Nadia Yala Kisukidi, Bergson ou l’humanité créatrice, 2013, CNRS éditions, lu par Sophie Gratien-Plot.
Par Baptiste Klockenbring le 27 mai 2016, 06:00 - Philosophie politique - Lien permanent
Le livre de NADIA YALA KISUKIDI est issu d’une thèse de doctorat soutenue en décembre 2010 à l’université de Lille II sous la direction de Frédéric Worms, et dont le titre était : L’humanité créatrice. Essai sur la signification esthétique et politique de la métaphysique de Bergson. Mention « Très honorable avec Félicitations ».
L’auteure est actuellement assistante d’enseignement en éthique (Faculté autonome de théologie protestante/ Université de Genève).
Il est question dans cet ouvrage, de l’homme, de l’art et de la politique chez Bergson. Ce n’est pas à Bergson qu’on se réfère en priorité pour penser l’homme, l’art, la politique. Il est vrai que ces trois objets de réflexion n’apparaissent pas chez Bergson comme problèmes en soi mais comme réponses à un problème proprement bergsonien. Il n’y a donc ni philosophie de l’art, ni philosophie politique chez Bergson, mais des analyses prises dans l’étude de la vie, de son activité, des problèmes qu’elle rencontre dans son incessant mouvement créateur. De ce fait, l’homme est réintégré dans une cosmologie et il en est de même pour ses activités propres que sont l’art, la morale, la politique. Le monde de l’homme et de sa culture n’est pas un monde à part du reste du cosmos ; et pourtant, il est bien la preuve d’une nouveauté dans la création : il y a bien une « différence anthropologique », comme dit l’auteure. Le titre de son livre le dit bien : il s’agit de comprendre l’art, la morale et la politique, non comme domaines déjà découpés par l’usage antérieur, mais comme moyens de l’activité créatrice de l’homme lui-même au service d’une relance de l’élan vital, ce même élan qui traverse l’ensemble de la création. L’homme n’est pas seulement porté par le flux vital comme les autres vivants ; il est porteur qui porte plus loin ; il ajoute de la création à la création. Désormais, l’évolution créatrice se relance par l’humanité créatrice. C’est la thèse du livre de Nadia Kisukidi : il existe des degrés de créations dans l’espèce humaine qui manifestent autant de manières pour l’élan vital cosmique de prolonger son mouvement. Par ailleurs, pour l’auteure, ce n’est pas la création esthétique qui est le degré le plus élevé, mais la création morale, laquelle ne s’accomplit pleinement que dans sa dimension collective ; par conséquent, la politique elle-même devient espace de création.
Le livre est composé de trois grandes parties - correspondant aux trois sujets abordés : 1/ humanité et création ; 2/ art et vie créatrice ; 3/ mystique, droits de l’homme et démocratie : de la création politique. Bien sûr, toutes les affirmations soutenues dans le livre sont étayées sur une lecture minutieuse du texte de Bergson, avec sa référence précise, si bien que le lecteur dispose en lisant le livre d’une véritable anthologie thématique de textes bergsoniens.
1ere partie sur l’homme.
La question bergsonienne n’est pas « qu’est-ce que l’homme ? » Sachant que Bergson ne recherche pas des essences mais le sens des devenirs, la question devient : dans le jaillissement de la vie créatrice, que signifie l’apparition de l’homme ? L’homme est une solution au problème que rencontre la vie dans son élan pour traverser la matière, élan toujours contrarié par la résistance de la matière, « l'évolution du monde organisé n'étant que le déroulement de cette lutte. » (Evolution créatrice p. 255).
L’auteure commence par un rappel des caractères de l’élan vital comme acte créateur qui aboutit à ce résultat : l’existence des espèces vivantes dans leurs différences.
L'élan de vie consiste dans une exigence de création et la vie est une réalité de type psychique : « la vie, c’est-à- dire la conscience lancée à travers la matière » (Evolution Créatrice, p. 183) L’élan vital se saisit de la matière, qui est la nécessité même, « et il tend à y introduire la plus grande somme possible d'indétermination et de liberté » (Evolution Créatrice p. 252) c’est là le propre de la création : il y a toujours plus dans l’effet que dans la cause, contrairement à la matière qui obéit rigoureusement au principe de causalité.
