Pierre-Henri Castel, La Fin des coupables, vol 2, les éditions d’Ithaque, 2012, lu par Alain Letrun

Pierre-Henri Castel, La Fin des coupables, volume : Obsessions et contrainte intérieure, de la psychanalyse aux neurosciences, les éditions d’Ithaque, 2012, 554 pages. 

Dans cet ouvrage, Pierre-Henri Castel poursuit et achève l’étude engagée avec Âmes scrupuleuses, vies d’angoisse, tristes obsédés, celle des mutations du rapport à soi au cours de la grande histoire des sentiments de contrainte, des obsessions et de la formation psychologique et morale de l’individu qui a caractérisé la civilisation des mœurs et de l’esprit en Occident. Dans ce dernier volume, il reprend son entreprise au moment où Freud forge la notion de névrose obsessionnelle, met au point les moyens de sa cure et retrace le chemin qui conduit à ce qui est repéré aujourd’hui dans un ensemble de troubles du contrôle de l’agir, au centre desquels les troubles obsessionnels-compulsifs ou TOC.

Son hypothèse est que nous vivons une transformation du régime de l’action, de ses embarras et de l’autocontrainte qui bouleverse notre rapport à nous-même et que cette métamorphose constitue l’horizon moral et anthropologique des pratiques psychothérapeutiques et de leurs concepts théoriques. Il propose de discerner la transition, qui intervient au début de la seconde moitié du XXe siècle, entre deux modalités de l’autonomie : l’autonomie-aspiration et l’autonomie-condition qui tendent à la recouvrir.

L’autonomie-aspiration s’est formée lorsque l’individualisme est devenu la forme homogène des sociétés développées, imposant la contrainte et les souffrances de devenir soi à un individu sommé de se faire en continu l’agent de son propre changement. Elle a elle-même marqué la sortie du régime moral de la persécution et l’entrée dans celui de la culpabilité. L’autocontrainte autonomisante constitue le principe de la spirale vertueuse qui exalte toujours plus l’affirmation par l’individu lui-même de sa supériorité en valeur et perfectionne du même mouvement le fonctionnement réel de la société individualiste qui produit cet individu. La psychanalyse s’élabore alors pour rendre compte et offrir un remède aux excès de la culpabilité et s’affirme comme « fait moral total » en généralisant les principes de sa cure jusqu’à en inférer ceux du processus de civilisation des mœurs et de l’esprit. Elle ambitionne d’inventer les moyens de produire une personnalité libre en levant l’inhibition à l’action. Elle propose pour ce faire un programme moral qui en appelle à une nouvelle façon d’être, se situant ainsi au point culminant du mouvement d’autonomie-aspiration. La névrose de contrainte, infime détail dans le champ immense de la psychiatrie en vient à irriguer l’anthropologie de l’individu. Cela permet à Pierre-Henri Castel d’avancer la conjecture selon laquelle les formes sociales, qui font de l’autocontrainte la condition de l’intégration de l’individu au collectif, impliquent aussi de soigner les excès de cette autocontrainte convertie en idéal moral. Le surmoi, autocontrainte psychologisée est, en effet, tout autant pathogène pour chacun pris un à un que civilisateur pour les hommes pris tous ensemble. La vie mentale devient le théâtre à la fois intérieur et public de la socialisation et la névrose obsessionnelle, maladie nouvelle en médecine mentale, un drame typique de l’individu occidental. Inhibitions, symptômes et angoisses résument alors le « malaise de la culture » : «  l’individuel et le collectif de la contrainte (qui chez nous est « intérieure ») sont l’envers et l’endroit d’un même phénomène ».

