Francis Hutcheson, Système de philosophie morale, présenté et traduit par J. Szpirglas, Vrin 2016

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   Il aura fallu attendre deux cent quarante-six ans pour lire dans une nouvelle traduction A System of Moral Philosophy, l'un des chefs-d'œuvre de l'enseignement de Hutcheson. L'attente fut excessivement longue pour ce qui reste l'un des textes essentiels des Lumières écossaises, un livre qui fut admiré tout aussi bien par Lessing que par Diderot, et dont la postérité, pour être discrète, n'en fut pas moins considérable.

   Cette édition du texte complet, par Jeanne Szpirglas, n'a d'autre antécédent en France que celle de l'encyclopédiste Marc-Antoine Eidous, laquelle n'était que de quinze ans postérieure à la parution posthume de l'ouvrage en 1755. C'est dire assez qu'il était nécessaire qu'à élégance de la première vinssent s'ajouter la clarté et la rigueur propres aux publications scientifiques plus récentes.

   L'introduction (p.9-61), qui se complète d'une annexe explicative sur les choix de traduction (p. 62) et d'un répertoire des œuvres de Hutcheson (p. 63-64), propose une interprétation très éclairante du contenu doctrinal des trois livres composant le Système. On nous permettra d'en résumer le propos par des notations très succinctes.

   La première partie (p. 9-12) se présente comme une notice biographique, bibliographique et philologique : elle contient des éléments sur la vie et les écrits du philosophe de Glasgow, en particulier la Recherche et l'Essai, ainsi que sur la genèse du traité de sciences sociales ici considéré - toutes choses qui permettent de souligner l'intérêt de cette construction philosophique qui possède pleinement, selon les mots de l'auteure, « la dignité d'un grand moment de la pensée » (p. 9).

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The History of Tom Jones, Fielding

   L'objet de la deuxième partie (p. 12-37) est d'interroger plus en détail la reprise et l'extension par Hutcheson du concept de « sens moral », dont Shaftesbury introduisit l'expression dans les marges de la deuxième édition de l'Inquiry : cette thèse de l'existence d'un sens naturel capable de saisir les propriétés morales indépendamment de tout conventionnalisme et conséquemment de tout rationalisme est comprise comme une thèse dont l'audace, à bien des égards surprenante, se rapporte à la fois aux domaines psychologique, épistémologique et normatif. L'auteure expose ce « triptyque moral » (p. 12) : l'idée de la naturalité d'un tel sens, qui se prouverait par l'universalité supposée de la bienveillance, a pour effet spectaculaire d'écarter les notions de liberté et de volonté, et de déplacer au second plan, derrière le sentiment, le rôle de la raison dans la constitution du jugement moral. Ces notions de sens moral, de bienveillance, d'approbation, caractéristiques du XVIIIème siècle philosophique et littéraire, et qu'on retrouve dans une pureté presque enthousiasmante chez Hutcheson, sont donc analysées l'une après l'autre dans leur fonction structurelle et dans leur contexte historique, le plus souvent polémique semble-t-il, que ce soit à l'égard des héritiers de Hobbes ou à moindre degré de Locke. Leurs relectures par Hume, Adam Smith, Bentham, etc., sont également évoquées.

   La troisième partie (p. 37-61) envisage les développements religieux, juridiques, politiques et économiques du Système. Le principe de la bienveillance, qui entraîne la conséquence indirecte mais décisive de faire de l'individualité le fondement paradoxal du lien social, limite considérablement toute prétention concurrente : à la détermination morale seule, qui précède et excède toutes les autres dimensions de la vie sociale, revient la charge d'être la cause directement ou indirectement effective de toute valeur et de toute validité véritables. Corrélativement, par exemple, l'état de nature est redéfini pour désigner «  un état social [déjà] réglé par des lois » (p. 45) ; le concept de « droits parfaits » est repris aux jurisconsultes pour servir à l'affirmation d'un droit étendu de résistance ; les contrats privés et la souveraineté publique restent soumis dans leur puissance et leur autorité à la même finalité morale que celle dont chaque individu aurait en lui le sentiment naturel. 

 

   Rigueur des analyses, de l'érudition critique et de la traduction - cette publication est donc plus qu'opportune ; elle est recommandable. D'autant plus qu'elle permet de rappeler qu'il serait difficile, sauf à s'y méprendre, de réduire l'œuvre de Hutcheson à l'état de fragments d'une théorie morale ou esthétique plus ou moins confuse, que bien au contraire se manifeste chez lui l'ambition d'établir scientifiquement (un détail du frontispice du Novum Organum est placé en couverture) l'unité des sciences sociales, en l'occurrence sur l'expérience d'une bienveillance naturelle. Ainsi le Système de philosophie morale s'impose-t-il de fait comme un jalon important dans l'histoire des Lumières - ne serait-ce qu'en raison aussi de la leçon qu'il dispense sur l'idée que le bien, contrairement au vrai, ne s'apprend pas : y compris pour le professeur renommé que fut Hutcheson, « the nerver-to-be-forgotten Dr. Hutcheson » (Adam Smith), le pouvoir si vanté de l'éducation eut apparemment ses limites.

 


K. Oukaci