a) Ulysse, l'homme aux mille ruses

L'un des plus connus de la mythologie est bien sûr Ulysse, le roi d'Ithaque, "l'homme aux mille ruses".  Sur de nombreux points, les commentateurs l'opposent à Achille le colérique (voir HÉROS DE JADIS 1/2 : Invincibles ?). Ulysse se montre plus réfléchi, plus prudent et en quelque sorte plus sournois. Il est le héros d'un poème épique qui porte son nom : l'Odyssée  (Ulysse est la traduction latine du grec Odysseus).

Le cheval de Troie

Un de ses plus célèbres tours est celui du cheval de Troie. Bien que l'Iliade d’HOMÈRE soit le premier et principal récit consacré à la guerre de Troie, on n'y trouve pas de référence à cet épisode. Il intervient plus tard dans l'Odyssée, à la demande d'Ulysse lui-même, trop ému au souvenir des compagnons perdus : "[…] dis-nous l'histoire du cheval de bois, que fit avec Epéios Athéna, et comment le divin Ulysse introduisit ce piège dans la ville, avec son chargement de pilleurs d'Ilion !" (chant VIII, traduction de Victor BERARD). C'est donc de la bouche d'un aède, un poète chanteur, que nous apprenons les événements : Extrait de l'Odyssée, chant VIII : Le cheval de Troie

Cette ruse avait failli ne pas fonctionner car Hélène, la femme de Ménélas avait tenté de forcer les Grecs à se découvrir en les appelant par leur nom et en imitant la voix de leur femme (chant IV). Mais Ulysse est celui qui empêche ses compagnons de céder à la tentation féminine, comme dans l'épisode des Sirènes (Chant XII).

C'est surtout l'Enéide de VIRGILE (70 - 19 av. J.C.), au chant II, qui laissera une version flamboyante et mémorable. Les Troyens sont convaincus par le traître grec Sinon de laisser entrer le cheval de bois. Ils le voient comme une offrande aux dieux laissée par leurs ennemis vaincus. Le prêtre Laocoon met son peuple en garde mais il dévoré avec ses fils par deux immenses serpents jaillis de la mer. Cassandre, l'une des filles du roi Priam, alerte aussi son peuple, mais la malédiction(1) qui l'accable l'empêche d'être crue.

Les dieux ont décidé que Troie devait être prise, rien ne peut donc l'empêcher. L'une des scènes est représentée par le peintre italien Giandomenico TIEPOLO (1727-1804) dans La procession du cheval dans Troie (1773)(2).

"Mon nom est Personne"

L'autre ruse du héros grec s'est développée lors de sa rencontre avec le Cyclope Polyphème, au chant IX. Ces géants ne possédant qu'un œil sont souvent présentés comme des êtres forts, brutaux et parfois des forgerons (voir DÉPEINDRE LES QUATRE ÉLÉMENTS 3/4 : Tout feu tout flamme, b. Le feu céleste). Celui avec qui Ulysse a des démêlés est cruel, mais occupe plutôt la fonction de berger sur une île. Le roi d'Ithaque a la présence d'esprit de cacher son véritable nom et prétend s'appeler Personne. Le monstre enferme les Grecs dans sa grotte et commence à les dévorer un par un.  Pour lui échapper, Ulysse a l'idée de l'enivrer avec du vin, jusqu'à ce qu'il tombe de sommeil ; puis de crever son œil avec un tronc taillé en pointe et durci au feu. Fou de douleur, Polyphème a bien du mal à expliquer à ses congénères ce qui lui est arrivé :

- Polyphème, pourquoi  ces cris d'accablement ?... Pourquoi nous réveiller en pleine nuit divine?... serait-ce ton troupeau qu'un mortel vient te prendre ?... est-ce toi que l'on tue par la ruse ou la force ?

De sa plus grosse voix, Polyphème , criait du fond de la caverne :

- La ruse, mes amis, mes amis ! la ruse ! et non la force !... et qui me tue ? Personne !

Les autres de répondre avec des mots ailés :

- Personne ?… contre toi, pas de force ?… tout seul ?… c'est alors quelque mal qui te vient de du grand Zeus, et nous n'y pouvons rien : invoque Posidon, notre roi, notre père !

Traduction de Victor BERARD.