L’autonomie-condition correspond à une situation dans laquelle l’autonomie aspiration est devenue la condition normale. De moins en moins régie par l’exercice patient de l’autocontrainte individuelle, elleest maintenant un droit promu par les institutions collectives, une aspiration « légitime », coextensive à la démocratie et à l’État-providence. L’homme démocratique semble répondre à une économie psychique nouvelle, il n’est plus tout à fait ce moi qui se civilise avec peine en référence à de grands idéaux et qui lutte pour dominer ses pulsions sous la surveillance du surmoi. Le conflit intérieur n’est plus le principe dynamique de la configuration du monde moral. Chacun est censé découvrir pour son propre compte quel degré de contrainte intérieure, d’angoisse et de culpabilité est normal, autrement dit adapté et fonctionnel. L’individu est autoconstitution progressive en relation étroite à l’autoconstitution de ses semblables. L’autocontrainte ne provoque plus de souffrances ou de symptômes que lorsque le développement de l’individu est entravé, pour une raison toujours extérieure et circonstancielle. Elle n’est plus normale ni surtout moralisante, elle se tient à la périphérie de cette normalité. Elle s’est accompagnée d’une « dé-moralisation » et, dans le même mouvement, du déclin du privilège éthique de l’intériorité. On peut parler de «  dés-intériorisation » du rapport à soi qui aura des effets sur les thérapies du mal-être des individus. Certaines, les thérapies « comportementales », proposent de les traiter (ainsi le traitement « par exposition avec anticipation de la réponse ») sans faire intervenir une quelconque intériorité. Que l’agent se sente concerné par ce qu’il fait, qu’il puisse être angoissé par le vécu subjectif estdorénavant hors sujet : les embarras de l’agir ont fait leur temps. À partir des années 1980, l’émergence des thérapies cognitivo-comportementales, en particulier des TOC, semble constituer une tentative pour lester, dans une pratique standardisée pour la prise en charge de masse des malaises individuels, une nouvelle idée de soi : le soi cognitif. Ces TCC pragmatiques arment les individus à l’âge de l’autonomie-condition : elles sont l’autonomisation en action. Il suffit de vouloir être soi-même et de s’en donner les moyens « rationnels ». A la fin de cette décennie, l’accélération du progrès des neurosciences conduira à une recherche pour étayer sur des fonctions cérébrales implantées dans des réseaux anatomiques connus les concepts des TCC, poursuivant ainsi le mouvement de naturalisation de l’agir perturbé et par-delà, le grand projet de naturaliser l’intentionnalité de l’action humaine. Bientôt, les nouvelles techniques d’intervention directe sur le cerveau, notamment la stimulation cérébrale profonde (on implante à des emplacements précis du cerveau de minuscules électrodes qui stimulent les systèmes fonctionnels impliqués dans la régulation de l’action), feront surgir la question : pourquoi recourir aux TCC si l’on peut manipuler directement le cerveau ? Or, depuis une dizaine d’années, les TOC sont devenus la première maladie mentale sur laquelle des techniques d’intervention directes sur le cerveau ont été mises au point et appliquées avec succès. On en vient à estimer qu’une thérapie efficace est celle qui modifie le cerveau, autrement dit à considérer que la dernière médiation humaine dans la prise en charge du Mal, la psychothérapie, a cessé d’être nécessaire pour soigner l’homme souffrant parce qu’on en sait assez sur ce qui le constitue comme soi, c'est-à-dire son cerveau ! « Les murs de la prison qu’est le soi pour lui-même sont dorénavant les lois de son autorégulation cérébrale. L’autocontôle, une fois déblayés les discours sociaux et moraux qui nous aveuglaient, s’avère n’être rien d’autre que la neuromodulation correcte ». Freud avait commencé à naturaliser les embarras de l’agir, les voilà cérébralisés.

