Henri Michaux (1899-1984), Poète et dessinateur

HENRI MICHAUX - 1899-1984

Portrait d’Henri Michaux dans son atelier. Photographie de Brassai (1946). © Archives Michaux, VEGAP, Bilbao, 2018.

Né à Namur en 1899, Henri Michaux fut naturalisé français en 1955.

Ayant commencé à peindre dès 1926, il substitue de plus en plus l’expression graphique au poème.

 

[…] Henri Michaux, dans ses écrits et ses dessins, tente de dévoiler des mondes :

- exploration de terres lointaines ou imaginaires,

- observation des mécanismes de la perception et des circuits de sensations,

- poursuite de la « phrase intérieure »,

- plongée dans « l’espace du dedans ».

L’absorption de la mescaline, à partir de 1955, porte à l’acmé cette exigence, quasi scientifique de la connaissance de soi - et donne lieu à la métamorphose majeure de son œuvre dessinée.

Henri Michaux (1899-1984), poète et dessinateur

 

Expérimentateur et voyageur infatigable, Michaux s’initia à la peinture grâce aux œuvres de Paul Klee et Max Ernst, qu’il découvrit au milieu des années vingt. Les outils de l’écrivain, de l’encre et du papier, ont été ses premières ressources dans son aventure picturale, bien qu’il développât très vite par la suite des techniques qui sont aujourd’hui caractéristiques de son œuvre, comme la tempera sur fond noir et le frottage ; dans sa période plus tardive, il travailla l’huile et l’acrylique. Il utilisa également l’aquarelle et l’encre sur de multiples types de papier. Ces techniques partageaient des points communs : la fluidité et la tendance à l’accident et au débordement, souhaitables chez un artiste qui a toujours cherché l’intervention du hasard dans son travail comme une forme de collaboration de forces inconnues. Selon ce même principe, fidèle à son esprit ascétique et systématique, Michaux flirta avec des substances hallucinogènes pour observer le comportement de la conscience sous des conditions expérimentales, amenant ainsi les principes de sa peinture aux propres perceptions. La peinture est, pour Michaux, cet autre côté dont l’artiste trace une carte infinie.

Michaux peignit toujours, selon ses propres mots, « pour se surprendre ». Il ne chercha jamais des résultats prédéfinis mais plutôt des événements indéfinissables dans le matériel, en faisant émerger des figures, des signes et des paysages ambigus et inattendus. Dans une célèbre affirmation sur le « phénomène de la peinture », tout en reniant filiations ou appartenance à un mouvement quelconque, il confesse que le seul mouvement dans lequel il pourrait s’inscrire serait le la fantomisme : un art de spectres et d’apparitions. Ainsi, tout au long de son œuvre des êtres indéfinis surgissent et les portraits imaginaires abondent tout spécialement.

Michaux, dans ses écrits et ses dessins, tente de dévoiler des mondes : exploration de terres lointaines ou imaginaires ; observation des mécanismes de la perception et des circuits des sensations ; poursuite de la « phrase intérieure » ; plongée dans l’« espace du dedans ». L’absorption de la mescaline, à partir de 1955, porte à l’acmé cette exigence, quasi scientifique, de connaissance de soi – et donne lieu à la métamorphose majeure de son œuvre dessiné. Cinq ouvrages en sont issus – Misérable miracle (1956), L’Infini turbulent (1957), Paix dans les brisements (1959), Connaissance par les gouffres (1961) et Les Grandes Épreuves de l’esprit (1966) –, et de multiples dessins de grouillements sans fin, au crayon ou à la plume. Michaux y rend compte, avec une précision clinique, des tourments que les hallucinogènes font subir à la conscience, secouée par un rythme infernal « rendant tout différent, méconnaissable, insensé, décoché, faisant tout filer, qu’on ne peut suivre, qu’il faut suivre, où pensées, sentiments, tiennent à présent du projectile, où les images intérieures, aussi accentuées qu’accélérées, sont violentes, vrillantes, térébrantes, insupportables, […] où les objets semblent sertis de minuscules, éblouissantes rigoles de fonte bouillante, où les lignes parallèles et les objets parallèles, indéfiniment répétés et d’autant plus qu’on y pense, brisent la tête de celui qui vainement veut se retrouver dans la pullulation générale. » (« Vitesse et tempo », 1957).

