Alberto Giacometti : Un artiste au sommet de son art dans les années 50

 

“ Aucun artiste de ce temps n’aura interrogé la réalité avec autant d’insistance, de fureur et d’émerveillement qu’Alberto Giacometti. Seul, à contre-courant, il s’obstinait à faire poser le modèle dans le minuscule atelier poussiéreux où il travailla près de quarante ans. Même à l’époque où il paraît s’écarter de sa recherche exclusive, il la poursuit encore. Il y a brûlé ses yeux et sa vie. Il y a consacré toutes ses forces jusqu’à leur épuisement, en un combat de chaque instant, comme si d’une découverte, qu’il jugeait en même temps dérisoire et impossible, dépendaient le sens de sa vie, et le destin de l’art. ”

Jacques Dupin , “ La réalité impossible ”, in Alberto Giacometti, Tours, Farrago, 1999, p. 85.

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Ecrits d’Alberto Giacometti 

 

J’essaie de faire ce qui me semblait impossible, il y a trente ans, de faire. Je trouve que c’est aussi impossible qu’à l’époque, il ne peut y avoir qu’échec. La seule chose qui me passionne, c’est d’essayer d’approcher ces visions qui me semblent impossibles à rendre.[1]

Giacometti espérait que ses œuvres ressembleraient à sa vision, et c’est faute d’obtenir ce qu’il appelait la ressemblance, qu’il faut distinguer de la mimésis, qu’il s’est résolu à abandonner le réel, pour se vouer, entre 1925 et 1935, à l’image surréaliste – une image dont le projet était de substituer au réel le monde onirique des désirs et des fantasmes, et d’où le temps vécu, de ce fait, ne pouvait être qu’exclu. Cependant, disait-il, “ je savais que, quoi que je fasse, quoi que je veuille, je serais obligé, un jour, de m’asseoir devant le modèle, sur un tabouret, et d’essayer de copier ce que je vois. Même s’il n’y a aucun espoir de réussir. ”  Quand il est revenu à la figuration – à la figure humaine – André Breton, consterné, aurait dit : “ Une tête ! Tout le monde sait ce que c’est qu’une tête ! ”  – mais Giacometti a de nouveau éprouvé le sentiment d’une tâche impossible, car, pour lui, une tête, c’était l’inconnu total, et il s’est donc heurté aux mêmes difficultés qu’il avait rencontrées avant le surréalisme. La ressemblance lui échappant, c’était son œuvre elle-même qui semblait menacée de disparition.

 

Quand, à partir de 1935, il s’est remis à dessiner, à peindre et à sculpter d’après nature, étant

“ décidé de nouveau à reproduire aussi fidèlement que possible des figures humaines, comme un débutant de la Grande Chaumière ” , il n’a cessé de se dire que chacune de ses œuvres n’était qu’un échec, un ratage, et c’est alors que son travail n’a été, comme on sait, que recommencements inlassables, reprises obsessionnelles des mêmes portraits et des mêmes bustes de ses proches et de ses amis – son frère Diego, sa femme Annette ou encore James Lord dont le portrait a connu dix-huit états.

Que la présence, chez Giacometti, soit paradoxale, c’est ce que semble indiquer la conclusion de l’essai d’Yves Bonnefoy, “ L’Etranger de Giacometti ”, dans L’Improbable, p. 331-332 : “ Peut-être la sculpture était-elle pour lui l’expression tragique par excellence, le dessin le recommencement, combien entravé, de la participation au réel – avec dans l’entre-deux, à la jonction de ces deux grisailles, la couleur comme chiffre de la présence, qu’il n’aura donc que rêvée sauf dans ces quelques petites toiles – instants certes bouleversants de plénitude furtive. ”

II. Le sublime de la peinture et le sublime des visages

Autrefois, j’allais au Louvre et les tableaux et les sculptures me donnaient une impression sublime… Je les aimais dans la mesure même où elles me donnaient plus que ce que je voyais de la réalité. Je les trouvais belles et bien plus belles que la réalité même. Aujourd’hui, si je vais au Louvre, je ne peux pas résister à regarder les gens qui regardent les œuvres d’art. Le sublime aujourd’hui pour moi est dans les visages plus que dans les œuvres… A tel point que les dernières fois que je suis allé au Louvre, je me suis enfui, littéralement enfui. Toutes ces œuvres avaient l’air si misérable – une assez misérable démarche […] pour cerner une immensité formidable, je regardais avec désespoir les personnes vivantes. Je comprenais que jamais personne ne pourrait saisir complètement cette vie… C’était tragique et dérisoire que cette tentative.[2]

