Slavoj Žižek, La nouvelle lutte de classe, Les vraies causes des réfugiés et du terrorisme, Fayard, 2016, lu par Didier Lemaire
Par Michel Cardin le 31 mars 2017, 19:44 - Philosophie politique - Lien permanent
Face aux nouvelles menaces qui ont plongé l'Europe dans la plus grande crise depuis la Seconde Guerre mondiale - l'afflux de réfugiés et le terrorisme islamiste -, la réaction des gouvernants oscille entre déni, colère et chantage. Mais jamais ni les autorités ni les opinions ne prennent en compte le réel. Or, cet afflux de réfugiés sur le continent ainsi que les récentes attaques terroristes en France constituent des phénomènes politiques propres au capitalisme mondialisé qui exclut des populations entières des conditions de vie supportables.
Contre le double chantage
L'étanchéité de la frontière entre le monde privilégié et celui qui subit quotidiennement la violence économique, religieuse, ethnique et politique produite par ce capitalisme a cédé sous l'effet même des choix politiques des puissances occidentales, en particulier en raison de leurs guerres et de leurs alliances douteuses. D'ailleurs, en réalité, ces Etats n'ont jusqu'à présent livré aucune guerre sérieuse contre l’Etat islamique. Leur réponse à l'arrivée massive des migrants relève tout au plus d'un chantage culpabilisant : le chantage des populistes qui refusent d'accepter ces nouveaux fugitifs au prétexte qu'il faut défendre nos modes de vie, le chantage de la gauche moralisante qui prône une ouverture impossible des frontières sans reconnaître la réalité d'un monde qui a produit un tel phénomène. Pire, la posture compassionnelle des belles âmes permet de faire oublier l'adhésion de cette gauche à une société mondiale condamnant les hommes au désespoir et à l'errance.
Une descente dans le maelström
Cette situation inédite de menace survient à un moment où l'Europe se trouve dans une situation où elle doit faire face à la double pression du monde néolibéral anglo-saxon et du capitalisme autoritaire asiatique, deux systèmes qui partagent le même fanatisme pour la puissance technologique et le déracinement de l'homme moyen. Or, à l'heure où l'Europe devrait s'interroger sur ce qui la fonde et se réinventer, elle cède au maelström du capitalisme mondialisé : une politique qui permet désormais à des entreprises transnationales de dicter aux représentants démocratiques des Etats leurs propres lois. La stratégie française de tenter de soustraire à ces forces la production culturelle paraît à cet égard bien dérisoire. Elle ignore que sous le capitalisme mondialisé, l'expérience vécue est devenue un bien consommable comme un autre. Une telle stratégie aboutira au mieux, d'ici quelques années, à transformer le continent européen en un parc d'attraction pour les touristes chinois et américains.
Briser les tabous de la gauche
Fonder cette idée de l'Europe exige de briser un ensemble de tabous de la gauche bien-pensante. Le premier tabou consiste dans « la subjectivité de l'ennemi ». Au lieu de chercher à le comprendre dans son intériorité par son discours et son récit, il faudrait s'en tenir à l'extériorité de ses actes qui seule constitue sa vérité. Le deuxième tabou réside dans la critique de l'européocentrisme qui paralyse l'action et la défense des valeurs d'émancipation. Contre ce tabou, nous devrions admettre que le capitalisme mondialisé s'accommode de la diversité culturelle pour autant que celle-ci ne met pas en cause l'universalité du capital. Troisième tabou : le renoncement à défendre son mode de vie particulier sous prétexte que cela conduirait à des dérives identitaires alors que cet abandon ouvre la voie au nationalisme et à la xénophobie. Un autre tabou s'avère tout aussi paralysant : l'interdiction de toute critique de l'islam, celle-ci étant aussitôt comprise comme de l'islamophobie. En réalité, cet interdit repose sur la culpabilité, une culpabilité que les intégristes musulmans utilisent et qui ne pourra qu'augmenter sous la pression de plus en plus forte des injonctions de « tolérance ». Enfin, le dernier tabou, plus insidieux : celui de la réduction de la religion politisée au fanatisme, comme si l'on devait s'en remettre à un inévitable processus historique de modernisation. La religion politisée, quelle qu'elle soit, tend toujours au fondamentalisme. Car elle veut soumettre bien plus que l'intériorité : elle exige toujours que les pratiques d'une communauté soient conformes à ses diktats.
