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les ordres de justice et la justice des ordres

Justice des ordres et ordres de justice dans la pensée politique et religieuse de Pascal

 

Mettre en ordre, ordonner, est une activité de l’intelligence, de la raison, qui consiste à identifier, distinguer, classer, hiérarchiser : « D’abord était le chaos, puis vint la raison qui mit tout en ordre » (Anaxagore). Pascal, dans les fragments 308 et 933, distingue 3 ordres qui renvoient à 3 genres de vie, d’intérêts, de valeurs qu’il rapporte aux 3 concupiscences définies par Saint Augustin : l’ordre des corps ou ordre de l’extériorité ; l’ordre de l’esprit ou ordre de l’intériorité ; l’ordre de la charité ou ordre de la supériorité. Exporté des mathématiques (Sommation des puissances numériques[1]), le concept d’ordres de grandeurs hétérogènes[2], incommensurables[3] et hiérarchisées[4] permet à Pascal de penser tout à la fois des ordres de justice interne à chacune des sphères dans lesquels nous évoluons et le nécessaire dépassement de la philosophie (politique) par la théologie, seule apte à permettre d’adopter, sur la justice et l’injustice ontologique et politique de l’homme (fragment 58 et DCG notamment)  le point de vue holistique de la justice de Dieu (fr 14 et 21).

 

            I- Le juste et l’injuste

1- Les rapports de justice interne saluent le rapport de convenance intérieure parvenue à son point de perfection où il produit nécessairement l’effet attendu : dans l’ordre de l’esprit, on ne peut pas ne pas reconnaître le génie d’Archimède, « prince de la géométrie » (308) ; dans l’ordre de la charité, on ne peut pas ne pas reconnaître que le Christ y est dominant avec tout l’éclat de cet ordre ;   dans l’ordre des corps on ne peut que s’incliner devant la force (« il est nécessaire que ce qui est le + fort soit suivi »), que reconnaître « l’éclat  des grandeurs pour la richesse, les victoires politiques ou militaires ; face à une démonstration, une invention, une expérience, le jugement, s’il la comprend, ne peut pas ne pas lui accorder sa créance.

La vertu de justice est donc inséparable du discernement, de la connaissance et du respect de la distinction des ordres de grandeur qui leur sont propres : être juste, c’est, selon Christian Lazzeri, « respecter le rapport d’adéquation interne à chaque ordre et  maintenir la spécificité de chacun d’entre eux, c.à.d. leur stricte séparation »,  autrement dit se pénétrer de l’idée qu’il existe un ordre de justice propre à chaque ordre de grandeur et que cet ordre de justice définit un ensemble de règles de conduite :« il faut parler aux rois à genoux ; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C’est une sottise et une bassesse d’esprit que de leur refuser ces devoirs ».

Pascal appelle « devoir de justice » la manifestation extérieure de la reconnaissance intérieure du rapport de convenance entre une puissance (sur)naturelle / conventionnelle et l’ordre sur lequel elle opère : « devoir d’amour à l’agrément, devoir de créance à la science, devoir de crainte à la force » ; « on doit ces devoirs-là, on est injuste de les refuser » et d’en attribuer d’autres » (fr 58) ; « on ne peut accorder à un homme qu’il s’est rendu sage et qu’il a tort d’être glorieux. Cela est de justice ». La spécification de ce devoir indique bien qu’il se rapporte à l’idée de rendre ce qui lui revient à celui qui l’exige conformément à ses propriétés. Des qualités naturelles éminentes, « qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes », appellent la reconnaissance d’une estime qui évalue et proportionne la déférence intérieure et extérieure au degré de ces qualités lorsqu’elles produisent des effets incontestables dans un ordre donné. En revanche, les « grandeurs d’établissement » n’exigent que des « respects d’établissement », car la justice de l’ordre des grandeurs d’établissement lui est tout extérieure : elle oblige légitimement la volonté, mais n’est pas nécessaire à la manière de l’estime née de la reconnaissance de la justice interne à l’ordre des grandeurs naturelles (« il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime, mais il est nécessaire que je vous salue ».[5]

