Philippe Merlier, Normes et valeurs en travail social, Séli Arslan 2016, lu par Éric Delassus

Philippe Merlier, Normes et valeurs en travail social, Séli Arslan, 2016, lu par Éric Delassus.

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Comment normer sans normaliser ? Telle est la problématique que traite Ph. Merlier dans ce livre qui se veut une réflexion philosophique sur le travail social. En s’inspirant, entre autres, des travaux de G. Canguilhem dont il déplace les conclusions sur le champ social, Ph. Merlier s’efforce de penser l’accompagnement social comme la démarche par laquelle l’usager est soutenu dans un parcours au cours duquel il parvient à mieux s’intégrer socialement tout en définissant lui-même ses propres normes de vie.

Préface

Rédigée par J.-P. Boutinet, la préface souligne l’urgence de s’interroger sur la prétention de la norme à tout régir, ainsi que la pertinence dont fait montre Ph. Merlier en retenant, relativement à notre postmodernité qui cherche à faire cohabiter norme et autonomie, trois significations : la norme comme moyenne, comme critère et comme idéal. Si la norme évoque rigueur et rationalité, la question de son statut se pose à l’ère postmoderne en raison de son caractère de plus en plus invasif. En tant que moyenne, elle rejette ce qui en dévie, en tant que critère, elle risque d’étouffer toute créativité et, prise comme idéal, elle rejoint l’ordre des valeurs en évoquant le désirable, l’important ou l’essentiel. La question cruciale du travail social est celle du rapport entre la norme et l’autonomie devenue une norme pouvant faire l’objet d’une injonction paradoxale. La norme est essentielle en travail social, car il s’agit d’accompagner des populations qui sont ou se croient en décalage. Reste à définir le sens à lui donner pour que le travail social ne devienne pas trop normatif ou normalisateur. Ce livre va donc interroger chacun des sens du terme de norme afin de savoir s’il est possible de normer sans normaliser.

Première partie

La norme comme moyenne

Trois perspectives vont être adoptées : sociologique, épistémologique et psychologique. Les faits sociaux présentent un caractère normatif. L’individu les trouve « tout formés » (Durkheim). Faut-il pour autant réduire le fait social à la coercition, alors qu’il est indissociable de l’attachement. Si l’éducation impose les normes d’une société à l’enfant, elle est aussi ce grâce à quoi il apprend à raisonner et à conquérir sa liberté. Cette ambivalence se retrouve en travail social par l’emprunt à la sociologie de la méthode holistique de Durkheim. Ainsi, le surendettement est abordé en tant que fait social sans jugement de valeur, dans le but d’augmenter l’autonomie de l’usager. Le caractère normatif du fait social reste donc indispensable au risque de sombrer dans l’anomie ou dans ce que R. Castel qualifie de « désaffiliation ». Ph. Merlier insiste alors sur la nécessité de se référer, pour traiter de la norme, au livre de G. Canguilhem : Le normal et le pathologique, qui souligne que c’est à partir du pathologique qu’est défini le normal, qui se demande si la différence qui les sépare est de nature ou de degrés et qui s’interroge sur le rapport entre anomalie et anormalité. L’anomalie ne devient pathologique que par rapport à la souffrance qui peut résulter de son rapport à un milieu. Ainsi, le pathologique n’est pas le contraire du normal, mais une vie selon d’autres normes, on lui oppose donc la santé qui est puissance normative. Cela se retrouve en travail social où il s’agit d’aider l’usager à mettre en place de nouvelles normes de vie qui ne lui soient pas imposées de l’extérieur. C’est le cas pour le handicap mental (déficience intellectuelle) ou psychique (trouble du comportement) qui sont souvent suspectés de troubler l’ordre social. Comme l’écrit E. Goffman, le « fou » est perçu comme celui qui ne sait pas tenir sa place sur le théâtre social et nous demande un réajustement de nos comportements en sa présence. En se référant d’ailleurs à l’expérience de Rosenham, P. Merlier nous invite à réfléchir sur la folie comme statut dont il est difficile de sortir. La norme se définit donc comme une construction psychosociale pour l’usager comme pour le travailleur social. Les normes des uns et des autres, ainsi que de l’institution peuvent s’opposer. Le problème est donc de savoir comment normer sans normaliser, problème classique de la philosophie morale et politique qui se demande comment faire pour que les normes et les lois ne soient pas liberticides, alors que, comme le pense Rousseau, il n’y a pas de liberté sans lois. La norme apparaît aussi comme un modèle, un principe de jugement, un critère.

