Heams et alt. (dir.), Les mondes darwiniens, Matériologiques 2011, lu par Sylvain Bosselet (II)

Heams, Huneman, Lecointre & Silberstein (dir.), Les mondes darwiniens. L'Évolution de l'évolution, Éditions Matériologiques, 2011, lu par Sylvain Bosselet

 

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Présentation

Ce livre est une somme de près de 1600 pages sur le darwinisme contemporain, par cinquante des meilleurs spécialistes francophones. Nous proposons dans cette deuxième recension de résumer la deuxième partie, « Le darwinisme en chantier », 1/ Épistémologie (chapitres 10 à 18).

 

 

 

 

Chapitre 10, Pourquoi et comment formaliser la théorie de l’évolution, par Anouk Barberousse et Sarah Samadi

La TSE des années 1930-40 a changé du fait de la biologie du développement et de la découverte de la dérive génétique (théorie neutraliste de Kimura, qui est probabiliste avec son « tri aléatoire »). Elle reste à formaliser.Dans les années 1970, Lewontin énonce les trois principes de la théorie de l’évolution (voir première recension, chap. 3). Ils impliquent la notion problématique de fitness, que les auteures remplacent par la notion de succès reproductif, en nombre de descendants pour un organisme. Au sein d’un réseau généalogique, chaque organisme est relié à un autre par une relation de reproduction. Un organisme est un système physique, issu de l’instanciation de la relation de reproduction à la génération précédente, autonome et capable de se reproduire avec d’éventuelles modifications. Les auteures proposent une formule mathématique de ce modèle probabiliste (p. 371-374).

Les lois probabilistes, caractéristiques des vivants, évitent l’écueil de parler de « forces » évolutives (sélection, mutations, dérive, migration, etc.).

 

Chapitre 11, Continuités et discontinuités des mécanismes de la variation dans L’origine des espèces, par Pascal Charbonnat

Deux théories s’opposent. Les « continuistes » (ou « gradualistes »), comme Darwin et Mayr, pensent que les mécanismes de la variation produisent des différences légères et régulières, sélectionnées de manière continue. Pour les « discontinuistes », comme Gould et Elredge, le registre fossile montre des écarts morphologiques irréguliers, d’amplitude et de fréquence inégales, à travers des spéciations ou des extinctions importantes. La stabilité est entrecoupée par des variations rares, rapides et fortes, dues à des événements environnementaux.

Cette opposition n’est pas entre gradation et saut, mais entre une variation inégalement distribuée et une variation se déployant uniformément. L’uniformité darwinienne existe entre les courtes périodes de spéciation de Gould.

 

Chapitre 12, La fitness au-delà des gènes et des organismes, par Frédéric Bouchard

La théorie darwinienne rapidement vulgarisée affirme que les organismes les mieux adaptés (fittest) aux pressions de leur environnement survivent mieux et se reproduisent en plus grand nombre. Actuellement, un consensus mou mesure la fitness en termes de succès reproductif. Elle a été conçue seulement pour des organismes à reproduction sexuelle en compétition. Mais elle laisse de côté un grand nombre de phénomènes biologiques (sans reproduction), dont les écosystèmes, les communautés symbiotiques (à qui attribuer la fitness ?) et les espèces clonales.

L’auteur propose une notion avec métrique universelle, de fitness comparative dans le temps : la « persistance », qui inclut biomasse, succès reproductif et accroissement du potentiel énergétique d’une entité. Sa formalisation est : l’entité A (qui se transforme dans le temps à cause de la sélection sur ses parties) est plus fit que l’entité B (qui fait la même chose) si et seulement si A a une plus grande probabilité que B de persister dans l’intervalle de temps T.

