu’un des objets fédérateurs du dialogue philosophique de Platon, des interactions verbales qui constituent l’intrigue ourdie par ce double du dramaturge Marivaux qu’est le meneur de jeu Dubois et de la parole poétique de Verlaine réside, sinon dans un « fragment du discours amoureux », du moins  dans une réflexion sur l’articulation de la parole et de l’amour. Si Socrate, l’amoureux des discours, ne dissocie pas le discours amoureux du discours philosophique, c’est que l’enthousiasme philosophique procède de l’enthousiasme érotique et que la psychagogie de la paideia érotique se distingue de la rhétorique sophistique par sa visée authentiquement didactique : en conduisant l’âme vers la vérité, elle réinscrit le sujet dans la cité. Les préjugés sociaux aliénant, avec la sincérité de l’aveu, l’identité du sujet, initialement empêché de manifester, d’exprimer, d’actualiser, voire d’éprouver un désir qui ne fût pas conforme, toute la stratégie du valet dramaturge vise à faire naître, en écho au désir longtemps inavouable de l’amant déclassé, un désir de s’affranchir des convenances pour exister en tant que sujets, en affirmant, par le marivaudage, la singularité et la con-venance de désirs socialement in-convenants. Enfin, si la parole poétique amoureuse de Verlaine est contrainte, dans cette «mauvaise chanson » que sont les Romanes sans paroles, pendant de la Bonne Chanson, socialement reconnue, du temps des fiançailles avec Mathilde, comme de la révolutionnaire, mais moralement et socialement scandaleuse Saison en Enfer de Rimbaud, aux subtilités du double langage, ce n’est pas seulement que le sujet lyrique, tiraillé entre les postulations hétérosexuelles et homosexuelles qui engagent son identité, redoute la censure d’une Justice répressive. C’est que son auteur, conscient du caractère proprement anomique de l’exténuation de son propre désir, cherche une voie qui exprime la dissolution du sujet.

 

En effet, transformation d’un acquis- la langue- en formulation articulée et audible d’un énoncé qui découvre le sujet en dévoilant son intimité, la parole n’obéit pas seulement à des règles anatomiques et sociales : elle procède également d’un psychisme qu’elle manifeste, exprime ou trahit jusque dans ses tentatives pour se dérober au regard extérieur en s’enfermant dans le huis clos d’un silence toujours nécessairement éloquent. Volontaire ou involontaire, stratégique, - partant dans une certaine mesure rhétorique-, ou pathologique,- au sens étymologique comme médical du terme-, silence, mutisme, aphasie, bredouillement, bégaiement ou au rebours logorrhée sont des troubles de la parole qui font partie de son fonctionnement, soit qu’ils procèdent, avec la méditation, la dévotion silencieuse, la prière ou la litanie d’un mode de communication parfois non verbale, mais conventionnelle, avec une réalité non matérielle, soit qu’ils trahissent, avec l’aporie du dialogue socratique ou la dispute marivaudienne ou conjugale, l’impasse du raisonnement et les clivages inconciliables, quand ils ne révèlent pas la schizé de la psyché, en conflit avec les valeurs du monde extérieur. C’est ainsi que l’on sera amené à dissocier, dans les œuvres au programme, le silence du sublime, sensible moins dans l’expérience poétique de l’ineffable, dont le dire devrait, selon le mot de Mallarmé, « authentiquer le silence », que dans la connaissance immédiate de l’intelligible par le « nous » platonicien, de la promesse du silence rhétorique, que la critique implicite mais puissante de la poésie du verbiage et de la prolixité conduise le poète des Romances sans paroles  à se priver des mots pour libérer la tradition poétique de son asservissement à la signification[12] ou que le contrat de silence protégeant le secret de l’amour de Dorante et d’Araminte[13] soit tour à tout délibérément transgressé par les « fausses confidences » de Dubois[14] et finalement utilisé par Araminte pour contrôler la parole : « voici le Comte et ma mère, ne dites mot, et laissez moi parler ». Si le silence de Gorgias, refus de dialoguer, fait obstacle à la maïeutique  et à la dialectique dialogique sans quoi la vérité philosophique ne peut émerger dans les dialogues philosophiques de Platon, et que les réticences des héros de Marivaux à avouer, à s’avouer leur amour maintînt une tension dramatique résolue par un aveu qui semble par contraste leur échapper, tandis que le silence de l’évanescence du monde et du sujet verlainiens ouvre sur une parole incertaine, parole du doute et du « je ne sais quoi » ou du « presque rien », le silence participe de l’écoute indispensable au déploiement de la parole de vérité: »silence donc, et prête l’oreille ; car véritablement ce lieu a quelque chose de divin et si, au cours de mon discours, les nymphes m’inspiraient le délire, n’en sois pas étonné ; maintenant déjà j’approche de ton dithyrambe ».

Car si la dialectique de la parole et du silence, de l’écoute et de la réticence, de la rupture et de l’échange est propice au voilement et à la dissimulation, comme au dévoilement d’une vérité sur le monde et sur le sujet, c’est que tout dans la psyché de l’homme est langage: « ça parle » à travers la parole poétique qui échappe au sujet verlainien comme dans le piège des mensonges, des méprises et des aveux où se prennent les sentiments des personnages marivaudiens, parce que le corps est discours et l’inconscient de la psychanalyse freudienne ou lacanienne langage : lapsus, phrasé, intonation, respiration, silences, parole fausse qui dit le vrai, dénégation ou refoulement, voire mouvement les + insignifiants du corps- tout est témoin révélateur d’un inconscient qui se fait jour et qui fait signe dans le symptôme, acte de langage invitant celui qui se met à l’écoute de ces signes pour les déchiffrer à permettre au sujet de se libérer, de se réaliser par l’avènement d’une parole vraie, objet peut-être tant de la maïeutique socratique que du stratagème marivaudien ou de la quête poétique : « qu’elle se veuille agent de guérison, de formation ou de sondage, la psychanalyse n’a qu’un medium : la parole du patient […] Or toute parole appelle réponse » ; »l’analyse ne peut avoir pour but que l’avènement d’une parole vraie et la réalisation par le sujet de son histoire dans sa relation à un futur »[15]. L’efficace analytique siégeant dans la réception de la parole du patient, le processus de dévoilement du sujet s’opère lorsque le verbe s’énonce en présence d’un autre qui est prêt à l’entendre. La situation d’écoute analytique est ainsi la transposition, toutes proportions gardées, de situations de parole plus courantes : toutes celles où il y a transfert, entendu au sens de transport affectif, amoureux, sur un sujet supposé savoir, le valet industrieux dans Les Fausses confidences, Socrate dans la paideia philosophique, le destinataire de l’aveu ou de la confession de Raskolnikov dans Crime et Châtiment de Dostoïevski.

La parole étant enfin manifestation extérieure de la pensée, « pensée expliquée par un signe extérieur, le + intelligible de tous les signes » selon Pancrace dans Le Mariage forcé de Molière[16], ou encore « faculté d’exprimer et de communiquer la pensée au moyen du système de sons du langage articulé émis par les organes phonateurs », selon la définition du Trésor de la Langue française, la question se posera de savoir comment articuler les rapports entre la parole et la pensée : la parole a-t-elle été donnée aux hommes pour « expliquer » et « communiquer » leur(s) pensée(s)  ou pour les dissimuler et pour les « déguiser » ? Peut-il y avoir une pensée, des catégories de pensée antérieures, extérieures ou transcendantes au langage, à la parole ?  

            La parole étant, + encore que le langage, un outil d’expression et de communication de contenus possiblement non verbaux dans des énoncés verbaux, on pourrait croire, avec Pancrace (personnage du Mariage forcé de Molière) que « la parole a été donnée à l’homme pour expliquer ses pensées » et avec Locke que la vie en société exige la communication de la pensée par la médiation d’un langage symbolique articulé : »comme on ne saurait jouir des avantages et des commodités de la Société sans une communication de pensées, il était nécessaire que l’Homme inventât quelques signes extérieurs et sensibles par lesquels ces idées invisibles dont se pensées sont composées, pussent être manifestée aux autres »[17]. La parole traduirait les pensées en adoptant la forme convenue de l’échange, et de pour deux raisons : la pensée dépend du langage ; la parole s’inscrit dans le cadre du principe dialogique caractérisant la vie en commun.

            Ainsi donc, et en dépit de la croyance classique en l’antécédence de la pensée sur le langage, croyance dont la théorie platonicienne des « idées » -antérieures, extérieures et transcendantes au langage humain- pourrait être le reflet et qu’étaye l’expérience poétique de l’inadéquation de la parole au vouloir-dire qui motive notre dire, il semble que la parole dépende du langage dans sa genèse, sa réalité et son contenu : la pensée est « parlante » autant que « parlée ».

            La connexion de la parole et de la pensée est d’abord génétique : « Ne demandez donc point comment un homme forme ses 1ères idées ; il les reçoit avec les signes ; et le 1er éveil de sa pensée est certainement, sans aucun doute, pour comprendre un signe. […] Sans aucun doute tout homme a connu des signes avant de connaître des choses. Disons même + ; disons qu’il a usé des signes avant de les comprendre. L’enfant pleure et crie sans vouloir d’abord signifier ; mais il est compris aussitôt de sa mère. Et quand il dit maman, ce qui n’est que le 1er bruit de ses lèvres, et le + facile, il ne comprend ce qu’il dit que par les effets, c.à.d. par les actions et les signes que sa mère lui renvoie aussitôt. « L’enfant, disait Aristote le Sagace, appelle d’abord tous les hommes papa ». C’est en essayant les signes qu’il arrive aux idées ; et il est compris avant de comprendre ; c’est dire qu’il parle avant de penser », écrit Alain dans Les idées et les âges.

            La pensée dépend encore du langage dans sa réalité : « Vouloir penser sans les mots, c’est une tentative insensée […] Et il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui la lie au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il y a de + haut c’est l’ineffable. Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement ; car en réalité l’ineffable, c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la + haute et la + vraie », écrit dans l’additif au § 462 de l’Encyclopédie des sciences philosophiques Hegel, qui dissipe ainsi le double mythe d’une pensée pure et d’un ineffable, supérieurs à tout ce qu’il est possible de dire. Qu’il y ait de l’intériorité spirituelle et de la subjectivité distincte de l’extériorité des mots et de leur objectivité linguistique n’implique pas que la pensée ait une réalité antérieurement à son objectivation dans les mots, car seul le mot lui permet de sortir de l’indistinction, de la confusion, de l’indifférenciation. Ni la pensée ni le son n’ont donc d’existence distincte, indépendante de leur articulation dans la langue, explique Ferdinand de Saussure qui compare la langue à une feuille de papier dont la pensée est le recto et le son le verso, si bien qu’on ne saurait pas + dissocier le son de la pensée qu’on ne peut découper le recto sans découper en même temps le verso d’une feuille : »psychologiquement, abstraction faite de son expression par les mots, notre pensée n’est qu’une masse informe et indistincte […] Sans le recours des signes, nous serions incapables de distinguer deux idées d’une façon claire et constante […] Il n’y a pas d’idées préétablies et rien n’est distinct avant l’apparition de la langue[18] ». La pensée se fait donc langage en se faisant par le langage, comme le rappelle la polysémie du terme grec « logos », qui signifie à la fois « parole », « nombre » et « raison »

             Enfin la pensée dépend de la langue dans son contenu : tirant les conséquences philosophiques de la consubstantialité de la pensée et du langage, Emile Benvéniste explique, dans son article consacré aux « Catégories de pensée et catégories de langue », que la langue, comme objet de culture, délimitant et organisant ce que l’on peut penser, nous ne saisissons la pensée que déjà appropriée aux cadres de la langue[19] : le dicible devient la norme du pensable[20] ? Ainsi Benvéniste montre-t-il que les dix catégories d’Aristote[21] sont la transposition des significations possibles de la relation entre le sujet et le prédicat du verbe « être » dans la grammaire grecque[22]. La métaphysique comme étude de l’être supposait, à titre de condition pour se développer les propriétés du verbe être dans la langue grecque[23] ; les penseurs grecs ont à leur tour agi sur la langue en créant de nouvelles significations comme l’ « ousia », essence ou étanté : « la langue n’a évidemment pas orienté la définition métaphysique de l’être, chaque penseur a la sienne, mais elle a permis de faire de l’ »être » une notion objectivable que la réflexion philosophique pouvait manier, analyser, situer comme n’importe quel autre concept ». La consubstantialité de la pensée et de la langue ne compromet donc pas l’existence d’une pensée idéale, elle en est +tôt la  condition sine qua non. Car une langue n’est pas un instrument neutre par rapport à la réalité qu’elle décode, mais une organisation particulière des données de l’expérience, l’expression d’un peuple avec ses croyances, ses coutumes, son rapport singulier au monde, si bien qu’apprendre à parler revient à apprendre à percevoir et à penser le monde d’une certaine manière et cette réparation est beaucoup + radicale qu’il n’y paraît dans la mesure précisément où « chaque langue reflète et véhicule une vision du monde » différente, comme l’exprime le mythe de la tour de Babel.

Mais la parole n’est pas seulement le langage ni la langue : l’homme étant avant tout une « présence » et non une essence, la parole est aussi  pour lui un phénomène qui le met en situation de vivre et de rencontrer le monde avant de le comprendre. Pour le phénoménologue contemporain Maurice Merleau-Ponty, je suis « jeté » dans la parole, emporté dans la « motricité des mots », si bien que le langage n’est pas seulement « parlé » lorsque nous verbalisons ce à quoi nous réfléchissons, mais « parlant », partant emporté vers un nouveau sens, c.à.d. que notre nature de conscience parlante donne au système de signes qu’a l’air d’être le langage une force de transcendance, de dépassement de ce qui existait déjà. Dans l’exercice de la parole - chez Merleau-Ponty, le langage se comprend d’abord et avant tout dans l’exercice de la parole, c.à.d. comme un phénomène corporel de l’homme conscient-, le langage se met à créer du sens, à devenir « parlant », c.à.d. agissant et non pas seulement instrument, « langage parlé ». « La parole n’est [donc] pas l’illustration d’une pensée déjà faite, mais l’appropriation de cette pensée même » par la parole parlante, enveloppement de la pensée par la parole, si bien que Merleau-Ponty évoque la pensée elle-même comme « parlante » : la pensée n’est pas une intériorité, un contenu, mais n’existe que dans le monde et actualisée dans les mots. « Toute parole est pensée et toute pensée parole » : dès que l’on pense, il y a de la parole, dès que l’on parle, il y a de la pensée. La parole n’est + uniquement une forme destinée à recevoir ce qui la dépasse (le vrai, l’idée, la réalité), mais participant de cette réalité, a un pouvoir de création et pas seulement de représentation. Dans cette conception + poétique que rationnelle du langage, exister en tant que conscience parlante, ce n’est pas acquérir un monde tout créé et constitué, mais collaborer à la création du monde en participant à un dialogue interhumain qui comprend la parole comme lien à autrui et au monde, comme tissu de sens jamais clos, fermé ou définitif, dans lequel nous sommes pris : « parler n’est pas seulement une initiative mienne, écouter n’est pas subir l’influence de l‘autre, et cela, en dernière analyse, parce que nous sommes sujets parlants, nous continuons, nous reprenons un même effort, + vieux que nous, sur lequel nous sommes entés l’un et l’autre, et qui est la manifestation, le devenir de la vérité ». En parlant, c’est comme si nous participions à l’immense dialogue interhumain qui ne cessera jamais entre les hommes et qui bâtit le monde.

Car la parole s’inscrit dans le cadre du principe dialogique caractérisant la vie en commun. Approcher l’autre implique donc la possibilité, voire le devoir, du dialogue. L’échange est sollicité, surtout si l’objet de la discussion est d’importance : le sort d’Araminte, apparemment suspendu au choix de son intendant, et à travers lui, à la question de savoir s’il existe une alternative, tant au procès qu’au mariage avec le Comte qu’elle n’aime pas ; le sort du poète, suspendu à la question de savoir s’il y a une alternative à la trahison du bonheur passé[24] ; le lien ou la déliaison, à travers le bon et le mauvais usage de la parole et du discours, de l’amour et de la philosophie. Car si l’attrait du dialogue, parole vivante puisque incarnée dans un corps et dans une pensée en mouvement est irrésistible pour  Socrate, l’ «amoureux des discours » à qui son « daimon » impose le devoir sacré de revenir sur son 1er discours, aussi faux que celui de Lysias, pour prononcer enfin un discours de vérité sur l’amour, et avec lui sur cet exercice de pensée dialogique et dialectique qu’est le discours, mieux le dialogue philosophique, c’est que la maïeutique est au cœur de paideia philosophique : il faut arracher Phèdre au pouvoir anesthésiant de la lettre morte de Lysias pour le faire accoucher d’une vérité essentielle pour l’âme comme pour la cité, à savoir que l’amour, au cœur du lien social, a pour vertu de ramener l’âme à son essence divine.  La question de l’articulation de la pensée et de la parole sera donc au cœur de la réflexion de Platon sur le logos, « le + grec des termes grecs, en lequel s’allient langage, pensée, rationalité, nombre », comme le rappelle Monique Dixsaut, dont nous résumerons ici les propos, appelés à + ample développement dans le cours sur Platon. En effet, « intérieur ou extérieur, le discours n’est une pensée, c.à.d. un dialogue, qu’à la condition que soit présent le mouvement consistant à s’interroger et à se répondre »[25]. Le paradigme de la pensée, qui est une activité, c’est donc le dialogue intérieur de l’âme avec elle-même. Quelque chose a lieu dans l’âme, que Socrate appelle pensée. Cette pensée réside dans un dialogue de l’âme avec elle-même, quand l’âme se dédouble et se réfléchit perpétuellement sous la double forme de la question et de la réponse, sans arriver à s’immobiliser dans aucune des deux : « une âme qui pense ne m’apparaît en effet rien faire d’autre que dialoguer, elle s’interroge elle-même et se répond » (Le Théétète, 189e-190a). Pensée (dianoia) et discours (logos) sont donc une seule et même chose, sauf que « c’est au dialogue intérieur de l’âme avec elle-même qui se tient sans passer par la voix (phonè) que nous avons donné ce nom, pensée », alors que le discours est « un courant qui émane de l’âme en passant par la bouche et en s’accompagnant de son » (Sophiste, 263e-264b). Le discours proféré, passant par le corps, n’ajoute ni ne soustrait rien au dialogue intérieur[26]: « si certains ont dit du corps (sôma) qu’il est le sépulcre (sèma) de l’âme », c’est cependant « au moyen du corps que l’âme signifie ce qu’elle peut avoir à signifier » (Cratyle, 400b-d). Le discours est donc une pensée qui se fait parole (422e-424a). Quand l’âme pense, elle pense seule à seule, isolée du corps. Mais quand elle parle, sa pensée est portée par une voix qui va frapper le corps d’un autre. La traduction sonore ne la trahit pas, le corps ne fait alors pas obstacle. Il est pure docilité expressive. La présence d’autrui et la parole ne sont donc pas indispensables au dialogue de l’âme avec elle-même, l’essence du dialogue résidant non dans la conversation, échange d’opinions, ni même dans l’interaction, menace de dispersion, et encore moins dans la dispute éristique, objet de la rhétorique des sophistes, mais dans la contradiction qui plonge l’âme dans l’incertitude et qui invite l’intelligence en mouvement à penser, c.à.d. à s’interroger sur les messages contradictoires transmis par la perception ou par la doxa (République, VII, 523a-524d). La pensée réside donc dans un mouvement par lequel l’âme s’interroge et se répond et le dialogue oral, adressé à l’autre, dans la multiplication de cette pensée par deux : un qui parle, qui s’interroge et se répond ; un qui écoute, qui s’interroge et se répond. La pensée est donc la condition du dialogue : pour répondre, il faut se questionner, éprouver la validité de la question et la recevabilité de la réponse. Le dialogue suppose qu’on examine la même chose, qu’on se pose la même question, de la même façon. Le mouvement de la pensée est donc essentiellement dialogique : on pense seul, mais si on pense, on n’est pas un, mais deux. Il est aussi dialectique, c.à.d. que la pensée ne cherche ni à exprimer des affects ou des opinions, ni à démontrer ou à argumenter, mais elle veut comprendre ce qui est : « mais, moi, je ne peux lui répondre si je tiens l’art rhétorique pour une belle ou pour une vilaine chose, tant que je n’apporte pas d’abord une réponse qui dise ce que c’est » (Gorgias,447b-c). Le but du dialogue n’est donc pas de réfuter la thèse de l’adversaire, mais de « mettre à l’épreuve la vérité aussi bien que nous-mêmes » (Protagoras, 348a) pour dire  quelle est la chose en question, en l’occurrence dans Phèdre qu’est-ce que le logos ? Sait donc parler celui qui sait questionner, c.à.d. se demander quelle est la définition qui rendra le nom adéquat à l’essence qu’il nomme (l’amour) ou quel nom convient à la définition qu’on a donné de la chose (un délire, une mania), ce qui nous amène à la question des rapports entre le savoir, la pensée, la parole et la langue.  Juge de l’œuvre du nomothète qui devrait en référer à lui s’il veut « instituer les noms de la belle manière », le dialecticien peut, en certains cas, forger lui-même les noms qui lui conviennent (et Platon ne s’en prive pas). Mais il ne peut pas les fabriquer tous, sous peine que sa langue ne soit compréhensible que de lui seul et du tout petit nombre de ses semblables La +part du temps, il se contentera donc de rectifier la signification des noms usuels dont il s’empare et n’en créera que quand il lui est impossible de faire autrement. Il possédera alors à la fois la science de la production et la science de l’usage des mots, mais il n’aura la 1ère que parce qu’il a la 2de. Car au même titre que la rhétorique, la dialectique permet de parler, mais à la différence de celle-ci, elle permet aussi de penser, c.à.d. dans Phèdre de rassembler et de diviser : « rassembler » pour « rendre manifeste », expliciter, définir l’objet du discours (l’eidos de l’eros est la mania) ; « diviser » (le côté gauche et le côté droit de l’eros comme mania) pour mieux cerner la vérité, à savoir que le désir est bien de l’amour, mais que ce désir érotique a une autre dimension, philosophique. Or ce désir est incarné dans la relation de Socrate à Phèdre. La dialectique n’est donc pas une « méthode » pour parler techniquement de l’eros, mais l’incarnation d’une Forme dans un discours vrai, puisque expérimenté : « de cela, c’est sûr, Phèdre, je suis pour ma part très amoureux, de ces divisions et de ces rassemblements » (266b). Le dialecticien sait donc qu’aucune méthode n’est capable d’arriver à la vérité de quoi que ce soit si elle n’est pas animé par erôs. L’erôs est l’autre nom de la philosophie : le désir de comprendre.

