• Fantômes

Au tout début du XXe siècle, en 1911, sous la plume de Marcel ALLAIN (1885-1969) et Pierre SOUVESTRE (1874-1914), la littérature populaire voit surgir un terrifiant personnage, un terroriste audacieux, "le Tortionnaire, l'Empereur du crime, l'Insaisissable : Fantômas". Les dizaines de romans qui lui sont consacrés l'imposent comme LA figure du banditisme de la Belle Époque qui fait peser sur la ville une menace sanglante (observez le poignard dans sa main). Fascinant et effroyable, il suscite l'intérêt des autres artistes, comme Robert DESNOS (1900-1945) dans La complainte de Fantômas, un poème mis en musique, dont voici la dernière strophe :

Allongeant son ombre immense

Sur le monde et Paris

Quel est ce spectre aux yeux gris

Qui surgit dans le silence ?

Fantômas serait-ce toi

Qui te dresses sur les toits ?

D'autres comme le cinéaste Jean COCTEAU, le peintre René MAGRITTE, l'écrivain Raymond QUENEAU ou le poète Guillaume APOLLINAIRE, se laissent également séduire par ce "Maître de l'effroi", cet "homme aux cent visages".  Les romans le verront affronter l'inspecteur Juve et le journaliste Fandor et se plairont aussi à les confondre pour mieux nous dérouter. Ainsi, par exemple, dans Le train perdu, le lecteur assiste à ce dialogue entre un Argentin et Fantômas :

- J'y suis, je sais qui vous êtes, monsieur...

Le bandit souriait :

- Je vous l'ai déjà dit : Fantômas !...

Mais l'Argentin secouait la tête :

- Non pas, mais Juve, peut-être ... ou alors, Jérôme Fandor !

Cette fois, Fantômas se laissait aller à une douce hilarité :

- Comme il vous plaira, fit-il simplement.

Plus loin, on peut lire le portrait suivant : "Fantômas était bien comme il l'avait dit, [...] moulé dans son maillot noir, ganté de noir, le loup noir au visage, impassible, immobile ; silhouette de mort". On apprend qu'il a une fille : Hélène ou une amante : Lady Beltham. On le voit mourir pour mieux renaître, on croit connaître son visage, mais c'est celui d'un autre. Il se retrouve dans des situations toutes plus incroyables les unes que les autres, ayant recours à toutes sortes de véhicules et de moyens modernes, le tout sur fond de langage fleuri. Pour en connaître plus, reportez-vous aux propos de son spécialiste Francis LACASSIN qui révèle les dessous du malfrat dans les préfaces des éditions Robert Laffont.

Adaptée plusieurs fois au cinéma, la version que retiendra surtout le public est celle  des années 60 où Jean MARAIS interprète Fantômas avec son masque bleu, avec Louis de FUNÈS dans le rôle de Juve. L'ensemble est plein d'aventures et laisse beaucoup de place à l'humour.  Un peu plus tard, la version en bande dessinée de Olivier BOCQUET La colère de Fantômas (2013-2015) lui rend sa touche bien plus sombre. Le génie du mal redevient un être maléfique, violent et sans scrupules, servi par le dessin de Julie ROCHELEAU tout en contrastes. Dans la préface, Olivier BOCQUET a l'intelligence de rappeler que le premier protagoniste à se déguiser pour régner sur la ville n'est pas un super-héros, mais un super-vilain.

Peut-être ce Fantômas doit-il quelque chose à un autre héros mystérieux qui hante un célèbre opéra parisien ?

Le Fantôme de l'opéra (1910) de Gaston LEROUX (1868-1927) est un roman qui a lui aussi pour personnage principal un être aux limites du surnaturel.

Le romancier nous dresse un certain tableau de la vie à Paris : "Celui-là ne sera jamais Parisien qui n’aura point appris à mettre un masque de joie sur ses douleurs et le « loup » de la tristesse, de l’ennui ou de l’indifférence sur son intime allégresse." "A Paris, on est toujours au bal masqué" (Chapitre III).