 

Chapitre 13, Darwinisme et biologie moléculaire, par Michel Morange

Les partisans du dessein intelligent tirent la plupart de leurs exemples de biochimie et de biologie moléculaire et cellulaire. L’explication fonctionnelle de la biologie moléculaire peut sembler suffisante et ne pas appeler la théorie de l’évolution (en deux sens : reconstituer l’histoire évolutive et comprendre l’avantage sélectif de telle structure). Pourtant, d’autres possibilités auraient abouti à la même fonction. Un rapprochement récent s’effectue, car une séquence génomique n’est pas informative en soi, il faut la comparer à d’autres, et les différences prennent sens dans l’histoire évolutive qui les a créées.

La biologie synthétique (qui synthétise des molécules, par ex. en pharmacie) peut paraître étrangère à l’évolution, mais en fait il faut savoir si ces molécules seront stables dans l’organisme. Réciproquement, elle permettrait de tester les chemins évolutifs possibles. Les techniques de génie génétique, dont la mutagenèse, permettent des expériences d’évolution in vitro qui contribuent aussi à ce rapprochement. On peut maintenant décrire les mutations qui ont permis une évolution.

 

Chapitre 14, La biologie des systèmes peut-elle se passer d’une vision évolutive ?, par Pierre-Alain Braillard

La biologie des systèmes étudie (les propriétés qui résultent de) l’organisation des réseaux moléculaires (génétiques, protéiques, métaboliques), notamment par comparaison avec l’ingénierie, en utilisant les mathématiques et les simulations informatiques. Elle suppose des lois générales, non contingentes, au contraire de la biologie évolutive, qui est historique. Elle peut se développer indépendamment de cette dernière.

Elle découvre des principes généraux d’organisation des réseaux biologiques. Ceux-ci viennent en partie d’un bricolage baroque (tout n’est pas adapté), qui semble invalider la comparaison aux solutions optimales cherchées par l’ingénieur. Mais celui-ci aussi fait de la récupération, ne part pas de zéro et reprend de vieilles solutions face à des possibilités limitées.

La biologie des réseaux applique l’ingénierie à la biologie, avec deux avantages : pouvoir faire des simulations informatiques (et comparer les configurations) ; importer des modèles depuis l’ingénierie. Elle permet de savoir si la topologie particulière d’un processus épigénétique est un bricolage ou si la nature a vraiment trouvé une bonne solution.

D’après Mayr, la biologie évolutionniste étudie « comment les systèmes vivants ont été produits », et celle des systèmes « comment ils sont ». Elles sont complémentaires.

 

Chapitre 15, La plasticité phénotypique : de la microévolution à la macroévolution, par Antonine Nicoglou

Contrairement à ce qu’on pensait, la plasticité phénotypique est sous contrôle génétique, et donc adaptative. Il y aurait des gènes de la plasticité, qui exercent un contrôle sur l’expression des gènes régulateurs en fonction de l’environnement, produisant ainsi une réponse plastique. Le phénotype n’est pas le produit causal direct d’un génotype, mais d’un système épigénétique complexe, qui intègre des gènes capables d’interagir (et de produire) des signaux internes et externes. Ce système se transmet en évoluant.

West-Eberhard rapproche les plasticités morphologique et comportementale. Cette dernière appelle une nouvelle synthèse de la théorie de l’évolution, qui tienne compte du développement (l’Evo-Devo). Elle renverse l’ordre de priorité, du génotype vers le phénotype (qui est sanctionné en premier par la sélection).

La microévolution comprend notamment le changement dans les fréquences génétiques au sein d’une population, ou le processus de spéciation. Quatre processus sont à leur origine : mutation, sélection, transfert de gènes, dérive génétique. Il faut distinguer une plasticité non adaptative et sans base génétique, qui dépend surtout de la variabilité environnementale, d’une plasticité phénotypique adaptative avec une base génétique et résultat de la sélection naturelle (ex. différenciation de feuilles d’ombre et de lumière sur un même arbre).