Car il faut penser et décrypter la parole pour n’être pas dupe de ses usages sociaux, qui nous imposent souvent de dissimuler notre pensée en la dissociant de la parole, quand nous ne trahissons pas notre pensée véritable par un mensonge, qui en cache l’intention.

C’est ainsi qu’un locuteur peut ruser, consciemment ou inconsciemment, avec sa pensée en l’exprimant sans en assumer pleinement la responsabilité : « on a bien fréquemment besoin, à la fois de dire certaines choses, et de pouvoir faire comme si on ne le avait pas dites, de les dire, mais de façon qu’on puisse en refuser la responsabilité », explique Oswal Ducrot[27]. La modalisation des énoncés d’Araminte permet ainsi à Marivaux de montrer la complexité de la négociation intérieure entre le désir profond du personnage – que Dorante avoue son amour- et les bienséances de la parole sociale : « je ne sais de son amour que ce que tu m’en dis[28] […] Il est vrai qu’il me fâcherait s’il parlait ; mais il serait aussi à propos qu’il me fâchât ». Mis au défi par Phèdre de rivaliser avec Lysias sur le motif de la folie amoureuse, Socrate se voile la tête pour prononcer son 1er discours, nécessaire à sa démonstration, mais dans le fond aussi « sot » et «impie » que le discours du rhéteur. L’ironie du préambule dénonce alors par avance la manipulation que le naïf n’a pas perçue. Dans « Birds in the night », Verlaine pratique l’autocitation[29] pour dénoncer l’hypocrisie de Mathilde, qui n’aurait simulé l’amour fou que pour mieux piéger Verlaine en réendossant le rôle de la comédie sociale.

En effet le mensonge, qui trahit la pensée et crée une pensée apocryphe, annulant la véritable pensée et cachant la véritable intention, sera au cœur de la réflexion de nos trois auteurs sur le pouvoir de ce « pharmakon » qu’est la parole. Car le discours, faux, mensonger et inauthentique, peut mystifier son destinataire en le persuadant de la justesse d’une idée, en réalité erronée et fausse en soi, à l’instar du discours de Lysias, qui oblige ses auditeurs à « concevoir l’amour comme une réalité conforme à ses propres souhaits », des mensonges distillés par Monsieur Rémy, Dubois, Madame Argante, Araminte et Dorante eux-mêmes,  des regards et des paroles dont l’hypocrisie jette la suspicion jusque sur la déclaration censément performative d’amour, dans Birds in the night : «et vous voyez bien que j’avais raison/ Quand je vous disais, dans mes moments noirs, Que vos yeux, foyers de mes vieux espoirs, / Ne couvaient + rien que la trahison » ; « et votre regard, qui mentait lui-même[…] et de votre voix, qui disait « je t’aime » ».

Car la parole n’étant pas, dans les enjeux sociaux, un acte gratuit, mais demeurant parfois un écueil qui risque de faire échouer le projet qui la sous-tend, l’homme peut être tenté d’utiliser la parole pour faire taire la penser ou de s’enfermer dans un silence + ou – tactique, + ou moins contraint, refusant de s’exprimer et de révéler ses idées, réprimant sa pensée pour ne pas subit un échec cuisant ou subjuguant la parole sociale par le silence. Ainsi Dorante tait-il son projet à Monsieur Rémy, ne dément-il pas la fausse confidence de son intérêt pour Marton ou de son refus de brillants mariages pour ménager ses intérêts. Toute la stratégie de Socrate consiste en l’art de réprimer sa pensée pour mieux la révéler et ainsi étouffer son interlocuteur réel et c’est justement au moment où il confesse, « conscient de son ignorance », n’avoir + rien à dire[30], qu’il devient redoutable et prononce une palinodie, engage un dialogue d’autant + assassins pour l’adversaire visé que, par (fausse) modestie, il attribue alors la parole de vérité à une source étrangère et mystérieuse[31], à son « daimon ». Enfin le poète, qui joue de l’ambivalence des pronoms pour taire l’identité de l’interlocuteur de bien des poèmes, oppose au procès la plainte de son silence et aspire à une parole qui fût à ce point dissociée de la pensée qu’elle n’en exprimât + aucune.

Le dicible ne serait plus alors la norme du pensable, mais le lieu où la parole se substituant à la réflexion, la pensée n’est + qu’un ramassis d’idées reçues, le sujet parlant littéralement pour ne rien dire, comme dans le cas d’Arlequin, quand il veut « tenir compagnie » à Dorante et « discourir » avec lui sans rien avoir à lui dire, du Verlaine de la VIème Ariette oubliée, traversée par des lieux communs de la chanson populaire, ou du rhéteur, si indifférent au contenu de vérité de son discours qu’il est capable  de persuader l’auditoire de n’importe quelle thèse.

Mensonge, silence, troc des idées ou discours creux sont donc autant de manifestations de la démonétisation de la parole dissociée de la pensée. Mais la parole n’étant pas neutre, le constat de cette démonétisation oblige la pensée à faire de la parole l’objet de sa propre réflexion en la pensant.

Or pour penser la parole, il faut repenser l’articulation de la parole et de la pensée, en posant la question de l’articulation de l’opinion et de la vérité (Platon), c.à.d. finalement de la valeur de vérité non seulement du dit, mais de l’acte d’énonciation du vrai dans la praxis de la parole en acte. Car parler n’est pas un acte arbitraire, ne se référant à rien, mais produire un sens relatif à un fait consistant, hisser la vérité au-dessus de toutes les tentations, qui peuvent inciter l’homme à tromper son auditeur : « Croyez-moi, disons la vérité » rétorque Dorante à Marton quand elle l’incite à tromper Araminte sur le contentieux qui s’oppose au Comte ; « il faut, voyez-vous, nous pardonner les choses ;/ De cette façon nous serons bienheureuses […] Soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles,/ Eprises de rien et de tout étonnées ».

Alors la valeur et la vérité des êtres se mesurera à celles de leur discours  et la réflexion sur la parole consistera à classer des énoncés qui ne se valent pas : aux grotesques, qui dénient aux mal-lotis le droit à une parole exprimant leur vérité, Marivaux oppose les âmes nobles, dont la parole se déprend du préjugé pour s’acheminer vers la vérité de l’être ; à la fausse rhétorique, qui expose un savoir qu’elle ignore, Socrate oppose la dialectique, qui s’inscrit dans l’ordre des essences ; au discours écrit fini[32], il oppose « le discours vivant et doté d’une âme » de celui qui, dialoguant, pense avec et sous le regard de l’autre. A la « froide sœur », qui gesticule et crie, Verlaine oppose dans « Child Wife » le « chant » de jadis, « [l’]oreille avide d’entendre/ les notes d’or de sa voix tendre » (La Bonne chanson).

Aspirant à forger son propre langage, le sujet procède alors à une codification personnelle de la parole, « art poétique », « bonne rhétorique » ou redéfinition d’une comédie distincte de la comédie d’intrigue en ce que l’action ne réside pas dans les rebondissements et les péripéties, mais dans la parole qui engendre l’action. Ainsi les romances (= chansons à couplets avec refrain) sans paroles et les Ariettes (= air court et léger) oubliées peuvent-elle se lire comme la mise en œuvre de l’Art poétique de Jadis et Naguère : « De la musique avant toute chose ». Après avoir énuméré les règles propres à la rhétorique sophistique[33], Socrate propose sa propre codification : la rhétorique dialectique, qui englobe l’induction et la division d’une part, la synthèse et l’analyse d’autre part : « tant qu’on ne sera pas capable de définir toute chose en elle-même ; tant que, après avoir défini cette chose, on ne saura pas à l’inverse, la diviser selon ses espèces jusqu’à ce qu’on atteigne l’indivisible ; tant que après avoir, selon la même méthode, analysé la nature de l’âme et découvert l’espèce de discours qui correspond à chaque nature, on ne disposera pas et on n’organisera pas son discours en conséquence […] On sera incapable de manier le genre oratoire ». Engagement dont on ne peut se défaire, l’éclaircissement de la vérité est au cœur de ce théâtre de la parole qu’est, parc excellence, le théâtre de Marivaux, théâtre dans lequel la parole engendre l’action, qui ne lui est nullement extérieure. 

 

Cette dimension singulière de la pensée parlante, de la parole pensante, nous conduit à nous intéresser, avec la pragmatique du discours, à l’usage que chaque locuteur fait de sa langue dans un contexte précis.

 « Ce qui est reçu est de la langue », quand « ce qui est produit est de la parole », dit Claude Hagège : chaque fois qu’un sujet parle, il invente un message en utilisant les ressources d’un système dont les règles lui sont transmises par la langue, code constitué d’un ensemble de signes, dont la parole est la mise en œuvre et que le locuteur reçoit.

 La distinction entre le langage, -système généralisé d’expression et de communication par des signes, symboles[34] ou signes linguistiques[35]-, la langue et la  parole remonte à Ferdinand de Saussure: « la langue est un ensemble de conventions nécessaires adoptées par le corps social pour permettre l’usage de la faculté du langage chez les individus. La faculté de langage est un fait distinct de la langue mais qui ne peut s’exercer sans elle. Par la parole on désigne l’acte de l’individu réalisant sa faculté au moyen de la convention sociale qui est la langue »[36].

3 critères fondent ainsi la distinction entre la langue et la parole :

1- la langue, constituée d’un ensemble de signes, est un code, dont la parole constitue la mise en œuvre ;

2- « la langue n’est [donc] pas une fonction du sujet parlant », mais « le produit que l’individu enregistre passivement », l’activité intellectuelle de production de phrases, d’agencement du discours relevant de la parole, comme le rappellent les trois états de la rhétorique : l’inventio, la, dispositio, l’elocutio ;

3- enfin la langue est un phénomène social, tandis que la parole est toujours individuelle.  

Si la parole est inséparable de la langue, qu’elle ne suppose que parce qu’elle est sa seule raison d’être, l’originalité de la parole singulière, qui ne parle la langue et ne cite le discours commun que pour mieux s’en écarter, refondant langue et surtout parole sur la critique du discours reçu est particulièrement sensible dans la parole poétique, genre dont le dire se démarque le + des fonctions et du fonctionnement du langage, de la langue, de la parole usuels  Ainsi Verlaine, qui privilégie à dessein la « méprise » dans son « Art poétique », défait jusqu’à la double articulation du langage quand, partant de la voix, de cette part silencieuse du langage que constituent le chuchotement, le murmure,du « chœur des petites voix », ce « presque », ce «quasi », cet «à peine » audible, il met l’accent sur le rôle des composantes prosodiques du texte, c.à.d. sur l’association généralisée des voyelles et des consonnes, pour constituer un mode de signification latéral et parallèle aux mots, à partir de masses sémantiques qui s’établissent non dans les mots, mais à travers eux et entre eux. Ce qui importe, ce n’est alors pas les propriétés acoustiques et sonores des phonèmes, mais les relations transversales et imprévues qu’ils opèrent entre certaines unités du texte, indépendamment de la position qu’elles occupent dans les phrases, de leur matière lexicale propre ou de leur statut grammatical. Ces séries ne font pas moins sens que le sens des mots : elles disent autrement, elles suggèrent. Ainsi se refonde, sur les débris d’un lexique et d’une syntaxe déconnectés de la logique du signe perçu dans sa capacité à tisser une relation stable entre le mot et la chose une parole qui porte atteinte à l’équilibre du sujet et de la langue, mais qui nous donne l’occasion d’entendre le chant du monde et de l’âme Les certitudes du langage sont aussi malmenées que les règles de la vie sociale. Poétiquement, l’écrivain impose sa volonté d’affranchissement, ce qui le conduit à s’émanciper des règles trop contraignantes de la poésie. En rompant avec ces habitudes, il nous contraint à un regard neuf et l’on voit ou revoit ce que l’usage ordinaire des mots a fini par éroder. La parole, quoique destituée en apparence, y gagne en « signifiance ». Parler est alors, chaque fois, un mode de dire singulier et le conflit que Verlaine livre au langage académique la valeur d’engagement. Il met en doute la croyance dans un langage qui dirait le vrai et désignerait assurément les choses. L’impropriété des mots les met en lumière et invite à se les réapproprier, à en faire un usage individuel que ne sauraient fixer, une fois pour toutes, les dictionnaires et les grammaires. C’est ce qui permet de distinguer un auteur, de dire qu’il a un style.

 

S’intéresser à la parole, à l’acte de parole dans ce que son surgissement a de singulier et d’irréductible, c’est donc se demander qui parle, à qui le locuteur s’adresse et dans quel contexte sa parole s’inscrit, ce qui suppose, dans le cas de mimesis comparables à l’effet d’oralité produit par des textes littéraires extrêmement  « écrits », c.à.d. tout à la fois pensés et construits, dans une prose ou une prosodie propres au style de chaque auteur, et inscrits dans une relation dialectique au genre philosophique ou littéraire qu’ils (re)créent : le dialogue philosophique platonicien, la comédie de Marivaux, la poésie lyrique, tout à la fois de tenir compte des paramètres qui conditionnent la prise de parole de ces êtres d’encre et de papier que sont les personnages et de dissocier ces créatures de leurs créateurs, pour ne s’interroger que sur l’identité des personnages et sur l’effet de sens produit, à l’intérieur de la situation d’énonciation instaurée par l’acte de parole dialogique, théâtral ou poétique, par la duplicité des interactions.

 

            Au moment où Platon compose le Phèdre (vers 370-369 avt JC), soit 60 ans après la mort de Socrate (399), une dizaine d’années après la disparition de Lysias (379 avt JC)  et alors qu’Isocrate n’est + le jeune homme évoqué à la fin du dialogue, mais un homme de 60-70 ans, la parole est toujours reine à Athènes, mais la démocratie qui l’a portée au pouvoir est en crise depuis que victoire de Sparte dans la guerre du Péloponnèse (-434-404), puis la révolte des cités d’Asie Mineure contre l’expansionnisme agressif de la cité phare ont eu raison, avec l’empire d’Athènes, du modèle de la cité. La mort de Périclès (429 avt JC), début du déclin de la    grandeur d’Athènes, puis la défaite contre Sparte, en 404, ouvrent une période d’instabilité politique et de crise morale, qui se solde par l’ effritement de l’unité de la cité et le développement d’un individualisme forcené : le pouvoir politique échappe aux stratèges, renvoyés à leurs compétences strictement militaires, au profit des sophistes et des rhéteurs, qui font et défont l’opinion. Le pouvoir étant désormais à la parole, la rhétorique acquiert une puissance exorbitante. En effet, la parole publique étant le pivot des institutions politiques et juridiques de l’Athènes démocratique[37], la nécessité de persuader un auditoire nombreux[38] pour l’amener, par le discours, à approuver une certaine thèse et à agir en conséquence[39], la prise de conscience de la nécessité de recourir, pour + d’efficacité, à un « art de persuader par la parole »[40] conduit le « rhéteur », d’abord simplement et ponctuellement citoyen amené à prendre la parole en public, puis orateur professionnel et finalement maître de rhétorique, à élaborer une technè [41] distincte de la pratique, qui s’enseigne et coïncide avec l’extension de l’emploi de l’écriture par les logographes.  Dans le prologue du Phèdre de Platon, Socrate rencontre ainsi Phèdre au moment où le jeune homme  sort d’un cours de Lysias, auquel il a assisté, dans la maison d’un particulier (227b), pendant « +sieurs heures d’affilée », depuis le lever du soleil (227a), et dont il a écouté, réécouté, commenté, retranscrit, étudié un de ces discours épidictiques, proposés comme modèles de discours exemplaires au jeune élève, qui en a encore la tête toute remplie et brûle d’en parler à Socrate (228a-b).