Deuxième partie

La norme comme critère

Sur quel type de jugement se fonde le travail social ? Jugement d’existence et de réalité ou jugement de valeur ? Un jugement éthique semble nécessaire pour échapper au jugement moral.

En s’inspirant de la distinction kantienne entre jugement déterminant et jugement réfléchissant, Ph. Merlier souligne que le jugement déterminant est à l’origine de la construction sociale des normes et de l’exclusion de tout ce qui ne lui correspond pas. En référence à M. Foucault, une réflexion sur la stigmatisation que doit éviter le travailleur social est conduite. La psychiatrie, qui s’inscrit dans la mise en place d’un biopouvoir normalisateur, est aujourd’hui sommée de fournir des diagnostics, mais aussi des pronostics pour prévenir certaines formes de déviance ou de délinquance qui résultent d’un conflit de normes. Il s’agit pour l’éducateur de partir des normes du jeune pour le conduire vers des normes lui permettant de mieux s’intégrer, de « transporter le moi dans l’unité commune » pour reprendre Rousseau. La norme comme critère ne doit donc pas réduire l’identité à la différence et devenir stigmatisante, ce qui ne peut que troubler l’accompagnement social. Selon H. Becker, le déviant se définit comme « l’étranger au groupe » du fait de la norme qui produit la déviance comme la normalité. Toutes les époques ne qualifient pas de déviants les mêmes comportements. La déviance n’est donc pas transgression, mais application de la norme et de sanctions, ce qui détermine plusieurs types de comportements, ainsi qu’au processus d’étiquetage dénoncé par S. Paugam. La norme comme critère fera de la personne un assisté ou un « cas social ». La déviance relève donc d’une action collective qui produit la stigmatisation, étymologiquement, une marque d’infamie discriminante. Le stigmatisé ne correspond pas à la norme. Il est « montré du doigt », mais diffère du déviant, car il applique les règles communes. Il souffre de ce que Goffman nomme le « syndrome de Cendrillon » : la difficulté de vivre son identité propre en simulant ce que l’on n’est pas. Le stigmatisé, comme le normal, n’est que le produit du regard des autres, il n’est pas une personne, mais un point de vue (Goffman). Ph. Merlier montre ainsi que si le handicap est un stigmate, la toxicomanie est perçue comme une déviance. Le travailleur social ne doit donc pas les traiter de manière identique. Le stigmatisé n’est pas perçu comme hors-normes en raison de son comportement, mais parce que le regard des autres le sépare des normaux. Ainsi, selon R. F. Murphy, l’invalidité est « une maladie des relations humaines ». Cet auteur recourt au concept de « liminalité » pour qualifier le stigmatisé qui n’est ni inclus ni exclus de la société. Le normal relève, comme l’affirme H. Ey, d’un jugement de valeur et non de réalité. La stigmatisation trouve son envers dans l’invisibilité, c’est le cas pour les « denizens » (exilés, réfugiés invisibles socialement) à qui on dénie le statut de citoyen (G. Agamben). Citant l’exemple d’un réfugié irakien se sentant stigmatisé, Ph. Merlier souligne la nécessité de recourir à une psychologie interculturelle qui prenne en considération les normes de ceux qui sont accompagnés par les travailleurs sociaux. Un autre exemple nous décrit l’usager d’un hôpital psychiatrique originaire du Salvador qui se prive de nourriture pour financer une secte et qui se trouve confronté au refus de son tuteur de lui donner de l’argent. Cette situation met en lumière la difficulté pour le travailleur social de prendre en considération la part d’irrationalité présente en chacun de nous et de tenir compte des déterminations culturelles des pathologies mentales.

Comment respecter des valeurs qui se déclinent différemment selon les cultures et les sociétés et qui sont difficilement négociables lorsqu’elles sont, comme l’écrit S. Weil, admises inconditionnellement ? Ces valeurs sont normatives et, comme la norme est aussi normativité, elle signifie un modèle de perfection qui fait de la norme un idéal.