Au niveau macroévolutif (au-dessus de l’échelle des espèces), la plasticité phénotypique permet d’expliquer l’évolution de nouveaux phénotypes, la colonisation de niches et certains aspects de la spéciation. On croyait que l’isolement géographique était nécessaire à une spéciation, mais la plasticité phénotypique (variation intra-espèce) peut conduire à des spéciations. West-Eberhard parle de « plasticité développementale de la spéciation », par la « fixation phénotypique » (des traits différents aboutissent à deux espèces différentes).

 

Chapitre 16, L’(in)déterminisme de l’évolution naturelle : quelles origines pour le caractère stochastique de l’évolution ?, par Christophe Malaterre et Francesca Merlin

La théorie de la sélection naturelle serait stochastique en ce qu’elle ne permet de faire que des prédictions statistiques. Les généticiens des populations travaillent sur les fréquences relatives des gènes et ne peuvent prédire que des distributions de probabilité sur les changements de ces fréquences de gènes. Cet indéterminisme vient-il de notre ignorance ou des processus naturels ? Les probabilités sont-elles épistémiques ou objectives ? Il y a une querelle actuelle sur la question.

Les indéterministes avancent quatre arguments qui rencontrent les contre-arguments des déterministes. 1/ La dérive génétique est aléatoire car due à un changement de fréquences génétiques entre générations, dû à une erreur d’échantillonnage. Mais elle pourrait refléter l’effet de facteurs (dérive génétique, mutation, migration) dont nous avons une information incomplète. 2/ La valeur adaptative (fitness) serait une propriété « dispositionnelle » (qui se manifeste dans certaines conditions) et probabiliste des organismes à avoir tel nombre de descendants. Elle n’est peut-être pas quantifiable, car parfois il vaut mieux avoir moins de descendants, mais de meilleure qualité. Mais les déterministes invoquent encore notre manque d’informations. 3/ Certains prédateurs chassent de manière aléatoire, ce qui a une valeur adaptative car c’est la manière optimale pour capturer du gibier. Mais ce serait anecdotique et ne peut être relié à la sélection naturelle en général, sans parler de la possibilité de causes cachées, non encore connues. En plus, on sait produire un phénomène macroscopique stochastique à partir de causes microscopiques déterminées (par ex. pour produire des séries de nombres aléatoires). 4/ La nature pourrait être en soi aléatoire en ce qu’un phénomène quantique entraînerait une erreur de copie moléculaire (et une mutation). Mais ces phénomènes ne peuvent être reliés causalement aux effets déterministes macroscopiques.

Cette question de la stochasticité doit tenir compte du fait que la théorie de l’évolution est multifactorielle et multiniveaux. Parmi les mécanismes de l’évolution naturelle, Sober note au moins la sélection naturelle, la dérive génétique aléatoire, le phénomène de mutation, le phénomène de recombinaison et les modes de reproduction. Il faudrait déterminer leur caractère stochastique et déterminer leur contribution relative à l’ensemble. On peut aussi leur trouver des sous-mécanismes de deuxième niveau, et ainsi de suite jusqu’à un quatrième niveau, quantique. Pour répondre à la question du déterminisme, il faudrait pouvoir répondre selon tous ces niveaux et sans doute d’autres à découvrir. Ainsi, la réponse ne serait pas « oui » ou « non », mais « plus ou moins ».

 

Chapitre 17, Darwin et la phylogénétique : hier et aujourd’hui, par Pascal Tassy

La phylogénétique est la science des arbres. La seule illustration de L’origine des espèces… est un arbre qui contient tous les taxons avec leur structure de parenté (pattern) et leur processus (de spéciation : différenciation et divergence). La première n’est pas visible mais donne la raison du second, la succession des espèces visibles, qui se déroule dans le temps.

Pour Darwin, on recherche les parentés entre organismes avec les caractères homologues. La cladistique se fonde sur la notion de congruence (des états transformés de caractères), remplacée par celle de parcimonie. L’homologie primaire est une conjecture de parenté (sur la base des observations), l’homologie secondaire est une théorie qui a passé le test de congruence. Ce qui est identique mais ne passe pas le test est de l’homoplasie.