            Ce dialogue, composé en 370-369, est censé rapporter une conversation que le Socrate et le Phèdre historiques auraient eue entre 418 et 415 dans un lieu parfaitement identifiable : « dans le lit de l’Ilissos ou sur l’une de ses berges, à 2 ou 3 stades en amont de la barre rocheuse d’Agra », selon les précisions de Luc Brisson[42] [43]. Socrate, Phèdre, Lysias et Isocrate, cible potentielle de Platon, évoqué à la fin du dialogue, sont des personnes qui ont historiquement existé.. Phèdre, dont le nom signifie « le brillant », et que Platon met aussi en scène dans Le Protagoras[44] et Le Banquet[45]est connu pour avoir dû s’enfuir d’Athènes après avoir été accusé de participation à la profanation des Mystères d’Eleusis, raison pour laquelle le dialogue commence par un débat sur la croyance ou non dans les mythes (229b-230a). Un des + célèbres « orateurs attiques », avec Démosthène et Isocrate, Lysias (445-379), fils du Syracusain Céphale[46] et frère de Polémarque, est un métèque[47] qui soutint le parti démocratique et dont la principale occupation était d’exercer le métier de logographe, consistant à écrire des discours judiciaires pour les citoyens en procès. Dans Le Phèdre de Platon, il nous est présenté sous le double aspect d’un maître de rhétorique composant des discours épidictiques à qui veut étudier la technique de composition de discours (227a, 228a-b, 272) et d’un « logographe » écrivant des plaidoyers que les parties demanderesses et défenderesses récitent devant le Tribunal (257c)[48]. Enfin Isocrate, que Platon évoque à la fin du Phèdre (278-279) et qui pourrait bien être la cible qu’il vise à travers le personnage de Lysias, fonda en 393 avt JC, quelques années avant que Platon ne fonde son Académie (- 387) une école dont le programme polémique tant avec les Sophistes, dont la rhétorique se bornerait à la chicane et à l’enseignement de procédés automatiques, qu’avec la paideia mise en avant par Platon. Enfin l’essentiel de notre savoir sur Socrate provenant de l’œuvre de Platon, qui ne s’exprime jamais explicitement en son nom propre dans ses dialogues, la personne de Socrate, né en 469 d’un tailleur de pierre et d’une sage-femme, dont la sagesse consiste, selon l’inscription sur le fronton du temple de Delphes, à « se connaître soi-même » (230a), qui sait qu’il ne sait rien et transforme ce non-savoir en « obligation de vivre en philosophant et en procédant à l’examen de soi-même et d’autrui », se confond largement avec le personnage d’encre et de papier, que Platon met en scène dans les interactions verbales de ses dialogues.

            Texte et intertexte platoniciens tracent donc l’espace de personnages d’encre et de papier que l’on ne peut se représenter qu’in situ, à travers les interactions verbales qui les caractérisent. Confondu avec la parole qui est la forme vivante de son discours philosophique, Socrate apparaît dans Phèdre comme un « amoureux des discours », doté de  traits archétypaux, qui font de lui un véritable mythe, relayé notamment par L’Apologie de Socrate et par le Banquet : atopos, cet « homme surprenant » (230c) et désargenté, physiquement disgracié mais intellectuellement irrésistible et habile aux choses de l’amour va nu-pieds, qui préfère la ville à la campagne (230d), mais semble connaître mieux que Phèdre les rives de l’Ilissos (229c), exprime son émotion devant la beauté du lieu où Phèdre et lui font halte (230b-c), s’étonne de ce qui va de soi pour l’opinion (doxa), et est contraint par son daimon de prononcer une palinodie (242b). Alors que, dans le Protagoras et le Gorgias, il oppose aux longs discours rhétoriques la brièveté de l’échange dialogique, il apparaît ici comme « un homme pour qui la passion d’écouter des discours est une maladie » (228b) et prononce deux longs discours qui font montre d’une remarquable connaissance des principaux procédés de rhétorique, maniés avec habileté, notamment dans le 2ème discours, esthétiquement très beau. La parole de Socrate incarnera donc dans le Phèdre l’Eros philosophique et la bonne rhétorique, envers de la lettre morte, de la persuasion et de la mauvaise rhétorique incarnée par le logographe absent physiquement, mais représenté par l’effet rhétorique de son discours sot et impie. Lysias, présent par la métonymie de son discours écrit, incarne ici l’imposture d’un maître de rhétorique à l’autorité usurpée et dont le discours masque à peine une lettre de séduction  : le paradoxe censé faire briller son habileté et son métier aux yeux d’un « brillant » frappé de cécité par l’efficace de la rhétorique dissimule mal les failles d’un discours sot et blasphématoire, formellement faible, puisque répétitif et commençant par la fin, et d’autant + vain que reposant sur l’occultation d’un objet méconnu dès lors que non défini. Surtout le modèle dissimule une demande amoureuse dont le but est de persuader un joli garçon que son intérêt est de céder aux avances d’un amant qui le désire sans l’aimer. Cette lecture à haute voix du discours de Lysias vaut alors pour métonymie de Lysias lui-même, qui devient du même coup un personnage à part entière, locuteur absent, mais représenté  et comme présentifié par l’effet que son discours produit sur Phèdre, et alors même que tout porte à penser que Platon invente en en pastichant les procédés, un discours que le Lysias historique n’a jamais écrit : « Lysias lui aussi est présent ». Ainsi Socrate peut, à la fin du dialogue, envoyer ironiquement Phèdre voir Lysias pour le convaincre de se convertir à la dialectique philosophique : au lieu de venir de chez Lysias pour aller le retrouver sous la forme, morte, de son texte écrit et tenter de soumettre Socrate à son prétendu charme, comme au début du dialogue, il ira voir Lysias de la part de Socrate. Dans l’intervalle Socrate aura réfuté non seulement la valeur, mais même l’originalité du pseudo-discours de Lysias (234e) en prononçant deux discours au statut énonciatif problématique : en prononçant « tête encapuchonnée » le blâme, Socrate ne se livre pas seulement à un exercice de style consistant à corriger la forme du discours de Lysias en en conservant le fond ; il en dénonce le caractère « faux » en refusant d’en assumer la responsabilité, la paternité. C’est une manière de signaler que ce discours impie ne l’engage pas, que cette parole est littéralement vaine et qu’il n’en est pas l’auteur. Mais l’est-il davantage de la palinodie que son « daimon » le pousse à prononcer, à l’instar du poète épique Stésichore (243b), pour purifier sa bouche d’une « faute envers Eros » (242e), d’un blasphème qui valut à Homère d’être puni de cécité ? Certes, par ce 2ème discours, Socrate s’accorde de nouveau avec sa parole, qu’il peut enfin prononcer sans honte, la tête découverte, parce qu’il peut en assumer la paternité. Mais ce discours est un discours enthousiasmé, au sens propre du terme, c.à.d. non seulement placé sous l’autorité du Dieu Eros et dédié à Pan, comme si les dieux restaient les seuls garants d’une parole de vérité, mais encore inspiré, à l’instar de la parole prophétique.

 

            L’identification, à partir de la situation d’énonciation, du statut qu’il convient de conférer  à l’instance d’énonciation poétique des Romances sans paroles de Verlaine est encore + problématique. D’un côté le paratexte de la correspondance, la dédicace prévue à Rimbaud[49], certains textes métapoétiques de Verlaine[50], certains épigraphes, les titres des deux dernières sections (« Paysages belges », « Aquarelles ») et de certains de leurs poèmes ainsi que certaines dates et notations de lieu en marge de ces poèmes semblent nouer un contrat de lecture poético-biographique singulièrement provocateur. Cela incite à lire le recueil comme un itinéraire biographique et poétique. Pour cela on identifie le «je » lyrique au poète et le référent des pronoms de 2ème et parfois de 3ème personne à Mathilde ou à Rimbaud. On lit Paysages belges comme un journal de voyage poétique retraçant l’itinéraire ferroviaire des deux fugitifs en Belgique, de « Walcourt » (« juillet 1872 ») à « Malines » (« août 1872 ») en passant par « Charleroi » et « Bruxelles ». On voit dans les indications de lieu (« Soho », Paddington », «  bord de la Comtesse de Flandres ») la confirmation que les titres anglais d’Aquarelles renvoient au séjour en Angleterre. On lit dans Birds in the Night le récit poétique dramatisé de la crise conjugale provoquée par le départ de Verlaine, marié et père d’un petit Georges, avec Rimbaud et par leurs « fugues », d’abord en Belgique (8 juillet 1872), où Mathilde vient le chercher (le 22 juillet) pour des retrouvailles manquées à l’hôtel Liégeois[51], puis en Angleterre (7 septembre 1872-avril 1873) et à nouveau à Bruxelles, où Verlaine tire sur Rimbaud et le blesse à la main à la suite d’une dispute[52], et d’où Verlaine instruit le procès poétique de Birds in the Night, « mauvaise chanson » et pendant du procès que sa femme lui intente effectivement pour obtenir le divorce à ses torts. On se perd même dans le décryptage d’un double langage autorisé par le cryptage de l’homosexualité dans certains poèmes, porteurs, de l’aveu même de Verlaine, d’un sens érotique ou provocateur : <Les petites pièces : le piano…etc, -oh triste, triste etc, - J’ai peur d’un baiser…,- Beams…et autres témoignent au besoin assez en faveur de ma parfaite amour pour le sesque, pour que le notre amour n’est-il là niché me puisse être raisonnablement reproché, à titre de « terres jaunes » pour parler le langage des honnêtes gens »[53].

            Sans être illégitime ni dénué de fondement, ce contrat de lecture n’en est pas moins opacifié par les fluctuations déroutantes du discours : alors que la 4ème « Ariette oubliée » fait surgir un « nous » visiblement féminin (« du moins serons-nous, n’est-ce pas, deux pleureuses »), le locuteur affiche son identité masculine à la rime, dans Birds in the Night : »Bien que je déplore, en ces mois néfastes,/ D’être grâce à vous le moins heureux homme » ;  la référence du pronom « Elle », dans la 5ème « Ariette oubliée » comme dans « Beams », reste par ailleurs en suspens : s’agit-il d’une femme, d’un masque pour désigner Rimbaud, ou d’une allégorie de la poésie ? Il convient dès lors d’autant moins de soumettre les Romances sans paroles au seul prisme d’une lecture autobiographique, qui en éclaire la structure, la circonstance, la conjoncture, mais n’en sature pas le sens, que ce journal d’une âme procède d’une dilution du paysage comme  du « je » lyrique, amui. Outre les épigraphes et la polyphonie, qui traversent le discours poétique en le dépersonnalisant et en l’encanaillant (cf l’Ariette VI), la crise de la parole se mesure à une crise du sujet qui s’interroge, tend vers l’expérience de la dépersonnalisation caractéristique de la « poésie objective » de Rimbaud (« je est un autre »), ne s’explique elle-même qu’à travers l’expérience du je-ne-sais-quoi, dont la section des « Ariettes oubliées » porte particulièrement la trace. Dès la 1ère ariette, l’évanescence se déploie à travers l’anaphore des démonstratifs impersonnels, qui nous plongent dans l’univers équivoque de sensations, de sentiments ambigus car habités de contraires qui menacent à tout instant de renvoyer la parole, atténuée à l’excès, au rien, au « tiède soir » incertain qui vient, dans les contours d’un monde délité, où le verbe à l’impératif « dis » paraît inséparable de la sourdine (« tout bas ») et d’une recherche angoissée d’un dialogue incertain. Car s’il s’agit d’atteindre l’autre, d’obtenir son adhésion (« n’est-ce pas ? »), c’est en interrogeant l’existence confuse et évanescente des choses, qui ne peuvent être énoncées que sous l’espèce indéfinie d’un « cela ». Dans l’ariette II, censée marquer l’avènement explicite du « je » dans le recueil, la formule « l’ariette, hélas ! de toutes les lyres » suggère que le sujet lyrique, qui cherche à exprimer une sensation subjective sur l’instrument orphique par excellence, n’obtient qu’une « ariette », qu’un petit air : la parole, diminuée, est inapte à rendre compte de la singularité de la sensation et parce que le sujet ne peut exprimer ce qu’il appréhende qu’avec difficulté, le lyrisme est mis à mal. Tout suggère dans la suite du poème la dilution du « je » et l’amenuisement de la parole et le moi, effacé , fuyant, ne transparaît + qu’à travers un écran et un voile : rejoignant ceux qu’il a qualifiés lui-même de « poètes maudits », il se fait voyant grâce  cet étrange « œil double », exprime l’idée d’un lyrisme impersonnel et, dans un mouvement amorcé par la tournure restrictive « ne sont + », puis consolidé par l’infinitif « ô mourir de cette escarpolette », s’efface et ne parle + que comme absence. La parole poétique conduit ainsi le poète vers une expérience limite du néant, où il est comme mort à soi-même, après avoir été ballotté entre présent et passé, cette instabilité intérieure étant suggérée par l’image de l’escarpolette. Dans la 3ème ariette, cette hésitation, ce « tremblotement » verlainien entre la subjectivité et l’impersonnel dans le passage de « mon » cœur à «ce » cœur, puis à « un » cœur, tandis que l’impersonnel « il pleure » crée, selon JP Richard « cette tristesse anonyme, aussi gratuite qu’une tombée de pluie » et qui est la marque de sentiments semblant « exister en eux-mêmes et que la conscience paraît éprouver du dehors ». Le sujet éprouve alors les limites de la nomination, dans une syntaxe exclamative caractérisée par l’absence de toute marque personnelle, où le sujet se heurte à l’inconnaissable, au « je ne sais quoi » d’une peine qui ne viendrait pas tant de la « langueur » elle-même que de l’impossibilité de répondre  la question posée dans la 1ère strophe, autrement dit d’approcher, de nommer, de traduire cette langueur en mots. Le « je » poétique se met en retrait, s’éclipse au profit du « on »(« on croirait voir vivre et mourir la lune », ariette VIII, « on dirait »), voire du « tu » : « que voudrais-tu de moi, doux chant badin ? » ; « qu’as-tu voulu, fin refrain incertain ? ». Impuissante à ressaisir le monde, la parole se réduit à des syntagmes nominaux ou à des prédicats très partiellement descriptifs : « le piano que baise une main frêle/ Luit dans le soir rose et gris vaguement » (ariette VIII) ; « le ciel est de cuivre, sans lueur aucune » ; entre le « demi-jour » de « Simples fresques I » et les brumes de l’Ariette IX ou de « Streets II », le vague aboutit à « l’herbe noire » et aux « horizons/ de forges rouges » de « Charleroi ». Les souvenirs mêmes échappent à toute nomination et la délitescence de « je », entre présence et absence, se prend au piège de cet effacement à la fin de l’ariette VII, où la rime « siège »/ « piège » suggère l’impossibilité de trouver, dans le présent comme dans le passé, une manière de se dire, tant l’instance est en quelque sorte cernée et se tend à elle-même un piège : les « ariettes » sont oubliées car les souvenirs ne peuvent faire l’objet d’aucune anamnèse, d’aucun récit ; ils sont convoqués et aussitôt niés . Dans l’ariette V, « le fin refrain incertain »affecte le « pauvre être » du poète, épris d’une parole qui lui échappe et les questions rendent indistincte la différenciation entre sujet et objet pour exprimer « le vrai vague ou le manque de sens précis projetés ». La crise concomitante de la parole, spectrale, et du sujet conduit à la dissolution du paysage et manifeste, à travers la crise syntaxique, l’oscillation entre le « je-ne-sais-quoi » et le « presque-rien ».

 

            Dans une comédie bourgeoise du « préjugé vaincu » et du secret éventé comme Les Fausses confidences de Marivaux, la difficulté des protagonistes à accéder à une parole qui leur appartienne pleinement et soit authentiquement la leur tient à la duplicité, à l’équivocité des énoncés induits par le dispositif de la « fausse » confidence, témoin révélateur de la tension entre une parole sociale, émanant de la persona, prise dans les interactions sociales et une  parole émanant du moi profond .

            En effet l’éventement du secret par un discours dont la fausseté ne réside pas tant dans le dit, la +part du temps finalement vrai, que dans la trahison du pacte de confiance induit par la confidence, ici faux secret sans cesse divulgué, n’engage pas seulement le rapport du locuteur et de l’interlocuteur à la vérité ou au mensonge de l’information énoncée : elle pose la question de l’identité du personnage qui parle. Ainsi, si on sait qui sont Madame Argante et Monsieur Rémy, petits maîtres de la parole tout entiers dans leur parlure de manigances grotesque, on sait moins bien qui sont Marton, Dubois et Dorante. Marton est-elle une « fausse suivante », bourgeoise déclassé, qui va peut-être pouvoir se libérer par un héritage ou par un mariage, et que sa maîtresse « traite moins en suivante qu’en amie » (I,3) ou une vraie rivale, qui reçoit les confidences de sa maîtresse avec malhonnêteté, lui prodigue des conseils intéressés et trahit sa confiance en ménageant ses intérêts[54]  : « Que ferais-je auprès de vous, à présent que je vous suis suspecte, et que j’ai perdu toute votre confiance ? » (III,10) ; « mais que voulez-vous que je vous confie ? Inventerais-je des secrets pour vous les dire ? » Dubois, valet de deux maîtres, double machiavélique de Dorante, double du dramaturge et relais du lecteur-spectateur possédant une position surplombante sur les personnages, vrai instigateur et faux confident, est-il : 1-un valet industrieux, qui manipule tous les autres personnages pour permettre à son maître ruiné de se refaire une fortune et de reprendre son rang en épousant une jeune et riche veuve ?; 2- un fourbe passé maître dans l’art de maîtriser ses maîtres, comme le suggèrent ses monologues[55], son lâchage par Dorante à l’acte III, scène 12 [56]  et sa dernière réplique ?; 3- ou  un accoucheur d’amour et de vérité, qui aide Dorante et Araminte à s’affranchir d’une parole sociale aliénante, parce qu’il cumule deux avantages : la maîtrise la parole et la parfaite connaissance de la psychologie des personnages[57] ? Maître déclassé et vrai faux valet, Dorante est-il un jeune 1er, héros de roman précieux que son déclassement contraint à accepter l’expédient inventé par son valet industrieux pour approcher un objet amoureux interdit par son déclassement même ? Ou est-il un croqueur de dot fourbe et passé maître dans l’art de dissimuler ses sentiments pour parvenir à ses fins ? La simulation étant 1ère et ne portant pas sur ce qui est dit, mais sur le rattachement de ce qui est dit au sujet supposé de l’énonciation, la pièce peut devenir l’objet d’interprétations diamétralement opposées, selon qu’on en reste ou non au sens apparent de ce qui est dit : le personnage central de Dubois peut nous apparaître comme un Lysias, abominable manipulateur oeuvrant en vue de permettre à son ancien maître, Dorante, de s’approprier la fortune d’une jeune veuve naïve[58], ou comme un Socrate, accoucheur de vérité à la bonté d’âme exemplaire[59].  

