Nicolas Roussellier, La force de gouverner, Le pouvoir exécutif en France XIXe – XXIe siècles, Gallimard, 2015 lu par Bruno Hueber
Par Florence Benamou le 22 novembre 2016, 19:12 - Philosophie politique - Lien permanent
Nicolas Roussellier, La force de gouverner, Le pouvoir exécutif en France XIXe – XXIe siècles, Gallimard, 2015 lu par Bruno Hueber
Parmi les nombreux ouvrages qui s'attachent à disserter sur les évolutions institutionnelles des sociétés démocratiques en général et de la nôtre en particulier, celui de Nicolas Roussellier mérite indubitablement de retenir l'attention. Fruit d'un travail patient, d'une érudition maîtrisée, bien loin de l'emballement en matière de publications d'auteurs « reconnus », cet ouvrage est un livre d'histoire au sens le plus précis et le plus respectable du terme : énoncer les faits que l'on aura établis en affrontant avec scrupule des collections d'archives et une vaste documentation parfois dispersée, les éclairer en les articulant en un récit, trouver la formulation adéquate pour nous aider à dépasser l'émiettement des événements, et cela tout en se défiant de l'esprit de parti ou de « système », bref nous délivrer les éléments nécessaires à un jugement éclairé, réfléchi et responsable. Un livre d'histoire, qui par son objet et sa qualité intrinsèque, devrait donc aussi bien intéresser le spécialiste que le citoyen et le philosophe. Le projet ou le fil conducteur de cet ouvrage d'histoire politique est en fait triple.
Il s’agit tout d'abord de montrer combien la culture républicaine de la France doit être appréhendée comme étant en fait double, mais non pas tant d'une dualité jouant sur l'opposition entre tradition libérale et tradition socialiste que reposant sur deux visions du fonctionnement des institutions. La première se réclame avant tout du parlement : une pensée républicaine première qui se construit donc comme rejet explicite de la tradition monarchique, c'est-à-dire par une défiance profonde à l'endroit de l'exécutif, et cela au nom de la souveraineté nationale qu'incarne ce parlement donc, que représentent les élus, ce collectif qui peut se targuer d'être sans « visage », dépersonnalisé, fier de ses débats libres, fier de la confiance de ses mandants, refusant tout ce qui pourrait s'apparenter à un quelconque césarisme. La seconde est la pensée républicaine de gouvernement et aussi bien de la Présidence : un exécutif qui, décomplexé quant à sa légitimité, prétend pouvoir au nom de l'intérêt général qu'il « connaît », comprend et incarne, agir avec force, réactivité, continuité, et le plus possible indépendamment des atermoiements des législateurs ou bien au-dessus des clabauderies et des tractations « sordides » des partis.
Le second fil conducteur de l'ouvrage est que le basculement de la première façon d'entendre l’idée de République vers la seconde s'est jouée sans aucun doute entre 1870 et 1920, peut-être les années 30 aussi, sous le coup de différentes dynamiques, circonstances, impératifs historiques ou du moins considérés comme tels et sur lesquels nous allons revenir. Et ce qui s'ensuivit ne fit en quelque sorte, avec les deux autres constitutions, qu'entériner, exploiter, perfectionner et porter à son point le plus haut cette période de bascule. L'exécutif peu à peu, inexorablement, aura cessé de n'être qu'un simple exécutant. Au terme de cette évolution, avec la Ve République, et surtout le point d'orgue de 1962, nous voici donc ainsi rendus à une « démocratie exécutive », le moment où l'Etat semble l'emporter définitivement sur la nation « assemblée », où le pouvoir exécutif, « présidentialisé », a constitutionnellement jugulé, neutralisé et réduit le législatif, si ce n'est parfois le judiciaire, au maximum de ce que semble pouvoir admettre une constitution qui prétend se dire républicaine, si ce n'est véritablement démocratique.
Le troisième et dernier fil est que ce basculement n'aurait jamais été, selon l'auteur, en dépit de la conscience ou des infléchissements de la pratique de certains, véritablement intellectuellement, culturellement, anticipé par les républicains attachés à la première idée de la République. C'est que ceux-ci attestent non seulement d'une identité forgée par-delà les querelles ou les sensibilités autour d'un refus, parfois chèrement payé, du modèle de l'Ancien régime ou de l'Empire, mais aussi bien du partage d'un idéal qu'ils veulent prioritaire : celui, avant toute problématique constitutionnelle, d'un progrès social, certes selon eux « raisonnable » ou « de bon sens » mais qui serait à même d'accomplir les promesses d'un principe initial d'égalité hérité des Révolutions.