 

Pour agir avec justice, il faut donc « savoir distinguer les situations, non pas au sens des casuistes dont Pascal se moque dans les Provinciales, mais au sens catégoriel », c.à.d. « savoir rapporter la situation à sa catégorie » (Pierre Guénancia, Divertissements pascaliens » : « on rend différents devoirs à différents mérites : devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science. On doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les refuser, et injuste d’en demander d’autres » (fr 58). ; « nous devons quelque chose à l’une et à l’autre » des « grandeurs naturelles » et des « grandeurs d’établissement ; « mais comme elles sont d’une nature différente, nous leur devons aussi différents respects. Aux grandeurs d’établissement, nous leur devons des respects d’établissement, c.à.d. certaines cérémonies extérieures qui doivent être néanmoins accompagnées, selon la raison, d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualité réelle à ceux que nous honorons de cette sorte […] Mais pour les respects naturels qui consistent dans l’estime, nous ne les devons qu’aux grandeurs naturelles ; et nous devons au contraire le mépris et l’aversion aux qualités contraires à ces grandeurs naturelles […] Voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs.» (2ème DCG).

 

óLe Grand est en droit d’exiger le respect qui correspond à l’ordre dans lequel il est, mais, en contrepartie, il est lié par cet ordre et doit se soumettre à sa logique : obligé moralement par la justice de l’ordre dans lequel il s’inscrit, il ne peut, sous peine d’être injuste, demander davantage, en exigeant l’estime naturelle pour son être même.

De même l’habile homme doit, pour être juste, savoir ce qu’il est légitime d’accorder et illégitime de refuser, en fonction de l’ordre de grandeur de son interlocuteur : devant « estime » aux grandeurs naturelles, aux qualités naturelles, à la personne et « respect » aux grandeurs d’établissement, à la fonction du personnage social, il ne peut refuser de se soumettre aux grandeurs d’établissement, sous peine d’injustice, mais il ne doit pas non + les sacraliser, contrairement à la position catholique traditionnelle, selon laquelle l’état des Grands participant à l’autorité de Dieu, il faut se soumettre corps et âme. Impliquant, avec le discernement, l’exercice du libre jugement, le principe pascalien des ordres de justice fonde donc le droit de résistance à l’oppression.

 

            2- Le concept pascalien de la justice des ordres contient donc un principe d’autolimitation du pouvoir des dominants et de « délimitation des sphères de libertés incompressibles » pour les dominés.