            En fait il semble que la question de l’équivocité de la parole puisse être tranchée si l’on pointe la nature exacte de cette ambivalence, qui tapisse la parole proférée d’un silence valant secret, quoique révélé. Ainsi Dorante peut-il faire lui-même sa déclaration d’amour devant la 1ère intéressée, Araminte, sans que cette déclaration soit directement identifiable comme telle quand il proclame : « mon amour m’est + cher que ma vie », puisqu’il dit tout, mais en produisant une énonciation à deux voix ou à deux portées, la voix explicite de l’intendant connu comme tel par tous et celle, secrète et comme tue, mais assourdissante pour lui comme pour le spectateur bien informé, de l’autre Dorante, éperdument amoureux d’Araminte, chose inacceptable sur le plan des conventions sociales. L’altération de l’identité du locuteur se rejouant à travers l’altération de l’identité de l’interlocuteur, on peut se demander à qui Dorante s’adresse : au destinataire présent, identifiable à partir du contexte social de référence, ou au destinataire absent dans la situation discursive associée à l’énoncé dans sa littéralité, l’être aimé ? « Dès lors que l’on se déplace du côté des conditions énonciatives, la parole proférée se trouve donc partagée   de l’intérieur par une double écoute engageant une double scène : la scène sociale et amoureuse, la scène éclairée par la parole publique et la scène nocturne du secret de l’amour », concluent les auteurs du volume « Ellipses poche » auxquels nous empruntons l’analyse. Car pour parvenir à dire l’amour, c.à.d.,  en termes marivaudiens, à être authentiquement, il leur faut  s’émanciper de la parole sociale aliénante et aliénée pour conquérir la parole. Ainsi la pièce peut-elle être lue comme l’appropriation, par Araminte, dont les 1ères prises de parole restent formelles, voire timorées, tant elle connaît la valeur de la réputation et craint qu’une indiscrétion ne la place dans une position délicate, d’une parole qui serait vraiment sienne. Or sa (re)prise en main de la situation, à partir de l’épisode du portrait (II ,10), passe par la maîtrise de la parole de Dorante (au moyen du piège de la lettre, destiné à lui faire avouer son amour, et qui a la vertu de lui permettre, à elle, d’investir enfin l’espace d’une parole intime, personnelle), l’apprentissage du mensonge (III,1), vecteur d’émancipation de la double tutelle du confident et de la mère, et le refus de confier désormais quoi que ce soit à qui que ce soit. La veuve parlant désormais de sa voix propre et l’imposant à autrui, y compris à Dorante, c’est une voix inédite que le Comte Dorimont reconnaît, sans qu’elle ait rien à expliciter : « Je vous entends, Madame, et sans l’avoir dit à Madame (montrant Madame Argante), je songeais à me retirer ; j’ai deviné tout ; Dorante n’est venu chez vous qu’à cause qu’il vous aimait ; il vous a plu ; vous voulez faire sa fortune ; voilà tout ce que vous alliez dire »/ « Je n’ai rien à ajouter ». Ainsi la parole dans la pièce de Marivaux procède-t-elle d’un double enjeu : elle est un pouvoir des personnages les uns sur les autres ; et elle est l’instrument de révélation des replis les + profonds de leurs cœurs.

            « Words, words, woerds »[60], « paroles, paroles, paroles »[61], « ce n’était que des mots » : quand on oppose l’homme d’action au beau parleur, ses paroles aux actes, bref la parole et l’action, c’est généralement pour reprocher aux paroles de ne pas valoir grand-chose en termes d’efficacité pratique, pour minimiser leur portée, voire pour les innocenter en arguant précisément de cette innocuité née de leur défaut d’efficace intrinsèque. Dans Lorenzaccio de Musset, par exemple, le héros romantique impute au « bavardage humain » l’impuissance des Républicains à saisir l’opportunité de son tyrannicide pour libérer Florence du joug de la tyrannie exercée par le duc Alexandre de Médicis, protégé par la soldatesque de Charles Quint et instrumentalisé par le pouvoir du pape. Pendant l’épuration en revanche, des intellectuels notoires, politiquement et moralement intègres, ont pétitionné pour sauver la vie de confrères notoirement compromis en arguant du fait que leur prose, rien moins qu’idéologique, n’était pas directement responsable des crimes perpétrés par les nazis.

            De fait, nous l’avons vu l’an dernier avec l’assassinat de Jim Casy par les milices patronales et nous le reverrons cette année avec le procès et la condamnation à mort de Socrate pour impiété et corruption de la jeunesse, la parole du juste est impuissante face à la violence d’une société régie par des intérêts mercantiles. Mais l’impuissance de la philosophie face à la rhétorique des sophistes traduit aussi la toute puissance de la parole publique dans une cité qui en a fait le pivot de ses institutions politiques et judiciaires, tandis que le rôle de la propagande dans le déchaînement des violences confirme le pouvoir, extrinsèque et intrinsèque à l’acte de parole, de transformer le moi, l’autre qui en est le destinateur autant que le destinataire et le monde dans lequel elle s’inscrit et s’actualise.

            En plus de dire des choses, de parler du monde et de l’autre pour agir sur lui par son truchement, la parole est acte qui engendre des actes.  «Pharmakon » doué, comme la drogue du médecin, du pouvoir de guérir comme d’empoisonner locuteur, destinataire et délocuté, la parole agit sur l’état du monde qu’il transforme pour le meilleur et pour le pire. Il ne s’agit + alors, rhéteurs, orateurs, politiciens, démagogues, avocats, publicistes, conseillers en communication et commerciaux, mais aussi prêcheurs, confesseurs, psychologues, enquêteurs, philosophes et enseignants le savent, de dissocier la parole des actes, en définissant le langage comme l’outil expressif des idées, des représentations mentales, ayant pour fonction de dévoiler les pensées du locuteur en en étant le véhicule le + clair possible. Il s’agit +tôt de penser la parole comme action, de comprendre la nature et la complexité de l’efficace inhérent à l’acte de parole.

 

Car il y a bien  un pouvoir, au demeurant éminemment ambivalent, de la parole. Ce pouvoir créateur ou destructeur, cathartique, partant libérateur, ou aliénant, salutaire, salvateur même ou au contraire délétère, voire mortifère, tient au fait que l’acte de parole, locutoire, perlocutoire ou illocutoire, ne se contente pas d’orienter l’action qu’elle vise et induit par son effet rhétorique, mais vaut en lui-même comme acte et comme action.

La parole produit ainsi des actes, qui engagent la responsabilité de celui qui les profère et qui transforment le moi, l’autre et le monde dans lequel elle s’inscrit. En effet « l’acte locutoire », qui est le fait d’émettre des sons et de combiner des signes pour former un énoncé verbal, oral ou écrit, achevé ou plein de réticences, assertif ou empreint de doute et d’hésitation, audible et lisible ou à peine murmuré et quasi illisible, intelligible ou sibyllin, implique que le seul fait de réussir à dire, à écrire quelque chose est un acte. Je peux échouer, provisoirement ou durablement, partiellement ou jusqu’à l’aphasie, à dire l’indicible: pour le poète de « A poor young shepher » à avouer, autrement que par la prétérition,  « la terrible chose »[62] ; pour l’intendant d’Araminte à écrire lisiblement, sous la dictée de la femme qu’il aime, la lettre censée consacrer, avec le triomphe de son rival, la ruine de ses espérance (II, 14). Je peux, avec Socrate, préférer emprunter le détour de la parabole, de la représentation figurée, pour décrire analogiquement l’ineffable intelligible. Mais dès lors que j’ai verbalisé une pensée, le simple fait de dire quelque chose engage ma responsabilité de locuteur. Quelque chose a été dit ou écrit, qui ne peut être dédit ni effacé de la mémoire vive du palimpseste : comme le repentir du peintre que le carbone 14 révèle, comme l’identité de l’actant que son ADN trahit, l’activité linguistique inscrit quelque chose de nouveau dans l’état du monde : une fois que l’aveu, pivot et télos de la dramaturgie marivaudienne, échappe à Dorante, menacé de perdre l’amour qu’il vient enfin de déclarer par l’aveu d’une manipulation qui pourrait lui valoir la haine d’Araminte, une fois qu’Araminte a révélé, publiquement, un amour qui ne serait sans doute jamais né sans la 1ère « fausse confidence » de Dubois, l’irrévocable, l’ irréversible s’accomplit : ni l’un ni l’autre ne peuvent se dédire et le sort de Dorante est suspendu à la réaction d’Araminte à ce double aveu, tout à la fois attendu et inattendu, surprenant pour celle-là même qui l’a provoqué, pour celui-là même qui s’est employé à le dissimuler (relire III,12, p.129-130). La surprise de l’amour est surprise de la manipulation, mais la généreuse pardonne la faute en quoi elle ne veut voir que preuve d’amour, comme la palinodie de Socrate vaut rétractation, destinée à conjurer, avec le blasphème, le châtiment d’Eros outragé par le discours blasphématoire[63]. Verlaine, qui s’attire les foudres de l’ordre et de la famille bourgeoise en instruisant, à charge pour Mathilde comme pour lui, le procès qu’il sait devoir lui être intenté pour outrage aux bonnes mœurs et rupture coupable du pacte conjugal, n’aura pas cette chance, qui module à l’optatif la prière de blanchiment de la conscience innocentée (Ariette oubliée IV). Car l’acte locutoire donne un contenu à l’énoncé abstrait, indéterminé, dont il fait un usage situé. L’utilisation contextuelle que le locuteur en fait le dote d’un sens précis, lui donne une référence identifiable en dépit de « toutes les fautes d’orthographe » que le mensonge fait faire, de toutes les précautions oratoires dont l’énonciation s’entoure. La dimension active de la parole consiste donc à utiliser les mots d’un langage, d’une langue donnée, pour dire et signifier une chose précise, selon une normativité qui a pour critère de réussite le caractère signifiant de l’énoncé.

Mais en disant quelque chose, je ne me borne pas à le dire : je le crée et fais advenir ce que je dis, par la dimension performative d’un énoncé que la linguistique pragmatique, inaugurée par un essai d’Austin au titre éloquent, «Quand dire, c’est faire », appelle « acte illocutoire », et que le linguiste définit comme ce qui est fait au moyen de l’acte locutoire. Il ne s’agit + alors de dire en évoquant une réalité extralinguistique préexistante, mais d’accomplir quelque chose qui produit un effet du fait même qu’il est dit. Le dire et non le dit transforme alors le sujet qui le dit, le destinataire de cet acte de langage et le monde dans lequel les hommes concernés interagissent. C’est ainsi que l’acte de promesse n’est une promesse effective que s’il est pris comme tel et crée en conséquence un engagement, à l’instar de ce que dit Marton à Dorante, quand elle atteste que « Madame n’a pas deux paroles », et à l’opposé du soupçon que la parole poétique fait rétrospectivement peser sur les protestations de sincérité entourant les déclarations d’amours mortes de «Birds in the Night », que l’on serait tenté de qualifier de serments d’ivrogne si l’on ne connaissait précisément la part de l’ivresse, du mensonge et, sinon de l’hypocrisie, du moins du double langage dans la pitoyable histoire à laquelle la « mauvaise chanson » réfère : »Et vous voyez bien que j’avais raison,/ Quand je vous disais, dans mes moments noirs,/ Que vos yeux, foyer de mes vieux espoirs,/ Ne couvaient + rien que la trahison. // Vous juriez alors que c’était mensonge/ Et votre regard qui mentait lui-même/ Flambait comme un feu mourant qu’on prolonge,/ Et de votre voix vous disiez : « je t’aime ! »// Hélas ! on se prend toujours au désir/ Qu’on a d’être heureux malgré la saison…/ Mais ce fut un jour plein d’amer plaisir,/ Quand je m’aperçus que j’avais raison ! ». Car dans la littérature comme, hélas, bien souvent dans la vie comme elle va, les promesses, serments et autres actes de langage performatifs comme les ordres, les bénédictions et leur revers malédictions n’engagent que ceux qui y croient. Aussi bien les hommes, libres ou parjures, prennent-ils la responsabilité de révoquer ordres et quasi promesses quand ils contestent l’abus d’autorité ou qu’ils se délient de leur engagement. Ainsi Araminte, jeune veuve affranchie juridiquement de la double tutelle parentale et conjugale par le décès de son riche époux, ne se sent-elle plus tenue par l’engagement pris par sa mère, et en son nom, auprès du comte Dorimont, qu’elle n’envisageait d’épouser que pour éviter un procès au demeurant plaidable sans risque d’être déboutée, dès lors qu’amoureuse et enfin libre de décider de sa destinée, elle a la preuve qu’elle a été manipulée par sa mère, qui lui en a menti pour assouvir ses aspirations à une noblesse qui l’indiffère : « allez Dorante, tenez-vous en repos ; fussiez-vous l’homme du monde qui me convînt le moins, vous resteriez ; dans cette occasion-ci, c’est à moi-même que je dois cela ; je me sens offensée du procédé qu’on a avec moi et je vais faire dire à cette hommes d’affaires qu’il se retire ; que ceux qui l’ont amené sans me consulter le remmènent, et qu’il n’en soit + parlé) (III,7, p.116) ; « Monsieur le Comte, il était question de mariage entre vous et moi, et il n’y faut + penser : vous méritez qu’on vous aime ; mon cœur n’est + en état de vous rendre justice, et je ne suis pas d’un rang qui vous convienne « ; « je vous entends, Madame, et sans l’avoir dit à Madame je songeais à me retirer ; j’ai deviné tout ; Dorante n’est venu chez vous qu’à cause qu’il vous aimait ; il vous a plu ; vous voulez lui faire sa fortune :voilà tout ce que vous alliez dire » (III,13). De même le « poète maudit » s’affranchit-il des normes sociales, morales, esthétiques et poétiques de son temps en produisant un acte poétique risqué, sur le plan éthique comme sur le plan esthétique et peut-être même sur le plan politique. Il n’est donc guère que Marivaux et Platon pour faire de la parole amoureuse un acte illocutoire, le 1er pour en escamoter l’aveu, retardé jusqu’au dénouement, dérobé à la volonté des amants, à qui il échappe et qui s’en étonnent, obéré et concurrencé par l’aveu des mensonges qui l’ont précédé (III,12). Quant à Platon, il oppose au pouvoir délétère d’un effet rhétorique, qui exerce sur l’auditeur naïf et par avance conquis une fascination d’autant + pernicieuse que le locuteur s’avance masqué, dissimulant derrière l’éloge spécieux de la relation intéressée la séduction d’une jeune homme réduit à n’être qu’un objet de jouissance sexuelle, la psychagogie d’une parole d’autant plus formatrice qu’elle est doublement incarnée, par le locuteur amoureux de l’amour des discours, partant capable de faire en parlant ce qu’il fait faire en parlant et par l’interlocuteur, amené non à consentir à assouvir les appétits de qui ne l’aime ni ne se soucie de l’épanouissement de son âme, mais à éprouver en son for intérieur, la justesse d’une démarche susceptible de rendre l’âme à sa vocation 1ère et de lui inspirer le désir de se ressouvenir.

L’acte perlocutoire, obtention de certains effets par le fait de dire quelque chose, - dire et dit provoquant des effets sur les sentiments, les pensées, les actes de l’auditoire ou du locuteur- , diffère donc de l’acte illocutoire en ce que l’acte en lui ne réside pas dans une relation interne avec son effet, mais dans la simple relation externe de contingence. L’effet réalisé au moyen de l’usage du langage lui est donc consécutif, sans lui être nécessaire. Les conséquences dépendent non d’une normativité interne à l’acte de parole, - promesse, serment, ordre, bénédiction, malédiction-, mais de circonstances extérieures : la psychologie, les rapports entre locuteur et interlocuteur, l’histoire, le contexte, etc. , car rien ne peut déterminer à l’avance l’obtention des effets, appropriés et non prescrits par la procédure qui entoure certains actes illocutoires de conventions propres à conférer à l’acte de parole un caractère proprement sacramentel ou sacré. C’est ainsi que le discours de Lysias, que la réception ironique de Socrate soupçonne d’hypocrisie quand il esquisse la fiction d’une dichotomie entre l’indifférence affichée par le locuteur du discours adressé et la visée de séduction induite par la demande amoureuse[64], fascine le jeune disciple, dont la révérence au maître de rhétorique, logographe censé dicter à ses élèves des modèles de discours à apprendre, aveugle le jugement, tandis que la défiance de Socrate, hostile tant à la forme de cet enseignement magistral qu’à l’idéologie du discours sophistique, rend sa critique particulièrement sagace, puisque étonné du figement de la pensée par l’effet miroir d’un discours à ses yeux pourtant creux[65], il s’emploie à briser l’idole pour démontrer, avec la vanité d’un discours sans fondement, d’un argumentaire pauvre , répétitif et de surcroît mal bâti, l’imposture d’une rhétorique impuissante à convaincre, car dépourvue d’art[66]. En effet, la +part des définitions de la rhétorique, originellement liée au régime démocratique qui se met en place dans certaines cités grecques à la fin du VIème siècle et qui se développe dans cette Athènes démocratique de la fin du Vème et du IVème siècle, où tout citoyen est a priori libre de déposer un projet de loi et de participer à sa discussion dans l’Ecclésia (l’Assemblée), donc d’infléchir les décisions politiques par le pouvoir de sa parole publique, ou de poser candidature pour participer au tirage au sort des membres du tribunal de l’Héliée, appelés à juger au terme de joutes oratoires visant l’acquittement ou la condamnation, indépendamment de la vérité, tournent autour de l’idée d’un « art de persuader par la parole », cette parole se distinguant implicitement d’autres formes de persuasion, par les cadeaux, l’argent ou tout autre moyen de séduction. La persuasion, au départ figure de la séduction amoureuse, se définit donc comme un moyen d’action sur autrui, une façon d’utiliser le discours pour obtenir quelque chose d’un auditoire auquel on accorde une attention particulière, dans le dessein de l’amener, par le discours, à approuver une certaine thèse et, éventuellement, à agir en conséquence (acquitter un accusé, voter une loi etc. ), en l’occurrence accorder ses faveurs à un mentor indifférent[67]. Au départ, le rhéteur est donc simplement et ponctuellement le citoyen qui prend la parole en public, nullement un orateur de profession ou un théoricien de l’éloquence, jusqu’à ce que la pratique du discours cessant d’être spontanée –ce que prétend être l’improvisation brillante de Socrate- pour se préparer, se méditer, consciente de la nécessité que l’efficacité du discours adressé l’emporte sur le besoin de s’exprimer, ne conduise les rhéteurs, orateurs, puis logographes et maîtres de rhétorique, à acquérir une tekhné, un « art », distinct de la pratique, mais destiné à l’améliorer et susceptible de s’enseigner, non à un disciple en quête de vérité, mais à n’importe quel quidam « ordinaire », engagé dans la vie de la cité et seulement + astucieux que d’autres, car soucieux de ses intérêts. Convaincus que le pouvoir de la parole, d’obtenir des résultats concrets et de modifier le cours des choses, ne tient ni à la position d’autorité du locuteur ni encore moins à la source sacrée d’un pouvoir divin ou magique agissant directement sur les choses, mais à la parole elle-même, qu’on peut isoler de ses auditeurs divers et successifs, ils désincarnent la parole et, s’intéressant au « dire » +tôt qu’au « dit », dissocient l’art de parler de la quête d’une vérité, indiscernable en l’absence de marque intrinsèque, et souvent matérielle, de véridicité ou de fausseté[68]. Ainsi la rhétorique, qui ne soutient une thèse que dans un but intéressé, se soucie-t-elle si peu de la vérité que, susceptible de soutenir indifféremment une thèse fausse ou une thèse vraie, qu’elle préférera le mensonge vraisemblable à la vérité incroyable. Ainsi Dubois, double du dramaturge en ce que son action, résumée par le titre «Les fausses confidences », consiste en manipulations attestant sa volonté de domination et de maîtrise des êtres et des choses, fait-il naître l’amour d’Araminte en lui racontant une histoire si romanesque que le spectateur peut s’interroger sur l’authenticité de la scène de rencontre unilatérale censée avoir enflammé le cœur de Dorante (I,14). Dorante est-il un croqueur de bourse, cynique et libertin, ou le héros de roman infortuné, à qui il ne manque que du bien pour être à sa place et tenir le discours qui sied à un homme de sa naissance, de son apparence et de sa valeur ?

