Gregorio Kohon, Des tanières & des terriers, Ithaque 2016, lu par Guillaume Fohr

Gregorio Kohon, Des tanières & des terriers. Les refuges de la psyché chez Louise Bourgeois & Franz Kafka, Ithaque, 2016, traduit de l'anglais par Hélène Blaquière, lu par Guillaume Fohr.

 

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Gregorio Kohon

En reprenant la concept de « psychic retreat » du psychanalyste John Steiner, Gregorio Kohon cherche à explorer les recoins psychiques à l'œuvre dans le sujet lors d'un traumatisme, d'une détresse. La traduction du terme « retreat » par celui de refuge, implique non pas l'action de se retirer c'est-à-dire un mouvement, mais bien plutôt un lieu relatif à un espace psychique. Cet essai en trois parties s'appuie sur l'œuvre de certains artistes pour rendre compte des potentialités créatrices que recèle le Soi et cherche à déterminer les lieux de refuge de la pensée. Aussi, on peut y voir le lien sans cesse renouvelé entre art et psychanalyse, source de compréhension et d'interprétation des entrelacs de l'âme humaine.

 

I. Des tanières.

Le concept de « refuge psychique » désigne un espace sécurisé dans lequel le sujet se retire pour se protéger de tout contact émotionnel, pour éviter l'angoisse et la souffrance. Cet espace apparaît sous forme de rêve ou de fantasme sous la figure d'une maison, d'une caverne ou encore d'une île déserte. Steiner y voit selon Gregorio Kohon non pas des « abris temporaires » mais bien plutôt des « résidences permanentes », ces dernières s'observent chez les patients névrosés et donnent à voir de manière éclairante la fulgurance de l'inconscient chez les artistes, les écrivains, les poètes.

Gregorio Kohon prend l'œuvre de Louise Bourgeois à témoin et notamment sa monumentale sculpture Maman (1999), araignée d'acier de neuf mètres dont il existe six copies, à laquelle il associe la puissance  morbide de la maternité. De même, la série de cellules architecturales exprime le besoin d'un « espace refuge », comme un asile de la psyché. Gregorio Kohon entame ensuite une analyse de la genèse de la création de Louise Bourgeois, qu'il voit dans l'exposition de ses sentiments négatifs contradictoires comme la haine, la jalousie, la rivalité, le dégoût, tout autant que dans ses débuts d'artiste comme peintre. Au travers de la figure de la Femme Maison (1946-1947), femme à la tête et au buste coupés enfermés dans une maison de quatre étages et deux sous-sols dont le corps reste apparent, on a pu voir une représentation de la femme au foyer empêtrée dans les tâches ménagères, Gregorio Kohon y voit davantage un foyer, un espace protégé, un lieu de l'enfance. La récurrence de cette figure dans l'œuvre de Louise Bourgeois caractérise l'ambiguïté qui fait écho à ses lieux de l'intime. En s'affranchissant du cadre contraignant de la peinture, celle pour qui « l'inspiration vient du retrait en soi » fera de la sculpture l'expression d'une tentative de maîtrise du passé augurant un désespoir existentiel. Dans la sculpture Lair (1962), structure en forme de spirale, elle voit un repaire, un abri, une pyramide imprenable, parfois un piège duquel on échappe aux autres mais dont on ne peut jamais échapper à soi-même. Pour autant, la variété des sculptures-tanières de Louise Bourgeois laisse à penser le caractère protéiforme des refuges mêmes de la pensée, le sentiment de sécurité tout autant que le sentiment de vulnérabilité. Gregorio Kohon voit dans ses formes artistiques diverses l'expression de la présence mais aussi et surtout de l'absence. Dans Precious Liquids (1992), citerne récupérée sur un toit new-yorkais flanqué de deux ouvertures contenant des bocaux de verre, elle inscrit : « Art is a guarantee to sanity » (« l'art est un gage de santé psychique »). Sans doute, voit-elle dans la sculpture la recherche d'un équilibre entre l'individu et la société, entre le moi intérieur et le moi extérieur. Dans la série des Cells, elle interroge l'isolement et la liberté, le dedans et le dehors, la mise à l'abri et la mise en lumière, le familier et l'étranger ; elle nous fait nous interroger sur le rapport à notre propre solitude, ce en quoi on peut voir dans l'œuvre non pas une vérité du créateur mais bien plutôt une vérité du spectateur. Selon Gregorio Kohon « le travail de Louise Bourgeois rend sensible non seulement l'opposition entre le conscient et l'inconscient, le reconnaissable et le non-identifiable, l'individu et le social, l'espace privé et l'espace public, mais surtout la séparation structurale entre ces équivalences, toujours séparées et liées à la fois ». Autrement dit, les œuvres de Louise Bourgeois laissent à penser un noyau dur au cœur de l'être, intimité paradoxale fixe et en mouvement.