Tout pénétrés de la « reconnaissance intérieure de la justice » intrinsèque/ extrinsèque du/ au « bel ordre de la concupiscence », les sujets, l’habile homme n’ont certes pas le droit de se révolter contre l’ordre établi : « c’est sottise et bassesse d’esprit » que de refuser les respects d’établissement aux grandeurs d’établissement ; « Dieu qui en est le maître [des richesses] a permis aux sociétés de faire des lois pour les partager et quand ces lois sont une fois établies, il est injuste de les violer » : toute tentative de contestation des lois +tives aboutissant à la guerre civile, qui est « le + grand des maux », il faut, de par la prescription divine, leur rendre un respect d’établissement dont la légitimité doit être intérieurement reconnue par les sujets. Mais ils sont libres de saluer le prince en se mettant à genoux et d’éprouver en silence du mépris pour celui qu’ils saluent : « il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime », quoique je vous salue. Inséparable du discernement, de la connaissance de la distinction des ordres, des grandeurs, des respects, des règles de justice qui leur sont propres, la vertu de justice est inséparable de la « pensée de derrière », qui joue le rôle de modulateur du devoir. En distinguant les qualités ou les grandeurs pour lesquelles il doit mépriser ou estimer un homme, le sujet maîtrise en effet le devoir qu’il rend. Il ne se rend pas machinalement, seulement par habitude, mais en sachant ce qu’il fait. Cette réserve est déjà une forme de résistance au pouvoir, car son esprit n’est pas aveuglé, ébloui par la grandeur, qu’il perçoit en même temps qu’il la rapporte à son ordre, hors duquel elle n’a plus la valeur avec laquelle elle se présente : « il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime ; mais il est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l’une et à l’autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l’estime que mérite celle d’honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l’ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait votre bassesse d’esprit. Voilà en quoi consiste la justice de ces devoirs ».  C’est cela qui est dit juste, et non l’obéissance ou la révérence aveugle. La vertu de justice ne pouvant être séparée de l’exercice du jugement pour le sujet de l’obligation,  la « pensée de derrière » peut être regardée comme une pratique discrète, presque intentionnelle, de la résistance au pouvoir et à la tyrannie. En obéissant à la force justifiée, en obéissant à la loi non parce qu’elle est juste, mais parce qu’elle est loi, en s’inclinant au passage d’un grand parce qu’il s’incline non devant la personne, mais devant la fonction ou la distinction sociale dont il a reconnu par ailleurs la nécessité, l’habile agit et pense avec justice, conformément à l’ordre des choses dont la situation relève, tout en limitant la portée et la signification  de son obéissance, sans se laisser impressionner par la grandeur de ce qui cherche à dominer. Moduler ainsi son devoir est une manière de résister au pouvoir : « si étant duc et pait, vous ne vous contentez pas que je me tienne découvert devant vous, et que vous voulussiez encore que je vous estimasse, je vous prierais de me montrer les qualités qui méritent mon estime Si vous le faisiez, elle vous est acquise, et je ne pourrais vous la refuser avec justice ; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la demander, et assurément vous n’y réussiriez pas, fussiez-vous le + grand prince du monde ». Le pouvoir souverain s’en trouve de fait limité : si un gouvernant exige qu’on lui reconnaisse des qualités naturelles en arguant de son pouvoir de gouvernant ou qu’il tâche d’obtenir par la force qu’on le reconnaisse comme bon géomètre, il n’y parviendra pas en raison de la connaissance, par le sujet habile, de l’incommensurabilité des ordres de grandeur. Il ne pourra que contraindre le corps à la simple prononciation de paroles extérieures sans aucun acquiescement intérieur de ces qualités. Cette tyrannie n’existera donc qu’à l’état de « désir de domination universelle hors de son ordre ».

Mais par la « double pensée », le moraliste va + loin : il invite le grand à une réformation intérieure de la pratique du pouvoir : « en connaissant [sa] condition naturelle », id est l’égalité naturelle entre tous les hommes, la misère de la condition humaine à laquelle le « roi de concupiscence » n’échappe pas, le caractère contingent et imaginaire de l’origine de l’établissement qui lui vaut sa grandeur, le « roi de concupiscence » ne peut exercer justement son pouvoir que dans l’ordre de la concupiscence, c.à.d. dans l’ordre des corps et des affaires humaines : « usez des moyens qu’elle vous donne, et ne prétendez pas régner par une autre voie que celle qui vous fait roi. Ce n’est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes Ne prétendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs ; soulagez leurs nécessités ; mettez votre plaisir à être bienfaisant ; avancez-les autant que vous pourrez ; et vous agirez en vrai roi de concupiscence […]. Ne pouvant ni ne devant prétendre régir ce qui par définition leur échappe(ra toujours), les sentiments et les pensées, ils se comporteront en tyrans s’ils prétendent régner « partout » hors de leur ordre. Si on peut impressionner les corps par la force militaire, on ne peut pour autant disposer des consciences et des affections des sujets. Les rois et les princes ont, dans l’ordre social, une réelle place, qu’il est injuste de remettre en cause, mais leur pouvoir de fixer les règles et les lois se borne à leur territoire, l’ordre politique. Ce qui est juste, c’est alors le savoir concomitant de l’étendue et de la limitation de la condition des Grands : le roi ou l’instance gouvernementale ne peut ni ne doit gouverner ailleurs que dans son ordre et, même s’il le désirait, il ne le pourrait pas, car si l’inégalité sociale entre les hommes est nécessaire, elle n’en demeure pas moins « la porte ouverte non seulement à la + haute domination, mais à la + haute tyrannie » (fr 540).