           

            On le voit, la question du pouvoir de la parole agissante, de son efficience, de sa valeur et de sa vertu, est au centre d’au moins deux de nos œuvres sur trois : Le Phèdre de Platon et Les Fausses confidences de Marivaux.

            + que toute autre dramaturgie, la dramaturgie de Marivaux est une dramaturgie de la parole, entendue moins comme expression que comme action, au double sens d’action théâtrale et de pragmatique du discours, reconnu dans sa capacité à produire une action perlocutoire ou illocutoire, partant performative.  L’originalité de la dramaturgie de Marivaux fut, dès son époque, associée à la place accordée à la parole dans son théâtre : « ses comédies sont, il est vrai, sans action proprement dite, parce que tout s’y passe en discours bien + qu’en intrigue ; cependant, si l’action d’une pièce consiste, au moins en partie, dans la marche et le progrès des scènes, on peut dire que celles de Marivaux n’en sont pas tout à fait dépourvues » (D’Alembert, Eloge de Marivaux). C’est en effet la parole qui, moteur de l’action, par l’induction de paroles et d’actions qu’engendrent les interactions, assure la progression de l’intrigue lancée et relancée par les fausses confidences distillées par Dubois et par Monsieur Rémy : à l’acte I, scène 14, la confidence, vraie ou/et fausse, de l’amour fou de Dorante pour Araminte éveille chez cette dernière un sentiment qui n’existait pas[69], tandis que la fausse confidence de l’intérêt de Dorante pour Marton fait dans un 1er temps de la suivante devenue rivale de sa maîtresse l’alliée et l’adjuvant involontaire d’un couple qui la condamne (I, 4-6). Aussi le coup de théâtre, qui met fin au quiproquo provoqué par la fausse/ vraie révélation du destinataire et de l’objet du portrait de femme (II,4-II,9) comme de l’objet inconvenant de la contemplation déplacée de l’intendant (II,10) est-il alimenté par la double fausse confidence, par Dubois, puis par Monsieur Rémy, du riche parti rejeté par un Dorante énamouré (I,14, p.51 ; II,3). Enfin la lecture publique de la fausse lettre, interceptée par la médiation de personnages manipulés à d’autres fins que ce qu’ils croient (III,8), déclenche, en même temps que la dispute et le conflit ouvert entre les bouffons Monsieur Rémy et Madame Argante d’une part (III,5), Araminte et le trio formé par sa mère, le comte Dorimont et Marton d’autre part (III,8), l’aveu visé par la machination de Dubois (III,12). Dans cette pièce, la parole est donc tactique et il n’y a guère qu’Arlequin, benêt naïf et incapable de comprendre le véritable fonctionnement d’une parole duplice, pour croire qu’on puisse discourir « en attendant ». Tous les autres personnages ont bien perçu le caractère stratégique d’interactions soigneusement préparées et mises en scène comme autant de pièges, de machinations, de manipulations : manipulation des sentiments d’Araminte par une mère ambitieuse et autoritaire qui, faute de réussir à corrompre l’intendant que sa fille s’est choisi, cherche à obtenir son congé par tous les moyens, pour imposer à sa fille, avec l’intendant du comte Dorimont, un époux + conforme à ses ambitions nobiliaires (I,10, III,4-8) ; manipulation des sentiments, de la crédulité, de la désillusion et de la rancune de Marton par Monsieur Rémy et par Dubois, avec la complicité de Dorante, qui ne dément pas + les allégations des uns et des autres qu’il ne révèle la véritable identité d’ « elle » (I,4-5 ; III,2-11) ; mais aussi participation en retour de Marton au complot ourdi par Madame Argante pour obtenir, par la publicité du scandale, le congé de Dorante et, avec lui, le retour d’Araminte dans le giron du préjugé maternel ; manipulation  d’Araminte par Dorante et, en retour, de Dorante par Araminte, dans la scène de la dictée de la fausse lettre de réconciliation avec le comte Dorimont (II,13); manipulation enfin et surtout, et ce jusqu’au dénouement –le dernier mot lui est presque laissé-, de tous les autres personnages par Dubois, double du dramaturge, dramaturge et metteur en scène lui-même, et sur la visée et la moralité duquel on continuerait à s’interroger si l’on ne devait conclure au « triomphe de l’amour » par son entremise. Dramaturgie de la révélation du secret trahi, la mise en scène de ces dévoilements successifs et la publicité qui leur est constamment faite visent à modifier constamment la situation en acculant les héros à l’aveu de leurs sentiments. Dramaturgie de la parole manipulée et du secret demandé, exigé, trahi et révélé, dont la révélation même est brandie comme une menace (« si je disais un mot, ton maître sortirait bien vite », II,10), la dramaturgie des Fausses confidences est une dramaturgie de l’aveu, dans laquelle tout dépend d’un mot qui soutient l’intrigue et alimente le conflit : l’aveu, d’abord controuvé, mal on non démenti, embarrassant, puis attendu, vainement forcé, car éludé, dénié, retardé, manqué et finalement frustré par la prétérition, avant qu’il n’échappe , dans une ultime et double révélation chargé de mettre en fin, en même temps qu’à la dilation, au mensonge des manipulations : « que vous m’aimez, madame ! – Et voilà ce qui m’arrive » (III,12) ; « Cette joie me transporte. Je ne la mérite pas, Madame. Vous allez me l’ôter, mais il n’importe, il faut que vous soyez instruite […] Dans tout ce qui s’est passé chez vous, il n’y a rien de vrai que ma passion qui est infinie, et que le portrait que j’ai fait. Tous les incidents qui sont arrivés partent de l’industrie d’un domestique qui savait mon amour, qui m’en plaint, qui par le charme de l’espérance, du plaisir de vous voir, m’a pour ainsi dire forcé de consentir à son stratagème ; il voulait me faire valoir auprès de vous. Voilà, madame, ce que mon respect, mon amour et mon caractère ne me permettent pas de vous cacher ». On pourra donc prendre tour à tour Dubois, inducteur d’interactions linguistiques perlocutoires, comme un machiniste, un metteur en scène, un dramaturge épris du spectacle que lui donnent des marionnettes dont il connaît assez les ressorts psychologiques pour être sûr de sa propre maîtrise[70] ou pour un accoucheur d’amour, un Socrate qui créerait en coulisses les conditions de la révélation de la vérité de l’amour, un guide et un pédagogue dont la maïeutique n’aurait rien à envier à celle de Socrate, puisqu’elle apprend à s’aimer : à s’aimer soi-même (Dorante) et à aimer l’autre (Araminte). Alors la parole, qui distribue les rôles, lie les uns aux autres à travers les situations qu’elle engendre par sa portée performative, serait vraiment libératrice : elle libère Dorante de sa timidité de jeune 1er désargenté ; surtout elle libère Araminte du poids des conventions sociales et en fait une femme émancipée, capable de décider par elle-même, contre l’avis dominant qu’incarne Madame Argante, sa mère.

            « Pharmakon » : le discours, ambivalent, peut, à l’instar de la « drogue » à laquelle il est comparé, aliéner l’âme au corps et à la doxa du rhéteur ou la ramener, par la vertu de la dialectique et de la maïeutique, à sa véritable nature philosophe. Pour mettre en œuvre cette psychagogie, par quoi Socrate, pédagogue, affranchit Phèdre du joug de la doxa pour lui apprendre non seulement à bien penser, mais à penser en vue du bien, Platon oppose deux usages de la rhétorique et deux modalités de l’énonciation : la rhétorique et la dialectique d’une part, le discours et le dialogue d’autre part. Alors que la parole doxique, rapportée dans un texte monolithe, place l’auditeur, Phèdre, dans une position de totale adhésion vis-à-vis du discours qui lui est adressé, la force d’entraînement de la rhétorique reposant sur le vraisemblable, c.à.d. sur ce qui est reconnu comme vrai par la multitude[71], la dialectique sous-jacente à l’articulation des deux discours de Socrate marque l’avènement d’une parole qui met à mal l’autorité de l’art du rhéteur et débouche sur un dialogue renvoyant à la capacité d’engendrer une nouvelle situation discursive, en dehors de toute convention établie. Le dire fait alors le contraire de ce qui est prescrit par la situation discursive de départ. Le faire de la parole dialogique réside dans la mise en question de l’autorité du discours rhétorique en faisant entendre une réponse qui est imprévisible au regard des conditions énonciatives de départ. Non conventionnelle, la pragmatique de l’énonciation devient alors la pragmatique de l’invention d’actes de parole inattendus au regard de l’univers énonciatif de référence. A la différence du discours monolithe du rhéteur, le dialogue platonicien est l’ouverture dans la parole d’une distance dialogique qui l’entraîne à un retournement permanent vis-à-vis de ses conditions énonciatives de départ. En demandant à l’auteur des discours d’être « l’ami de la sagesse », le philosophe, et non « le sage », le « sophos », Platon bouleverse le dispositif énonciatif de la rhétorique persuasive et, à travers lui, toutes les situations discursives que suppose la reconduction en l’état des fondements doxiques de la vie collective, puisque le destinataire, en l’occurrence Isocrate, visé à travers le discours de Lysias, ne peut + se voir confirmé dans son identité sociale : « ce nouveau Marsyas m’a souvent mis dans des dispositions telles que je trouvais insupportable la vie que je menais », dit Alcibiade de Socrate dans Le Banquet. La dialectique et la parole dialogique de Socrate ne cherchent pas seulement à apprendre à bien penser, à organiser ses idées dans un tout organique, comme il en a fait la démonstration en corrigeant par la définition les défauts du discours de Lysias pour mieux procéder, dans sa palinodie, à un éloge méthodique de cette forme de folie qu’est l’amour ; elles cherchent à apprendre à penser en vue du bien :  « il me force d’avouer qu’étant moi-même imparfait en bien des choses, je me néglige moi-même pour m’occuper des affaires des Athéniens ». La transformation personnelle que  produit le dialogue philosophique est donc inséparable d’un changement de régime énonciatif. Agir par la parole, ce n’est pas transmettre une vérité consignée dans un énoncé, ni laisser parler des conventions ; c’est dégager l’implicite de toute positions énonciatrice : le dédoublement dialogique qui institue chaque homme comme destinateur et destinataire de la pensée dialectique.

            Si la parole poétique de Verlaine relève de l’acte de langage, c’est qu’elle ne se réduit pas à une simple description. Elle ne dit pas ce qui est, mais fait advenir le monde et les choses dans une situation discursive qu’elle engendre elle-même en venant tout nouer autour de la position énonciative impliquée dans l’acte de son dire. La valeur déclarative de la parole poétique constitue ainsi sa valeur performative et, ce faisant, rattache sa valeur illocutoire à sa position énonciatrice de départ. Ainsi, il ne faudrait pas voir dans Les Paysages belges le récit d’une fuite de Verlaine quittant Paris avec son épouse Mathilde, mais bien +tôt l’avènement du poème comme fuite hors des conditions énonciatives de la parole avérée socialement. Ce ne serait donc pas le voyage qui fait exister le poème, le justifie et le fonde, comme une parole qui courrait après l’action pour en décrire les péripéties. Le poème actualiserait une existence qui se vit sur le mode du départ. On tiendrait là la clé de l’absence de pittoresque dans ces poèmes qui ne nous proposent pas des cartes postales de telle ou telle ville de Belgique. A chaque fois, c’est un acte de langage qui reconduit, fait exister, donne sens, à l’être en fuite du poète. A chaque fois le poème inaugure par son dire une situation nouvelle, discursive de part en part. L’absence de pittoresque descriptif comme d’épanchement lyrique des états d’âme du poète tiendrait au fait que si Verlaine habite poétiquement le monde, au sens fort du terme, c’est que le poème devient sa demeure, au sens dynamique du mot. Associant acte illocutoire et acte perlocutoire par la dédoublement dialogique, la parole poétique fait advenir l’un à l’autre le poète et le monde : « Combien, ô voyageur, ce paysage blême/ Te mira toi-même ? » (Ariettes oubliées, IX). Il ne faudrait donc pas chercher le poète ailleurs que dans cette parole qui le fait exister  par sa valeur déclarative dans son être poétique. Dans le vers « Triste, triste était mon âme, / A cause, à cause d’une femme » (Ariettes oubliées VII), il ne faudrait pas penser l’acte poétique à partir du référent autobiographique, mais seulement à partir de l’acte poétique même ou, ce qui revient au même, du rapport poétique au monde : ce sont les répétitions de l’épithète et de la préposition qui étalent infiniment la tristesse et qui créent les conditions d’un éloignement infini de l’âme et de la femme par l’effet de rime intérieure produit par l’assonance. « âme »/ »femme ».  Par là la parole poétique trouve son élan en elle-même, en perturbant toutes les conditions énonciatives qui sont au principe des conventions sociales. Bouleversant l’ancienne dichotomie entre énoncé constatif et énoncé évaluatif, l’énonciation subvertit le partage entre le subjectif et l’objectif, le personnel et l’impersonnel pour le rejouer à travers le dédoublement dialogique de l’acte d’énonciation dans une sorte d’être hermaphrodite qui conjoint les opposés : « soyons deux enfants, soyons deux jeunes filles/ Eprises de rien et de tout étonnées » (Ariettes oubliées, IV). Une analyse du fameux vers « il pleure dans mon cœur/ Comme il pleut sur la ville » suffit pour s’en convaincre : la résonance se fait dans les deux sens, produisant une imprégnation de l’âme par le paysage en voie de liquéfaction, ce qui réunit la liquéfaction de l’âme et de la nature (« pleure »/ « pleut »).  Du coup, l’intériorité et l’extériorité, le subjectif et l’objectif n’ont + de frontière claires : tout se met à bouger, créant les conditions d’un flottement, d’une volatilisation de toute distance et d’une imprégnation mutuelle. Ensuite, l’utilisation du pronom « il » sur le mode impersonnel allège le cœur de toute dimension subjective pour en faire le lieu vide d’une pluie qui crépite mécaniquement. Enfin la tension entre la personne d’univers « il » et l’adjectif possessif «mon » fait entendre la souffrance muette d’un cœur aimant et pleurant l’absence de l’être aimé. La force d’action de la parole poétique passe donc par la création de cet « être à deux » entre soi et le monde ouvert de l’intérieur par le dédoublement dialogique qui laisse résonner la voix au loin de l’être aimé.

 

            « Romances », « confidences », discours sur l’amour : on pourrait croire que les œuvres retenues pour réfléchir sur le pouvoir de la parole excluent du champ de cette parole la question, politique et sociale, des rapports entre la parole et le pouvoir, dans des sociétés et dans des genres littéraires et philosophiques où elle est pourtant centrale. En fait il n’en est rien, tant la force de la parole dialogique, théâtrale et poétique, telle qu’elle est mise en voix dans les fictions philosophiques, comiques et poétiques de Platon, Marivaux et Verlaine, autorise une analyse critique du « principe de la logique et de l’efficacité du langage d’institution », pour reprendre les termes de Bourdieu (Ce que parler veut dire)

            On sait Platon (427-347), issu d’une famille aristocratique qui se rattachait au fondateur légendaire d’Athènes ainsi qu’à Solon et témoin de la décadence du pouvoir d’Athènes, écrasée à la fin de la guerre du Péloponnèse (431-404) et agitée de troubles politiques sans fin, hostile à la démocratie, tenue pour responsable du déclin d’Athènes, entraînée par son esprit de conquête dans une guerre ruineuse, de la condamnation à mort de Socrate (399) et de la décadence logos, coupé par les sophistes[72] de toute référence ontologique et livré aux mains des logographes et autres maîtres de rhétorique qui, sous couvert de savoir, dévoient la vérité et vendent une technique, espérant exercer, par leur influence et leur fortune, un pouvoir et une autorité certains. « L’objet de mon enseignement, c’est comment administrer au mieux les affaires de sa maison et, pour ce qui est des affaires de l’Etat, savoir comment y avoir le + de puissance, et par l’action, et par la parole », proclame avec fierté Protagoras (319a), tandis que Platon, qui voit l’appétit de pouvoir et la vanité orgueilleuse dans cette ivresse que procure le maniement virtuose d’un logos apparemment invincible, mais réellement stérile, dénonce, en même temps que la corruption mercantile de la parole et de la vérité, l’illusion d’une toute puissance du savoir, réduit  la technique d’un discours creux, dans le portrait à charge que Le Sophiste brosse du personnage : «Il est un chasseur salarié d’une jeunesse riche ; un trafiquant de connaissances qui se rapportent à l’âme ; un marchand au détail eu égard à ces mêmes articles ;  un athlète de la parole ; un controvertiste ; il fait naître dans la jeunesse l’opinion qu’il est, personnellement, sur toutes les choses, le + savant des hommes ; il est un sorcier, un imitateur qui s’est réservé pour sa par la portion verbale de l’illusionnisme ». C’est incontestablement à la vanité d’un tel pouvoir et de l’autorité morale et politique qu’il confère que Platon s’attaque dans le Phèdre quand il retourne ironiquement l’accusation naguère imputée à Socrate, et qui lui valut condamnation à mort par un jury insensible à une parole autre que le plaidoyer judiciaire : la corruption de la jeunesse et l’impiété. Dans notre dialogue en effet, c’est Lysias qui séduit, au sens étymologique du terme, la jeunesse. C’est lui aussi qui blasphème, puisque le daimon de Socrate lui dicte de purifier sa bouche par une palinodie proprement enthousiasmée et dédiée à Pan et Eros, de peur que le dieu ne le frappe en châtiment de cécité. Surtout on peut voir, dans la critique de la circulation des écrits, en eux-mêmes sources d’illusion en ce qu’ils s’en remettent à une technique – la conservation de la trace de parole figée dans un texte érigé en modèle institutionnel – du soin de créer l’illusion d’un savoir universel, le signe d’une extension, par-delà l’enceinte des institutions démocratiques – l’assemblée de l’Ecclesia et le tribunal de l’Héliée-  d’une pratique non dialogique de la parole. Le pouvoir, déjà en soi délétère, de la parole du rhéteur devient la parole du pouvoir par la position d’autorité que l’écrit confère au logographe qui refuse le débat, là où, par ailleurs, le débat est supposé être la condition même d’exercice de la citoyenneté dans une Grèce démocratique. Il promeut ainsi une parole qui se soustrait à la contestation ou qui fait de la neutralisation de toute contestation le principe même de sa réussite. « En cela, la critique platonicienne de la rhétorique est une critique de l’autorité usurpée d’un mode d’écriture qui repose sur une logique de la persuasion, et donc qui, prétendant parler au nom des autres, confisque de fait la parole à ses auditeurs », conclut le rédacteur de l’introduction du thème dans le volume de la collection « concours poche : un thème à travers des œuvres » de chez Ellipses. Dès lors se pose la question de savoir qui, du rhéteur et de Socrate, est le + démocrate: celui dont le discours, enseigné et érigé en doxa, doit être nécessairement obéi, alors même que demande d’amour, il devrait supposer la réciprocité ? ou celui qui, sachant se rétracter, entame le dialogue ? « La démocratie se mesure-t-elle à l’unanimité des voix, à la constitution d’un chœur sans dissonance ou à l’aptitude à s’ouvrir à ce qui témoigne d’une différence irréductible et donc, rouvre toute position constituée à une interrogation permanente ? Est-elle aussi une démocratie consensuelle (doxique en son principe) ou une démocratie critique (renversant toutes les positions d’autorité) ? » continue le critique qui voit dans la palinodie dictée à Socrate par la voix étrangère de son daimon  le « signe d’un retournement du discours qui l’arrache à la possibilité de se fermer sur lui-même ». Alors que le discours de Lysias est un discours sans retournement, qui ne s’inquiète pas de sa propre vérité, ne pluralise pas les voix, ne change pas de point de vue, mais répète du début à la fin les mêmes arguments, sans passer par la permutation dialogique des places, sans se dédire ni faire de la trahison à toute fidélité finalement narcissique le principe de son développement, Socrate réclame droit de cité pour une parole qui prend le contrepied de l’instrumentalisation du discours par la rhétorique. Ce faisant il met en question l’autorité toute-puissante, dont Gorgias fait l’aveu dans le dialogue éponyme : »Je veux dire le pouvoir de persuader par ses discours les juges du tribunal ; les sénateurs dans le Conseil, les citoyens dans l’assemblée du peuple et dans toute autre réunion qui soit une réunion de concitoyens. Avec ce pouvoir, tu feras ton esclave du médecin, ton esclave du pédotribe, et quant au fameux financier, on reconnaîtra que ce n’est pas pour lui qu’il amasse de l’argent, mais pour autrui, pour toi qui sais parler et persuader les foules ».  En manifestant, face à l’autorité tyrannique de la parole persuasive, l’obligation sacrée, partant impérative, et incontournable de prononcer une autre parole, dialogique, qui retire son adhésion à ce qui est l’objet d’un consensus collectif, brise les idoles de la cité et bouleverse les conditions énonciatives socialement établies, Socrate incarne un contre-pouvoir et défend la liberté d’expression.