 

 

« Rien de ce que l’homme fait, ne vaut l’éclat d’un regard ou la chaleur d’une main ” [3],

Jean Genet, in L’atelier d’Alberto Giacometti, (Œuvres complètes, t. V, Paris, Gallimard, 1979, p. 50-51.) témoigne de la nature éthique du regard du sculpteur, et de sa puissance de conversion : “ Il y a quatre ans environ, j’étais dans le train. En face de moi, dans le compartiment un épouvantable petit vieux était assis. Sale, et, manifestement, méchant, certaines de ses réflexions me le prouvèrent. Refusant de poursuivre avec lui une conversation sans bonheur, je voulus lire, mais malgré moi je regardais ce petit vieux : il était très laid. Son regard croisa, comme on dit, le mien, et, ce fut bref ou appuyé, je ne sais plus, mais je connus soudain le douloureux – oui, douloureux sentiment que n’importe quel homme en “ valait ” exactement – qu’on m’excuse mais c’est sur “ exactement ” que je veux mettre l’accent – n’importe quel autre. “ N’importe qui, me dis-je, peut être aimé par-delà sa laideur, sa sottise, sa méchanceté ”.

C’est un regard, appuyé ou rapide, qui s’était pris dans le mien et qui m’en rendait compte. Et ce qui fait qu’un homme pouvait être aimé par-delà sa laideur ou sa méchanceté permettait précisément d’aimer celles-ci. Ne nous méprenons pas : il ne s’agissait pas d’une bonté venant de moi, mais d’une reconnaissance. Le regard de Giacometti a vu cela depuis longtemps, et il nous le restitue. Je dis ce que j’éprouve : cette parenté manifestée par ses figures me semble être ce point précieux où l’être humain serait ramené à ce qu’il a de plus irréductible : sa solitude d’être exactement équivalent à tout autre. ”

 

C’est pourquoi il a autant questionné l’image que l’artiste, dont il a dénoncé l’égoïsme, ce qui le distingue des artistes – Frenhofer ou Cézanne – échouant inéluctablement dans leur quête de l’absolu. A André Parinaud qui lui demandait, “ Voulez-vous dire qu’un artiste est un être anormal ? ”, il répondait :

 

« Eh bien ! d’une certaine manière, c’est plutôt anormal de passer son temps, au lieu de vivre, à essayer de copier une tête, d’immobiliser la même personne pendant cinq ans sur une chaise tous les soirs, d’essayer de la copier sans réussir, et de continuer. Ce n’est pas une activité qu’on peut dire exactement normale, n’est-ce pas ? Il faut être d’une certaine société pour qu’elle soit même tolérée, parce que, dans d’autres, on ne pourrait pas la tolérer. C’est une activité qui est inutile pour l’ensemble de la société. C’est une satisfaction purement individuelle. Extrêmement égoïste et gênante, par là même, au fond. Toute œuvre d’art est enfantée totalement pour rien. Tout ce temps passé, tous ces génies, tout ce travail, finalement, sur le plan de l’absolu, c’est pour rien. Si ce n’est cette sensation immédiate dans le présent que l’on éprouve en tentant d’appréhender la réalité. Et l’aventure, la grande aventure, c’est de voir surgir quelque chose d’inconnu chaque jour, dans le même visage, c’est plus grand que tous les voyages autour du monde. »

 

III. L’art n’est qu’un moyen de voir

Ce n’est donc pas la réalisation d’un chef d’œuvre qui justifie l’intolérable activité de l’artiste – lequel ne crée qu’au prix d’une violence infligée à autrui – mais c’est le gain de cette “ sensation immédiate ”, sans équivalence, vécue dans le rapport émerveillé à la réalité.