 

3- Imposture ou usurpation bien + qu’inégalité, l’injustice, que Pascal appelle « tyrannie » (fr 58) procède donc de l’interférence, de la confusion des ordres par quoi l’amour- propre essaie d’obtenir par une voie ce qu’il ne peut obtenir que par une autre voie » : il est « faux » et « injuste » de vouloir exiger de l’amour en reconnaissance de l’exercice de la force ou de vouloir rendre à la force autre chose qu’un devoir de crainte et de soumission du corps ; il est faux et injuste que la force cherche à obtenir la créance qu’on accorde à la science « car elle n’est maîtresse que des actions extérieures. Et si malgré tout on veut obtenir par une voie « ce qu’on ne peut avoir que par une autre », on voudra dominer hors de son ordre, ce qui définit la tyrannie : « la tyrannie consiste au désir de domination, universel et hors de son ordre. Diverses chambres de forts, de beaux, de bons esprits, de pieux dont chacun règne chez soi, non ailleurs. Et quelquefois ils se rencontrent et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l’un de l’autre, car leur maîtrise est de divers genre. Ils ne s’entendent pas. Et leur faute est de vouloir régner partout.  Rien ne le peut, pas même la force : elle ne fait rien au royaume des savants, elle n’est maîtresse que des actions extérieures. / La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut obtenir que par une autre» (fr 58). Le corps qui veut agir dans l’ordre de l’esprit est tyrannique, comme celui qui veut forcer à l’aimer, car dans les deux cas, la prétention est abusive : « ainsi, ces discours sont faux et tyranniques : je suis beau, donc on doit me craindre, je suis fort, donc on doit m’aimer, je suis.. » ; »et c’est de même être faux et tyran de dire : il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas, il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas » (fr 58).  [6]Quelque forme qu’elle prenne, la terreur consiste donc dans le refus de distinguer des ordres de choses : le tyran est ainsi moins celui qui bafoue les lois pour assouvir sa libido dominandi que celui qui, usurpant la place de l’Un, méconnaît la multiplicité des sphères régissant le réel et transgresse l’ordre de justice interne au gouvernement de ce qui ne relève pas de sa puissance. Ainsi la 18ème Provinciale explique-t-elle que l’Eglise est tyrannique quand elle condamne Galilée, parce que gardienne d’une vérité qui est de l’ordre du cœur, elle n’a aucune autorité sur l’ordre des esprits, régis par la raison, et sort de son ordre, qui n’est pas celui de la force, mais de la charité.

 

II- « Double pensée » et « pensée de derrière » 

Pour se prémunir de la tentation d’être injuste, le remède préconisé par Pascal est identique pour le prince et pour l’habile ou le « parfait chrétien » : dominants et dominés doivent établir en leur for intérieur une pensée à même de faire le départ entre les différents ordres et de distinguer l’apparence de la comédie sociale (ses rites et ses conventions) de la réalité cachée, de la « raison » profonde de l’ordre des choses.

 