L'obscène face cachée des religions
Juifs, chrétiens ou musulmans, les fondamentalismes religieux se valent. Leur violence est la même. Celle-ci découle d'une ritualisation spécifique, de nature religieuse, qu'on ne doit pas confondre avec la violence sociale ou individuelle, autrement dit avec la violence chaotique. De même que les pratiques de bizutages dans l'armée, les actes pédophiles dans l’Église par exemple, ne constituent pas des accidents individuels de certains prêtres mais bien l'obscène face cachée propre à une institution.
La violence divine
Certains phénomènes de violence sociale ne devraient pas être interprétés en termes de « moyens » en vue de supposées « fins » (comme par exemple, lutter contre l'injustice). Il existe, comme l'a montré Benjamin, une « violence divine » qui se réduit à n'être finalement qu'un moyen sans fin. Par exemple, les émeutes en France de 2005 manifestaient cette sorte de violence qui ne revendiquait rien, n'exprimait aucun refus ni aucune révolte. Bien au contraire, cette violence s'avérait essentiellement autodestructrice, absurde. La gauche bien-pensante l'interpréta comme un refus de l'oppression alors qu'il s'agissait d'un phénomène de passage à l'acte découlant de l'incapacité à exprimer de façon signifiante une situation vécue. Cette violence sans fin, par nature aveugle, injuste et dépourvue de sens, n'est porteuse d'aucun caractère émancipateur.
L'économie politique des réfugiés
La cause des flux de réfugiés tient à la fois des interventions militaires occidentales et du nouvel ordre économique mondial qui a fait (de l'aveu même de l'ancien président américain Bill Clinton) des denrées alimentaires des marchandises mondialisées au lieu de les considérer comme un bien commun inaliénable. Partout en Afrique et au Moyen-Orient, les guerres ethniques se propagent à mesure de la redistribution locale des richesses et de la désintégration des Etats, celle-ci résultant des stratégies militaires occidentales mais aussi du passé post-colonial de ces États. Or, si les fugitifs de ces guerres et de ses famines ne se dirigent pas vers des pays qui devraient naturellement les accueillir, ne serait-ce que parce qu'ils partagent une religion commune, comme l'Arabie saoudite, le Koweït ou le Qatar, cela s'explique en partie du fait que des pays moins riches comme la Turquie ou l'Egypte ont réussi à tirer parti de cette manne. Mais on peut aussi comprendre que ces gens soient peu enclins à se jeter d'eux-mêmes dans ces territoires parfaitement intégrés au capitalisme où règne un quasi-esclavagisme. Au demeurant, cet esclavagisme resurgit également ici ou là, dans l'enceinte même des pays riches. Bien que nous refusions de le voir, un apartheid entre une nouvelle main-d’œuvre précaire et bon marché et les bénéficiaires de l'exploitation se développe partout dans le monde. On peut imaginer quelle sera la désillusion de ces réfugiés lorsqu'ils se verront violemment rejetés par les pauvres de nos pays privilégiés.