  • Tête de mort

Le narrateur commence par nous certifier que le personnage principal a bien existé "en chair et en os bien qu'il se donnât les apparences d'un vrai fantôme" (Avant propos).  Les danseuses et les employés de l'Opéra de Paris se disent témoin de faits étranges ou victimes de disparitions étranges. Tout accuse le "fantôme de l'Opéra". Un chef-machiniste (qu'on retrouvera plus tard pendu) le décrit ainsi : 

« Il est d’une prodigieuse maigreur et son habit noir flotte sur une charpente squelettique. Ses yeux sont si profonds qu’on ne distingue pas bien les prunelles immobiles. On ne voit, en somme, que deux grands trous noirs comme aux crânes des morts. Sa peau, qui est tendue sur l’ossature comme une peau de tambour, n’est point blanche, mais vilainement jaune ; son nez est si peu de chose qu’il est invisible de profil, et l‘absence de ce nez est une chose horrible à voir. Trois ou quatre longues mèches brunes sur le front et derrière les oreilles font office de chevelure. » (Chapitre I).

Un pompier parle même d'une tête de feu sans corps, bien avant Ghost Rider, le héros infernal des éditions Marvel (chapitre I). Lorsqu'il apparaît un soir pour le départ des anciens directeurs, il est comparé à un "cadavre" avec un visage "décharné" (chapitre III).

On comprend assez vite que le fantôme est amoureux de la cantatrice Christine Daaé qui chante pour lui.  Il arrive à se réserver la loge n°5 pour assister à ses représentations et prend des habitudes auprès de l'ouvreuse Mame Giry. Le jeune vicomte Raoul de Chagny, amoureux fou de la chanteuse, n'a pas sa place.

On surnomme le mystérieux inconnu "Ange de la musique" ou "Génie de la musique", lui conférant ainsi une position surnaturelle.

Les personnages, vêtus de costumes de carnaval (des dominos) et portant des masques, jouent sur les apparences. Raoul fait la rencontre d'un personnage à la tête de mort. Christine refuse d'admettre qu'elle est en relation avec le fantôme, Raoul en devient furieux :

« Qui donc ? fit-il avec rage… Mais lui ? l’homme qui se dissimule sous cette hideuse image mortuaire !… le mauvais génie du cimetière de Perros !… la Mort rouge !… Enfin, votre ami, madame… Votre Ange de la musique ! Mais je lui arracherai son masque du visage, comme j’arracherai le mien, et nous nous regarderons, cette fois face à face, sans voile et sans mensonge, et je saurai qui vous aimez et qui vous aime ! ».

Ce passage résume les enjeux du récit, multiplie le vocabulaire de la dissimulation. C'est dans ce même chapitre que l'on apprendra que le fantôme a un nom : Erik et qu'il a aussi une très belle voix (Chapitre X : "Au bal masqué").

Christine fait à Raoul le récit de ses aventures avec le fantôme, lorsqu'il l'entraîne dans les souterrains, dans son royaume infernal où tout rappelle le monde des morts : "Le masque noir d’Érik me faisait songer au masque naturel du More de Venise. Il était Othello lui-même" d'après la pièce de SHAKESPEARE qui raconte l'histoire du mari jaloux. Plus tard elle voit son vrai visage :

"Raoul, vous avez vu les têtes de mort quand elles ont été desséchées par les siècles et peut-être, si vous n’avez pas été victime d’un affreux cauchemar, avez-vous vu sa tête de mort à lui, dans la nuit de Perros. Encore avez-vous vu se promener, au dernier bal masqué, “la Mort rouge” ! Mais toutes ces têtes de mort-là étaient immobiles, et leur muette horreur ne vivait pas ! Mais imaginez, si vous le pouvez, le masque de la Mort se mettant à vivre tout à coup pour exprimer avec les quatre trous noirs de ses yeux, de son nez et de sa bouche la colère à son dernier degré, la fureur souveraine d’un démon, et pas de regard dans les trous des yeux, car, comme je l’ai su plus tard, on n’aperçoit jamais ses yeux de braise que dans la nuit profonde… Je devais être, collée contre le mur, l’image même de l’Épouvante comme il était celle de la Hideur."