            1- « Il faut se connaître soi-même. Quand cela ne servirait pas à trouver le vrai, cela au moins sert à régler sa vie, et il  n’y a rien de + juste » (fr 71) : pour connaître sa juste place et ne pas céder à la tentation de la tyrannie, qui procède de la confusion entre grandeur d’établissement, contingente, et grandeur naturelle, le prince doit, à l’instar du roi de l’apologue ouvrant le 1er DCG, rentrer en lui-même et recourir à la « double pensée », qui l’exile hors de son lieu habituel, celui de la gloire, de la richesse et des honneurs, et qui rappelle en permanence sa condition, la fragilité du pouvoir humain, l’égalité naturelle. Il regardera alors d’un œil distancié le rôle social qu’il joue. Distinguant la personne du personnage, le roi agira « extérieurement » comme le requiert la position sociale, comme s’il était convaincu lui-même de la coïncidence entre qualités naturelles et condition privilégiée,  mais reconnaîtra « par une pensée + cachée mais + véritable » qu’il n’a « rien naturellement de supérieur aux autres », ce qui l’obligera à se comporter justement. A ce titre, cette double pensée s’apparente à la conscience (« mais n’abusez pas de cette élévation avec insolence ») et se rapproche d’un exercice spirituel par quoi la grandeur de l’homme ne réside + dans le génie politique consistant à tirer un ordre de la concupiscence en renversant l’égoïsme en altruisme et la guerre de chacun contre tous en paix sociale, mais dans sa conscience de sa misère : « la grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable ; un arbre ne se connaît pas misérable C’est donc être misérable que de se connaître misérable, mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable » (fr114) ; « toutes ces misères-là prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur, misères d’un roi dépossédé » (fr 116). Le roi est donc une allégorie de la condition post-lapsaire de l’homme en ce qu’il découvre à la fois son pouvoir et sa limite, sa grandeur et sa misère (fr 117).

 

            2- Le mécanisme de la « pensée de derrière » est identique en ce qu’il permet aussi de se ménager un espace intérieur privé où règne une lucidité qui permette de séparer les ordres de grandeur en sachant pertinemment que les cérémonies extérieures ne correspondent qu’aux grandeurs d’établissement, qui ne coïncident pas nécessairement avec les grandeurs naturelles. Cette pensée intérieure, de l’ordre du savoir, ménage donc un espace de liberté intérieure en permettant de ne pas prendre les respects d’établissement pour autre chose que des formes extérieures de soumission qui n’engagent en rien l’estime véritable, réservées aux grandeurs naturelles. Mais il ne s’agit pas là d’un respect de façade, d’une forme de schizophrénie sociale ou de cynisme, car c’est pénétré tout à la fois de la vanité et de la nécessité d’un ordre fatalement arbitraire que l’habile joue le jeu, que le chrétien parfait obéit aux « folies des hommes », non parce qu’il respecte ces folies, mais le dessein de Dieu qui a laissé l’homme établir un ordre symptomatique de sa misère et de sa grandeur, dans la double intention de châtier et de sauvegarder l’humanité pécheresse : « les vrais chrétiens obéissent aux folies néanmoins, non pas qu’ils respectent ces folies, mais l’ordre de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis à ces folies » (fr 14).

 

Pascal donne donc in fine une interprétation théologique au règne du hasard et de l’arbitraire en lieu et place de véritable justice : la punition de Dieu qui, pour humilier les hommes, les abandonne à leur confusion. Ce désordre, qui doit leur rappeler à chaque instant leur état misérable lorsqu’ils sont sans Dieu, les châtie de leur orgueil en les soumettant à des dominants sans nécessaire mérite. Dès lors l’ordre de la concupiscence est juste en ce qu’il a été voulu par Dieu et qu’il correspond à la justice divine qui punit justement et légitimement les hommes du péché originel. Dans un ultime geste de dévoilement, Pascal découvre à ses lecteurs le véritable point de vue à partir duquel regarder la cité terrestre : les yeux de la foi. Le fragment 21 retravaille ainsi le motif de l’anamorphose pour poser la question de la perspective capable de désabuser et d’éclairer le lecteur sur le désordre structurant, sur la possibilité que le tableau de la misère humaine, vue à partir d’un certain point de vue, seul juste, et dans une certaine perspective, révèle un ordre et retrouve sa régularité. Ce « règlement admirable » (fr 118), c’est l’ordre prévu par Dieu pour les hommes. Ce point indivisible, ce sont les lumières de la religion chrétienne.

 

III- L’ordre de la charité et de la grâce, comme dépassement de la philosophie (politique).