Pour restituer sommairement et clarifier quelque peu le déroulé proposé par l'auteur de la montée en puissance de l'exécutif au détriment d'une première culture républicaine beaucoup plus « parlementariste », il peut être utile de distinguer dans l'avénement de cette redistribution des cartes institutionnelles, d'une part les nécessités, d 'autre part, les modèles, et enfin les acteurs de cette dramaturgie.
Et tout d'abord, de quelles « nécessités » en fait, parle-t-on ? Eh bien, ce sont d'abord celles liées à l'exécution même d'une loi, aussi capable d'expertise et autonome qu'ait été en amont le Parlement. Une loi peut être le fruit heureux et éclairé de la Nation assemblée, produit d'une délibération collective portant en elle-même sa recevabilité ; encore faut-il que le pouvoir, fût-il en principe un simple acteur sans volonté, en assure l'exécution et que l'administration en établisse les modalités de son application, avec l'épreuve de réalité et la force que cela suppose.
Ainsi, pour exemple, de la loi de 1905 sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat, qui ne doit que très peu, selon l'auteur, au gouvernement, mais dont le devenir réglementaire va permettre à l'exécutif d'affirmer très concrètement son importance.
Certes, c'est bien ici le Parlement qui non seulement a véritablement l'initiative de la loi, mais qui va réussir, avec le talent de son rapporteur A. Briand (1862-1932), sous le gouvernement de Maurice Rouvier, à la soutenir jusqu'à sa consécration par sa promulgation au journal officiel du 11 décembre. N'en déplaise à un indéniable antiparlementarisme d'hier et d'aujourd'hui, et qui n'est pas toujours exempt d'arrières-pensées, la représentation nationale aura su faire là la preuve aussi bien de son initiative que de son expertise et de façon plus générale de sa pertinence ou de son sérieux, et cela avec l'aide de partis politiques qui ne sont pas encore devenus uniquement, en cette troisième république, des machines à sélectionner et porter des candidats à la Présidence de la République. Il ne restait plus alors, donc, en principe qu'à assurer l'application de cette dite loi.
Or c'est bien là que les choses auraient pu s'envenimer considérablement si l’exécutif, dans les mois qui suivirent, ne s'était pas montré à la hauteur de la crise engendrée par sa promulgation. On le sait, le fameux article 3 sur l'inventaire des biens du clergé, qui « passe » au parlement dans une indifférence presque générale, va se transformer en grenade dégoupillée, dès lors qu'un texte malencontreux du 2 janvier 1906, signé conjointement du ministre des finances et du directeur de l'Enregistrement et des Douanes stipule, « que les agents chargés de l'inventaire demanderont l'ouverture des tabernacles ». Les échauffourées autour des églises vont se répandre avec une rapidité inquiétante : de Sainte-Clotilde à Paris le premier février et qui fait des blessés, jusqu'à un manifestant tué à Boeschepe, le 6 mars, dans le nord. On croirait bien revivre les prodromes d'une sorte de chouannerie.
Cela étant, s'il y a bien eu une bévue de la part du rédacteur d'une circulaire, on peut aussi constater, nous dit N. Roussellier, que le Parlement en la matière n'aura guère su anticiper ou prendre acte tout de même, et de la sensibilité réelle d'une certains partie de l'opinion catholique, et de la sensibilité d'une Eglise qui avait bien du mal à se reconnaître dans les modalités « égalitaires » d’une « association cultuelle ». Bref, le Parlement, n'écoutant que ses convictions, avait oublié la société. Et se contentant de la loi, générale, il ne semblait pas capable de prendre en charge l’intelligence nécessaire à son application, qui signifie en fait ni plus ni moins son acceptation. Quand bien même doit-on prendre acte certes, en aparté, de l'art de souffler sur le feu du pape Pie X qui ne produit pas moins de trois encycliques (18.02.1906, 14.08.1806, 6.01.1907) contre cette audace du Parlement de la « fille aînée de l'Église ».