« Je ne crée pas pour réaliser de belles peintures ou de belles sculptures. L’art ce n’est qu’un moyen de voir. Quoi que je regarde, tout me dépasse et m’étonne, et je ne sais pas exactement ce que je vois. C’est trop complexe. Alors, il faut essayer de copier simplement, pour se rendre un peu compte de ce qu’on voit. C’est comme si la réalité était continuellement derrière des rideaux qu’on arrache… […]

Chaque fois que je travaille, je suis prêt à défaire sans hésiter une seconde le travail de la veille parce que, chaque jour, j’ai l’impression que je vois plus loin. Au fond, je ne travaille plus que pour la sensation que j’ai pendant le travail. Et si après je vois mieux, si en sortant, je vois la réalité légèrement différente, au fond, même si le tableau n’a pas beaucoup de sens ou est détruit, moi j’ai gagné de toute manière. J’ai gagné une sensation nouvelle, une sensation que je n’avais jamais eue.

[…] Je trouve tout ce qui existe – ce tabouret, les arbres, n’importe quoi – mille fois plus beau que les œuvres d’art.

 

Si l’art pour Giacometti a fini par n’être qu’un moyen de voir, si le dessin, en particulier, qu’il pratiquait en permanence, fût-ce sans crayon, mais seulement du regard, a été sa manière de voir, c’est parce que la vision n’a cessé d’être sa plus grande difficulté. “ Chaque jour, a-t-il écrit alors qu’il s’efforçait de peindre le paysage de Stampa “ brillant de soleil ”, je vois un peu plus que je ne vois presque rien ”  . Et c’est pourquoi il a dû renoncer à peindre le paysage dans son ensemble : “ je serais obligé de me réduire encore, d’abord à une seule partie de ce paysage et puis probablement à un seul arbre et pour finir à une seule branche ”  Cette vision réduite – qui a eu pour conséquence une “ réduction ” de l’œuvre – s’est produite de la même manière lorsqu’il entreprenait un portrait, et devait se résoudre à restituer sa vision non pas d’une tête entière, mais seulement du regard, et même de l’œil de son modèle :

J’ai l’impression que si j’arrivais à copier un tout petit peu – approximativement – un œil, j’aurais la tête entière.

 

On peut s’imaginer que le réalisme consiste à copier… un verre tel qu’il est sur la table. En fait on ne copie jamais que la vision qu’il en reste à chaque instant, l’image qui devient consciente… Vous ne copiez jamais le verre sur la table ; vous copiez le résidu d’une vision.

IV. Une vision photographique du monde

Giacometti espérait toutefois restituer dans son œuvre une vision aussi pleine que possible. Il fallait pour cela comprendre pourquoi sa vision n’a cessé d’être menacée, et c’est ce à quoi il est parvenu, lorsque tard dans sa vie, bien après avoir repris le travail d’après nature, il a commencé à voir, à voir simplement. Certainement, son travail d’artiste l’a aidé à progresser vers ce voir plus simple, qui s’est produit un jour de 1945 ; à la faveur d’un événement fameux, dont il faut reproduire le récit qu’il en a fait, lui ont été simultanément révélés ce que signifie voir et l’absolue beauté du réel :

 

« Avant, il y avait une réalité connue ou banale, disons stable, n’est-ce pas ? Cela a cessé complètement en 1945. Par exemple, je me suis rendu compte qu’entre le fait d’aller au cinéma et celui de sortir du cinéma, il n’y avait pas d’interruption ; j’allais au cinéma, je voyais ce qui se passe sur l’écran, je sortais, rien ne m’étonnait […].

Ma vue du monde était une vue photographique, comme je crois que c’est à peu près pour tout le monde, non ? On ne voit jamais les choses, on les voit toujours à travers un écran… Dans une certaine peinture aussi. Aujourd’hui, presque tous les peintres, s’ils veulent faire un paysage, ils le voient à travers l’Impressionnisme […].

Et alors tout d’un coup, il y a eu une scission. Je me rappelle très bien, c’était aux Actualités à Montparnasse, d’abord je ne savais plus très bien ce que je voyais sur l’écran ; au lieu d’être des figures, ça devenait des taches blanches et noires, c’est-à-dire qu’elles perdaient toute signification, et au lieu de regarder l’écran, je regardais les voisins qui devenaient pour moi un spectacle totalement inconnu. L’inconnu était la réalité autour de moi et non plus ce qui se passait sur l’écran ! En sortant sur le boulevard, j’ai eu l’impression d’être devant quelque chose de jamais vu, un changement complet de la réalité… Oui, du jamais vu, l’inconnu total, merveilleux. »

