oeil de minerve ISSN 2267-9243

L’objet que se fixe Foucault dans cette série d’interventions publiques est l’étude de « la formation de l’herméneutique de soi » dans la philosophie gréco-romaine de l’époque impériale puis dans la spiritualité chrétienne de l’époque des premières institutions monastiques (p. 31-32). Reprenant les analyses présentées dans son cours du Collège de France, il s’appuie d’abord sur le moment socratique, ici étudié à partir d’une lecture de l’Alcibiade, pour analyser en regard les pratiques effectives du « prendre soin de soi » sous l’Empire.  Il montre ainsi que le souci de soi est devenu une activité largement répandue en tant que forme de vie à part entière, mode d’existence complet qui tranche avec la simple préparation à la vie politique qu’il avait pu être quelques siècles plus tôt. Le souci de soi n’a plus une fonction simplement pédagogique, mais répond désormais à une fonction critique (se débarrasser des fausses opinions), une fonction de lutte (le combat spirituel) mais aussi une fonction médicale (se guérir des passions). Le souci de soi doit désormais permettre au sujet d’affronter le monde, armé qu’il est d’un certain nombre de vérités. Autrement dit, la période impériale marque l’avènement d’un nouveau rapport à soi, une nouvelle forme de subjectivité fondée sur des pratiques spécifiques et où la connaissance de soi, pilier du souci de soi socratique, n’occupe plus qu’une place subsidiaire. Elle n’a en effet plus qu’un rôle de contrôle de l’acquisition des connaissances en vue de la transformation de nous-mêmes, elle est devenue « gnomique » selon l’expression utilisée ici par Foucault (p. 125).

À cette connaissance de soi gnomique s’oppose, comme le précise Foucault dans la seconde partie de son cycle de conférence, une herméneutique de soi chrétienne, qui voit le jour aux alentours des IV^e et V^e siècles après J. C. et qui replace, elle, la connaissance de soi au cœur des processus de subjectivation. Pour expliquer ce processus qui conduit à l’effacement progressif du souci de soi, Foucault distingue deux types d’ascèse : une « tournée vers la vérité » et une « tournée vers la réalité » (p. 108). La première, caractéristique d’une culture antique plus éthopoétique (p » 122) vise à faire de la vérité la règle du rapport du sujet à lui-même et au monde. La seconde, qui qualifie une culture chrétienne à laquelle Foucault attribue une fonction « métanoétique » (p. 121), c’est-à-dire tournée vers le changement d’état, a, elle, pour objectif d’assurer le passage d’un monde à l’autre (celui de la vie éternelle). L’une n’efface pas pour autant l’autre puisque l’ascèse chrétienne, tournée vers la réalité, suppose celle tournée vers la vérité. Le renoncement à soi implique en effet une connaissance herméneutique de soi qui, contrairement à la culture antique, ne passe plus seulement par l’assimilation de vérités et de sa vérité, mais ici, dans le contexte d’une religion du livre fondée sur un dogme, par un travail de déchiffrage des textes. Foucault distingue d’ailleurs, à ce titre, deux types d’herméneutique dans la culture chrétienne, soit une herméneutique « interprétative » qui cherche la vérité du Texte dans différents types de connaissance et une herméneutique « critique » qui analyse les mouvements de la pensée (p. 125). Pour finir, dans sa dernière conférence, Foucault rappelle que cette prédominance de la connaissance de soi sur le souci de soi qui se concrétise dans les monastères chrétiens marquera notre civilisation et notre rapport à nous-mêmes. On la retrouve d’ailleurs tant chez Descartes, qui place la connaissance de soi au cœur de son système, que dans ces sciences humaines qui font d’abord de l’humain un objet de connaissance. En définitive, si, comme le notent les éditeurs dans leur introduction, nombre des distinctions conceptuelles complexes ici établies seront ensuite abandonnées par Foucault, le cœur de son propos – la distinction entre deux régimes de relation entre connaissance de soi et souci de soi – perdurera, se retrouvant notamment dans ses travaux, publiés ou restés inédits, sur l’histoire de la sexualité.  

Le séminaire donné ensuite par Foucault reprend, comme en complément, les mêmes thématiques et les mêmes objets, mais il le fait en se recentrant sur la notion de parrêsia et s’appuyant davantage sur l’analyse de textes. L’intérêt de ces séances de travail est surtout qu’elles laissent apparaître un Michel Foucault au contact des étudiants, un Foucault qui échange, s’adapte, s’interroge, et éprouve des difficultés, notamment techniques et linguistiques. On découvre, autrement dit, en parallèle du Michel Foucault penseur, testant des concepts et des analyses dans ses conférences, un Michel Foucault enseignant, rarement accessible ailleurs, tant les cours au Collège de France répondent à un format très normé. C’est là d’ailleurs, selon nous, l’un des principaux apports de ce volume qui sinon - et c’est le risque d’une volonté de republication des moindres bribes et expressions d’une pensée - n’intéresserait peut-être que les plus pointus herméneutes de la pensée du philosophe français. Il nous donne à voir un Foucault au travail, présentant, résumant, mais surtout construisant sa pensée dans une forme d’oralité vivante qui transpire aussi bien de ses notes de préparation que des enregistrements. Ainsi, tout en constituant un outil certainement précieux pour la reconstitution détaillée du processus de création de la pensée et de l’œuvre du philosophe, cet ouvrage nous offre aussi une occasion rare d’observer un Foucault qui n’apparait pas dans ses ouvrages et ses articles, ce Foucault vivant et à l’œuvre qui passionna, à Paris comme ailleurs dans le monde, les auditeurs qui eurent la chance de l’écouter.     

Alexandre Klein