Mais à l’opposé de cet élan créateur, il y a un problème de finitude : il y a « la résistance que la vie éprouve de la part de la matière brute » (Evolution créatrice p. 99) ; comme il n’y a création qu’au point de rencontre de l’élan de vie et de la matière, celle-ci ralentit l’élan, étant donné que ce dernier est fini : « Mais l'élan est fini, et il a été donné une fois pour toutes. » (Evolution Créatrice p. 254). La force de création « s’alourdit » en force de conservation, de répétition. Seule l’espèce humaine peut surmonter son piétinement et prolonger l’élan vital. « L'évolution n'est pas seulement un mouvement en avant ; dans beaucoup de cas on observe un piétinement sur place, et plus souvent encore une déviation ou un retour en arrière. » (Evolution Créatrice, p. 105). Le mot « piétinement » apparait deux fois dans l’Evolution Créatrice et deux fois dans Les Deux sources sous forme de « piétinement sur place », opposé au mouvement, à la marche en avant. Et l’auteure utilise très souvent l’expression comme symbole du relâchement de l’élan vital.
L’espèce humaine est pour la vie une solution à son problème de finitude. L’humanité créatrice est capable de soi-même de relancer l’élan vital qui la traverse et de retarder le relâchement de cet élan.
D’où l’humanité tient-elle ce pouvoir ? Difficile d’éviter ici de parler de Dieu. L’auteure nous en rappelle ce qui est nécessaire pour comprendre sa thèse, mais le Dieu de Bergson n’est pas son sujet. Au moins n’esquive-t-elle pas sa présence incontournable dans l’œuvre de Bergson. « C'est la conscience, ou mieux la supraconscience, qui est à l'origine de la vie » : Evolution créatrice, p. 261 ; et Bergson nomme cette supraconscience « Dieu, ainsi défini, n'a rien de tout fait ; il est vie incessante, action, liberté. » (Evolution Créatrice, p. 249.)
Et c’est l’homme qui est le plus apte à prolonger la création qui l’a créé.
La cosmologie de l’Evolution Créatrice se prolonge dans « l’intuition mystique » des Deux Sources. La mystique est promue comme procédé de recherche philosophique ; le mystique expérimente hic et nunc quelque chose qui est au-delà du hic et nunc et qui remonte à l’origine première de toute chose. Cette remontée lui permet de ressentir l’écart entre Dieu et la Nature (le naturant et le naturé, dit Bergson, qui précise bien que, disant cela, il détourne de leur sens les expressions spinozistes (Les Deux Sources, p. 56). Elle lui permet d’entendre l’appel qu’il doit lancer à l’humanité entière de travailler à combler cet écart pour aller au-delà de la seule logique de conservation de la vie. L’homme peut dépasser les limites de l’espèce au nom de l’amour dont l’élan lui vient de Dieu avec lequel il coïncide dans l’expérience mystique. Dans l’homme, l’élan vital se retourne contre sa tendance à la clôture pour s’ouvrir à l’humanité ; il est de la nature de l’espèce humaine de dépasser sa nature d’espèce et de continuer l’élan vital en amour de l’humanité.
Peut-on parler d’un humanisme bergsonien ? En un sens oui car il y a une origine de l’homme qui lui indique aussi sa destination, laquelle, comme espèce créatrice, est de faire travailler le créatif contre l’espèce (l’espèce pour Bergson étant entendue comme arrêt de l’élan vital ; l’espèce c’est de la vie à l’arrêt ; la création, c’est la vie en marche) ; il y a donc une signification singulière de l’homme et qui n’est donnée à aucun autre vivant terrestre. Mais cela ne suffit pas à faire un humanisme car l’homme n’est ni centre ni fin (ni but ni terme) de la création, quoiqu’il soit « raison d’être du développement tout entier » (Deux sources, p. 223). Et puis, l’univers étant infini, il y a un incurable « provincialisme » des hommes, « médiocres habitants du coin d'univers qui s'appelle la Terre dans l’univers » (Les Deux Sources, p. 271). Plutôt que raison d’être du développement, ne faudrait-il pas dire que l’homme est raison de connaitre ce que « veut » la vie car c’est en lui qu’elle a « la plus grande somme possible d'indétermination et de liberté » Evolution Créatrice, p. 252).