Dans les faits donc, si le Parlement a bien porté et « réussi » sa loi, c'est le gouvernement et son administration, par leurs directives, par une « politique des circulaires », confidentielles ou non (on appréciera ici par exemple le rappel de celle adressée aux préfets par Clemenceau en date du 18 mars 1906) qui vont savoir lui donner réalité, obviant ainsi à la coupure des législateurs d'avec le « pays réel », sachant aussi bien donc négocier, adapter et accommoder la loi pour qu'elle s'inscrive dans le corps de la société
Par-delà les problèmes structurels liés à l'application d'une loi, à son insertion efficace dans le corps de la société il y a bien sûr aussi les nécessités liées à l'insécurité et aux crises internationales. Or celles-ci ne sont pas sans, la plupart du temps, renforcer grandement les gouvernements, « démocratiques » ou non, avec les dangers divers pour les libertés que l'on devine aisément.
Retenons simplement ici combien pour Roussellier, le début des événements de 1914, montre comment, à ne pas vouloir ou savoir penser véritablement la place de l'armée au sein des institutions, se contentant tout au plus, si l'on peut dire, d'une idée de la nation armée chère à Jaurès, la France s'est trouvée confrontée à un exécutif presque impuissant à l'endroit d'un grand quartier général qui prend en charge la mobilisation nationale, et sous la houlette de Joffre semble reconduire le repliement de l'institution militaire sur ses certitudes et ses intérêts dont on avait pu apprécier les conséquences possibles lors de l'affaire Dreyfus. Et il faudra toute la faillite de la doctrine arrogante et si grande massacreuse de «l'offensivisme » de Joffre, doctrine maintenue aussi bien pour des raisons précisément politiques que stratégiques et éthiques, pour que l'exécutif réassure sa main-mise sur la conduite de la guerre. In fine, c'est bien Clemenceau, le Président du Conseil, qui sera appelé la « père la Victoire » et non pas le général en chef. Et si le général de Gaulle, par la suite, imposera une culture organisationnelle à la militaire dans l'exécutif, c'est en comprenant aussi dès le temps de la France Libre combien la guerre moderne, par ses nécessités, ne peut être désormais qu'une affaire dirigée véritablement par le politique, et non plus abandonnée aux seuls ou « purs » militaires. Si la guerre, en général, peut redorer le blason d'une armée, pour ce qui concerne les deux guerres mondiales elle a surtout servi à raffermir l'exécutif, tant à l'endroit de l'armée elle-même qu'à l'endroit d'un parlement impuissant ou inexistant devant les urgences du moment
Ce sont enfin les crises économiques, financières ou monétaires ainsi que les crises et réformes sociales qui ont aussi de leur côté produit de la « nécessité » gouvernementale. Si ces dernières donnent crédit à un exécutif qui se fait soit concepteur, soit acteur, soit garant d'un progrès social, on peut s'interroger néanmoins, à la lecture de l'ouvrage, sur la nature des problèmes économiques, qui soudain dans les déclarations et prétentions de l’exécutif, hier et aujourd'hui, semblent acquérir parfois quasiment le même statut d'urgence et d’intérêts vitaux que les problèmes de sécurité relevant du militaire. Alors même, qui plus est, que l'on ne sait jamais lorsqu'il s'agit d'économie, si le problème ou l'urgence que va évoquer l'Etat est lié à la nécessité de pallier les limites d'un marché de fait incapable de s'auto-réguler ou au contraire à celle « d'organiser » paradoxalement un « surcroît » de dérégulation au nom de la croissance ou d'une compétitivité apparentée, en son âpreté et ses enjeux, à une situation que d'aucuns qualifieront de « guerre » commerciale.
Qu'en est-il ensuite des modèles qui ont servi d'ordonnateurs des réponses à ces diverses « nécessités », auxquels on a cru devoir se conformer et par lesquels ajouterions-nous le politique s'est peut-être laissé intellectuellement et pratiquement phagocyté.
Nul doute ainsi, pour l'auteur, que la haute fonction publique qui trouve son accomplissement avec la mise en place à la sortie de la Seconde Guerre mondiale de l'E.N.A, sous la houlette de M. Debré, soit en continuité par bien des traits avec la longue tradition française du droit administratif, quelles qu'en soient d'ailleurs les différentes « philosophies », celle d'un Maurice Hauriou (1856-1929) comme celle d'un Léon Duguit (1859-1928). Qu'il s'agisse de ces juristes ou des hauts fonctionnaires, la tendance serait donc bien la même : construire un espace de décision et d'action légalisé, mais le plus indépendant possible du contrôle du Parlement et du droit ordinaire. Et c'est bien ainsi que tous ces fonctionnaires qui vont investir les ministères, parfaitement assurés de leurs compétences et de leur désintéressement, sauront voir dans la pratique des décrets-lois, des lois-cadres, des ordonnances que mettent en œuvre les politiques autorisés par les différentes constitutions, autant de procédures, de stratégies de normes à tout le moins aussi légitimes, sinon bien davantage, que la loi républicaine issue du Parlement.
