Les avant-gardes du début du XXème siècle et la désacralisation de l’art

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Marcel Duchamp (1887-1968)
L.H.O.O.Q. (La Joconde). 6,16 cm x 49,5 cm. Readymade retouché :
reproduction de la Joconde de Léonard, portant une moustache et une barbiche
Héliogravure, mine de plomb. Paris, Centre Pompidou
 ©  Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Georges Meguerditchian
Association Marcel Duchamp / ADAGP, Paris

En Europe, le grand art, l’art sacralisé par les musées depuis leur création à la fin du XVIIIème siècle, c’est la peinture réalisée selon les lois de la perspective, et dans cette tradition, l’art considéré pendant longtemps comme le grand art, l’art des musées, c’est la peinture religieuse, la peinture mythologique, la peinture d’histoire, celle qui célèbre les grands hommes. On peut dire de cette peinture qu’elle est mimétique, au sens où elle imite le réel (le vrai ou le vraisemblable) et s’efforce de reproduire une réalité (souvent idéalisée, voire rêvée) en trois dimensions dans un tableau en deux dimensions. Depuis les débuts de la Renaissance au XIVème siècle et jusqu’au début du XXème siècle, la peinture européenne s’est continuellement faite en se concevant comme un art de la représentation. Représenter, c’est reproduire par des moyens artificiels (le point de fuite) ce qui est, ou ce qui pourrait être, ce qu’on imagine : un portrait d’une personne réelle, une scène biblique, un événement historique. Et cette grande tradition de la représentation mimétique, qui commence avec Giotto, mais surtout est théorisée au début du XIVème siècle par Alberti et la Bunelleschi, se confond le plus souvent, du moins de la Renaissance à l’âge classique et au Baroque, avec la peinture religieuse. En effet, la très grande majorité des œuvres produites en Europe de la Renaissance (mais bien sûr avant l’invention de la perspective) jusqu’au XIXème siècle avait une fonction religieuse.

 

 La peinture d’avant-garde du XIXème siècle abandonne pour une large part la peinture religieuse. Il n’y a alors plus de fonction religieuse de la peinture des peintres réalistes (Courbet) et des peintre impressionnistes (Monet, Pissaro, Renoir…) On peut à leur propos parler de peinture profane. Un paysage de Monet, ce n’est pas de l’art sacré ! Certes, on peut montrer qu’il y a un lien entre le sentiment du paysage et le sentiment du sacré. Mais c’est un autre sujet. Il existait bien sûr avant le Réalisme et l’Impressionnisme de la peinture profane, mais il s’agissait de tableaux appartenant à des genres considérés comme mineurs (natures mortes, scènes d’intérieurs), de petite dimension. Quand Manet peint Le déjeuner sur l’herbe, il ne cherche pas à justifier la présence de la femme nue entre deux hommes par un prétexte mythologique, mais il donne à son tableau les dimensions de la peinture mythologique. La rupture se situe dans le fait de peindre un tableau profane qui, ne serait-ce que par ses dimensions, rivalise avec la peinture d’histoire, mythologique ou religieuse.

 

 

 

 

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Pablo PICASSO (1881-1973) 
Nature morte à la chaise cannée, 1912. 
Huile et toile cirée sur toile encadrée de corde. 29 x 37 cm.
Paris, Musée Picasso.
© Succession Picasso. Crédit photographique : Mathieu Rabeau/ RMN.

 

 

Toutefois, les peintres d’avant-garde du XIXème, s’ils rompent avec la peinture religieuse pour la majorité d’entre eux, ne rompent pas avec la représentation mimétique. Et les grands musées européens, à commencer par le Louvre, sacralisent la peinture qui se rattache à la tradition, commencée au quattrocento (dans les années 1400) de la représentation mimétique. Les peintres même d’avant-garde du XIXème siècle n’ont pas encore rompu radicalement avec cette tradition. Ils remettent en question les hiérarchies entre les genres – la peinture de paysage, centrale chez les Impressionnistes, est considérée alors comme mineure – mais ils ne remettent pas en question la représentation – ou du moins pas radicalement – et surtout, ils ne remettent pas du tout en question l’art lui-même, pas plus que le rôle de l’artiste. Ils font même de l’art une sorte de nouvelle religion et l’artiste est vu comme un créateur, et il est à ce titre sacralisé.