Pour quitter la grotte Ulysse trouve un dernier moyen : se cacher sous les moutons. Une fois qu'il a rejoint son embarcation, il révèle son vrai nom. Dans sa colère Polyphème jette des rochers sur les fuyards. On admet que le cyclope serait en fait une image du volcan : gigantesque, un orifice au sommet et une force immense qui lui permet de jeter des scories. C'est ainsi qu'Ulysse s'attire la malédiction du dieu de la mer qui lui reproche d'avoir blessé l'un de ses fils et qui l'empêchera de regagner son pays. 

L'éternel retour

Parmi les nombreuses péripéties se trouvent la rencontre avec les Sirènes au large de la Sicile, au chant XII de l'Odyssée. Contrairement à la représentation contemporaine, les sirènes sont des monstres à visage de femme et au corps d'oiseau. Elles séduisent les marins par leur chants et provoquent leur naufrage. Ulysse commande à ses compagnons de l'attacher au mât du navire puis de se boucher les oreilles. Il peut ainsi admirer leur voix sans en être la victime. C'est ce qu'on peut voir sur ce détail de la fresque conservée à Tunis :

L'histoire du héros nostalgique (d'après le grec ancien, nostos, qui désigne le retour) a connu tant d'adaptations ou de relectures qu'elle fait partie de notre imaginaire collectif. La série d'animation franco-japonaise Ulysse 31 (de Nina WOLMARK, Jean CHALOPIN et Bernard DEYRIÈS) a transposé de façon intelligente l'histoire au XXXIe siècle. Le navigateur accompagné de son fils Télémaque, de la petite Thémis et du robot Nono, ne sillonne plus l'océan mais l'espace, grâce à un vaisseau en forme d’œil nommé Odysséus ; il n'accoste plus sur des îles, mais sur des planètes, la puissance des dieux s'exprime aussi à travers des machines futuristes, le tout dans un parallèle qu'ont goûté d'autres auteurs de science-fiction (voir par exemple Albator dans LE POINT SUR LES ÎLES 3/4: L'Île aux pirates, b. Des îles et des trésors).

O'Brother (2000) des frères Joel et Ethan COEN nous transporte dans une Amérique du début du XXe siècle. Le héros Ulysses (avec un -s en anglais, incarné par George CLOONEY) et ses deux compagnons sont des évadés qui accomplissent une amusante cavale. Ils croisent la route de nombreux personnages dont un homme immense et borgne qui fait bien sûr référence au cyclope ou des lavandières qui chantent telles des sirènes.

La trilogie Ulysse (2002-2004) de Sébastien FERRAN reprend assez fidèlement le déroulement de l'histoire en ajoutant au besoin des événements ou des anecdotes pour rendre l'ensemble original et cohérent.

Enfin, malgré la difficulté, impossible de ne pas citer Ulysse (1922), le roman de l'Irlandais James JOYCE (1882-1941), pour bons lecteurs adultes. Cet énorme récit livre aux lecteurs la pensée brute des personnages principaux, le "courant de conscience", un long monologue intérieur qui peut dérouter le public. Toutefois, les grands épisodes de l'épopée sont repris et transposés dans une œuvre controversée mais considérée comme l'une des plus importantes de la littérature contemporaine.

Ulysse n'a pas fini de voyager ni de faire des émules [= imitateurs]. Son nom, sous la forme "odyssée", est resté dans le langage courant pour désigner un voyage rempli d'aventures.

b) Œdipe et l'énigme du Sphinx

L'énigme antique

"Le voilà cet Œdipe, cet expert en énigmes fameuses" peut-on lire dans la tragédie de SOPHOCLE, Œdipe Roi (Ve siècle av. J.C. ; traduction de Paul MAZON). Cette très fameuse pièce antique est l'un des plus anciens textes à proposer un récit complet et cohérent de l'histoire du héros. On retiendra qu'une prophétie avait annoncé que cet enfant tuerait son père et épouserait sa mère, ce qui pousse ses parents Laïos et Jocaste à se débarrasser de lui. Accroché par les chevilles, il subit la déformation qui lui vaudra son nom : oedipe signifie "pieds gonflés".

Dans la pièce de SOPHOCLE, l'intrigue commence quand la ville de Thèbes subit la peste. Cette maladie est considérée comme un châtiment divin infligé par les dieux en punition d'un crime commis par quelqu'un. De qui s'agit-il ? C'est ce que le roi Œdipe doit découvrir et, en ce sens, la tragédie de SOPHOCLE ressemble à une enquête policière dont le public connaît la fin. Les qualités intellectuelles du héros sont donc sous-entendues.