Nul doute aussi que le modèle industriel et « managérial » ait joué et joue encore aujourd'hui un grand rôle. L'œuvre de F. W. Taylor (1856-1915), relayé en France par des plumes célèbres (on pense bien sûr à celle d'Henri Fayol) a su trouver chez nombre d'acteurs un exemple qu'il était urgent d’introduire dans la pratique ordinaire de l'exécutif. On ne peut ici au demeurant se défendre du sentiment qu'un ouvrage plus circonscrit à notre passé récent aurait sans doute insisté sur les prodromes de la montée en puissance, au travers par exemple d'une fameuse R.G.P.P ou de ses successeures, du développement d'une culture de l'évaluation se posant comme l'acmé de la rationalisation efficiente et dont on est loin d'avoir précisément évalué le sens et les conséquences exacts.
Pour l'heure, ne vit-on pas par exemple, selon notre auteur, un Léon Blum (1872-1950), en pleine période de Front populaire, semblant s'occuper avant tout de cette réorganisation de l’exécutif, soucieux d'un organigramme, d'un « planning room » œuvrant à la mise en place d'un « modèle Matignon », installant un « secrétaire général » qui pouvait en imposer aux ministres eux-mêmes, contribuant heureusement ainsi par exemple à la réduction des querelles ou indifférence entre le Quai d'Orsay et la Rue Saint-Dominique. Et comment un homme capable, devant la possibilité d'une véritable guerre civile, de faire voter en deux jours par la Chambre, le 11 et 12 juin 1936, les contrats collectifs, les congés payés, la semaine de quarante heures, n'aurait-il pas été soucieux d'imposer le rythme des nécessités politiques, de défendre les prérogatives de l'exécutif à une Assemblée avide de « discussions trop souvent stériles » qui incarne moins à ses yeux le peuple que le parti qui est à l'origine de son gouvernement. ?
Enfin, on s'en doute, le « militaire », pour d'aucuns, s'est révélé comme le modèle que devrait reproduire en son fonctionnement un Etat conforté aux urgences d'une action, ou simplement à un fonctionnement efficace, et qui ne pouvait plus prétendre dépendre des discussions ou bavardages interminables des partis occupant les bancs de l'Assemblée. La première guerre mondiale, le gouvernement de Vichy, l'action du gouvernement de la France libre, les différents gouvernements face à la guerre se sont ainsi continûment reconnus dans le projet d'une organisation efficace, unifié, stable, capable avant tout d'agir, avec la conclusion logique de ce type de modèle, à savoir la nécessité d'un chef, et non pas seulement d'un arbitre, bien loin de l'image d'un exécutif sans volonté propre, ce simple « commis » dont parlait Robespierre lui-même en son temps ou cet « intendant de la démocratie » selon Gambetta.
Si nécessités, et modèles pour y répondre il y a, l'histoire ne serait rien sans les acteurs qui décident ou non de prendre acte de celles-là, d'adopter et d'intégrer ceux-ci et qui possèdent les marges de manœuvre pour ce faire.
Le premier personnage de la dramaturgie de cette « démocratie exécutive » de la république, fut sans doute, on peut le dire ainsi, le Parlement lui-même, en révélant son art assez discutable d'organiser son propre discrédit. Un parlement, qui selon l'auteur n'aura pas su saisir le vent de la rationalisation managériale entre les années 30 et 60, laissant s'échapper de ses mains les capacités d'expertise dont il avait su témoigner en ses débuts. Désormais ce sont bien les les « organes experts » de la haute administration, réactifs et créatifs, comme l'entendait bien ainsi d’ailleurs le Général de Gaulle, qui prendront en charge les grands desseins nationaux et l'organisation de la société.