2e partie sur l’art et la vie créatrice
L’élan créateur est chez l’homme, non pas collectif, mais individuel et l’exigence de création au sein de l’humanité se manifeste d’abord comme activité artistique. L’existence d’artistes est une pure chance : c’est la théorie du « détachement » (Le Rire, p. 118) qui le justifie : l’artiste nait détaché de la nécessité de se rapporter à la réalité de manière uniquement instrumentale. Il voit (pour ne prendre qu’un seul des cinq sens) ce que le non artiste ne voit pas. Ce qui le caractérise n’est donc pas un savoir-faire spécial mais un pouvoir voir autrement, de voir au-delà du voile qui opacifie toute réalité interne, externe, dans la perception normale pour le service de l’action. On se souvient que dans Matière et Mémoire Bergson nous dit que percevoir est un acte de sélection. Mon corps (mon cerveau), situé à tel point de la matière, découpe dans l’actuel, selon les nécessités de l’action, des images et dans mon passé des souvenirs pour obtenir une simplification pratique de la réalité : le corps, toujours orienté vers l'action, a pour fonction essentielle de limiter, en vue de l'action, la vie de l'esprit (Matière et mémoire, p. 199). Le détachement de l’artiste, inné chez lui mais qui existe aussi à l’état de « Détachement voulu, raisonné, systématique, qui est œuvre de réflexion et de philosophie » (Le Rire, p. 118), est donc une dysfonction.
Reste un problème : si c’est le régime général de l’attachement à l’action qui est la norme vitale, comment se fait-il que naitre détaché soit permis par cette norme ?
La réponse se trouve dans Les deux sources de la morale et de la religion. L’artiste ouvre une reprise de l’élan vital ; relance le mouvement de la vie ; la création artistique s’explique par l’émotion unique de l’artiste dans la coïncidence avec son sujet ; « Création signifie, avant tout, émotion » (Deux Sources, p. 42), émotion unique en son genre (ibid. p. 43) ; par son œuvre, l’artiste relance le mouvement de la vie.
Mais en quoi l’artiste relance la vie cosmique ? En quoi importe-t-il à la vie en général qu’il y ait des artistes ? En est-elle augmentée ? On est porté à croire que la création artistique est rapportée à la création vitale par pure métaphore.
En fait non : l’artiste œuvre à réveiller chez tous les hommes non artistes le sens de la singularité et de la richesse du monde au-delà de la tyrannie du vivre et de l’agir. La perception commune étant superficielle par nécessité pratique, l’artiste travaille à en étendre le champ (La pensée et le mouvant p. 150). Il s’agit de lui faire retrouver sa profondeur gratuite « pour rien, pour le plaisir » (La pensée et le mouveant, p. 152). L’artiste élargit donc la vie. Il n’imite pas la vie, il donne à vivre.
Et comment l’émotion du créateur passe-t-elle par l’œuvre dans le spectateur ? Par la suggestion nous dit l’auteure. Il faut ici se reporter à l’Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 11 pour bien comprendre qu’il s’agit de suggestion hypnotique : « L'objet de l'art est d'endormir les puissances actives ou plutôt résistantes de notre personnalité, et de nous amener ainsi à un état de docilité parfaite où nous réalisons l'idée qu'on nous suggère, où nous sympathisons avec le sentiment exprimé. Dans les procédés de l'art on retrouvera (…), les procédés par lesquels on obtient ordinairement l'état d'hypnose. Ainsi, en musique, le rythme et la mesure suspendent la circulation normale de nos sensations et de nos idées, et s'emparent de nous. »
Mais l’œuvre d’art n’est ni émotion pure ni émotion simplement au présent ; elle est émotion portée, communiquée par une matière sensible qui par sa présence, indique la présence derrière le visible d’un invisible qui a créé tout cela à titre « gracieux ». Le sentiment de beauté devant l’œuvre d’art désigne l’origine généreuse de toute vie. C’est à partir d’une lecture de la conférence sur Ravaisson dans La pensée et le mouvant, p. 280, que l’auteure, usant de l’équivoque du mot « grâce » dans le texte, (« on appelle du même nom le charme qu'on voit au mouvement et l'acte de libéralité qui est caractéristique de la bonté divine. ») nous explique que « Toute chose manifeste, dans le mouvement que sa forme enregistre, la générosité infinie d'un principe qui se donne. ». Ainsi, on peut appliquer à Bergson ce que lui-même dit de Ravaisson : « par transitions insensibles, de l'esthétique à la métaphysique et même à la théologie » Ibid. p. 280.