Nous ne voyons pas la réalité telle qu’elle est, mais nous voyons ce que nous savons de la réalité, c’est-à-dire un concept. Un savoir constitué d’images mentales, d’idées, de fantasmes, s’est donc substitué au voir, et l’art occidental, aussi bien la statuaire gréco-romaine réaliste que la peinture depuis la Renaissance, rend compte non de la vision vraie, mais de ce savoir qui s’interpose entre le monde réel et nous. Giacometti entend rompre avec les pratiques induites par cette vision reconstruite mentalement, selon les règles d’un certain objectivisme. Il explique ainsi à David Sylvester :

 

« Quand Rodin faisait ses bustes, il prenait les mesures encore. Il ne faisait pas une tête telle qu’il la voyait, dans l’espace, par exemple à une certaine distance, comme je vous regarde, moi étant ici, et vous là. Il voulait faire au fond le parallèle en terre, l’équivalent exact de ce volume dans l’espace. Donc, au fond, ce n’est pas une vision, c’est un concept. Il savait qu’elle est ronde, avant de la commencer, c’est-à-dire qu’il partait déjà sur une certaine convention d’une tête, qui est la convention de toute la sculpture européenne depuis la Grèce. Et alors, il faisait un volume dans l’espace, tel qu’au fond il ne le regardait jamais instinctivement. Parce que dans la vie, je n’ai pas l’idée de me lever et de tourner autour de vous. […] Si je ne savais pas que votre crâne a une certaine profondeur, je ne pourrais pas le deviner. Donc, si je faisais absolument la perception que j’ai de vous, en sculpture, je ferais une sculpture assez plate, à peine modulée, qui serait beaucoup plus proche d’une sculpture des Cyclades, qui a l’air stylisé, que d’une sculpture de Rodin ou d’une sculpture de Houdon, qui ont l’air vrai. Je crois qu’on s’est fait une telle idée, une telle habitude de la tête, en sculpture, qu’elle est complètement coupée de la vision qu’on a réellement d’une tête. »

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Femme de Venise-VIII-1956, plâtre-124,8 × 14,5 × 34 cm.jpg, avr. 2019

 

S’étant débarrassé de ce voir reconstruit par le savoir, ayant cessé d’agrandir mentalement les choses, afin de les ramener à leur taille objective, Giacometti n’a plus cessé de s’émerveiller du réel :

 

V. Un verre sur une table m’étonne

« Le plaisir de faire une promenade dans la forêt a disparu complètement pour moi, parce que le premier arbre sur un trottoir à Paris, c’est déjà assez. Cela me suffit déjà comme arbre ; et d’en voir deux, cela me fait déjà peur. […] La curiosité de voir quelque chose devient plus réduite puisqu’un verre sur une table m’étonne beaucoup plus qu’avant. »

 

« Je me suis juré de ne plus laisser mes statues diminuer d’un pouce. Alors il est arrivé ceci : j’ai gardé la hauteur, mais c’est devenu mince, mince… Immense et filiforme. Consternation : qu’est-ce que ça voulait dire ? L’explication m’est venue bien après, un jour que je transportais une sculpture pour une exposition. Je l’ai prise d’une main, je l’ai posée dans le taxi. Je me suis rendu compte qu’elle était légère, et qu’au fond, j’étais agacé par les sculptures grandeur nature que cinq costauds n’arrivent pas à soulever. Agacé parce qu’un homme qui marche dans la rue ne pèse rien, beaucoup moins lourd en tout cas que le même homme mort ou évanoui. Il tient en équilibre sur ses jambes. On ne sent pas son poids. C’est cela que je voulais rendre, cette légèreté, en affinant mes silhouettes. »

 

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Alberto Giacometti, Le chien, 1951.  Succession Giacometti (Fondation Giacometti + ADAGP) Paris, 2016.jpg

Alberto Giacometti, Le chien, 1951. Succession Giacometti (Fondation Giacometti + ADAGP) Paris, 2016.jpg, avr. 2019

 


[1] Alberto Giacometti, “ entretien avec Pierre Schneider ”, in Ecrits, Paris, Hermann, 1990, p. 266.

[2] Entretien avec André Parinaud ” ( 1962 ), in Ecrits, op. cit., p. 274-275.

[3] Entretien avec Jean Clay, op. cit., p. 177.