 

Est-ce le mot de la fin ? Comment puis-je être mon cerveau ? La Nature et le Cerveau sont-ils les complexités ultimes ? L’autonomisation, même réalisée neurobiologiquement ne reste-t-elle pas une exigence sociale ? Que ferons-nous de ce qui nous constitue biologiquement ? La réponse ne viendra pas du neurobiologiste. Même la pratique des TCC exige concrètement une référence à la transcendance du soi autonome. Pierre-Henri Castel propose d’examiner l’usage social de la « neurobiologisation » des troubles OC qui n’est pas la fin de la contrainte intérieure. Pour que le cerveau, Autre réel et intérieur, seul interlocuteur de l’homme aujourd’hui, ne devienne pas le persécuteur par excellence, il semble qu’il faille faire coexister le cerveau et l’individu, entité sociale dont la logique d’autonomisation préexiste à l’objectivation neurobiologique. Les formes de vie changent, anthropologiquement, et, avec elles, se modifie l’idée comme l’expérience vécue de l’homme et de son rapport à soi. Il faut donc saisir ensemble le diagnostic correct et le monde complexe au sein duquel cette règle est appliquée.

 

Autonomie-aspiration et autonomie-condition expriment deux rapports au Mal qui correspondent, pour chaque époque, à une modalité particulière de la contrainte intérieure et du creusement de l’intériorité. L’histoire actuelle de nos sentiments moraux n’est pourtant pas celle d’une régression. La fin des coupables ne signifie pas la fin de la culpabilité, ni comme sentiment moral ni comme principe normatif, mais son déclassement dans l’échelle des valeurs, elle marque une mutation du rapport à soi alors que s’impose une nouvelle forme d’individuation. La fin des coupables ne sera certainement pas le retour à la pré-modernité car elle ne concerne que des individus constitués dont l’autonomie est telle qu’elle est devenue leur état normal et normatif. Qu’est-ce qui remplacera l’intériorisation récusée ? L’homme de l’autonomie-condition cherche à offrir à l’interaction avec autrui les surfaces les mieux polies de sorte à s’agencer doucement, sans heurt ni friction, aux autonomies des autres, et à les optimiser en optimisant la sienne. Dans ce nouveau contexte, la vieille éthique personnelle se mue en régime de vie. La profondeur requise pour que les hommes puissent rebondir sous les chocs qui les agressent, ce n’est pas celle d’un espace conscient ou réflexif, mais la simple élasticité de leur résilience. L’intériorité des agents ne fait retour que dans les ratés du jeu de la co-autonomie et davantage comme problème que comme ressource. La désintériorisation achevée ferait des TCC le recours privilégié des accidents et des pathologies des travailleurs à venir. Pour eux, être, c’est être abstraitement performant, c'est-à-dire parfaitement adaptable à un système social. La destination morale à faire société a vieilli, et la société ne joue plus le rôle d’un Tiers constituant entre moi et autrui. L’homme de l’autonomie-condition c’est l’hyperindividualiste. Je suis à moi-même mon Autre, telle est la formule de ce nouveau régime. Autre mutation :les neurosciences contemporaines n’ont pas seulement mis en difficulté la psychanalyse, elles ont tendance à se prolonger en « neurosciences sociales », elles proposent des normes de régulation des relations interindividuelles en fonction de l’ajustement réciproque des cerveaux via l’empathie. Dans ces conditions, l’accord social reposera sur un consensus empirique. L’autonomie devenue condition délivre de la course « narcissique » épuisante à l’idéal. L’estime de soi y est pour ainsi dire immanente. La dé-moralisation de l’existence repose sur la naturalisation du soi qui peut aussi ouvrir des opportunités remarquables : faire reconnaître la « neurodiversité des autistes supérieurs qui pourraient enrichir la vie sociale, adapter les méthodes d’apprentissage à l’école, multiplier les outils de communication non verbaux, etc. La cérébralisation de l’esprit pourrait devenir le moyen, suggère Stanley Cavell, «  de nous naturaliser dans une autre forme de vie, dans un autre monde ».

Cet ambitieux, patient et savant travail, érudit même dans le champ des théories et pratiques psychothérapeutiques, qui a recours de manière stimulante à une vaste culture littéraire, historique, sociologique, produit des outils puissants qui rendent plus intelligible le processus d’autonomisation de l’individu et sa situation présente dans le contexte du mouvement de naturalisation de l’esprit. On pourrait souhaiter qu’il puisse entrer en interlocution avec la recherche que Michel Foucault avait initiée à la fin de sa carrière.

Alain Letrun