Troisième partie

La norme comme idéal

Sous cet angle, la norme est perçue comme modèle, prototype et valeur ultime. Elle véhicule une certaine idée de l’homme. Citant G. Canguilhem : « la norme d’un organisme humain, c’est sa coïncidence avec lui-même, en attendant le jour où ce sera sa coïncidence avec le calcul d’un généticien eugéniste », Ph. Merlier insiste sur la nécessité pour le travailleur social de combattre ses préjugés et d’éviter de se prendre pour la norme. A. Honneth interprète le jugement social comme un jugement éthique par rapport à un idéal de l’être humain en société présent dans toutes nos valeurs. Ainsi, la loi juridique, que les services sociaux hésitent parfois à appliquer, est-elle fondée sur un idéal de la personne. Dans les sociétés démocratiques, cette norme est celle de l’égalité à laquelle s’ajoutent la liberté et la solidarité. A la lumière de Tocqueville, cet idéal va être analysé en insistant sur le principe de frustration relative qui lui est corrélé et selon lequel plus l’égalité est forte, plus la moindre inégalité paraît insupportable. En se satisfaisant aux dépens de la liberté, la passion de l’égalité contribue à l’apparition de l’individualisme qui conduit au repli sur la sphère privée. L’individualisme, défaut du citoyen distinct de l’égoïsme, conduit au désintérêt pour la chose publique et fait le lit du despotisme en préférant le bien-être à la liberté. Il conduit à ce que Ph. Merlier nomme « démoligarchie », une forme hybride où les normes d’une oligarchie économique et financière démolissent les fondements de la démocratie politique. La question est alors de trouver le moyen de rendre compatibles égalité et liberté. La solution de Tocqueville repose sur la force des associations susceptibles de produire des corps intermédiaires. Tocqueville peut apparaître ici comme le précurseur du développement social local qui tente de valoriser les compétences citoyennes et de refonder le lien social. La démocratie, état d’esprit reposant sur la passion de l’égalité, sous-tend la pratique du travailleur social orienté vers l’accès de tous les individus aux droits fondamentaux. La démarche du travailleur social fondamentalement égalitaire, mais sans égalitarisme, s’enracine dans les valeurs de l’esprit démocratique tout en se heurtant à ses effets pervers issus de l’individualisme qu’il génère. L’analyse tocquevilienne permet donc au travailleur social de faire retour sur sa pratique et de prendre en considération les éventuels remèdes aux maux démocratiques par la valorisation de l’engagement associatif, la participation du citoyen et l’encouragement à l’action collective. Néanmoins, on peut se demander, avec F. Brugère, si l’individu néolibéral et narcissique peut être sensible à de telles incitations et si l’accompagnement collectif qui vise à valoriser et mutualiser les compétences individuelles ne risque pas de servir l’idéal de l’homme ultra-libéral. Philippe Merlier propose donc, en se référant à É. Balibar, de promouvoir la notion « d’égaliberté » qui unifie liberté et égalité comme égal soutien aux capabilités de l’individu et au progrès social. Notre époque se caractérise par le conformisme de l’individualisme, qui est dû à l’absence de fondement de l’identité, et qui conduit, comme le souligne C. Castoriadis, à faire de l’individualité un patchwork psychique, social, politique et religieux responsable de la dislocation du collectif et de la désocialisation. Le capitalisme contemporain