 

II. Des terriers.

Gregorio Kohon appuie en suivant sa réflexion sur la dernière nouvelle inachevée de Franz Kafka, Le Terrier (1931). Dans cette dernière, une créature méconnaissable a pour projet de construire un terrier compris comme un havre de paix pour éviter les menaces du dehors bien qu'elle pense qu'il s'agisse d'un travail de Sisyphe voué d'emblée à l'échec, tout au moins les velléités des belligérants au dehors les empêchent-ils de lui prêter attention. Gregorio Kohon explicite alors la lisière entre ces deux mondes : l'un interne sur lequel il faut toujours garder un œil, l'autre extérieur susceptible de se modifier à chaque instant. « Le monde est assimilé au Soi et le Soi de l'animal devient le monde », ce qui laisse à penser la détresse permanente dans laquelle il se trouve. Cette mise en scène de l'angoisse peut être assimilée selon l'expression de Manuel Ross au « paradigme de l'aliénation ». Dès lors, on peut penser les frontières du refuge comme poreuses car rien n'a pu être achevé. En ce sens, Le Terrier est l'expression de l'instabilité de l'être, de ses mouvements affectifs, de son incapacité à donner une limite à l'intériorité et à l'extériorité. Greogrio Kohon s'attache alors à montrer que bien que nous ayons recours aux autres pour construire notre sentiment d'identité, les refuges psychiques existent en chacun de nous. S'appuyant sur la lecture de D. W. Winnicot, pédiatre et psychanalyste anglais, il soutient l'hypothèse d'un noyau dur du moi résistant aux assauts des idéaux culturels que nous impose la société. Il explicite alors le paradoxe de tout sujet selon lequel il désire à la fois être et ne pas être dévoilé. Prenant l'exemple de l'enfant, il montre que ce dernier a la capacité d'être seul en présence de l'autre. La quête d'identité au travers des refuges psychiques permet de se sentir exister, d'éprouver sa réalité. En ce sens, c'est un accélérateur de la prise de conscience du Soi. La pensée virevoltante de Gregorio Kohon dans laquelle s'entrelacent de nombreuses références littéraires, philosophiques et psychanalytiques laisse parfois le lecteur déconcerté face à tant d'érudition.

 