 

Avec les avant-gardes du XXème siècle, on assiste à une double désacralisation :  une désacralisation de l’art, en tant que représentation mimétique, et une désacralisation de l’artiste. A cela s’ajoute, chez un certain nombre d’artistes, particulièrement provocateurs, un goût prononcé pour le blasphème : la désacralisation de la peinture et de la figure de l’artiste s’accompagne aussi d’une attaque contre la religion.

 De la peinture d’avant-garde du début du XXème siècle, on peut dire qu’elle est iconoclaste au sens propre du terme : elle casse les images. Pour illustrer cela, on peut s’appuyer sur quelques exemples.

I. Le cubisme et les collages : la désacralisation de la peinture. Pablo Picasso : Nature morte à la chaise cannée (1912)

 

Pablo Picasso (1881-1973) avait déjà révolutionné la peinture en 1907 en peignant Les demoiselles d’Avignon. Au printemps 1912, il est à l’origine d’une autre révolution en réalisant le premier collage de l’histoire de l’art : il s’agit de la Nature morte à la chaise cannée. Ce « tableau » (mais s’agit-il encore d’un tableau ?) est constitué  d’un morceau de toile cirée imitant le cannage d’une chaise, collé sur le châssis ovale d’une toile. Picasso introduit alors pour la première fois un objet réel dans un tableau, et ce faisant il dénonce l’inutilité de la représentation mimétique, autrement dit de la représentation réaliste. Il dénonce donc l’illusion de la peinture de perspective. Il signe l’arrêt de mort de toute une longue tradition picturale, voire de la peinture elle-même. Pendant les mêmes années, Georges Braque réalise les premiers papiers collés, et le poète Guillaume Apollinaire, qui est sur le point de publier Alcools, un recueil de poèmes dont il supprime les signes de ponctuation, prévoit un avenir radieux pour cette peinture. Il écrit alors : « on peut peindre avec ce qu’on voudra, avec des pipes, des timbres-poste, des cartes postales ou à jouer, des candélabres, des morceaux de toile cirée, des faux-cols, du papier-peint, des journaux. » (Les Peintres cubistes, 1913.) Il voit tout de suite le lien entre cette nouvelle manière de peindre et le monde moderne : « Picasso et Braque introduisaient dans leurs œuvres d’art des lettres d’enseignes et d’autres inscriptions, parce que, dans une ville moderne, l’inscription, l’enseigne, la publicité jouent un rôle artistique très important et parce qu’elles s’adaptent à cette fin. » (Apollinaire, Chroniques d’art, coll. « folio/essais », éd. Gallimard, p. 354.) Autant dire que l’art puise son inspiration dans la vie quotidienne, non plus dans les mythes, la religion, l’histoire. De plus, en utilisant des matériaux bruts, comme la corde qui remplace le cadre traditionnel, Picasso renforce son geste de désacralisation de la peinture. Il ne s’agit plus de représenter quelque chose, mais de présenter le réel. On n’est pas loin du ready-made que Marcel Duchamp réalisera la même année.

 

II. Les ready-made de Marcel Duchamp

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 Marcel Duchamp (1887-1968) Roue de bicyclette, 1913/1964
L'original, perdu, a été réalisé à Paris en 1913.
Réplique réalisée en 1964 sous la direction de Marcel Duchamp
par la Galerie Schwarz, Milan, constitue la 6e version de ce Ready-made.
Assemblage d'une roue de bicyclette sur un tabouret. Métal, bois peint
126,5 x 31,5 x 63,5 cm
Exemplaire : Rrose
Signé sous le siège du tabouret : Marcel Duchamp
Sur une plaquette en cuivre gravée : Roue de bicyclette ;
Marcel Duchamp 1964, ex. Rrose/ Edition Galerie Schwarz, Milan
© Succession Marcel Duchamp / Adagp, Paris Marcel Duchamp

 