atomise les individus et produit du conformisme en le faisant passer pour de l’autonomie conduisant à ce que Castoriadis nomme « la privatisation des individus ». En favorisant ce que les Grecs nommaient la pleonexia, on aboutit à une perte de sens déjà soulignée pas Patočka et que seul le projet d’autonomie peut enrayer. Il s’agit donc de renouveler la démocratie et de remettre en question l’idée qu’elle serait une affaire d’experts. Le rôle du travailleur social est donc de faire œuvre politique en transformant le conformisme de l’individualisme en société autonome d’individus libres. Mais l’autonomie doit relever d’un processus d’élucidation de soi qui consiste, comme l’écrit Castoriadis, dans « la capacité à mettre en question l’institué et les institutions existantes ». En revanche, elle ne doit pas être l’objet d’une injonction qui ne peut être que paradoxale en demandant à l’usager d’être docile tout en étant l’agent de son devenir. L’autonomisation se faisant selon des normes fixées de façon hétéronome. L’idéal d’autonomie a donc été récupéré par le monde du travail pour en faire un instrument de domination et de rentabilité économique. Comme l’observait Adorno dès 1951, avec l’ultralibéralisme tout devient fongible, même l’autonomie, et comme le souligne Guy Debord, la consommation produit la plus grande illusion de l’autonomie. Le travailleur social se trouve conduit à devoir autonomiser la personne tout en normalisant, alors que l’autonomie véritable, favorisée par une relation de proximité devrait être visée comme un idéal de citoyenneté. L’intégration, exigence normative de notre société différente de l’assimilation et proche de l’acculturation, consiste dans la transformation d’une culture en une autre par la conciliation des normes d’origine avec celles du pays d’accueil en recourant à ces vecteurs essentiels que sont les principes universels et l’interculturalité. Néanmoins il y a des limites au respect des cultures et face aux pratiques de certains migrants (l’excision), il convient de recourir à des médiations interculturelles nécessitant une approche ethnologique à la fois émique et éthique, respectant les valeurs de l’autre tout en s’extrayant d’une culture pour la penser du point de vue de l’universel. Il y a donc nécessité de former les travailleurs sociaux à cette approche afin d’éviter des préjugés comme l’ethnocentrisme, l’évolutionnisme selon lequel il y aurait des sociétés plus évoluées que d’autres, l’essentialisme et la peur du métissage ou mixophobie. Cela implique que le travailleur social vive son appartenance culturelle de manière distanciée et que l’on cherche à promouvoir ce qui en toute culture contribue à la constitution de la culture humaine. La question étant de savoir en quel sens l’autonomie ou l’intégration envisagée comme normes idéales peuvent encore faire l’objet d’un projet. Ph. Merlier va d’ailleurs poursuivre sa réflexion et son étude par une critique du projet d’accompagnement social qui ne peut recouvrir le projet existentiel et qui, parce qu’il résulte d’un contrat, mue l’usager en un contractant obligé. Devenu normatif, il devient un outil de contrôle au service d’une idéologie qui exige des plus démunis qu’ils agissent comme s’ils étaient autonomes. Il faut donc préférer l’attente intérieure du libre projet au délai extérieur d’un projet de vie sociale et contractualiste. Faire que le projet concoure à l’actualisation de soi et à la libre construction d’un sens existentiel.