En 1955, à un âge déjà mûr, Michaux participa pour la première fois à une expérience avec de la mescaline, un alcaloïde extrait du cactus mexicain du nom de peyotl. Pour la mener à bien Michaux s’entoura de docteurs et de scientifiques proches de l’univers littéraire, parmi lesquels le neurologue originaire de Bilbao Julián de Ajuriaguerra. Ébloui par les mutations psychiques et sensorielles que génèrent ces substances psychoactives et d’autres, comme la psilocybine et le LSD 25, et bien décidé à explorer en détail leurs effets, Michaux mena à bien plusieurs séances jusqu’au début des années soixante, qu’il reflèterait par la suite dans de célèbres œuvres littéraires comme Misérable miracle et L’infini turbulent. Il produisit dans le même temps un grand nombre de dessins minutieux en suivant une matrice graphique déjà pressentie quelques années auparavant : un schéma de sillons et d’arborescences, souvent ascendant, plein de symétries et de micrographies. Ces œuvres graphiques et littéraires hissèrent Michaux au rang de figure tutélaire de la naissante culture psychédélique et de la mystique underground, bien qu’il ait à cœur de se décrire comme un sobre « buveur d’eau » nullement intéressé par les paradis artificiels. Dans les années qui suivirent son abandon de l’expérimentation chimique, Michaux continua à développer un style « mescalinien » et à travailler ses autres séries et grandes obsessions artistiques. Il y trouva toujours un terrain fertile pour la cartographie de l’imagination.

Les Dessins mescaliniens sont exposés en 1959 à la galerie Daniel Cordier. Par leurs formats réduits et la saturation des motifs microscopiques, ils donnent à voir les vertiges de l’infiniment petit et de l’infiniment grand qui envahissent l’esprit. Par la vibration sismographique du trait, ils transcrivent le caractère « fluide, mercuriel par l’éclat, torrentiel par l’allure, électrique par la vitesse » des flux visuels ; par le crayon qui couvre le papier, le scintillement métallique de la vision ; par la charge nerveuse de l’encre, la densité de l’orage optique ; par les effluves de rose, son bourgeonnement intime. Par la lézarde blanche qui court dans certains dessins, ils révèlent la « fissure », d’une aveuglante blancheur, dont Michaux se sent traversé, violenté : « sillon » venu « du bout du monde » avant de « repartir à l’autre bout du monde » (« Moi-même j’étais torrent, j’étais noyé, j’étais navigation », Misérable miracle, 1956). Les expériences ultérieures apportent un apaisement : peu à peu, le flux destructeur se meut en « arbre de vie », en source originelle, qui parcourt l’humain. Michaux parvient alors à la réalisation du projet défini dans « Vitesse et tempo » : « Je voulais dessiner la conscience d’exister et l’écoulement du temps. Comme on se tâte le pouls. »

L’expérimentation de la vitesse permet à Michaux de reprendre, pour les développer de façon magistrale, ses recherches antérieures. Les Peintures à l’encre de Chine de 1959 sont tantôt héritières des Mouvements de 1950, multitude de signes d’encre qui sont autant d’irruptions d’une foule anonyme – son « alphabet » d’origine, parfois aligné en écritures musicales –, tantôt parentes des Taches de 1954 lancées sur le papier : éclaboussures, épanchements toujours véhéments, mais qui gagnent progressivement tout l’espace de la feuille. Bien que proches, formellement, de l’abstraction des peintures all over de Pollock, ces encres demeurent l’expression des tréfonds de la conscience, et de la « fermentation intérieure ».

 

Références bibliographiques :

Henri Michaux. Peindre, composer, écrire, cat. exp., Paris, BNF, 1999.

Henri Michaux, Misérable miracle.

Daniel Cordier. Le regard d’un amateur. Donations Daniel Cordier dans les collections du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris, Centre Pompidou/Toulouse, Les Abattoirs, 2005.

 

Henri Michaux, 1889-1984, Peinture à l’encre de Chine 1959. Encre de Chine sur papier. 71, 2 cm x 143 cm, MNAM.