Dès 1912, Duchamp fabrique le premier quasi ready-made : la roue de bicyclette.  La Roue de bicyclette est souvent considérée comme le premier ready-made de Marcel Duchamp. Mais cette œuvre n’est pas encore un vrai ready-made puisque l’artiste y est intervenu en fixant la roue de vélo sur le tabouret. De plus, lui-même la définit plutôt comme une sculpture sur un socle, à la manière des œuvres de son ami Constantin Brancusi. Dans une lettre à sa sœur envoyée en 1915 des Etats-Unis où il vit, celle-là même expliquant ce qu’est un ready-made (already-made ou ready-made, un objet déjà tout fait et revendiqué comme œuvre par l’artiste du seul fait de l’avoir choisi), Duchamp justifie, par opposition, sa Roue de bicyclette en disant qu’il apprécie particulièrement le mouvement de la roue, favorisé par sa position sur le tabouret. Mouvement, selon lui, aussi fascinant que celui des flammes dans un feu de cheminée. Il aurait alors créé cet objet faute de cheminée. Canular ou geste calculé ? Cette œuvre procède très vraisemblablement de l’humour bien connu de l’artiste, mais appartient aussi à une série de travaux sur le mouvement, récurrents dans son œuvre, depuis le Nu descendant l’escalier, 1912, jusqu’à son film Anemic cinema, 1925, ou les Rotoreliefs, 1935. Ainsi la Roue de bicyclette semble répondre à un réel intérêt pour le mouvement et sa capacité hypnotique.

Quant au premier objet que Duchamp considère comme un véritable ready-made, le Porte-bouteilles, il sera choisi en 1914 au Bazar de l’Hôtel de Ville « sur la base d’une pure indifférence visuelle », selon ses dires, et signé un an plus tard par sa sœur comme s’il s’agissait d’une œuvre d’atelier : « d’après Marcel Duchamp ». C’est en effet à propos de ces objets laissés à Paris que Duchamp inventa rétrospectivement, en 1915, ce terme de « ready-made ».

 

 

 

 

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Fontaine, 1917/1964. Titre attribué : Urinoir
L'original, perdu, a été réalisé à New York en 1917.
Réplique réalisée sous la direction de Marcel Duchamp en 1964
par la Galerie Schwarz, Milan et constitue la 3e version.
Faïence blanche recouverte de glaçure céramique et de peinture. 63 x 48 x 35 cm
Exemplaire : Rrose S.D. : R.MUTT / 1917
S.D.R. : Marcel Duchamp 1964
© Succession Marcel Duchamp / Adagp, Paris

 

La Fontaine est le plus célèbre des ready-mades de Duchamp. Elle a donné lieu à un grand nombre d’interprétations et d’écrits, parmi lesquels ceux de spécialistes de l’esthétique qui s’interrogent sur la redéfinition de l’art qu’elle implique. A l’origine Duchamp achète cet objet, un urinoir ordinaire, pour l’envoyer au comité de sélection d’une exposition dont les organisateurs s’engagent à exposer n’importe quelle œuvre dès lors que son auteur participe aux frais. Faisant lui-même partie de ce comité organisateur, il souhaite éprouver la générosité de son principe.

Une fois l’objet acquis, Duchamp le retourne, lui donne le titre poétique de Fontaine et le signe Richard Mutt, en parodiant le nom du propriétaire d’une grande fabrique d’équipement. Avec un titre et un auteur, l’objet possède toutes les qualités extrinsèques d’une œuvre d’art. Mais il se voit refusé par le comité de sélection.

Pour l’inauguration de l’exposition, Duchamp demande à l’un de ses amis, riche collectionneur, de réclamer la Fontaine de Richard Mutt. L’œuvre n’étant pas exposée, celui-ci fait scandale et prétend même vouloir l’acheter. C’est ainsi que, peu à peu, l’histoire de la Fontaine prend de l’ampleur.

Suite à l’exposition, Duchamp fait paraître une série d’articles sous le titre « The Richard Mutt case ». C’est l’occasion pour lui d’écrire des propos parmi les plus révolutionnaires et pertinents sur l’art, et de répondre à l’accusation de plagiat : « Que Richard Mutt ait fabriqué cette fontaine avec ses propres mains, cela n’a aucune importance, il l’a choisie. Il a pris un article ordinaire de la vie, il l’a placé de manière à ce que sa signification d’usage disparaisse sous le nouveau titre et le nouveau point de vue, il a créé une nouvelle pensée pour cet objet ».

Selon Duchamp, l’artiste n’est pas un bricoleur et, dans l’art, l’idée prévaut sur la création.

Duchamp propose un objet qui n’a aucune des qualités intrinsèques que l’on suppose à une œuvre d’art, comme l’harmonie ou l’élégance. Son objet n’a que les signes extérieurs d’une œuvre, il obéit à une définition positive, voire à un « nominalisme » de l’art.