Dans les années 1960-80, les méthodes manquaient de pondération sur les caractères à l’origine des classements. Le traitement des caractères moléculaires a aidé à cette pondération car les gènes connaissent différents types de substitutions qui ne sont pas équiprobables. La parcimonie pondérée l’a emporté.

Deux visions de la phylogénie se sont opposées : 1/ représentation des distributions de caractères sous forme d’un arbre (approche de parcimonie, de type pattern) 2/ modélisation de l’évolution des données avant la construction d’un arbre (approche probabiliste de type processus). Quand les méthodes probabilistes (bayésiennes) devinrent opérationnelles grâce à l’informatique, elles supplantèrent la parcimonie. Le processus l’emporte sur le pattern (en plus il est profondément évolutif).

La cladistique (par parcimonie) est poppérienne (conjectures et réfutations). La parcimonie est rejetée au niveau nucléotidique (par les molécularistes qui préfèrent une méthode vérificationniste par statistiques d’une hypothèse déjà posée, éventuellement un arbre). Pourtant pas un morpho-anatomiste ne la rejette pour la forme, les muscles, les cerveaux, etc.

Quand les données ont un signal phylogénétique clair, toutes les méthodes donnent les mêmes résultats. Sinon, il y a des problèmes. Aujourd’hui, il y a une dichotomie dans la production des arbres phylogénétiques : parcimonie pour la morpho-anatomie et les paléontologues ; probabilités pour les gènes et les molécularistes (qui envisagent même de ne pas tenir compte des fossiles, qui donnent des résultats contradictoires). C’est toujours le dilemme pattern et processus.

 

Chapitre 18, Récit de l’histoire de vie ou De l’utilisation du récit, par Guillaume Lecointre

Charles Darwin in 1881

 

En science de l’évolution, on distingue les sciences des processus (process) (comme la physiologie, l’embryologie causale, la génétique moléculaire) et les sciences des structures (pattern) (comme l’anatomie comparée, l’embryologie descriptive, la systématique). Les premières sont nomologiques / les secondes palétiologiques. Voici leurs caractéristiques respectives : leur régime de preuve est expérimental / historique ; leur preuve : par démonstration / par accumulation puis monstration ; leur raisonnement : inductif et hypothético-déductif / inductif et abductif, par consilience additive ; leurs objets sont : universaux et particuliers / particuliers et individus (qui n’existent qu’une fois) ; on y explique : des relations de cause à effet (le plus souvent le processus de l’évolution) / la répartition et l’agencement des structures ; elles présentent : des lois / au mieux seulement des règles ; leur rapport au temps est : la synchronie / la diachronie ; leur philosophie est : le réfutationnisme ou le vérificationnisme / le « cohérentisme » ; le rôle de la phylogenèse : y est expliqué / explique la répartition des attributs ; un exemple type en est : la mesure de fréquences d’allèles / la construction d’une phylogénie, avec parfois des fossiles.

Deux objections classiques affirment que la théorie de l’évolution n’est pas testable et qu’on ne peut remonter le temps. La première est fausse. On expérimente sur des organismes à cycle de vie très courts. La seconde vient de la physique comme modèle de science nomologique, mais ne tient pas compte des deux régimes de preuve susmentionnés, complémentaires en biologie.

Les récits historiques de la vie prêtent le flanc à de nombreux biais, dont les sélections abusives 1/ d’événements (hétérogènes), de paysages, d’objets, 2/ d’un seul fil historique (qui mène à l’homme, est de plus en plus détaillé quand on approche du présent et déséquilibre l’importance des événements). Ils sont des moyens de communication, et non un outil scientifique.

Ensuite, l’auteur propose un exemple de récit qui évite les pièges précédents.

 

Commentaire personnel

L’extrême précision conceptuelle de ces études et l’étendue du panorama balayée par cette somme en font un outil incontournable de la philosophie de la biologie.

                              

                                                                Sylvain Bosselet.