Le prêtre de la ville implore l'aide de son roi  et lui rappelle ainsi : "Il t'a suffi  d'entrer jadis dans cette ville de Cadmos pour la libérer du tribut qu'elle payait alors à l'horrible Chanteuse". Voici l'allusion à la rencontre entre Œdipe et le Sphinx(3), ce monstre femelle ailé, à visage humain et à corps de lion. Autrefois, la ville de Thèbes subissait la domination maléfique de la créature qui dévorait les habitants et posait aux passants une question insoluble. Toutefois, le texte de l'énigme n'apparaît pas dans les plus anciens textes qui nous parvenus. La tradition a tout de même rapporté une question aujourd'hui mondialement connue, la voici sous une forme simplifiée :

"Quel est l'animal qui le matin marche à quatre pattes, le midi à deux pattes et le soir à trois pattes ?"

Comme vous, Œdipe trouve la réponse et se montre le plus fort. Jean Auguste Dominique INGRES en a livré une représentation picturale demeurée célèbre : Œdipe explique l'énigme du Sphinx (1808), une huile sur toile exposée au Musée du Louvre. Observez les jeux de contraste : d'un côté, le monstre dans l'ombre, le visage menaçant, des ossements et des cadavres recouvrent le sol ; de l'autre côté, le héros en pleine lumière, l'air apaisé et confiant, insensible au fuyard à l'arrière-plan. Tout au fond, la ville de Thèbes qui sera bientôt délivrée. Lisez l'analyse complète sur le site du musée.

Après cette épreuve, le monstre, de rage, se précipite dans un ravin et meurt.

Le mystère du Sphinx

Les éditions Nathan proposent une version pour jeune public : Œdipe le Maudit de Marie-Thérèse DAVIDSON. Le récit démarre en montrant comment Œdipe enfant est recueilli, puis élevé dans une famille d'adoption. La narration suit un ordre chronologique qui voit le héros grandir et évoluer vers son destin tragique.  Le fameux épisode se situe au quatrième chapitre "L'énigme de la Sphinx". Parmi les multiples reprises du mythe, nous pouvons retenir la version de Jean COCTEAU, La Machine infernale (1934), une pièce en quatre actes. L'acte II : "La rencontre d'Œdipe et du Sphinx" donne une vision étonnante. Le héros croit avoir affaire à une simple femme. Elle se comporte comme une ensorceleuse avec un esprit séducteur voire prédateur. Le jeune homme parvient tout de même à résoudre l'énigme et court ainsi vers son destin. S'il est vrai que la pièce de COCTEAU fait preuve d'un certain humour, elle n'enlève rien à la cruauté des situations traversées par les personnages.

Œdipe, qui était pourtant assez malin pour trouver d'incroyables réponses, met beaucoup de temps à découvrir la vérité sur son propre compte. Ce héros clairvoyant se montre bien aveugle sur son propre sort et on comprend pourquoi il finit par se crever les yeux.

Il est intéressant de noter que la créature a en partie éclipsé son vainqueur car les images du monstre que celles du l'homme. Aujourd'hui encore le sphinx reste associé à l'idée de mystère. Cette vision a été bien mise en avant par les artistes symbolistes à la fin du XIXe siècle. Pour des peintres comme Gustave MOREAU, l'image est un symbole, le sens se cache ailleurs ; aux initiés de le découvrir.


c) David contre Goliath

Le géant de bronze

Le premier livre de Samuel dans L'Ancien Testament rapporte une histoire qui s'apparente presque aux contes folkloriques européens dans sa structure et ses enjeux. Le peuple d'Israël est encore sous la domination des Philistins. Ceux-ci leur envoient leur meilleur soldat, un guerrier exceptionnel décrit comme suit :

Un champion sortit du camp philistin. Il s’appelait Goliath et il était de Gath. Sa taille était de six coudées et un empan [plus de 2,80 m]. Il était coiffé d’un casque de bronze et revêtu d’une cuirasse à écailles. Le poids de la cuirasse était de cinq mille sicles de bronze [environ 60 kg]. Il avait aux jambes des jambières de bronze, et un javelot de bronze en bandoulière. Le bois de sa lance était comme l’ensouple des tisserands [cylindre sur lequel on monte la chaîne du métier à tisser], et la pointe de sa lance pesait six cents sicles de fer [environ 7kg]. (1 Samuel XVI, 4-7, traduction œcuménique).