Des guerres culturelles à la lutte des classes... et retour
Mais ce qui pousse ces hommes vers le nord de l'Europe, au risque de leur vie et de leur bien-être immédiats, ce n'est pas seulement la guerre et la misère mais surtout un rêve. Un rêve qui se nourrit de la croyance en « la liberté de circulation » et en l’Etat providence. Beaucoup ignorent que la liberté de circulation ne vaut vraiment que pour les marchandises. Pour les hommes, celle-ci ne s'applique que dans la mesure où le capital a besoin d'individus « libres » pour exploiter le travail. De plus, les Etats capitalistes dominants ne peuvent évidemment pas octroyer les mêmes droits et libertés à tous les hommes. Qu'adviendra-t-il de ce rêve quand tous ces réfugiés voudront profiter de l’Etat providence sans changer leur mode de vie, par certains côtés incompatibles avec les normes et les valeurs occidentales ? Il importe de comprendre que les guerres culturelles ne sont qu'une transposition de la lutte de classes. Ainsi, par exemple, la guerre culturelle des « vrais » américains, chrétiens, honnêtes et travailleurs contre les « décadents », athées, non patriotes et homosexuels. Cette guerre correspond à celle des pauvres et petits propriétaires américains contre les libéraux des classes possédantes et privilégiées. Tandis que les conservateurs populistes s'appuient sur la colère des classes touchées par le déclassement et la pauvreté pour saper l’Etat providence et renforcer le pouvoir des entreprises, les libéraux, de leur côté, combattent le sexisme, le racisme, l'intégrisme. Mais ces derniers ne mènent ces combats que pour valoriser la modernisation contre la tradition. Dissociant soigneusement ces luttes des autres objectifs de la gauche, les libéraux les orientent de tout leur mépris moral contre les classes populaires afin de renforcer leur autorité de classe dominante sur ces classes dominées, « patriarcales et intolérantes ». Au fond, sous la critique libérale du fondamentalisme, du populisme, du sexisme et du racisme se cache le réel motif de leur combat : l'affirmation de la supériorité de la classe économiquement dominante.
D'où vient la menace ?
Les classes populaires croient que ce qui menace leur mode de vie vient de l'extérieur. Il faudrait plutôt leur montrer quelle part de responsabilité elles ont dans leur propre destruction, du moins lorsqu'elles se laissent conduire par des démagogues populistes anti-immigrants tel Orbán en Hongrie. La volonté d'imposer les valeurs occidentales prônées comme universelles, tout comme son contraire, le « respect » des cultures, relèvent de la même mystification idéologique. Car si ces droits universels favorisent surtout les valeurs individualistes du capitalisme occidental au détriment des communautés, le relativisme culturel aboutit quant à lui à justifier les pires actes de violence. Et l'on peut comprendre pourquoi ceux qui ont pâti du colonialisme s'en prennent aujourd'hui aux valeurs « démocratiques » de liberté et d'égalité : ils les voient comme le corollaire de leur brutale domination. Alors, dans ce contexte où l'Europe est perçue par les peuples comme une association technocratique sans projet, l'idéologie qui les appelle à défendre leur citadelle contre la menace de l'envahisseur semble la plus à même à les réunir. Elle constitue pourtant la plus grande menace pour eux car elle ouvre la voie à la création de nouveaux apartheids.
Les limites du prochain
D'après les analyses philosophiques de Kotsko, ce n'est pas tant la différence du prochain qui cause sa détestation que le soupçon que l'autre agit d'après des motifs qui nous échappe. Or, il faut bien constater que la mondialisation, loin de favoriser la tolérance universelle a engendré de nouvelles vagues de haine et de ségrégation. Le développement des communications entre les nations a multiplié les conflits. Sans une certaine distance - quand bien même celle-ci résulterait de l'aliénation sociale qui impose de vivre chacun à côté des autres au sein d'un même espace social -, il paraît difficile de vivre ensemble. Ainsi, ce qui rend incompatible les cultures et leur fusion impossible, tiendrait donc moins de leurs différences intrinsèques que de la difficulté à comprendre la jouissance de l'Autre à travers ses pratiques et ses rituels sociaux. Cette difficulté renvoie chacun au sens de sa propre jouissance et engendre le phénomène de jalousie politique qui prend forme, par exemple, dans les fantasmes antisémites d'excès de jouissance des juifs ou dans ceux des fondamentalistes chrétiens à l'encontre des pratiques sexuelles gays et des lesbiennes. Freud et Lacan ont bien mis en évidence dans l'injonction judéo-chrétienne à aimer son prochain l'impuissance de l'universalisme. Car c'est dans la découverte de sa propre étrangeté et non dans la saisie empathique d'une quelconque abstraite humanité commune qu'une véritable universalité devient possible. C'est pourquoi la compréhension des pauvres et des réfugiés ne doit pas verser dans le sentimentalisme humanitaire. Les pauvres ne sont pas forcément comme nous parce que nous-mêmes ne sommes pas comme « nous ». Si nous devons les aider, ce n'est pas parce qu'ils sont bons comme nous mais parce que nous le devons.