 

1- En effet, si être juste, c’est prendre la juste mesure des ordres de justice et des ordres de grandeur, sans troubler le monde et juger mal de tout parce qu’on confond ou intervertit les ordres de grandeur, voulant être aimé par force ou par raison, (« le cœur a son ordre, l’esprit a le sien qui est par principe et démonstration. On ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour : cela serait ridicule ». fr 298), recourant à des arguments d’autorité en recourant à la foi dans les matières de raison ou exigeant des preuves rationnelles dans le domaine des choses qui ne peuvent être entendues que par le cœur, on n’a pas l’intelligence de son ordre quand on n’a que l’intelligence de cet ordre, qu’on ignore l’existence d’autres mondes que le sien et qu’on ne rapporte pas l’un au multiple, le moi au tout, l’homme à Dieu. La justice ne peut donc pas consister seulement dans le fait de savoir se tenir à son ordre, sans savoir non seulement qu’il y a d’autres ordres, et même qu’il y a une hiérarchie entre ces ordres de choses : la justice, même affaiblie et obscurcie par le péché, demande que soit connu, même confusément et sans réflexion expresse, l’ordre de la charité, ce 3ème ordre depuis lequel il est possible de distinguer d’autres ordres et surtout d’en comprendre les limites par rapport à l’ordre de la charité, infiniment supérieur aux deux autres.

Or dans les deux principaux fragments sur cette question, le fr 308 et le fr 933,  on peut noter une différence significative : à la sagesse et à la charité, qui caractérisent le 3ème ordre, l’ordre des grandeurs spirituelles et non charnelles ou intellectuelles, dans le fragment 308, Pascal ajoute dans le fragment 933 la volonté et la justice : »les sages : ils ont pour objet la justice ». On serait donc tenté de dire que la connaissance (l’étymologie du mot « sagesse », la « sapientia », est aussi la racine de verbe, du nom « savoir ») comme pratique de la justice est l’affaire propre, la grande affaire du cœur, sorte de faculté supérieure de comprendre et non effusion sentimentale et irrationnelle et de la grâce : »Dieu seul donne la sagesse ». L’ordre du cœur, de la grâce et de la charité est donc supérieur aux autres ordres en ce qu’il abolit et dépasse les oppositions ordinaires entre les modes de compréhension et d’appréhension que sont la connaissance et l’amour : on ne peut connaître la justice sans l’aimer et inversement. Il abolit aussi et dépasse l’opposition entre son propre intérêt et l’intérêt de tous, opposition que rencontre toute théorie de l’association et du contrat social : pour respecter la diversité des ordres de choses, il faut avoir dépassé son propre intérêt, s’être libéré de la défense acharnée de son propre intérêt, ne + être obnibulé par le « sien » comme ces pauvres enfants qui disent avec Ruthie et Winfield à la fin des RC : ce chien, ce coquelicot est à moi, c’est là ma place au soleil ; « voilà le commencement et l’usurpation de toute la terre » (fr 64).

 

2- Être juste, ce n’est donc pas seulement obéir aux lois +tives en vigueur, mais c’est réfléchir à la place de l’homme non pas seulement dans la société, mais dans la totalité de l’univers. L’ordre de la charité chamboulant nos regards et nos perspectives, tout ce que nous jugeons important quand nous sommes immergés dans l’ordre de la concupiscence, comme le métier, le pouvoir, la richesse, l’image du moi, bref l’amour-propre de vanité, de commodité et le divertissement, apparaît comme infiniment dérisoire pour cet ordre supérieur qui est celui de Dieu : le moi écrasé par l’infini est, pour Pascal, la vérité de l’homme, au sens métaphysique du terme : l’homme comprend qu’il est «égaré dans ce canton de la nature, et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprend à estimer la terre, les royaumes, les villes, les maisons et soi-même, son juste prix » (fr 199). La justice définie depuis l’ordre divin consiste à comprendre l’exactitude des proportions et à refuser de confondre le fini avec l’infini ou encore les différents ordres.

 « Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même » (fr 36) : voir la vanité du monde, c’est se regarder depuis l’ordre supérieur de la charité, c’est accéder au niveau de discours de Pascal comme apologiste chrétien. Jean-Luc Marion, dans Sur le prisme métaphysique de Descartes, dit que Pascal comprend le monde et les hommes depuis «son propre exil théologique hors de la philosophie ». Cet exil, ce lieu à part sur lequel ouvre le 3ème DCG permet alors de voir les hommes et les affaires humaines selon une clarté propre, supérieure à la philosophie et qui relève de l’ordre de l’esprit. En effet, pour Pascal, l’ordre de la raison, scientifique aussi bien que philosophique, se situe entre celui de la concupiscence et celui de la charité. Or cette place intermédiaire entre les sens et l’amour de Dieu détrône la raison connaissante de la 1ère place comme dans la philosophie dogmatique. Pascal humilie la raison non pas pour la destituer, comme les sceptiques, mais pour la remettre à sa juste place. Elle peut connaître, comme elle le montre dans les sciences et dans la philosophie, mais elle ne peut pas tout connaître. Elle doit donc ne pas oublier de douter quand il faut, pour être juste : dans la liasse XIII, « soumission et usage de la raison », la justice est pensée comme limite à la rationalité par l’ordre de la foi. La raison doit admettre qu’elle est incapable d’établir un système parfait de la justice : « il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut » (170) ; « la raison ne se soumettrait jamais si elle ne jugeait qu’il y a des occasions où elle doit se soumettre. Il est donc juste qu’elle se soumette quand elle juge qu’elle doit se soumettre » (fr 174). A la fin des 3 DCG, Pascal affirme la prévalence de cet ordre de la charité sur l’ordre de la concupiscence : « il n’en faut pas demeurer là. Il faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce royaume de charité ».

 

3- « Que l’homme, sans la foi, ne peut connaître le vrai bien ni la justice » (fr 148) : pour Pascal comme pour Saint Augustin, docteur de la grâce, la grâce divine peut seule incliner le cœur et réorienter la volonté vers le souverain bien véritable, qui est l’amour de Dieu. Seule la grâce divine peut donc sauver les élus, la nature corrompue par le péché originel. La justice ultime comme réparation du mal ne nous appartient pas. Reste à déterminer ce qu’est la justice divine et c’est là où on sort du champ de la raison pour entrer dans le champ de la religion, qui reste « mystère », car les voies de Dieu sont impénétrables. Certes Pascal n’exclut ni la justice punitive ni la justification de l’injustice par l’épreuve de la Providence , mais le dieu de la cité céleste est un dieu d’amour : « deux lois suffisent pour régler toute la république chrétienne mieux que les lois politiques » (fr 376). Cette référence à l’Evangile selon Matthieu (« A ces deux commandements [amour de Dieu et amour du prochain] se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes »2,40) dit assez que la vraie justice de Dieu s’oppose à la justice humaine en ce que cachée et réservée quand la justice humaine a besoin des apparences pour se soutenir, elle n’est qu’amour quand la justice des hommes est toujours violente, en partie. La justice divine permet donc de critiquer la justice humaine, d’en montrer les limites, en même temps que de pardonner les imperfections de notre justice. En effet, l’ordre de la charité est la négation de la violence, par différence avec l’ordre de la concupiscence, même régulé par le droit +tif : » dans l’Eglise, il y a une justice véritable et nulle violence » (fr 85). La justice divine peut apparaître alors comme l’exact opposé de la justice terrestre, en tant qu’elle n’use jamais de la force : « la conduite de Dieu, qui dispose de toutes choses avec douceur, est de mettre la religion dans l’esprit par les raisons et dans le cœur par la grâce. Mais de la vouloir mettre dans l’esprit et dans le cœur par la force et par les menaces, ce n’est pas y mettre la religion, mais la terreur » (fr 172). Si la politique et le droit +tif trouvent leur exercice exclusif dans l’ordre des corps, la religion relève, quant à elle, de l’ordre de l’esprit et du cœur. On ne peut faire admettre la religion par la terreur, car cela serait indigne de la vraie religion : ici encore, la logique interne de la foi empêche qu’elle usurpe les limites. Quand la religion s’adresse à l’esprit, ce n’est pas non + sous la forme d’une démonstration, qui « ploierait », contraindrait la raison à admettre l’existence de Dieu. Les preuves de cette existence, telles qu’on les trouve dans la philosophie de Descartes, n’atteignent par le vrai Dieu, Dieu non des géomètres et des philosophes, mais d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Ce qui mène l’esprit à Dieu, ce sont Les Pensées comme Apologie de la religion chrétienne : il s’agit de faire voir et de défendre la capacité de la foi et de la religion chrétienne à éclairer le mystère, bien + incompréhensible sans elle qu’avec elle, de la condition humaine.