Et N. Roussellier de proposer ainsi le récit étonnant de la façon dont ce parlement sut voter sans grande résistance les lois-cadres ou les pleins pouvoirs, accepter un calendrier des sessions qui réduisait son contrôle à la portion congrue, n'être là parfois que pour dire que le parti offrait sa majorité comme soutien à un gouvernement qui apprenait à faire plus ou moins sans, nous laissant quelque peu gagnés par la conviction que les gardiens de la souveraineté nationale, pour des raisons diverses, parfois bassement électoralistes ou en dépit de circonstances atténuantes, auront fâcheusement manqué à leur mission. Avec Doumergue, Laval, Blum, Chautemps ou les décrets-lois à jet quasi continu de la « dictature Daladier », de 1938 à la guerre, l'Etat tire profit des crises économiques que le pays subit, de la nécessité de rétablir la confiance, de lutter contre la spéculation, de planifier, sous le regard ambigu des experts, pour asseoir son emprise. Toute la volonté du projet de M. Debré qui est en charge de préparer le texte de la Constitution de la Cinquième République, sera de transformer dans la IVe République ce qui était encore exceptionnel ou dérogatoire en un fonctionnement ordinaire et légitime, en déconnectant définitivement pour ce faire la temporalité de l'exécutif de celle du parlement, permettant par exemple la promulgation d'ordonnances, aussi « générales » qu'elle soient, dans les intervalles des sessions parlementaires.
Les acteurs véritables, il faut donc les chercher, bien évidemment du côté de l'exécutif. Ce fut bien sûr de la IIIe à la Ve République, le comportement des différents Présidents du Conseil ou et Présidents de la République. Car ce sont d'abord, bien sûr, les premiers, et non des moindres, qui voient la nécessité de rationaliser et de développer l’exécutif. Mais ce sont en revanche les seconds qui, passant d'une simple « politique cérémonielle » lancée par Sadi-Carnot, avec les voyages dans les provinces si populaires que l'on connaît, commencent de leur côté à sortir de leur rôle d'arbitre ou d’autorité impuissante pour s'exprimer sur la politique. Ce sont bien eux, qui en s'informant, « recevant », et en voyant d'ailleurs le personnel et le budget qui leur sont dévolus s'étoffer ou grossir de plus en plus, devenir peu à peu une oreille incontournable dans certains domaines, avant de jouer parfois un rôle certain. On pense ici à R. Poincaré (1860-1934), Président de la République de 1913 à 1920, et à son action aussi réelle que feutrée dans le remplacement de Joffre par Nivelle à la tête du grand Etat Major durant la guerre de 14-18. D'une fonction purement honorifique, d'un arbitre qui « s'arrête sur le seuil de la décision » à une oreille incontournable, jusqu'à un Président qui est le véritable chef du gouvernement et qui prétend incarner l'Etat, l'intérêt général, la patrie elle-même, bien mieux que le parlement rongé par les luttes stériles des partis, fier de la légitimité démocratique que lui donne en 1962 son élection au suffrage universel, la « démocratie exécutive » s'accomplit par le triomphe du Présidentialisme, c'est-à-dire d'une personnalité, d'un visage qui conduit la nation, à rebours de toute une culture républicaine d'antan.
Enfin, on aurait tort de négliger le rôle de cette chose étrange que l'on appelle aujourd'hui la société civile. Cela étant, si celle-ci, et Pierre Mendès France (1907-1982) le reconnaissait en son temps, est une nouvelle actrice du jeu politique qui permet peut-être avant tout de saper la légitimité du Parlement ou d'émousser sa crédibilité, si elle est sollicitée, si elle est présentée comme le vivier des « forces vives » de la nation (syndicats, associations), si elle s'inscrit dans une dynamique de paritarisme, cette société civile n'a certes pas un droit de regard réel sur la politique au sens fort du terme ou sur ce qui devient concrètement alors le plan. Quoi qu'il en soit de son acte de naissance et des attendus de son baptême, avec celle-ci, nous tenons là cependant un concept, sinon une réalité, qui est au cœur des problématiques politiques actuelles, se nourrissant des échecs ou insuffisances démocratiques aussi bien du parlement d'une part, de ce que l'on se plait à appeler la gouvernance d'autre part, que de la légitimité démocratique de l'exécutif enfin que l'élection du Président de la République au suffrage universel avait cru cependant assurer.
Voici donc un ouvrage précieux qui fait honneur tant à son auteur qu'à une certaine idée de la culture universitaire et qui augure très bien du prochain auquel il est fait allusion en conclusion. Et si le style n'est pas celui d'un Jacques Bainville, du moins évite-t-il les ridicules d'aucuns qui non contents de leurs titres ou de leur érudition, voire arguant de ceux-ci, voudraient pouvoir se considérer comme de véritables écrivains.