Cela dit, s’il est vrai que l’art est un des signes empiriques qui affirment la nature créatrice de l’humanité, il échoue en partie, en ceci qu’il n’a pas la puissance de mise en acte. En tant que détachement, du côté de l’artiste, et suggestion hypnotique du côté du spectateur, l’art manquera toujours d’élan créateur. Etre spectateur de la création dans l’art ne rend pas créateur. L’art est donc un triomphe incomplet de la vie créatrice, affirme fortement l’auteure. La solution au problème métaphysique de la vie créatrice n’est pas esthétique. Pourquoi ?
Nadia Kisukidi, méditant sur un passage de La Conscience et la Vie p. 24-25, jointe à la page 340 de l’Evolution Créatrice, nous avertit que l’art, expression d’imprévisible nouveauté, est aussi, chez l’artiste arrêt de l’élan vital, impuissance momentanée à pousser plus loin. En fait, c’est tout l’élan, biologique ou artistique, qui est menacé par l’automatisme de répétition : le style, c’est la routine, la mécanique menaçant le vivant, l’artiste en venant à s’imiter lui-même.
Et puis l’artiste reste l’exception, pas la règle. Il ne témoigne que pour lui, pas pour les autres. Ce qui témoignerait pour eux, c’est la possibilité, à eux donnée, de donner corps à leur propre personnalité. Il n’est requis pour cela aucun talent mais seulement un effort (La Conscience et la Vie, p. 24) : « nous devons supposer que la vie humaine a sa raison d’être dans une création qui puisse se poursuivre à tout moment chez tous les hommes : la création de soi par soi ». On retrouve le leitmotiv bergsonien que créer c’est faire œuvre de liberté, c’est faire en sorte qu’il y ait plus dans l’effet que dans la cause, dans l’effet de soi que dans la cause de soi. Durer, pour un humain, ce n’est pas seulement continuer sur son élan, c’est se créer.
Dans l’espèce humaine, la création qui dépasse toutes les autres est la création morale ; c’est là que nous allons rencontrer le mystique, cet homme qui a le pouvoir d’impulser des dynamiques collectives. Il ne suffit pas de se créer, chacun pour soi ; il s’agit de recréer le monde social, le monde humain qui seul peut faire de la liberté une expérience collective. Il y a donc bien une ouverture à la dimension politique chez Bergson.
3e partie sur la création politique : mystique, droits de l’homme et démocratie. De l’élan vital à l’élan mystique.
Comment la métaphysique de la vie créatrice débouche-t-elle sur une politique ? Comment les hommes doivent-ils s’organiser politiquement pour accomplir leur destination métaphysique ?
« Mystique » désigne une individualité exceptionnelle « qui continuerait et prolongerait l’action divine » (Deux Sources, p. 233) ; c’est l’élan vital à signification morale, capable de transformer les conditions de la vie humaine. La traduction politique de cet élan mystique est une certaine pensée des droits de l’homme et de la démocratie.
Le mystique est une nouvelle actualisation de l’élan vital au sein de l’espèce humaine. Par lui l’espèce humaine se dépasse ; il est un nouvel « effort d’évolution créatrice » (Deux Sources, p. 99). Son but est d’agir sur l’espèce, de « faire un mouvement de ce qui est par définition un arrêt » (Deux Sources, p. 249). L’auteure en propose une interprétation nouvelle à partir, entre autres, des analyses d’Alain Badiou dans son « Saint Paul, la fondation de l’universalisme, PUF, 2007 » portant sur la notion de « sujet sans identité ». Le mystique bergsonien devient ainsi porteur d’un message résolument anti-identitaire.