Quatrième partie

Le social instituant

L’action sociale est prescrite par le politique institué qui impose ses normes et ses valeurs. Une action sociale ne produit véritablement du sens que si elle procède des expérimentations du travail social lui-même. Le social transcende l’institutionnel et inverse le mouvement vers un social instituant et une redéfinition du commun et du politique comme art de bien vivre ensemble.

Travail social et vie familiale

En 1946 Adorno dans Minima moralia affirme que la rationalité marchande contamine tout et produit une aliénation des valeurs jusque dans la famille. L’émancipation de la famille a donc pour condition celle de la société. Cette question s’articule autour de quatre grandes oppositions : privé / public ;  individuel / collectif ; collectif / commun ; communauté / société.

Privé / public

Comment éviter une immixtion du public sur le privé, alors que les frontières qui les séparent sont devenues floues ? Selon H. Arendt, le social désigne l’espace domestique et privé qui pénètre l’espace public, transformant ainsi les questions politiques en problèmes sociaux. Le privé devient l’obsession invasive du public. Perçu comme un lieu de liberté, il donne lieu à un conformisme de représentations. D’autant que la distinction public / privé ne couvre pas la distinction individuel / social (J. Dewey), le public ne pouvant être identifié au social.

Individuel / collectif

Le travail social se divise en Intervention Sociale d’Aide à la Personne et Intervention Sociale d’intérêt collectif qui sont complémentaires. Il vise la participation de la personne au groupe, non sur le mode de la soumission, mais de l’autonomie. Selon S. Paugam, on rencontre trois modes de participation de l’usager : la participation contrariée ; la participation déléguée ; la participation négociée. Ces trois modes peuvent être des étapes dans la trajectoire de la personne et peuvent être interprétés comme une progression allant de l’impuissance au soulagement. La loi prône une injonction participative et pose le problème du choix des individus. Sont-ils réellement acteurs d’une co-construction ? Ou ne prennent-ils part qu’à la co-production d’un projet qui ne leur appartient pas vraiment ? Peut-on substituer à cette conception hiérarchique et descendante du travail social une dynamique ascendante et horizontale ? La co-construction est nécessaire dans tout projet ou action sociale à intérêt collectif, mais l’intérêt collectif n’est pas le bien commun.

Collectif / commun

La vie collective n’implique pas nécessairement le partage. La tâche du travailleur social est de réanimer le commun dans les familles où il a disparu. S’il ne peut y avoir de commun sans collectif, il y a beaucoup de collectif sans commun. La distinction collectif / commun rejoint la distinction grecque du plethos et du demos. Le collectif concerne le social et la population, tandis que le commun concerne le politique et le peuple. Selon Aristote, la politique est l’art de bien vivre ensemble qui ne saurait se réduire à une organisation communautaire de la vie entre soi.

Communauté / société

Il est difficile de définir ce qui est vraiment commun. Les effets du travail social sont invisibles, seuls les échecs sont perceptibles. Pourtant, de nombreuses communautés sont intégrées grâce à lui dans le peuple pris au sens du laos des Grecs, qui a donné celui de laïcité et qui diffère du demos et du plethos. Il désigne l’unité sociale du peuple fondée sur l’égalité de ses membres et renvoie à l’idéal laïc inséparable de la justice sociale. Il fonde une société différente de la société de classes devenue statique et qualifiée de communauté par G. Simondon. La finalité politique du travail social est de faire que la vie familiale ne s’enferme pas dans un monde communautaire pour faire société.

Politique et travail social - proximité et distance

Cette dimension politique du travail social vise l’intensification de la vie sociale en recourant à des thématiques partagées en commun avec le politique comme l’expérimentation, la représentation et le contrat.

L’expérimentation

Selon J. Dewey, la politique est une expérimentation. Gouverner signifie prévoir, s’adapter, se réinventer en permanence. Il en va de même pour le travail social, mais le problème vient de ce que politique et travail social n’expérimentent pas nécessairement de concert. Ainsi, la loi de 2002 qui met l’usager au centre s’avère difficile à appliquer. Les travailleurs sont loin du politique par rapport au droit. Ils expérimentent en marge de la loi, alors que la politique expérimente par la loi. Le social diffère du politique comme la société civile diffère de l’État.

La représentation

Le travailleur social représente l’usager et le député, le citoyen. Selon Hobbes, il s’agit de l’abandon du droit de se gouverner soi-même qui relève d’un consentement s’il est accompagné d’une clause de réciprocité. Le travailleur social représente l’usager de manière sociale et politique. S’agit-il de choisir l’hétéronomie comme une étape vers l’autonomie ? Cela nécessite la confiance entre les représentés et les représentants. Mais représentation en travail social et en politique diverge. Dans le travail social, la représentation tient, en politique, elle est en crise. Le risque est de placer autrui en situation de subordination en faisant du travailleur social un contrôleur et non un accompagnateur bienveillant. La perception des représentants politiques est plus altérée. La démocratie participative prônée par le travail social s’éloigne du modèle essoufflé de la démocratie représentative. Mais la démocratie représentative présente le risque du conformisme bien-pensant (Myriam Revault d’Allonnes). Comme le pense Rousseau, le peuple ne voit pas toujours son bien.

Le contrat

Le contrat social est un pacte unissant le demos. Sur le plan politique, il relève du consentement et d’un passage du privé au public, du contrat civil individuel au contrat social collectif. Il est plus fictif que réel, c’est moins la société qui est réelle que la réalité qui est sociale. L’accompagnement social personnalisé est un contrat réel et explicite, mais le « tout contractuel » n’est-il pas une servitude douce ? Il y a une ambivalence et une ambiguïté du contrat dont on ne sait pas s’il relève de l’autonomie ou d’une soumission déguisée. Il y a nécessité d’une reconstruction du social. Le problème du contrat en travail social est sa soumission à l’évaluation qui est une injonction managériale.