Le héros frondeur

Pour lui faire face, se tient David, le plus jeune des huit fils de Jessé, considéré comme un "gamin" (1 Samuel XVI, 33) sans expérience de la guerre. Il a abandonné son troupeau, s'est muni de sa fronde et de pierres bien lisses ramassées au bord du torrent. Incapable de porter les armes qu'on lui prête, il arrive sous une apparence fragile, ce qui crée un contraste très fort avec le gigantesque philistin recouvert de bronze. Le combat inégal d'une sorte de petit poucet contre l'ogre. Pour répondre aux paroles méprisantes de son ennemi, il affirme disposer de l'aide de Dieu.

[…]David courut à toute vitesse pour se placer et affronter le Philistin. David mit prestement la main dans son sac, y prit une pierre, la lança avec la fronde et frappa le Philistin au front. La pierre s’enfonça dans son front, et il tomba la face contre terre. Ainsi David triompha du Philistin par la fronde et la pierre. Il frappa le Philistin et le tua. Il n’y avait pas d’épée dans la main de David (1 Samuel XVI, 48-50).



Cet exploit miraculeux manifeste la puissance divine à travers un élu, comme c'était le cas pour Samson (voir HÉROS DE JADIS 1/2 : Invincibles ?). Mais le public retient aussi que ce combat est une victoire de l'intelligence sur la force brute. Le courage, l'habileté et le sang-froid de David sont ainsi valorisés et donne le sentiment aux plus faibles qu'ils pourront un jour s'élever et quitter leur situation humiliante.

Comme bien souvent, la langue courante a retenu l'affrontement et on parle de David contre Goliath à chaque fois que l'on observe le déséquilibre des forces.
Il existe une très célèbre sculpture de David (1504) que l'on doit à l'artiste italien MICHEL-ANGE (1475-1564), visible à Florence. Cette statue monumentale en marbre blanc représente le jeune homme nu, pour rappeler sa fragilité. Il porte la fronde dans sa main gauche et elle pend dans son dos. Malgré la musculature parfaite, les observateurs auront remarqué que la main gauche est disproportionnée, mais l'auteur de génie a volontairement fait cette "erreur" afin de respecter la perspective et pour que le spectateur placé en dessous ait le sentiment que chaque partie du corps a une dimension harmonieuse. La posture tranquille du héros et le pied gauche légèrement relevé ajoutent au dynamisme général, c'est l'art du contrapposto, une technique héritée de l'Antiquité grecque qui consiste à opposer la direction de la poitrine à celle de des hanches.

Des siècles plus tard, la sculpture de Christophe CHARBONNEL lui répond en proposant un Goliath II (2012) en bronze qui, même incomplet, reste impressionnant, aérien, puissant et brutal à la fois. Il est visible dans les ateliers de l'artiste ou à la Galerie Bayart.

Sur le tableau du CARAVAGE (1573-1610) : David avec la tête de Goliath (vers 1607), vous pouvez voir la fin de l'épisode biblique. David s'est emparé d'une épée pour trancher la tête du Philistin. On voit à quel point il est jeune, presque enfant ; la tête de Goliath au premier plan affiche bien sa démesure. Le front porte encore la marque de la pierre qui l'a vaincu.

Voici comment ces personnages s'imposent à nous : ils sont capables d'exploits liés à des qualités exceptionnelles. La force pour les uns, la ruse pour les autres, ils demeurent capables de trouver des solutions en toutes circonstances. Leur action et leur courage leur permet de modeler le monde et nous donne envie de suivre la cause qu'ils défendent. Ces héros de jadis nous transmettent leurs valeurs et, par-delà les âges, servent encore d'exemples.

Comme toujours, la Bibliothèque Nationale de France propose une exposition virtuelle très variée permettant de revenir sur les héros à travers le temps. Vous pouvez la consulter à l'adresse suivante :  http://classes.bnf.fr/heros/index.htm.


N. THIMON


Le mois prochain vous lirez HÉROÏNES DE TOUJOURS, l'art au féminin...

NOTES :

1 : C'est Apollon qui l'a punie d'avoir refusé son amour.

2 : Il est le fils du peintre Giambattista TIEPOLO qui a réalisé la fresque Les Quatre Parties du Monde, dans la Residenz de Würzburg dont nous parlons dans Sous le soleil de Bavière.

3 : Sphinx au masculin et Sphinge au féminin. Le terme nous vient du grec ancien et appartient à la même famille que le verbe qui signifiait "serrer". Selon certaines traditions, le monstre serrait ses proies entre ses pattes jusqu'à les étouffer.