Les mille salopards de Cologne
Il convient de reconnaître que les victimes ne valent pas nécessairement mieux que leurs bourreaux. Elles se comportent parfois de façon aussi injuste ou immorale. Les incidents de Cologne en apportent la preuve. Ici, ni la culture ni la religion ne sont en cause. Il s'agit d'un phénomène de « fascisation » des victimes. Le désir contrarié d'accéder au mode de vie occidental peut en effet s'inverser en haine meurtrière et autodestructrice. Mais cette conversion décrite par la psychanalyse qui aboutit à la jalousie politique peut être comprise plus profondément à partir de la distinction rousseauiste entre l'amour de soi et l'amour propre. L'amour propre, en effet, cherche non pas à se procurer un bien mais à obtenir une satisfaction de façon perverse : pour se préférer soi-même à autrui, il faut nécessairement écarter l'autre, lui vouloir du mal. L'égoïste, lui, demeure trop occupé par lui-même pour penser à nuire à autrui. De ce point de vue, la fascisation de la jeunesse qui ne trouve pas sa place dans la société relève de la conversion d'un désir frustré d'Occident, sous le déguisement religieux du sacrifice, en haine. Les hommes qui ont agressé sexuellement les femmes à Cologne lors du nouvel An de 2016 n'ont pas voulu assouvir leurs pulsions mais humilier les allemands afin de jouir de leur ressentiment.
Que faire ?
Premièrement, il faut mettre fin au pouvoir de « l'économie autorégulatrice » qui repose sur le mythe de la liberté des échanges et la libre circulation des hommes en s'appuyant sur une sorte de « militarisation » qui organise, coordonne au niveau mondial les flux migratoires chaotiques sur la base d'un contrat avec ces populations dont les modes de vie s'avèrent incompatibles avec les nôtres. Ce contrat doit reposer sur des obligations réciproques : celles de ces populations à respecter nos normes (par exemple, les libertés religieuses, individuelles, l'égalité de l'homme et de la femme, etc.) et celles de nos sociétés à garantir dans ces limites la liberté culturelle de ces groupes. Un tel contrat implique de refuser la critique de la gauche humanitaire des valeurs européocentrées. Le problème politique en effet ne doit pas être posé en termes de multiculturalisme mais en termes de conflit entre les différentes visions des modalités et des conditions de coexistence des différentes cultures. Deuxièmement, si le flux chaotique des migrants coïncide avec l'économie globale, il faut se préparer à des vagues migratoires encore plus fortes, plus soudaines, et sans doute d'une ampleur sans précédent. Celles-ci résulteront des crises économiques aussi bien que des désastres de l'environnement. Ces mouvements imprévisibles nécessiteront de repenser la souveraineté nationale et la coopération globale. Il faudra alors s'attaquer aux causes économiques de ces flux. Troisièmement, notre époque est confrontée à quatre problèmes majeurs : 1) la menace imminente d'une catastrophe écologique, 2) le caractère obsolète de notre conception de la propriété privée appliquée à la propriété intellectuelle, 3) les implications éthiques des biotechnologies, 4) les nouvelles formes de ségrégation et d'apartheid. Il faut donc repenser les communs : ceux de la culture, ceux de la nature extérieure (ressources menacées par la pollution et la destruction) et ceux de la nature intérieure (l'héritage biogénétique de l'humanité sera sous peu susceptible d'être modifié). Sans une conscience aiguë que le capitalisme menace aujourd'hui la survie économique, anthropologique et physique de l'humanité, et enfin la justice, il ne sera pas possible de fonder le communisme. Notre avenir ne dépend d'aucune nécessité inéluctable comme le croyait le vieux marxisme mais de notre décision d'agir contre la nécessité.
Didier Lemaire