Il montre surtout que n’importe quel objet produit en série, même le plus trivial – et un urinoir est destiné à évacuer l’urine, les excréments – peut être une œuvre d’art à partir du moment où elle est exposée dans un musée. L’artiste est alors désacralisé en tant que créateur : il ne crée rien, il détourne des objets qui existent déjà. Ce qui fait l’œuvre d’art, c’est-à-la fois le geste et le fait d’être installée dans un musée. Duchamp remet donc en question la notion d’œuvre d’art, puisqu’elle n’est plus une œuvre unique, non reproductible, le rôle de l’artiste, qui n’est plus un créateur, et l’institution du musée[1]

 

III. Le blasphème : La Sainte Vierge de Picabia

Cette projection d'encre noire sur une feuille de papier, intitulée La Sainte Vierge, a été publiée avec en vis-à-vis La Vierge adorant l'hostie d'Ingres, le peintre qui symbolise l'académisme, le néo-classicisme, le peinture auxquels se réfèrent, dans les années 20 les peintres favorables à un retour à l'ordre. Cette présentation est bien sûr d'autant plus provocatrice !

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Jean Auguste Dominique Ingres
La Vierge adorant l'hostie,1854. Huile sur toile
113,0 cm. avec cadre H. 162 ; L. 162,5 cm
musée d'Orsay, Paris, France©photo musée d'Orsay / rmn

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Francis Picabia (1879-1953) La Sainte Vierge 1920.
Encre de Chine sur papier
 Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN
Georges Meguerditchian
© ADAGP, Paris
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Généreuse tache d’encre noire projetée sur une feuille de papier gris depuis une grande hauteur, comme l’indique la multitude d’éclaboussures que traversent quatre inquiétantes coulures, La Sainte Vierge a été publiée dans le numéro 12 de 391 (la fameuse revue Dada fondée par Picabia en 1917) paru à Paris en mars 1920. Pour la publication, l’œuvre a été légèrement recadrée et reproduite à l’envers, afin d’inverser le sens des coulures, qui se dirigent vers la gauche sur l’œuvre originale, vers la droite dans la version imprimée. Avant d’opter pour ce renversement, Picabia avait inscrit à l’encre bleu-violet le titre de l’œuvre et sa signature, qui font, comme toujours chez lui à cette date, partie intégrante de l’œuvre : ce sont eux qui confèrent à cette tache cette « intention strictement blasphématoire tant pour l’art que pour le symbole religieux » que relevait Gabrielle Buffet-Picabia en 1956.Largement aléatoire dans sa conception, La Sainte Vierge remet en question de façon radicale le rôle de l’artiste dans la création, tout en questionnant le statut même du dessin, quand la main n’est plus sollicitée. Pour Louis Aragon, qui l’évoque dans La Peinture au défi, en 1930, La Sainte Vierge compte parmi les « étapes significatives du procès de la personnalité » instruit par les dadaïstes, et constitue « une critique essentielle de la peinture de son invention à nos jours ». La dimension puissamment transgressive de cette feuille au regard de l’histoire de l’art est encore soulignée par sa publication en avril 1920 dans la revue Les Hommes du jour en vis-à-vis de La Vierge à l’hostie d’Ingres, à un moment où la référence ingresque est revendiquée par les partisans du « retour à l’ordre». Du point de vue religieux, l’œuvre fonctionne par antiphrase, prenant le contrepied littéral du dogme sacro-saint de l’Immaculée Conception : nombre de commentateurs n’ont pas manqué de retenir la charge sexuelle de l’image, comparant la tache à celle provoquée sur le drap nuptial par la défloration virginale ou même par la projection du liquide séminal. On reconnaît là une thématique chère à Picabia comme à son ami Marcel Duchamp, et bientôt aux surréalistes : elle sera reprise par Salvador Dalí dans son non moins blasphématoire Parfois je crache par plaisir sur le portrait de ma mère de 1929 (MNAM), ainsi que dans ses illustrations pour L’Immaculée Conception d’André Breton et de Paul Eluard, publié en 1930. »  Christian Briend et Arnauld Pierre, Centre Pompidou.

 

 

Références bibliographiques :

Francis Picabia. Galerie Dalmau. 1922, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 1996.

 

A. Pierre, Francis Picabia. La peinture sans aura, Paris, Gallimard, 2002.

Francis Picabia. Collections du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, D. Ottinger (dir.), Paris, Centre Pompidou, 2003.