Comment ne pas penser au cri de Edvard MUNCH (voir l'analyse). Dans son royaume souterrain qui recrée les enfers mythologiques, on traverse un lac et on prend le risque d'être piégé par le chant d'une prétendue sirène. Au loin, Erik joue de l'orgue et laisse retentir sa voix ensorcelante. L'opéra tout entier lui sert de repaire, ses talents d'imitateur et d'illusionniste l'aident également à se protéger des regard indiscrets. Il s'abrite derrière tout cela comme derrière un masque (Chapitre XIII). Si vous voulez connaître un peu mieux ce qu'il cache sous son masque lisez cet extrait : Le fantôme de l'Opéra sans son masque.
  • Masque de scène

De nombreuses fois adapté au cinéma ou au théâtre, le récit n'a pas fini de plaire au public en  rejouant l'histoire d'amour impossible de la Belle et la Bête (voir LES BELLES ET LES BÊTES 3/3). Mais dans les versions d'Arthur LUBIN en 1943 ou celle de Joel SCHUMACHER en 2004, Erik porte un masque blanc qui ne couvre qu'une moité du visage, lui donnant un aspect plus lunaire que spectral. Cet esthétisme adoucit l'image plus terrifiante véhiculée dans le roman.

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"Pawel Podgorski Upior" par Effie - travail personnel. Licence GFDL via Wikimedia Commons.

Certains d'entre vous ont peut-être vu cette relecture du Fantôme de l'Opéra : Phantom of Paradise (1974) de Brian de PALMA. C'est une sorte d'opéra rock qui raconte comment Winslow Leach, un bon chanteur et un excellent pianiste au physique ingrat se fait voler sa version de Faust (1) par Swan ("cygne" en anglais) le producteur le plus apprécié du moment. Suite à un accident, le jeune homme est défiguré et se voit contraint de se vêtir tout en noir et de porter un masque d'oiseau. Sa voix est filtrée et déformée par une boîtier sur sa poitrine et il laisse entendre sa respiration artificielle  bien caractéristique. Dans l'espoir de retrouver des droits sur son œuvre, il conclue un pacte avec Swan en espérant que ce sera la jeune Phoenix qui aura le rôle principal. Il se met alors à hanter le Paradise, la fameuse salle de concert. Derrière cette apparence un peu extravagante, on retrouve de grands thèmes littéraires comme le pacte avec le diable,  le contrat signé avec le sang, le désir de l'éternel jeunesse et le double vieillissant, le héros masqué, les personnages ambitieux prêts à tout pour atteindre leur but, les amours trahies...

  • Casque de guerre

Ce fantôme est une source d'inspiration avouée pour Dark Vador.

Le plus célèbre méchant du cinéma porte un heaume dont la forme est inspirée des casques allemands de la Seconde Guerre Mondiale. Une façon pour George LUCAS de comparer ses pouvoirs malfaisants à ceux des Nazis. De plus, la partie qui cache le visage n'est pas sans rappeler celle d'un crâne de squelette et dégage un effroi mortel. Sa respiration altérée est la plus connue de toute l'histoire du cinéma. C'est l'épisode III, La Revanche des Sith (2005), qui explicite les raisons de cette transformation et montent comment le jeune Anakin Skywalker, après de nombreuses blessures et amputations, devient plus une machine qu'un homme.

Lui aussi est derrière un heaume, c'est Monsieur Choc. C'est un personnage de bande dessinée créé dans les années 50 par Will (Willy MALTAITE) et Maurice ROSY dans la série Tif et Tondu initialement imaginée par Fernand DINEUR. Depuis des décennies, les auteurs font planer le doute sur son identité. Quel est son vrai visage ? Il est l'ennemi toujours masqué par un heaume de chevalier de Tif (le chauve) et Tondu (le barbu) du Journal de Spirou. Ces deux héros aux noms antiphrastiques(2) ont connu de nombreuses aventures parfois teintées de science-fiction et affrontent Choc à de nombreuses reprises. La première rencontre a lieu dans l'album intitulé "La main blanche" ; il s'agit du nom de l'organisation dirigée par l'insaisissable malfaiteur masqué (elle rappelle la Main noire, surnom de la Mafia italienne). Le scénariste ROSY, cité dans l'édition intégrale de Dupuis, présente ainsi le bandit : "le personnage de Fantômas s'est imposé à moi. Un malfaiteur en habit de soirée ! Les couvertures seules de ses romans étaient une invitation au rêve ou plutôt au cauchemar et à l'effroi" et "Pour moi, le heaume suggérait un chevalier du Mal". Cette approche est confirmée et amplifiée par le scénariste Stephen DESBERG dans l'épisode intitulé "Traitement de Choc" dans lequel il fait dire à Tif :