La mainmise de l’évaluation

En laissant le social se faire envahir par une « managérialisation » qui tend à tout rendre commensurable, donc évaluable, et qui risque d’être dévastatrice dans le travail social, la politique a nourri la confusion entre la valorisation des compétences et une réelle émancipation de la personne. Sans remettre en question l’évaluation elle-même, il faut envisager une évaluation qualitative fondée sur la liberté de pensée et l’exercice du jugement des travailleurs sociaux par eux-mêmes, afin d’éviter une évaluation quantitative imposée de l’extérieur et effectuée de manière purement procédurale. La vie sociale n’est pas une chose quantifiable, elle relève plutôt de la Sittlichkeit hégélienne qui ne peut séparer l’Etat et la société civile. F. Fischbach la considère comme le lieu où s’élaborent les conditions d’accès à une forme de vie qui crée les conditions d’un accomplissement et d’une réalisation de soi. Elle est, selon Dewey, « un ensemble d’actes qui prennent conscience qu’ils sont collectivement concernés par les conséquences de leurs actions communes ». La société est constituée de multiples publics qui s’auto-instituent comme tels, alors que, pour l’Etat, le public est unique. Comment dépasser les formes politiques instituées ? Le social instituant peut-il inciter le politique à expérimenter ? Comment penser le social pour le désengager de la pensée instrumentale ? C’est en s’inspirant de travaux de Castoriadis que Ph. Merlier propose des pistes de réflexion.

Le social instituant et le politique institué

Le politique est une praxis inséparable du social. La pratique du social est la réinvention de la réalité sociale avec les acteurs sociaux. Politique et travail social sont deux modes de la praxis visant le droit à l’autonomie du citoyen, mais la politique hétéronomise et, selon A. Honneth, elle exerce la tutelle d’un paternalisme d’assistance. Une injonction est adressée à l’usager d’être un entrepreneur de soi-même, ce qui serait un prolongement du paternalisme tutélaire décrit par Tocqueville. Selon Castoriadis, seule une société auto-gouvernée permettrait de sortir de cette impasse. Encore faut-il que les citoyens le veuillent et croient en leur capacité immanente de recréer du sens, ce qui suppose une mise à distance de la transcendance. Le social instituant peut-il corriger la privatisation des individus ? L’exemple des SCOP, comme la ScopTi des « Fralib », donne une raison de l’espérer. Le social renvoie alors à une société autonome qui promeut en chacun la capacité à mettre en question l’institué et qui parvient ainsi à redonner sens au politique en soutenant un « nous » social, plutôt qu’un « on » collectif et anonyme. Il faut suivre l’unité du laos, plutôt que l’opinion du plethos pour rendre sa souveraineté au demos.

Conclusion

Aucun être humain ne peut être réduit à sa pathologie qu’elle soit sociale, psychologique ou physique. Le travailleur social doit d’abord voir dans l’usager la personne qu’il doit apprendre à connaître par l’écoute active. Il faut inviter le travailleur social à adopter une position professionnelle réflexive donnant du sens à ses actes et ses paroles. Il lui faut également développer sa capacité à se situer par rapport à la société et aux institutions en tenant compte de la complexité du travail social qui doit s’efforcer de concilier plusieurs types de normes et de valeurs : celles de la personne accompagnée, celles du travailleur social et celles de l’institution. Le travailleur est confronté au risque de voir son travail instrumentalisé par le pouvoir politique, ou de devenir lui-même normalisateur, alors qu’il doit aider celui qui l’accompagne à développer sa propre normativité. Il lui faut donc se placer du côté de l’instituant, qui est dynamique et actif, et non de l’institué, passif et statique. Normer sans normaliser, telle est la méta-norme du travailleur social qui pourrait reprendre cette formule de G. Canguilhem : « Les normes sociales sont à inventer, non à observer ».

Le livre de Ph. Merlier présente donc un double intérêt, il permet, d’une part, aux philosophes de découvrir dans le travail social un champ de réflexion qu’ils gagneraient à investir plus largement, d’autre part, cet ouvrage offre aux travailleurs sociaux un outil pour penser leur pratique et porter sur elles un regard critique nécessaire.

                                                                                                                  

                                                                                                                                                                                                                                         Éric Delassus