Certes on pourra regretter dans cet ouvrage, qui ne pouvait certes dépasser un format raisonnable, quelques oublis ou évitements qui pourraient exprimer une sous-évaluation discutable de certains éléments du problème. Si l'armée est évoquée avec précision, on y parle très peu du rôle et du statut de la police, des problèmes ou des tentations qu'elle représente pour tout exécutif inquiet de son exercice, de sa puissance quotidienne d'action, ainsi que des liens complexes et délicats par lesquels le législatif et le judiciaire peuvent observer ou contrôler son action. Or c'est là sans doute désormais un problème tout aussi important dans une société démocratique confrontés aux défis que l'on connaît que celui de l'existence, de l'insertion, des missions et du contrôle politique d'une armée. Mais il est vrai que ce corps, en la matière, n'a toujours pas trouvé son Lyautey, son Jaurès ou son De Gaulle. On regrettera aussi l'absence de l'examen d'une institution comme celle de l'Education Nationale, qui au moins par l'entremise de ses programmes, propose tout de même toujours une certaine idée du civisme, des institutions et de leurs rapports, et qui a pu jouer donc un rôle certain dans l'accompagnement de cette culture de la légitimation d'un exécutif fort et indépendant, capable de « porter » l'idée et les images de la grandeur nationale. On regrettera enfin que parmi les facilitateurs de ce basculement, ne soient pas plus évoqués en fait de véritables déficits démocratiques, qui générant frustrations, déceptions ou résignations, favorisent les attentes à l'endroit d'un pouvoir qui prétend réagir et coller à l'actualité, aux « problèmes des français », et qui peuvent causer de bien mauvaises surprises électorales, y compris dans les démocraties qui sembleraient les mieux installées. Là encore Jaurès, en son temps, face au boulangisme, avait bien vu les dangers que doit représenter pour le devenir d'une république une trop grande négligence à l'endroit d'un programme d'accomplissement social de l'idée d'égalité.
Qu'une partie des républicains ait parfois été tentée, devant un monde ouvrier qui s'organise, de confondre revendications sociales et menées séditieuses ou « collectivistes », de miser sur la poigne d'un Clémenceau si fier de se faire appeler le « premier flic de France », c'est là un aspect de l'histoire de la pensée républicaine qui est loin d'être forclos.
Faut-il donc, pour le citoyen d'aujourd'hui, diaboliser cet exécutif et ses prérogatives dont se firent les desservants ou les instigateurs en leur temps aussi bien des hommes de droite que de gauche, un Léon Blum qu'un Michel Debré : un pouvoir, quelle qu'en soit sa provenance, hanté par une hybris « naturelle », et qui le pousserait nécessairement à se désintéresser de sa légitimité démocratique dès lors que la légalité institutionnelle joue en sa faveur ? On le devine, ce n'est aucunement l'enseignement de cet ouvrage tant celui-ci se garde bien d'afficher la nostalgie d’une République du Parlement idéalisée, de se précipiter vers la sacralisation moderne de la société civile et encore moins d'évoquer la logique historique d'un Bertrand de Jouvenel ou d'afficher une défiance libérale irréductible à l'endroit de l'Etat .
Il n'en reste pas moins, alors même que l'ouvrage ne se veut aucunement programmatique comme peut l'être explicitement celui de P. Rosanvallon (Le bon gouvernement) traitant, quoique dans une perspective élargie, à peu près le même problème et sorti au éditions du Seuil la même année, que la leçon de philosophie politique qui s'en dégage est assez claire. Pour nos démocraties, le danger ne vient pas toujours de leurs détracteurs déclarés, mais bien plutôt de leur fonctionnement institutionnel établi par un socle constitutionnel relativement précis, des nécessités du moment plus ou moins hypostasiées ou instrumentalisées, parfois de certaines personnalités infléchissant de plus ou moins bonne foi ces institutions censées œuvrer pour l'intérêt général, parfois aussi d'un étiage civique trop bas du peuple et des élites ou d'un Parlement trop indifférent aux limites de sa représentativité, de ses missions ou de sa fonction.
La question est alors de savoir, si face à ces éléments souvent par trop déceptifs, il suffirait d'espérer ou d'appeler de nos vœux d'autres acteurs, un autre personnel politique, un renouveau de l'esprit citoyen, ou s'il est nécessaire et urgent de penser à de nouvelles institutions, pour autant qu'on veuille éviter que le désenchantement régnant finisse par saper durablement le crédit des idées de république ou démocratie ou à tout le moins le désir et la force de défendre un vivre-ensemble qui prétend pouvoir s'en réclamer.
Bruno Hueber