            Ce pouvoir de contestation de l’ordre établi, il eût été surprenant qu’on ne le retrouvât pas, d’une tout autre manière et dans un tout autre contexte, sous la plume de Verlaine, au lendemain de la Commune de Paris (18 mars-28 mai 1871), à laquelle il a participé aux côtés des insurgés, alors qu’il rompt avec les convenances de l’ordre social et moral bourgeois, en préférant à la vie rangée de père de famille qui s’offre à lui dans le milieu bourgeois de sa belle-famille le scandale d’une vie de bohème sulfureuse, puis en se lançant avec Rimbaud dans une longue errance à travers l’Europe et que l’ironie comme la refonte de l’oralité et la critique radicale de la subjectivité font de ses Romances sans paroles un recueil risqué, participant de la révolution poétique initiée par Mallarmé et poursuivie par ceux que Verlaine qualifiera en 1884 de « poètes maudits » : Charles Cros, qui publie Le Coffret de santal, la même année que Verlaine ses Romances sans paroles ; Tristan Corbière, dont les Amours jaunes sont édités la même année ; Rimbaud, dont Verlaine publiera en 1884 Une Saison en enfer, contemporain de l’expérience commune de « poésie objective ». De fait, et en dépit de la bipartition de l’œuvre de Verlaine entre, disons, des recueils lyriques, dont Romances sans paroles, et des recueils engagés, comme Les Vaincus, projet de poésie socialiste contemporain de la rédaction des Rsp, on ne saurait taxer cette poésie d’apolitisme : selon Arnaud Bernadet, « Streets II » dessine la géographie de Londres et de ses inégalités ; « Charleroi », qui évoque le monde des mines et de la métallurgie, peut être lu comme une dénonciation de l’exploitation des humbles, « une sorte de Germinal en mineur » : « Sites brutaux/ Oh ! votre haleine,/ Sueur humaine,/ Cri des métaux » ; quand aux chevaux de bois de « Bruxelles » qui tournent et retournent, avec leurs types sociaux caricaturaux, ils peuvent faire implicitement référence à la cavalerie déployée lors de la guerre franco-prussienne et mettre en tension la manière et l’idéologie. La clé du combat poétique et de l’insurrection contre les formes convenues de la parole autorisée dans une bourgeoisie bien-pensante nous est cependant avant tout livrée par un poème satirique de jeunesse, introduit en 1866 dans le recueil Poèmes saturniens : Monsieur Prudhomme :

Il est grave, il est maire et père de famille,
Son faux-col engloutit son oreille, ses yeux
Dans un rêve sans fin flottent insoucieux
Et le printemps en fleurs sur ses pantoufles brille

Que lui fait l'astre d'or, que lui fait la charmille
Où l'oiseau chante à l'ombre et que lui font les cieux
Et les prés verts et les gazons silencieux.
Monsieur Prud'Homme songe à marier sa fille,

Avec Monsieur Machin, un jeune homme cossu,
Il est juste milieu, botaniste et pansu
Quant aux faiseurs de vers, ces vauriens, ces maroufles,

Ces fainéants barbus mal peignés, il les a
Plus en horreur que son éternel coryza
Et le printemps en fleurs brille sur ses pantoufles.

Manifeste de poésie autant que l’ « Art poétique », ce sonnet dénonce cette parole engoncée dans la certitude de tenir le monde entre ses mains, de faire du monde un chez soi aux couleurs de ses pantoufles. Armé de la parole poétique chauffé à blanc, Verlaine attaque la manière de ne vivre qu’à travers son appartenance à une société devenue terre d’élection de son bonheur olympien, de se croire l’orchestrateur de toutes choses, de prétendre détenir la clé des unions heureuses. Il raille la conviction intime, inébranlable, que tout doit se conformer à la volonté impériale de bonheur par une harmonie préétablie, quasi divine, avec soi-même et les autres. Il daube cette bourgeoisie soucieuse de respectabilité, qui veut tailler un monde à la mesure de son désir de confort et de sécurité et, surtout, de veiller à sa descendance en organisant des alliances heureuses. Monsieur Prudhomme face au poète que la société bien-pensante méprise, c’est madame Argante éprise d’élévation sociale pour sa fille. Mais c’est aussi Lysias, l’homme de la doxa qui trouve Socrate atopos.

Or au moment où Verlaine, sommé par Mathilde de Meauté à se ranger lui-même dans la vie tout ordonnée du couple bourgeois, avec travail et enfant, oscille entre les deux univers, puis, en fuyant la vie parentale et les obligations familiales induites par le mariage en 1870 et la naissance du petit Georges en 1871, s’ »exile » de l’ordre familial et bourgeois, le drame de Monsieur Prud’homme est devenu son drame, comme le montre clairement le portrait de « la petite épouse » et de la « fille aînée » reparue « en robe d’été/ Blanche et jaune avec des fleurs de rideaux », en écho à la robe grise à ruches vertes de la Bonne chanson, mais sans « plus l’humide gaieté/ Du + délirants de tous nos tantôts », au lendemain de la dernière extase amoureuse, langoureuse, de « Birds in the Night ». Dès lors on pourrait lire dans « Childe wife » un appel à voir revenir vers le poète la femme-enfant qui a fui[73] parce qu’elle n’est pas capable de  se laisse rpas surprendre par l’amour, qui reste raisonnable, soucieuse de sa respectabilité sociale ou du confort conjugal , à qui le poète des « Ariettes oubliées » n’oserait pas avouer « la terrible chose », parce qu’elle n’est pas capable de faire de l’amour le mot d’ordre de la contestation d’un mariage empesé de morale bourgeoise asséchante et de dire avec lui : « si notre vie a des instants moroses,/ Du moins nous serons, n’st-ce pas, deux pleureuses ? » (Ariettes oubliées, IV) : « Car vous avez eu peur de l’orage du cœur/ Qui grondait et sifflait,/ Et vous bêlâtes vers votre mère – ô douleur !- comme un triste agnelet ». La belle-mère de Verlaine serait une nouvelle madame Argante, qui aurait eu affaire à une Araminte cédant à ses conseils de modération et de prudence.  La poésie des amours jaunes, des amours scandaleuses et illicites avec Rimbaud obéissant non seulement à la même impulsion à situer l’amour par-delà toutes les règles de la vie conjugale et familiale, mais également à faire de la parole poétique un rempart contre l’entreprise de réduction de l’homme à un bonheur social, la mélancolie des Romances sans paroles ne seraient pas seulement le commentaire de l’âme en peine du poète confronté à des événements malheureux survenus dans sa vie. Ce serait la parole poétique et non la vie qui serait l’initiatrice du malheur du poète saturnien, de la tristesse de son âme, de l’exil inconsolable qui se dit dans l’Ariette oubliée VII : »est-il possible – le fût-il,-/ Ce fier exil, ce triste exil ? // Mon âme dit à mon cœur : Sais-je/ Moi-même, que nous veut ce piège// D’être présents bien qu’exilés,/ Encore que loin en allés ? ». La parole poétique n’exprimerait pas l’âme en peine, mais serait une âme en peine : «en ce sens l’expérience malheureuse du monde qu’elle fait naître est l’expérience heureuse de sa propre réussite performative. Là réside le secret de la force critique des Romances sans paroles : l’acte poétique est un acte politique en ce qu’il se produit en subvertissant par son seul retentissement la parole sociale sédimentée dans les conventions des usages communs.

            Dans la France de Louis XV, qui se souvient des plaisirs de la  Régence (Les Fausses confidences, qui datent de 1737, évoquent les lieux de mondanité parisienne qui ont caractérisé la fête de la Régence  (à l’opéra ou la comédie, la haute bourgeoisie côtoie la noblesse), mais où la mobilité sociale dépend des fortunes, compromises par la banqueroute de Law, la question financière est au cœur des relations sociales, des rapports sociaux, des mutations sociales, des mariages arrangés et l’on est finalement moins ce que l’on naît que ce que l’on vaut, en fonction de la nature des relations libres ou ancillaires que l’on entretient avec ses partenaires de jeu. C’est ainsi que dans la comédie des Fausses Confidences, mère d’une riche veuve à marier et oncle d’un neveu contraint par la ruine de son père à se (re)construire une fortune par un mariage d’intérêt, mesurent l’estime qu’ils accordent aux jeunes premiers à l’aune de leurs ambitions et de leur rapport à l’argent. Madame Argante, «extrêmement entêtée » du mariage de sa fille Araminte avec le comte Dorimont[74], ne comprend pas que sa fille n’ait pas l’ambition de faire le mariage[75] que sa fortune de veuve d’un financier l’autorise d’autant mieux à espérer que le noble Dorimont est intéressé à faire une alliance qui lui évitera un procès et l’aidera à redresser une fortune foncière, immobilière et mobilière peut-être compromise. Elle n’a en conséquence que mépris pour un intendant « bien pris », qui a l’insolence de ne pas entrer dans ses vues[76] et d’avoir une mine, un comportement et des aspirations déplacés pour sa « basse condition » d’employé dans la misère. Aussi lui dénie-t-elle le droit de parler, indiquant ainsi sur quoi se fonde la parole d’autorité, qui est ou non autorisé, habilité à parler par la société, en fonction de sa fortune, de sa condition et de son statut : »Il ne s’agit pas de ce que vous pensez, gardez votre petite réflexion roturière, et servez-nous, si vous êtes de nos amis » (I,10) ; « Adieu, Mosnieur l’homme d’affaires, qui n’avez fait celles de personne ». Disqualification (taisez-vous) et intimidation (attention si vous n’obtempérez pas) caractérisent ici l’autorité tyrannique d’une parole dont le pouvoir est habilité socialement, la dispute entre Madame Argante et Monsieur Rémy, porte parole alors d’un Tiers Etat convaincu de l’égalité des rangs, prouvant à l’acte III combien le combat entre Madame Argante et Dorante oppose le mépris social et économique de la parvenue pour le déclassé : « son sort ! Le sort d’un intendant ; que cela est beau ! » (III,7) ; « la fortune à cet homme-là (III,13) ; « ne fût-ce que par bienséance, il faudra qu’elle le chasse » (III,4). De son côté Monsieur Rémy, autre entremetteur et autre metteur en scène qui cherche, lui aussi, à écrire sa pièce, déshérite son neveu quand celui-ci refuse le riche parti qu’il lui a trouvé[77] : « ainsi mon neveu, prenez toujours vos petites précautions, et mettez-vous en état de vous passer de mon bien » (I,3). Pourtant la querelle des fâcheux n’empêche pas Monsieur Rémy, incarnation d’un Tiers-Etat parvenu aux responsabilités et sûr de lui, de défendre l’égalité des conditions, compte tenu du mérite, de la bonne mine et de la naissance. Ainsi s’esquisse, grâce à ce Pérou qu’est la « bonne mine » du chevalier servant, par la vertu des machinations de Dubois et en raison de la liberté conquise de haute lutte par Araminte, la possibilité d’un compromis qui consiste à socialiser le mariage d’amour pour faire coïncider le désir amoureux avec les exigences d’une société en évolution qui commence à rendre les classes + perméables les unes aux autres. Certes il ne s’agit pas de faire le grand écart, mais de combler un fossé raisonnable entre une Araminte qui n’est pas encore comtesse et un Dorante qui n’a jamais appartenu auparavant qu’à lui-même et qui pourrait devenir avocat, de sorte que la fiction, suggérée par Dubois, d’une entrée en condition par passion est vraisemblable. La didascalie qui coupe la parole d’Araminte, entre l’aveu de Dorante et son pardon, figure l’espace-temps de la voix sociale, qui dialogue avec le cœur de la jeune femme et en confirme le choix, en accordant la consécration sociale du désir amoureux : »Araminte, le regardant quelque temps sans parler. La pluie de pleurs qui ponctuent les scènes de réconciliations mèneraient les grandes âmes au bord du drame bourgeois ou de la comédie larmoyante, si le dernier échange entre Arlequin et Dubois ne rappelait la prise de pouvoir symbolique du valet confident, au statut de père détenteur du pouvoir familial propre à assurer la reproduction sociale par le mariage des enfants[78] et dont certaines paroles laissent échapper une volonté de fusion-confusion avec son maître Dorante[79], mais aussi un désir enfoui d’union avec le corps interdit du maître, ici Araminte, traité comme une proie, un bien ou un ennemi à vaincre par la puissance d’une machine de guerre lancée contre les prérogatives des maîtres que sont l’amour-propre, la supériorité intellectuelle et la domination économique : »Fierté, raison, richesse, il faudra que tout se rende » (I,2).

            « Fragments du discours amoureux »

            « Parlez-moi d’amour/ Redites-moi des choses tendres/ Votre beau discours, mon cœur n’est pas las de l’entendre/ Pourvu que toujours vous répétiez ces mots suprêmes : je vous aime ». Cette chanson populaire des années 1930, reprise par Barbara, montre l’intimité de la parole et de l’amour dans la pensée et la littérature occidentale, depuis le Banquet et le Phèdre de Platon, dialogues qui explorent par le logos la nature de l’amour jusqu’au Fragment du discours amoureux de Barthes, en passant par la poésie lyrique, le roman courtois, les codes de la Préciosité comme la Carte du Tendre… et le marivaudage. L’antinomie du discours de Lysias, hypocrite, et du discours de Socrate, placé sous le patronage d’Eros le dit : l’amour n’est pas à chercher dans les corps, mais dans le langage, la parole, le discours amoureux.

            La 1ère visée du discours amoureux est la séduction, la conquête amoureuse : il s’agit de faire tomber l’autre dans le piège de l’amour par de beaux discours et de l’amener à céder par de belles paroles. Ainsi procèdent les libertins Dom Juan, dans l’acte II de la pièce de Molière avec Charlotte et Mathurine, ou Valmont, dans Les Liaisons dangereuses de Laclos, pour capturer leurs proies, toutes classes sociales confondues. Ainsi procèderait, sans l’intervention de Socrate, Lysias, par la médiation de son éloge sophistique de l’amour, assimilé à un calcul de plaisir et d’intérêt : l’amour étant source d’inconvénients, mieux vaut opter pour une sexualité déliée de tout sentiment amoureux. Ainsi procède, d’une manière qui paraîtrait cynique s’il ne s’agissait, avant tout et in fine, de faire accoucher Araminte du désir, Dubois avec ses stratégies complexes de discours, dont le récit, dramatisé, sinon fictionnalisé, de l’inamoramento de Dorante ou la fausse lettre de l’acte III, scène 8, pour forcer l’aveu par la divulgation d’un secret cruellement divulgué : « Retirez-vous », dit à Dorante Araminte, qui en a trop entendu pour un amour qui ne saurait se dire avec autant d’éclat. Car l’amour, et c’est là toute la complexité de la parole amoureuse, peut appeler le silence, le secret, soit la tragédie de la parole révèle la tragédie de l’interdit, comme dans Phèdre ou La Princesse de Clèves, soit que l’amant transi cache son amour impossible, soit qu’il ne veuille pas étouffer l’objet aimé sous le poids de son amour, comme Dorante : »ne faut-il pas alors, précisément parce que je l’aime, lui cacher combien je l’aime ? ».

            Car, le glissement de la critique du désir d’incorporation, qu’accompagne la pulsion de mort[80] à l’éloge de la folie amoureuse comme transfiguration de l’âme au contact du corps sensible le dit dans le passage du discours de Lysias et du 1er discours de Socrate sur la « forme gauche » de l’amour à la palinodie enamourée, la parole amoureuse opère une substitution qui est d’abord une sublimation. On fait passer la violence de la passion, -Freud dit des pulsions sexuelles-, par le tamis des mots, eux-mêmes soumis aux codes culturels et artistiques, dans le dialogue de Platon l’ironique badinage amoureux de Socrate avec Phèdre et le mythe de l’attelage ailé. Ce n’est + la parole performative décrite par Austin dans Quand dire, c’est faire, c’est +tôt : « dire +tôt que faire », voire « dire et surtout ne pas faire ».  Dans le discours de Socrate, la pulsion orale cède le pas à ce que la psychanalyse appelle la « pulsion scopique » et la contemplation de la beauté sensible, expérience de la vision qui remémore à l’âme les formes et les idées pures qu’elle a contemplées en pleine lumière, provoque un transport amoureux qui rend les amants aphasiques, mais qui produit aussi une opération de transfert, par quoi l’âme quitte l’Eros sensible pour s »attacher à la parole amoureuse de l’amour, à savoir la philosophie. Tout un pan de l’amour courtois et du néoplatonisme repose ainsi sur l’idéalisation de l’objet aimé, idéalisation qui persiste en dehors de la littérature courtoise, par exemple quand Dorante parle de celle qu’il aime à Araminte, qui n’est pas censée savoir qu’il d’agit d’elle-même : »Etre aimé, moi ! non, Madame. Son état est au-dessus du mien […] Dispensez-moi de la louer, Madame : je l’égarerais en la peignant. On ne connaît rien de si beau ni de si aimable qu’elle ! et jamais elle ne me parle ou ne me regarde, que mon amour n’en augmente ». L’être aimé étant ainsi au-dessus de toute ce que l’amant peut produire comme discours, cette idéalisation culmine avec le topos du portrait qui suit immédiatement ces paroles : »le plaisir de la voir quelquefois, et d’être avec elle, est tout ce que je me propose […] Je veux dire avec son portrait, quand je ne la vois point » (II,15). De processus d’idéalisation a pour revers la dés-idéalisation, qui menace quand l’amour cesse : c’est précisément le thème de « Birds in the night » ou de « Child wife » dans Romances sans paroles.