On sait que le chapitre 1 des Deux Sources ramène la morale de toute société à deux termes distincts : le clos et l’ouvert. Toute morale sociale étant un mixte des deux. Le clos, c’est la pression de l’obligation pour conserver l’espèce en consolidant la société. La morale close est répétition, piétinement de l’élan vital. Sa logique, c’est la violence contre l’autre et la guerre. La société close est monarchique ou oligarchique. Elle a un chef qui s’impose par la force. Sa politique repose sur l’identification de l’ennemi (on reconnait ici la thèse de Carl Schmitt, ennemi notoire de la démocratie, que Nadia Kisukidi utilise pour mieux décrire la société close).
Au contraire, la société ouverte pratique une politique du frère ; elle veut la paix, l’égalité, l’universalité cosmopolite. C’est la devise de la République Française qui qualifie le mieux une société qui s’ouvre, et c’est la fraternité qui en est l’essentiel. « La démocratie est d’essence évangélique et elle a pour moteur l’amour » (Deux Sources, p. 300). La fraternité n’est pas la solidarité par laquelle on la remplace pourtant couramment : celle-ci est encore un concept clos : faire bloc solide contre ; « l'homme trompe la nature quand il prolonge la solidarité sociale en fraternité humaine » (Deux Sources p. 55). De plus, la fraternité est une émotion et à ce titre elle a une force mobilisatrice. On se rappelle la critique que Bergson adresse à la raison pratique : justement elle n’a pas la force de l’être jusqu’au bout. Il ne suffira jamais de savoir quoi faire pour le faire ; il faut entre les deux une « émotion » et l’émotion ne se transmet que par contagion ; d’où la nécessité du mystique, ce « lanceur d’émotion ».
La politique bergsonienne culmine donc dans la démocratie « de toutes les conceptions politiques, c’est en effet la plus éloignée de la nature » (Deux Sources, p. 299) et la plus récente puisqu’il faut attendre le 18e siècle (la démocratie grecque étant disqualifiée par l’esclavage ; ibid.). Le texte de Bergson ne trace pas un plan de « Cité Idéale », mais laisse ouvert l’avenir. L’élan de création politique ne saurait obéir a priori à un programme.
Il n’y a même pas de nécessité d’un progrès. Certes il y a « marche en avant » (c’est l’expression des Deux Sources) dans l’évolution cosmique, mais, à partir du moment où celle-ci produit des êtres libres, « l’avenir de l’humanité reste indéterminé parce qu’il dépend d’elle. » (Deux Sources, p. 319). Que vienne un mystique, cela n’a rien de nécessaire : « Ne comptons pas trop sur l’apparition d’une grande âme privilégiée » (Deux Sources, p. 333). Le mystique peut même survenir dans une société close et loin d’avoir un effet d’ouverture, il sera identifié à la figure de l’ennemi : c’est le cas de Socrate. Il y aurait ainsi pour Nadia Kisukidi à la fin des Deux Sources un « optimisme tragique » (expression qu’elle emprunte à Emmanuel Mounier).
Conclusion
L’auteure ne nous cache pas dans sa conclusion ce qu’elle appelle le « manque de lisibilité » de la pensée politique de Bergson.
Ce « manque de lisibilité » peut s’entendre en deux sens.
1/ Les contours de la doctrine politique bergsonienne ne sont pas explicitement repérables. Il faut, pour y remédier, réinscrire des pensées discontinues dans le mouvement de la métaphysique de la vie créatrice, ce que l’ouvrage de Nadia Kisukidi accomplit parfaitement. Elle nous convainc qu’il faut lire Bergson dans l’élan de sa trajectoire : en suivant l’impulsion donnée dès L’Evolution Créatrice, impulsion qui n’est pas une explication de ce qui suivra car l’avant n’explique pas l’après en matière de création.
2/ la pensée politique de Bergson souffrirait aujourd’hui d’une certaine illisibilité.
Bergson, en fin de compte, ne fait que retrouver les valeurs les plus consensuelles et formelles de la République Française. C’est vrai. Mais il affirme que la démocratie est le chef d’œuvre de solution que la vie a trouvé à son problème le plus menaçant, qui est d’échapper à la clôture sociale violente et mortifère dont la devise serait : « Autorité, hiérarchie, fixité », (Deux Sources, p. 301).
Redire cela aujourd’hui, voilà qui sonne à nouveau comme un appel salutaire.
Sophie Gratien-Plot.