Eh bien moi, je ne marche pas dans cette mascarade ! Je ne vais pas passer  ma vie à courir derrière tous ceux qui veulent utiliser le nom de Choc […] Choc ! et pourquoi pas Fantomas ou Darth Vador[sic] tant qu'on y est !

En 2014 Eric MALTAITE et Stephan COLEMAN lui consacrent un premier album intitulé Choc - Les fantômes de Knightgrave dans lequel ils révèlent ses origines. "Le chevalier maléfique" pour certains, "la crapule publique numéro un" (p. 37) pour d'autres, c'est un bandit de haut niveau. Un dessin à la ligne claire qui relève du style franco-belge, des cases qui font habilement se mélanger les époques de la vie du héros. Malgré un trait faussement enfantin, le scénario s'adresse à un  public plus âgé.

Toute une série de personnages malfaisants verra le jour dans d'innombrables films d'horreur, Vendredi 13, Scream, Massacre à la tronçonneuse... les masques des tueurs sont faits surtout pour causer l'épouvante. Dans Belphégor, d'après le roman d'Arthur BERNEDE (1871-1937), le fantôme du Louvre hante le département de l'égyptologie, l'héroïne devient à son tour un être sinistre en revêtant le masque maléfique. Dans The Mask, comics puis film, on voit un gentil personnage devenir tout ce qu'il n'osait pas en portant le masque extraordinaire.  Le masque est devenu une sorte de miroir grâce auquel ils se révèlent.

Conclusion

Pour terminer, nous pouvons affirmer que le masque est devenu un être à part entière. La masque comme figure du double nous entraîne vers des réflexions passionnantes et sans fin. L'art joue depuis longtemps avec cette vision énigmatique. L'étrange histoire de Peter Schlemihl ou l’homme qui a vendu son ombre (1822 en français) d'Aldebert von CHAMISSO, montre comment dans une nouveau pacte faustien, le héros vend son ombre (comprenez : son âme) pour obtenir toutes sorte de biens matériels. Dans L'étrange cas du Docteur Jekyll et Mister Hyde (1886) de Robert Louis STEVENSON, on voit comment le médecin aimable, talentueux et réputé, grâce à une formule révolutionnaire mais incontrôlée, se change en être méconnaissable, détestable et violent, (vous aurez reconnu la source d'inspiration pour Hulk).  Dans Le Portrait de Dorian Gray (1890) de Oscar WILDE, le héros, grâce à un personnage douteux, confie son vieillissement à son propre portrait, pour conserver l'éternelle jeunesse. Un dernier cas, certes métaphorique, vaut d'être rappelé : Cyrano de Bergerac(3), en faisant appel à une doublure  en la personne de Christian, se voile la face et cache son nez (une sorte de masque qu'il en peut jamais enlever). Il peut ainsi dévoiler son amour à Roxane. Si l'on remarque l'effet que produit le masque sur l'entourage, on en conclue donc qu'avec le masque c'est celui qui regarde qui est révélé.


Le mois prochain, vous lirez HÉROS DE JADIS.


N. THIMON
Je remercie très chaleureusement Pierre G. pour ses références à Brian de PALMA et George LUCAS.

NOTES :

1 : Faust est une pièce de GOETHE (1749-1832) qui raconte comment le Docteur Faust conclue un pacte avec le démon Méphistophélès : en échange de son âme il obtiendra la jeunesse et les plaisirs...

2 : Antiphrastiques : qui indiquent le contraire de ce qu'ils sont, ce sont des antiphrases.

3 : Sur Cyrano, voir LES BELLES ET LES BÊTES 3/3.