 

           

Conclusion

Si les imperfections et l’arbitraire de la justice humaine existent, c’est en définitive parce que la Providence l’autorise et c’est une raison suffisante pour lui obéir : »si Saint Augustin venait aujourd’hui et qu’il fût si peu autorisé que ses défenseurs, il ne ferait rien » (fr 517). La folie des hommes comme jeu de l’inconstance et de la concupiscence n’est donc pas contraire à la volonté de Dieu, à condition qu’elle ne laisse pas gagner le déferlement anomique de la guerre et de la violence. En cela la justice des hommes, qui a en charge de « régler un hôpital de fous » (fr 533) a une responsabilité proprement humaine : tenir à distance le + qu’elle peut la violence dont elle naît et maintenir la paix entre les hommes. La justice divine prend alors sa signification de rappel incessant de nos limites, à savoir que nous ne serons jamais capables d’une justice parfaite, mais aussi de nos exigences les + divines et les + cachées, selon lesquelles, en dernière instance, être juste, c’est d’abord se décentrer en connaissant sa propre vanité. Aux yeux de la charité, de façon ultime et absolue, l’homme juste, c’est alors l’homme qui aime.



[1] « On n’augmente pas une grandeur continue d’un certain ordre lorsqu’on lui ajoute un tel nombre que l’on voudra, des grandeurs d’un ordre inférieur » : les points n’ajoutent rien aux lignes, les lignes aux surfaces, les surfaces aux solides parce que ces ordres de grandeur sont discontinus. Les ordres de grandeur sont à la fois incommensurables et hiérarchisés : « le fini s’anéantit en présence de l’infini et devient un pur néant » (fr 418)

[2] C’est ainsi que la connaissance, conçue comme résultat des opérations du cœur et de la raison définit un ordre distinct de celui de la morale ou de la religion (fr 110), objet de la théologie où prévaut l’autorité consignée dans la tradition de l’Eglise ou que l’ordre des grandeurs charnelles se distingue de celui de la connaissance ou de la charité (fr 308) : « la force ne fait rien au royaume des savants » (fr 308), mais en retour dans « les sujets qui tombent sous les sens ou sous le raisonnement : l’autorité y est inutile, la seule raison a lieu d’en connaître » (PTV). Dans le domaine des connaissances elles-mêmes, « il est ridicule et aussi inutile que la raison demande au cœur des preuves des premiers principes pour vouloir y con sentir qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison le sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre pour vouloir les recevoir » (fr 110).  

[3] Fr 308

[4] L’ordre de la chair ne peut produire une connaissance, pas + que les corps ensemble ne peuvent produire une pensée, et de même qu’aucun ensemble de connaissances et aucun assemblage de corps ne peuvent produire « le moindre mouvement de charité ». « Les esprits sont d’un ordre + élevé que les corps » (lettre à Chr de Suède). Les puissances surnaturelles sont d’un ordre « infiniment + élevé » que les puissances naturelles.

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[6] Ce modèle, dérivé du fondement ontologique de l’injustice, la tyrannie du moi post-lapsaire, qui s’est fait le centre de tout au lieu de rapport ce moi au tout (fr 597), permet tout à la fois de penser l’injustice sociale et politique et l’injustice des relations interpersonnelles.