            Le processus de substitution propre au discours amoureux peut aussi passer par un circuit de paroles, soit que le discours procède par détour, déplacement du sujet et de l’objet, comme quand Dorante et Araminte parlent d’affaires banales pour suspendre l’aveu ou que Socrate , qui ne parvient à produire son discours adéquat à son objet, l’amour, qu’après avoir écouté le discours de Lysias lu par Phèdre (1er déplacement, 1er transfert) et prononcé son 1er discours « voilé », biaisé (2ème transfert), passe par la médiation du mythe, faisant parler les autres avant de parler lui-même et d’entamer le dialogue, ce que Lacan commente ainsi : » c’est parce que l’on parle de l’amour qu’il faut en passer par là, et que Socrate est obligé de procéder ainsi ». Ainsi, non seulement le locuteur ne cesse de changer, mais, d’une discussion à l’autre, le destinataire du discours peut aussi changer : il est difficile se savoir sur le destinataire des « Ariettes oubliées » est Mathilde ou Rimbaud. Barthes décrit ainsi ces « glissements progressifs » qui constituent l’harmonique propre au discours amoureux qui est perpétuel commentaire : »La pulsion du commentaire se déplace, suit la voie des substitutions. C’est au départ pour l’autre que le je discourt sur la relation ; mais ce peut être aussi devant le confident : de tu je passe au il. Et puis, de il passe au on : j’élabore un discours abstrait sur l’amour, une philosophie de la chose, qui ne serait donc, en somme, qu’un baratin généralisé »[81]. Toute l’ambivalence du discours amoureux est là : discours d’amour adressé à un autre (Lysias par son discours contre l’amour tenterait de séduire Phèdre et Socrate, par son 1er discours, tenterait à son tour de séduire Phèdre) ou discours sur l’amour ? En fait il se pourrait que la question fût non pertinente, tant la parole d’amour est par définition parole de désir, « déplacée », non convenable : Socrate minaude, fait des manières, minaude, se cache le visage, tous signes empruntés à la rhétorique amoureuse, avant de prononcer un éloge de l’amour d’Eros, qui est aussi amour de la parole amoureuse, amour de l’amour. « Type qui est atteint de la maladie des discours », « amoureux des discours », Socrate est amoureux de la philosophie, c.à.d. d’un discours sur l’amour qui ne soit ni pure gymnastique rhétorique ni virtuosité verbale, mais parole vivante et inspirée, parole-don, dans un lien à l’autre toujours renouvelé. Loin de toute convention sociale, Socrate, Araminte et Verlaine cherche un régime énonciatif de la parole « sauvage », « délirante », »indocile », « fantomatique », qui soit autre que celui procédant de la logique de l’étiquetage social. Parler, c’est dans nos trois œuvres donner la parole à ce qui est exclu du jeu social, et ce qui est placé dans cette position du mort, c’est l’amour, le désir.

           

            Si le dialogue qui s’engage entre Socrate et Phèdre porte tout de suite sur l’amour, c’est que se demander comment parler, c’est avant tout se demander comment parler de l’amour, comment faire de la parole la parole de l’amour, comment faire que la parole naisse de l’amour et l’amour de la parole. En effet Lysias, en ramenant la passion amoureuse à un comportement insensé et en défendant la thèse selon laquelle il faut être « insensible à l’amour » pour être « maître de soi », « ceux qui n’aiment pas » restant « maîtres d’eux-mêmes », méconnaît tout à la fois la nature de l’amour et du logos. De même qu’il veut transformer la relation érotique en un contrat, qui réclame toute la lucidité des parties et un soin calculateur pour en retirer des avantages réciproques en termes d’adaptation harmonieuse à la vie sociale, il conçoit le logos comme l’outil d’une souveraineté subjective qui se protège du risque de basculer dans l’affolement du sens. Du coup, l’exigence d’une bonne conduite sociale vient réduire au silence l’amour dans sa turbulence native : »ceux qui ne sont pas épris n’ont jamais subi les reproches des leurs pour avoir à cause de l’amour mal calculé leur intérêt.

            Par la palinodie de Socrate, Platon s’inscrit en faux contre cet assagissement raisonnable de l’amour et contre cette célébration de l’amant sans amour, qui détériore la relation  entre l’éraste (l’amant adulte) et l’éromène (l’aimé jeune homme), institution athénienne que Platon voit comme une paideia (une relation éducative), source de vertu (arété). Or il le fait en nouant un lien indéfectible entre Eros et Logos. En effet, l’attaque de Platon contre la rhétorique comme maîtrise du discours et discours du maître (sophos) fait corps avec sa dénonciation de cet amour sage et discipliné qui relève d’une morale publique dont Lysias se fait ingénument le porte-parole : «ce sont de sots discours, et quelque peu impies ; peut-il y avoir rien de + fâcheux ? ».A la parole qui souille et stérilise l’homme, il faut donc opposer une autre parole, érotique, qui implique le principe de se dédire pour pouvoir faire entendre autre choses, de retourner le discours de Lysias pour faire entendre en lui la voix du désir amoureux. Cette parole n’est + une parole froide, impersonnelle, argumentée, mais une parole enthousiaste, prise au piège des passions, l’éloge de la folie (mania) sous ses 4 formes, divinatoire, expiatoire, poétique =, amoureuse) étant indissociable de la reconnaissance que le logos fait naître une dimension érotique irréductible en l’homme : c’est pour notre + grande félicité que cette espèce de délire nous a été donné ».

Enfin et surtout, la palinodie de Socrate témoigne que l’amour, qui fait parler, oriente vers l’autre et l’élève, alors que l’homme sans amour de Lysias, qui  est un homme sans logos, est un homme « gâté par une sagesse mortelle, appliquée à ménager des intérêts périssables et frivoles, n’enfantant dans l’âme de l’aimé que cette bassesse que la foule décore du nom de vertu ». En effet, parler en se laissant inspirer par  la parole, c’est être pris dans une relation dialogique en miroir, où l’amant voit en l’aimé son âme qui cherche à prendre son envol pour se porter vers une hauteur de vie inassimilable à l’existence des hommes dans la cité : « il aime donc, mais il ne sait pas quoi ; […] il ne s’aperçoit pas qu’il se voit dans son amant comme dans un miroir […] Son amour est l’image réfléchie de l’amour de son amant. Catastrophique au sens étymologique du terme, l’amour, comme le logos, fait donc accomplir ce mouvement sur soi-même qui fait changer de direction. Et c’est en cela que la parole amoureuse est inspirée ou possédée par l’appel d’un ailleurs qui reste protégé dans son lointain vis-à-vis de tout ordre institué. L’amour « se fait accuser de folie » parce qu’il éloigne de la cité, pour qui sa parole reste inaudible, dénue de sens, inarticulable dans les termes d’une vie sociale établie : « quand la vue de la beauté terrestre réveille le souvenir de la beauté véritable, l’âme… se fait accuser de folie ». Mais cette folie amoureuse qui éloigne la cité de l’homme lui permet aussi de se libérer de la pesanteur d’une parole tournée vers la reproduction en l’état de l’ordre établi. Si Socrate, l’amoureux des discours qui conçoit le discours philosophique comme un discours amoureux, est atopos, c’est que ne désire qu’un être qui parle et qui habite la parole comme le lieu de sa propre destination humaine, par-delà toute appartenance à la vie organisée de la cité, tout en y faisant retentir l’appel d’un lointain irréductible.

 

Avec le personnage d’Araminte, Marivaux explore cette force irrépressible du désir, qui se noue à l’intérieur de la parole et se répand en dédoublant le sens des échanges conditionnés par les rapports sociaux. Quand elle tombe sous le charme de Dorante, en réponse à la parole silencieuse de son salut, elle ignore son identité et sa condition, aussi touchante qu’embarrassante pour une belle âme aux prises sans doute moins avec les préjugés qu’avec la crainte d’avoir à subir et à faire subir des propos malséants : « Marton, quel est donc cet homme qui vient de me saluer si gracieusement, et qui passe sur la terrasse ? » (I,6). Le d »sir de s’entretenir avec celui qui l’a saluée si gracieusement est alors irrépressible : «Eh bien, qu’on le fasse venir : pourquoi s’en va-t-il ? ». Une fois connu le motif de sa visite (être engagé comme intendant), elle fait état de sa crainte, comme un aveu de son amour naissant pour lui, d’avoir à essuyer des propos malséants le concernant. Mais Marton fait tomber ses scrupules par la réplique qu’elle attend : »que voulez-vous qu’on dise ? Est-on obligé de n’avoir que des intendants mal faits ? » L’amour est déjà là, sans qu’Araminte puisse se l’avouer à elle-même, mais il passe par une autre parole, par une autre scène : la scène de l’engagement du contrat, de la visibilité sociale, si bien que l’enjeu dramatique de la pièce sera de trancher entre l’intendant qu’Araminte s’est choisi,  sur la recommandation de Monsieur Rémy, son procureur, il est vrai, mais envers et contre tous, y compris Dubois qui la manipule à l’insu de son plein gré, et l’intendant que sa mère souhaite lui voir prendre, sur la recommandation du comte Dorimont, qu’elle veut voir sa fille épouser. « Appelez-le ! Qu’il vienne ! » ; « un de mes amis me parla avant-hier d’un intendant qu’il doit m’envoyer aujourd’hui ; mais je m’en tiens  vous » (I,7) : la crue du désir prend la forme d’une promesse d’embauche,  et la réponse de Dorante noue le désir dans la parole sociale, selon la même logique de double entente, de double écoute : »j’espère, Madame, que mon zèle justifiera la préférence dont vous m’honorez, et que je vous supplie de me conserver. Rien ne m’affligerait tant à présent que de la perdre ». Quelque chose se scelle par des paroles, dont le sens reste indéterminé et échappe à la conscience des locuteurs ; quelque chose se dit par-delà ou en-deçà de ce qui est proféré, en porte-à-faux avec la situation, selon le principe d’un déplacement vers une autre scène, fantomatique mais déterminante, par rapport à ce qui est l’objet des échanges et le contexte social de leur déclaration. Mais en même temps, et compte tenu de la situation, c’est ce même medium qui permet à la relation de se nouer, en franchissant les frontières déterminées par les conditions sociales. Dans cette comédie du désir et des convenances, du désir inconvenant, la parole amoureuse doit se frayer un chemin obvie.

Le discours de et sur Dorante l’atteste : l’amour, qui franchit les frontières sociales et ne se laisse jamais réduire à des considérations de « condition »,mais qui n’est nulle part ailleurs que dans une société qui, au nom de la parole habilitée de l’ordre établi sur l’intérêt, le réduit à l’avance au silence ou au secret, partant à la dissimulation et au double langage suspect, est folie parce qu’il porte sur l’impossible. Dorante le reconnaît : le projet « me paraît extravagant, à moi qui m’y prête », « moi qui ne suis rien, moi qui n’ait point de bien », moi qui « l’aime avec passion », c.à.d. juste avec ma passion, sans argent, sans condition sociale prestigieuse, sans titre, sans nom. Dubois le dit à Araminte dans le portrait qu’il fais astucieusement de Dorante comme une personne inconvenante : il est « timbré », « tombé fou », «  a perdu la raison ». Monsieur Rémy s’étonne de sa conduite aberrante quand il refuse, après le mariage convenable avec Marton, la proposition de mariage avec la riche et estimable « dame de 35 ans » qui a « 15 000 livres de rente » et veut faire la fortune de l’infortuné : »Dorante, sais-tu bien qu’il n’y a pas de fou aux Petites-Maisons de ta force ? » (II,3). Ce « rêveur » au bord de l’apathie amoureuse n’a pas d’autre réponse pour justifier son refus que : « nous ne serions heureux ni l’un ni l’autre » ; « j’ai le cœur pris, j’aime ailleurs » ; j’aime l’ailleurs de mon amour, mon amour comme l’ailleurs de toute vie sociale instituée. Ainsi l’embarquement clandestin de cet amour secret sur la voie de la duplicité, du double sens, sinon du double langage, ne relèverait pas tant de la manipulation, de la machination d’un croqueur de dot complice des menées d’un valet intrigant que de la dissonance d’une parole amoureuse, secrète, silencieuse, tortueuse, qui met en crise l’autorité du mariage raisonnable, où les parties supposent un contrat permettant de déterminer les droits et les devoirs de chacun et reposant, sous la forme d’une transaction, sur l’intérêt bien compris. Dorante serait, dans la manière dont son amour ne peut s’avancer qu’en se dissimulant, qu’en faisant entendre silencieusement sa voix dans les paroles convenues, pétries de la bonne conscience morale, celui qui refuse le performatif de la scène sociale éclairée par les lois de la bienséance et qui opte pour le performatif de l’amour, sans scène attitrée, sans lieu patenté, juste à fleur de parole, comme un secret qu’il s’agit de faire tenir dans l’espace vide d’une déclaration, par une parole qui crée l’étourdissement de l’ailleurs du désir : « je me meurs ! » (III,12), à quoi fait écho l’égarement d’Araminte : « je ne sais + où je suis ».

 

Romances sans paroles : si l’amour s’inscrit dans le titre du recueil de Verlaine, c’est sous le signe de l’équivoque, entre présence (tension entre la parole et le chant, la « romance » présuppose le lyrisme amoureux) et absence (ce lyrisme sentimental est nié aussitôt qu’affirmé), singulier et pluriel, parole et silence. Aussi l’évocation d’amants unis ou désunis est-elle à la fois omniprésente et fragmentaire dans le recueil, où la voix amoureuse, confrontée au silence de l’objet aimé, dit ce qu’il reste d’une romance déclinée au passé, comme si le désir de l’autre ne pouvait jamais se dire que sur le mode testamentaire.

La 1ère remarque que l’on peut faire est que quand la romance « en allée » cherche à faire revivre par les mots son « amour qui n’est + que souvenance », elle ne saisit que des bribes, des fragments : ici la toilette, surface comparable aux toiles postimpressionnistes des Nabis, mais dont le sarcasme souligne le conformisme bourgeois[82] ; là le discours rapporté d’une promesse caduque[83] ou d’une exclamation bien pensante[84], un éclat de voix blessant ; ailleurs encore la caresse d’une main sur le piano familial, le son d’une voix qui s’élève pour entonner une romance, ou les derniers effluves du parfum d’ »Elle », à qui la majuscule confère le charme mystérieux de l’unique, de la Femme, déifiée : « Un air bien vieux, bien faible et bien charmant,/ Rôde discret, épeuré quasiment,/ Par le boudoir longtemps parfumé d’Elle ».

Pourtant l’identité de cet objet est aussi ambiguë que celle du sujet lyrique : qui est la « Kate » de « A Poor Young Shepherd » ? Qui est l’autre du « nôtre », à qui la parole incertaine de la 1ère ariette oubliée s’adresse pour questionner cet autre silencieux et le prendre à témoin de l’échange douloureux : »Cette âme qui se lamente/ En cette plainte dormante/ C’est la nôtre, n’est-ce pas ? / La mienne, dis, et la tienne,/ Dont s’exhale l’humble antienne/ Par ce tiède soir tout bas ? » Les pronoms, comme les personnes, sont interchangeables et ce trouble, ce flottement dans l’énonciation sont caractéristiques de l’esthétique de Verlaine, de son goût pour le « vague » et « l’imprécis », qui renforce l’ambiguïté liée au sexe en féminisant les « âmes sœurs » de l’Ariette IV[85] ou en rendant l’allégorie poétique du « Elle » de Beams proprement indiscernable.

Dans « colloque sentimental », le dernier poème des Fêtes galantes, le dialogue entre les amants fantomatiques, théâtralisé, opposait la voix qui idéalise l’union à celle qui désacralise l’aventure terminée :

 

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l'heure passé.

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l'on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.

- Te souvient-il de notre extase ancienne?
- Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne?

- Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom?
Toujours vois-tu mon âme en rêve? - Non.

Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! - C'est possible.

- Qu'il était bleu, le ciel, et grand, l'espoir !
- L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.

Dans Romances sans paroles, le poète ne reprend pas la forme dialoguée, mais conserve cette double tonalité, entre nostalgie et amertume. Dès la 1ère ariette, la fusion sensuelle des corps, mêlés aux éléments naturels, et la petite mort qui suit se heurte à une mélancolie dont l’instance poétique doute qu’elle soit partagée. L’on retrouve dans « Streets » cette double tonalité, entre nostalgie et amertume : le passé s’y oppose au présent et la mélancolie liée aux amours perdues est rompue par le refrain. L’alternance entre l’octosyllabe et le tétrasyllabe provoque un déséquilibre qui reflète le tiraillement intérieur du moi écartelé entre son désir d’ordre et d’innocence et l’envie de plonger dans le désordre de la passion. Récit dramatisé de la séparation, la parole en crise brise alors la douceur du chant pour  laisser place aux éclats de voix et aux reproches qui scandent le poème dans « Birds in the night » et dans « Child wife », où le poète reporte la faute sur la jeune femme, en se dégageant, par l’invective et la caricature de la femme-enfant, transformée en furie hystérique et ridicule, de toute responsabilité. La parole poétique a alors une double fonction. Parole de déliaison, elle accomplit la séparation et inverse ainsi le mouvement d’offrande poétique de « Green », en multipliant les reproches comme autant de justification du départ, de la rupture, de la fuite, lisant dans le regard le signe funeste d’une perte :  « vous êtes si jeune, ô ma froide sœur,/ Que votre cœur doit être indifférent » ; « quand je vous disais, dans mes moments noirs,/ Que vos yeux, foyers de mes vieux espoirs,/ Ne couvaient + rien que la trahison » ; « vous ne m’aimiez pas, l’affaire est conclue » . L’amour serait donc toujours déjà mort dans et à travers la distance infranchissable entre les êtres ou la conscience d’une culpabilité irrémissible[86]. Mais dans le même temps persiste un appel à résister à la disparition de son propre désir dans la douleur inguérissable de l’absence, de l’agonie sans fin de l’amour, comme une façon de dire son amour et donc de faire venir à soi l’être aimé par delà ce qui engage par ailleurs sa mort définitive au regard du désir qu’on portait : »vous qui fûtes ma Belle, ma Chérie,/ Encore que de vous vienne ma souffrance,/ N’êtes vous donc pas toujours ma Patrie ? » ; « d’être présents bien qu’exilés,/ Encore que bien en allés » ; « mon amour qui n’est + que souvenance,/ Quoique sous vos coups il saigne et qu’il pleure ». L’exil devient alors la façon pour Verlaine de faire de son amour mort le tout de sa vie : »Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous » (« Green »), l’amour restant « jeune jusqu’à la mort » (« Child wife ») par la parole qui le profère, puisque, tel le Phénix, il renaît de ses cendres par la parole qui en dit l’absence définitive, et ce faisant ne l’évoque jamais que sous l’angle de l’écart irréductible qui les tient définitivement à distance l’un de l’autre : « Mais quelle entreprise/ Que d’être l’amant près d’une promise » (« A poor Young shepherd ») ; « je crains toujours – ce qu’est d’attendre !- / Quelque fuite atroce de vous » » (« Spleen »). Le désir, né dans la fuite qui n’en finit pas, se prolonge indéfiniment à travers le départ inévitable de l’être aimé.  C’est ce qui amène Verlaine à multiplier les marques autour de cette proximité douloureuse dans la distance infranchissable qui sépare à jamais les amants : »Cette âme qui se lamente/ En cette plainte dormante/ C’est la nôtre n’est-ce pas ? / La mienne, dis, et la tienne ? » (Ariettes oubliées I). La tournure interrogative, récurrente, redouble la séparation, fait passer entre les amants le souffle de la parole comme ce qui les écarte l’un de l’autre et les rapporte à cette âme impersonnelle qui se lamente « sous l’eau qui vire » d’un ruisseau. « L’amour est lié à ce toucher à distance des cœurs ou des âmes que la parole poétique fait retentir dans l’espace vide des mots », concluent les rédacteurs du 3 en 1 de poche Ellipses, dont nous avons suivi les analyses dans ce §. Si la parole produit en l’homme la dimension du désir, c’est bien en faisant mourir l’amour comme étreinte fusionnelle pour faire vivre le poème comme le retentissement infini du désir. Comme Socrate et Marivaux, Verlaine marque ainsi d’une manière forte l’écart irréductible entre la parole du désir amoureux et la parole conventionnelle des amours sages, tout apprêtés socialement. Romances sans paroles est à lire à cet égard comme un plaidoyer en faveur de l’amour libre, libre de tout ancrage social, de tout contrat de mariage, de toute habilitation institutionnelle, quoique ne produisant nulle part ailleurs qu’ici sous la forme explosive de la parole poétique.