III. Les mondes sans limites. 

Les écrits du sculpteur contemporain espagnol Juan Muñoz seront l'occasion pour Gregorio Kohon de souligner le rapport entretenu à l'espace tant dans le territoire littéraire que dans la statuaire. Le personnage de Don Grosa, « suggestionador » - ou matador qui suggère - plus qu'il ne torée, interroge la notion d'espace géographique puisqu'en prenant l'apparence d'une statue il ne se donne plus à voir au taureau qui l'ignore, ainsi il peut tromper la mort. S'appuyant tour à tour sur une planche de dessin de l'illustrateur américain Jules Feiffer, « If you really loved me, you'd find me » (1960), sur les écrits de la psychiatre américaine Marie G. Rudden relatifs au « cocon secret », lieu intime de retranchement qu'elle avait observé chez un de ses patients musicien, Kohon s'attache à montrer la crainte en chacun d'eux de se perdre intérieurement. À la suite de Steiner, la psychiatre Marina Mojovic parlera de « refuges psychiques sociaux », de traumas collectifs positifs, négatifs, temporaires, permanents, transmis au sein d'un système social donné par la famille, les institutions. De même, l'analyse au sein de sociétés traumatisées d'une angoisse d'anéantissement, permet au psychanalyste E. Hopper de formuler le concept d'encapsulation, prototype inconscient lié à l'expérience utérine et se reproduisant dans l'espace social. Gregorio Kohon rattache alors les notions d'espace et de temps au travers des arts visuels, rattachement tout entier concentré dans la formule de Willem de Kooning, plasticien, précurseur de l'expressionisme abstrait : « ce qu'il y a de bien dans l'espace, c'est qu'il n'en finit pas de passer ». Il fait de l'espace pictural, de la toile, un mouvement, une arène où l'action est reine. Gregorio Kohon propose alors un retour sur Kafka chez qui le fragmentaire est un mode d'énonciation. Dans Le Chasseur Gracchus (1931), Kafka fait du personnage éponyme un être inerte et mouvant à la fois. Mort, il ne parvient pas à atteindre l'autre rive, ce qui fait de lui un être tragique sans cohérence, vivant entre deux mondes, incompris par les autres et par lui-même. Heidegger dans Être et Temps (1927) affirme que la temporalité authentique advient quand le Dasein prend conscience de sa propre existence, Gracchus lui a perdu le sens profond de sa vie. En suivant, le poème épique mésopotamien retraçant l'Épopée de Gilgamesh, permet à Gregorio Kohon de montrer le besoin viscéral de l'homme de spéculer sur sa propre finitude, à défaut de l'accepter et d'en prendre réellement conscience. La nouvelle L'Immortel (1949) de Jorge Luis Borges tend à souligner que l'immortalité est une terrible sentence mais aussi et surtout que seule la mort donne sens à la vie. L'immortel, l'âme en peine se concrétise dans l'image du Juif errant qui participe de l'imaginaire collectif littéraire et qu'il convient de rattacher à la figure kafkaïenne de Gracchus tout autant qu'à Kafka lui-même. L'infortuné doit faire face à l'expérience subjective effrayante de l'irréel. Il ne peut plus se dire, il est étranger à lui-même, il échappe à l'ordre établi du monde. Gregorio Kohon souligne que Maurice Blanchot à propos de la nouvelle de Kafka ne voit pas dans l'angoisse humaine la seule crainte de la mort, mais aussi et surtout la crainte qu'elle puisse lui être dérobée. La nouvelle Funes ou la mémoire (1942) de Borges permet ensuite à Gregorio Kohon de dénoncer le mur infranchissable, le monde impossible du réel. Tant chez Gracchus que chez Funes, une inquiétante étrangeté se fait jour où les sentiments ont déserté la vie pour faire place au vide. Leurs expériences de l'exil sont autant d'indices de l'impossibilité du foyer qui sans doute n'a jamais existé. Ils sont témoins de l'écoulement de leurs propres vies sans rien pouvoir y changer. Ils oscillent entre changement, mouvement et stase, inertie, tout comme les patients qui se réfugient en eux-mêmes. 

 

L'enjeu consiste donc non pas à démêler le processus créatif de l'artiste mais bien plutôt aux travers de productions artistiques à révéler l'inquiétante étrangeté que l'homme ressent à être au monde. L'expérience esthétique trouble le lecteur, le spectateur et rend visible ce qui se cache à l'intérieur du sujet. Ce que  cherche à mettre en avant Gregorio Kohon, c'est une communauté d'expériences, une croisée des chemins entre psychanalyse, art et littérature. Il n'en oublie pas pour autant que ce partage unit tout autant qu'il désunit. En donnant une représentation de l'irreprésentable, l'œuvre d'art permet le questionnement du familier dans la réalité. Il en est de même pour la psychanalyse. Le monde de l'art apparaît alors comme une mise en abîme de notre monde intérieur.   

                                                                                Guillaume Fohr.