 

 

 

 

 

           

 

 



[1] Document 1

[2] Anecdote rapportée par Georges Gusdorf dans le chapitre liminaire de son essai sur La parole (Paris, PUF, 1950), ici cité dans la réédition de la collection « Quadrige », p.9. cf document 1

[3] Cf document 2

[4] Document 3

[5] Introduction au Phèdre de Platon, p.137, dans l’édition de référence du programme, « les classiques de la philosophie », Le Livre de Poche, 2012.

[6] Songeons aux répliques de théâtre qui émaillentl’ »ariette oubliée VI », juxtaposition polyphonique de citations empruntées aux chansons populaires et au théâtre de rue.

[7] Les « wagons filent en silence », « le train glisse sans murmure » »

[8] « Et vous gesticuliez avec vos petits bras/ Comme un héros méchant,/ En poussant d’aigres cris poitrinaires, hélas !/ Vous qui n’étiez que chant ! » (« Child wife »)

[9] Cf  la résorbtion du « chœur des petites voix » en «humble antienne », refrain chanté avant et après un psaume, dans la 1ère «ariette oubliée », « les voix anciennes qui percent le murmure indistinct pour renvoyer aux « lueurs musiciennes » dans la 2ème « ariette oubliée », l’assimilation du « bruit doux  de la pluie » au « chant doux de la pluie » dans l’ »ariette oubliée III » ou le « piano d’Elle » qui accompagne les voix de l’ »Ariette oubliée III ».

[10] Introduction de l’édition GF 2012, p.33-36.

[11] Jacques Ittard, Mémoires sur les premiers développements de Victor de l’Aveyron.

[12] : « les wagons filent en silence/ Parmi ces sites apaisés./ Dormez, les vaches ! Reposez » ; « Le train glisse sans un murmure,/ Chaque wagon est un salon/ Où l’on cause bas et d’où l’on/ Aime à loisir cette nature » (« Malines »)

[13] « Je t’avais recommandé de te taire sur le chapitre de Dorante » ; »c’est de ton silence dont j’avais besoin pour me tirer de l’embarras où je suis » : Araminte dépend d’un silence spécifique pour se protéger des rumeurs qu’entraînerait la découverte de l’amour que Dorante ressent pour elle.

[14] « Ma foi, Madame, j’ai cru la chose sans conséquence ». : Dubois recourt ici à une idée répandue, à savoir qu’il est + facile de parler par erreur quand on devrait se taire, que de se taire, par erreur, quand on devrait parler.

[15] Lacan, Ecrits I

[16] « La parole a été donnée à l’homme pour expliquer sa pensée ; et tout ainsi que les pensées sont les portraits des choses, de même nos paroles sont-elles les portraits de nos pensées […] Mais ces portraits diffèrent des autres portraits en ce que les autres portraits sont distingués partout de leurs originaux, et que la parole renferme en soi son original, puisqu’elle n’est autre chose que la pensée expliquée par un signe extérieur ; d’où vient que ceux qui pensent bien sont aussi ceux qui parlent le mieux. Expliquez-moi donc votre pensée par la parole, qui est le + intelligible de tous les signes »

[17] John Locke, Essai concernantt l’entendement humain III,3

[18] Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, dernière édition Payot, p.155

[19] « Ce contenu reçoit forme quand il est énoncé et seulement ainsi. Il reçoit forme de la langue et dans la langue, qui est le moule de toute expression possible ; il ne peut s’en dissocier et il ne peut la transcender… Bref, ce contenu doit passer par la langue et en emprunter les cadres. Autrement la pensée se réduit sinon exactement à rien, en tout cas à quelque chose de si vague et indifférencié que nous n’avons aucun moyen de l’appréhender comme « contenu » distinct de la forme que la langue lui confère. La forme linguistique est donc non seulement la condition de transmissibilité, mais la condition de réalisation de la pensée. Nous ne saisissons la pensée que déjà appropriée aux cadres de la langue. Hors de cela il n’y a que volition obscure, impulsion se déchargeant en gestes, mimique.  C’est dire que la question de savoir si la pensée peut se passer de la langue ou la tourner comme un obstacle, pour peu qu’on analyse avec rigueur les données en présence, apparaît dénuée de sens»

[20] « C’est ce qu’on peut dire qui délimite et organise ce que l’on peut penser. La langue fournit la configuration fondamentale des propriétés reconnues par l’esprit aux choses ».

[21] L’essence (Socrate est homme), la qualité (Socrate est juste), la quantité (Socrate est grand de 3 coudées),), la relation (Socrate est + âgé que Théétète), le lieu (Socrate est au Forum), le temps, la situation (« Socrate est assis »),  la possession (armé), l’action (coupant), la passion (coupé)

[22] « Inconsciemment, il a pris pour critère du caractère la nécessité empirique d’une expression distincte pour chacun des prédicats. Il était donc voué à retrouver sans l’avoir voulu les distinctions que la langue même manifeste entre les principales classes de formes, puisque c’est par leurs différences que ces formes et ces classes ont une significations linguistique. Il pensait définir les attributs des objets ; il ne pose que des êtres linguistiques : c’est la langue qui, grâce à ses propres catégories, permet de les reconnaître et de les spécifier ».

[23] « la structure linguistique du grec prédisposait] la notion d’être à une vocation philosophique ».

[24] « Je me souviens, je me souviens/ Des heures et des entretiens,/Et c’est le meilleur de mes biens ».

[25] In Platon, le désir de comprendre, p.34

[26] Dans Le Philèbe (39c-e), Socrate prend l’exemple d’un promeneur qui, voyant de loin et pas très nettement une chose qui se tient debout près d’ un rocher, sous un arbre, se demande ce que cela peut bien être. Il pourra se répondre à lui-même « c’est un homme » et tomber juste, ou se fourvoyer en croyant que c’est une statue. « Si quelqu’un est présent à côté de lui, il transposera oralement ce qu’il se disait à lui-même », « il proférera exactement les mêmes choses, et son opinion deviendra discours »

[27] Dire, ne pas dire. Principes de sémantique linguistique

[28] La réplique est adressée à Dubois.

[29] La 1ère épigraphe ouvrant cette section attribue ironiquement à un inconnu des vers extraits de la 3ème pièce de la Bonne chanson, recueil composé lors des fiançailles de Verlaine et de Mathilde de Meauté : « En robe grise et verte avec des rûches,/ Un jour de juin que j’étais soucieux,/ Elle apparut souriante à mes yeux/ Qui l’admiraient sans redouter d’embûches ».

[30] « ça y est, Phèdre. Tu n’entendras + un seul mot sortir de ma bouche ; dis-toi maintenant que mon discours est fini ».

[31] « je me suis quelque part rempli à des sources étrangères, à la façon d’une cruche. Mais ma paresse d’esprit m’empêche encore une fois de me rappeler comment et de qui j’ai appris ces choses-là ».

[32] « c’est une seule chose qu’ils se contentent de signifier, toujours la même »

[33] « Il y a d’abord le ‘préambule’, qu’on  doit prononcer au début du discours. […] En second lieu, vient ‘l’exposition’, puis les ‘témoignages à l’appui’, en 3ème les ‘indices’, en 4ème ‘les présomptions’. Il ya aussi si je ne me trompe, la «’preuve’ et le ‘supplément de preuve’[…] En outre, il faut procéder à la ‘réfutation’ et au ‘supplément de la réfutation’ dans l’accusation comme dans la défense […] Quant à la toute fin du discours, les uns l’appellent  ‘récapitulation’ et les autres autrement. »

[34] Le symbole  repose sur la correspondance analogique entre l’image, la partie visible, et sa signification abstraite, la partie invisible qu’il sert à figurer par un double mouvement de reconduction du sensible au sens et d’enracinement du sens dans l’objet qui le figure, à l’instar de l’attelage ailé, qui symbolise la tripartition de l’âme dans le Phèdre de Platon, ou de l’inférence de la passion symbolisée par l’exécution et la contemplation de portraits d’Araminte par Dorante dans Les Fausses confidences de Marivaux 

[35]signes linguistiques a priori conventionnels, puisque fondés sur la mise en relation arbitraire, car non motivée, d’un signifiant sonore (le phonème) ou visuel (le graphème) et d’un signifié sémiotico-sémantique, par opposition à l’indice unissant naturellement le signifiant (la fumée, le symptôme) au signifié (le feu, la maladie), si bien qu’on parle d’une double articulation du langage humain, divisé en petites unités signifiantes (les monèmes) et en petite unités phonétiques (phonèmes

[36] Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale(1916), Payot, 2005, p.419.

[37] Le débat public à l’Assemblée (ecclésia, supplantée par la boulè) et  devant les tribunaux (L’Héliée) prend la forme d’une suite de discours,  prononcés devant des centaines, voire des milliers d’auditeurs, et imédiatement suivis d’un vote sans discussion.

[38] Les juges du tribunal, l’assemblée du peuple.

[39] Condamner ou acquitter un accusé, voter une loi,…

[40] 1ère définition générique de la rhétorique.

[41] Ars en latin.

[42] Commentaire de Luc Brisson, dans l’introduction de l’édition GF, p.29.

[43] Je vous renvoie, pour l’identification et la biographie de ces personnages, aux notes de l’édition de référence.

[44] Il y compte parmi les auditeurs du sophiste Hippias d’Elis (Phèdre 267 b)

[45] C’est lui qui , par la bouche d’Eryximaque, propose de prendre Eros pour thème de discussion (177a) et prononce le 1er éloge d’Eros (178a-180b)

[46] Chez qui se déroule, au Pirée, l’entretient que prétend rapporter La République, antérieure au Phèdre, qui renvoie à la tripartition de l’âme à travers le mythe de l’attelage ailé.

[47] Etranger résident qui n’a le droit ni de posséder de la terre, ni de servir dans l’armée, ni de voter à l’Assemblée du peuple, ni de prendre la parole au Tribunal.

[48] 32 de ses plaidoyers nous sont parvenus.

[49] « Je tiens beaucoup à la dédicace à Rimbaud. D’abord comme protestation, puis parce que ces vers ont été faits lui étant là et m’ayant poussé beaucoup à les faire, surtout comme témoignage de reconnaissance pour le dévouement et l’affection qu’il m’a témoignés toujours et particulièrement quand j’ai failli mourir » (Lettre à Lepelletier, 19 mai 1873).

[50] Les Hommes d’aujourd’hui qualifie le recueil de un «roman de vivre à deux hommes »

[51] Prêt à regagner le foyer conjugal, Verlaine ne prend le train avec Mathilde que pour mieux lui fausser compagnie à la frontière, en gare de Quiévrain.

[52] Condamné à une peine de prison, Verlaine est libéré en 1875 pour bonne conduite et prépare la publication de Romances sans paroles en prison, à Mons.

[53] Lettre à Lepelletier, 23 mai 1872.

[54] « Au sur+, que vous importe ce que vous direz à la fille, dès que la mère sera votre garant ? Vous n’aurez rien à vous reprocher, ce me semble ; ce ne sera pas là une tromperie » (I,11).

[55] « Ah ! je lui apprendrai à vouloir me souffler mon emploi de confident pout vous aimer en fraude ».

[56] :« tous les incidents qui sont arrivés partent de l’industrie d’un domestique qui […] m’a pour ainsi dire forcé à consentir à son stratagème » 

[57] Cf I,2 « Notre affaire est infaillible, absolument infaillible ».

[58] «  Je ne sais pas de spectacle + éprouvant pour la dignité humaine que les scènes où l’on voit – furtifs et moralement chaussés d’espadrilles- l’ancien maître d’hôtel et son complice, le jeune homme pauvre, fabriquant du mensonge, manigançant des intrigues, ourdissant des trames, échaffaudant des embûches, pour mener à bien leur projet, et mettre à mal la riche veuve » (Louis Jouvet, Conférence du 6 février 1939), en écho aux propos de Dubois qui demande à Dorante de tromper Marton (« il est bon de jeter dans tous les esprits les soupçons dont nous avons besoin », I,10), prend plaisir à tourmenter Araminte (« Oh ! Oui, point de quartier : il faut l’achever pendant qu’elle est étourdie. Elle ne sait + ce qu’elle fait » (III,1) et entend se venger de la rupture du pacte, pourtant faux, de la confidence.

[59] « Je lis les Fausses Confidences comme une comédie, peut-être un conte de fées. Le berger se fera aimer de la princesse. Dédale des intrigues, labyrinthe des sentiments, pressions de l’appareil social et des puissances d’argent mène pourtant à la + optimiste des fins : le triomphe de l’amour » (Christian Rist, metteur en scène de la pièce au Théâtre National de Chaillot en 1993).

[60] Shakespeare, Hamlet

[61] Chanson de Dalida

[62] « C’est Saint-Valentin !/ Je dois et je n’ose/ Lui dire au matin…/ La terrible chose/ Que Saint-Valentin », p.84

[63] 243b,p.231.

[64] 237b, p. 219 : « il était une fois un garçon, ou +tôt un adolescent, de toute beauté. Il avait plein d’amoureux. L’un d’entre eux, homme rusé, qui n’était nullement moins épris que les autres, avait cependant fait croire au garçon qu’il n’était pas amoureux de lui. Un jour, en lui faisant sa demande, il le persuada que c’est à celui qui n’est pas amoureux +tôt qu’à celui qui l’est qu’il faut accorder ses faveurs et il lui dit ».

[65] 234d « que penses-tu de ce discours, Socrate ? Est-ce qu’il n’est pas extraordinaire, en particulier dans l’emploi des mots/ Divin, cher ami, à tel point que cela m’a frappé de stupeur ! Et si j’ai éprouvé ce sentiment, c’est à cause de toi, Phèdre, en te regardant : tu me paraissais tout illuminé par ce discours pendant ta lecture. » (p.212).

[66] 235a : »je n’ai prêté attention qu’à son tour rhétorique, car pour ce qui est du fond, je ne pensais pas que Lysias lui-même crût qu’il fût convenable. Et mon impression, Phèdre, sauf objection de ta part, c’est que les mêmes choses sont répétées deux ou trois fois, comme si Lysias avait du mal à trouver beaucoup de choses à dire sur le même sujet, ou comme si de telles considérations ne le préoccupaient nullement. Il m’a fait l’effet d’un gamin qui veut prouver qu’il est capable de dire la même chose tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, à chaque fois au mieux » (p.213).

[67] 230e « de ma situation te voilà informé, et tu as entendu quel intérêt nous avons, à mon avis, à ce que cela se réalise. Mais j’estime ne pas devoir échouer dans ce que je demande parce qu’il se trouve que je ne suis pas amoureux » (p.207)

[68] 260a « il n’est pas nécessaire que celui qui va devenir orateur apprenne ce qui est réellement juste, mais ce qui semble tel à la foule qui juge, ni qu’il apprenne ce qui est réellement bon et beau, mais ce qui paraît tel. Car c’est cela qui produit la persuasion, et non pas la vérité » (p.271).

[69] Noter néanmoins l’empressement d’Araminte, qui a aperçu Dorante, avant que la révélation de son identité de futur intendant ne révèle, avec les scrupules dus à la peur du qu’en dira-t-on, le désir vif de garder « cet homme qui vient de [la] saluer si gracieusement » auprès d’elle, acte I, scène 6.

[70] I,2 »je m’en charge, je le veux, je l‘ai mis là ; nous sommes convenus de toutes nos actions ; toutes nos mesures sont prises ; je connais l’humeur de ma maîtresse, je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis, et on vous aimera, toute raisonnable qu’on est ; et on vous épousera, toute fière qu’on est, et on vous enrichira, tout ruiné que vous être, sn entendez-vous. Fierté, raison, richesse, il faudra que tout se rende »

 [71] La rhétorique de Lysias veut « captiver les auditeurs, sans les admettre à discuter ni les instruire », elle interdit d’ »en venir à la discussion » et fait des «applaudissements universels de la multitude » le principe d’une adhésion complète au discours qu’elle produit comme indiscutable ».  La critique de l’écrit est la critique de cette parole qui se fige en répétant la même chose du début à la fin.

[72] Professeurs itinérants, les sophistes, au temps de Platon, louent des salles et y donnent des cours contre rémunération (souvent très substantielle) aux fils de l’aristocratie qui, à l’âge d’environ 16 ans, ont terminé leurs études élémentaires dans des écoles privées. Platon lui-même a certainement suivi les cours de sophistes célèbres, comme Gorgias ou Protagoras.

[73] « Vous n’avez rien compris à ma simplicité,/ Rien, ô ma pauvre enfant ! Et c’est avec un front éventé, dépité,/ Que vous fuyez devant ».

[74] « Madame la Comtesse Dorimont aurait un rang si élevé, irait de pair avec des personnes d’une si grande distinction, qu’il me tarde voir ce mariage conclu ; et je l’avoue, je serai charmée moi-même d’être la mère de Madame la Comtesse Dorimont, et de + que cela peut-être ; car Monsieur le Comte Dorimont est en passe d’aller à tout » (I,10).

[75] « Ma fille n’a qu’un défaut : c’est que je ne lui trouve pas assez d’élévation. Le beau nom de Dorimont et le rang de comtesse ne la touchent pas assez ; elle ne sent pas le désagrément qu’il y a à n’être qu’une bourgeoise. Elle s’endort dans cet état, malgré le bien qu’elle a » (I,10)

[76] « Mais, Madame, il n’y aurait point de probité à la tromper […] Il y aura toujours de la mauvaise foi. » » »/ « C’est moi qui vous ordonne de la tromper à son avantage »

[77] « C’est une dame de 35 ans qui a 15 000 livres de rente, ce qu’elle prouvera » (II,2)

[78] « je mériterais d’appeler cette femme-là ma bru » (III,13)

[79] « il faut qu’elle nous épouse » (III,1)

[80] « c’est à la façon dont les loups aiment les agneaux que les amoureux aiment les garçons » (241 d) , mise en garde qui pourrait bien valoir pour Lysias, qui a séduit Phèdre par des mots et qui devrait se méfier.

[81] R Barthes, Fragments du discours amoureux

[82] « Je vous vois encore ! En robe d’été,/ Blanche et jaune avec des fleurs de rideaux » (Birds in the night)

[83] « Vous disiez ‘je t’aime’ »

[84] « Ah ! fi ! que c’est mal ! »

[85] « Du moins, nous serons, n’est-ce pas, deux pleureuses » ; « soyons deux enfants, deux jeunes filles ».

[86] « Par instants je meurs la mort du Pêcheur/ Qui se sait damné s’il n’est confessé/ Et perdant l’espoir de nul confesseur, Se tord dans l’Enfer, qu’il a devancé ».