David GRAEBER, Des fins du capitalisme. Possibilités I - Hiérarchie, rébellion, désir, Editions Payot et Rivages, 2014, lu par Gilbert Ibgui
Par Michel Cardin le 16 octobre 2015, 13:12 - Sociologie - Lien permanent
« Des fins du capitalisme, Possibilités I », l’œuvre du célèbre anthropologue américain, David Graeber, auteur du livre à succès, Dette, 5000 ans d'histoire, s'inscrit dans le projet d'ouvrir un espace d'altérité qui donne à voir des possibilités autres de mode de penser et d'action. Il s'agit, à partir d'une théorie critique de la société de réveiller des formes de vie libre et auto-organisées susceptibles de conduire à une sortie du capitalisme accusé de réifier l'être humain, et de montrer que la transformation sociale est possible.
Au moyen d'une méthode généalogique, qui déconstruit
les concepts hérités de la tradition philosophique, suspectée de véhiculer de
nouveaux lieux communs, et d'une enquête anthropologique, qui puise aussi bien
dans un très riche matériau ethnologique que dans l'histoire de l'Occident,
David Graeber met au jour les voies qui ont mené à
« naturaliser » le capitalisme. Cette formation économique correspond
à une organisation arbitraire et contingente de la vie sociale. Quatre études
relatives à la hiérarchie sociale, à « l'idée même de
consommation », au « mode
de production » et enfin au « fétichisme »
s'emploient à démontrer, à la faveur d'un « idéal utopique » qu'un autre
monde est possible ici et maintenant, libéré du carcan de la domination
sociale.
Dans un premier chapitre, l'auteur se livre à l'examen de l'assise anthropologique de la hiérarchie sociale. C'est grâce à la distinction entre deux catégories empruntées à l'ethnographie, ayant trait aux « relations de plaisanterie » et aux « relations d'évitement », que seront mis en lumière l'origine et le fonctionnement des relations hiérarchisées et de leurs codes sociaux.
Sur un plan méthodologique, recourir aux logiques de la plaisanterie et de de l'évitement peut certes paraître à la fois désuet et ethnocentrique : ce sont toutefois des catégories heuristiques héritées des anthropologues du XIXe et du XXe siècle propres à fournir des éléments d'une théorie sociale critique. L'anthropologie doit continuer à produire ses propres concepts, être fidèle à « la Grande Tradition » dont les outils conceptuels ont permis de débusquer les formes de pouvoir et de domination sociale à l’œuvre dans les mœurs qui ont façonné inconsciemment nos comportements les plus intimes.
La catégorie de plaisanterie ne doit pas être confondue avec celle d'humour ; elle désigne plutôt un rapport irrespectueux à l'autre, sous la forme de la brimade, de la joute ou d'une agressivité feinte, tandis que l'évitement consiste dans une retenue formalisée et une déférence extrême, suscitant des sentiments de honte et de gêne. Ce sont deux modalités opposées du comportement. Si la première traduit une relation d'égalité, l'évitement , au contraire, est l'expression d'une hiérarchie où se trouve soumise la personne tenue de respecter son maître et d'obéir à des conventions : elle est, en raison de son infériorité, mise en demeure par exemple, de parler tout bas, de ne pas toucher l'autre en premier, de contenir les manifestions de la vie corporelle, de ne pas soulager un besoin , de cacher tout ce qui est d'ordre sexuel : il s'agit de forme d'interdits socialement très répandus. On comprend alors que les rapports de plaisanterie constituent l'inversion des relations d'évitement : ces dernières mettent en valeur et autorisent tout ce que la première prohibe. A l'évitement, doit être associé le sentiment de honte éprouvé par le sujet de statut inférieur, tandis que, dans les relations de plaisanterie, la honte est absente et laisse place à l'humour, le défi et la joute.
Il s'agit là de faits bien connus et répertoriés par la littérature anthropologique. Toutefois, ce qui est étonnant, c'est que l'on n'a pas interrogé l'origine et la cause de ces relations de plaisanterie et d'évitement. Graeber ne partage pas l'hypothèse intéressante formulée par Edmund Leach d'après laquelle les conduites d'évitement visent à instaurer une séparation du moi avec l'autre, du corps propre avec le monde extérieur. Cette séparation ne correspond pas à une nécessité : en effet les relations de plaisanterie consistent à faire exactement le contraire, à savoir inscrire le corps dans sa continuité avec le monde et les autres, comme cela est attesté dans l'humour portant sur les fonctions sexuelles et celles d'excrétion, dans la brimade et dans la provocation: il y a donc, d'un côté, un corps de la plaisanterie impliqué dans des multiples liens, contacts et fonctions avec le monde, et qui est porteur de relations égalitaires basées sur la réciprocité, et de l'autre, le corps de l'évitement qui est un corps clos, replié sur lui-même, autosuffisant, sans échange et sans communication avec le monde, un corps nié et abstrait, coupé de son contact primordial avec la nature.
A ce niveau, l'auteur avance une hypothèse audacieuse qui consiste à envisager les relations d'évitement au regard de la propriété privée, compte tenu de la très proche similarité des logiques d'évitement et des logiques de la propriété. Cependant, il ne faut pas entendre par l'idée de propriété le rapport d'un individu à un objet mais plutôt comme un rapport entre des personnes : la propriété traduit aussi bien d'un rapport d'exclusion entre ceux qui sont détenteurs de « biens » et ceux qui en sont dépourvus que d'une relation de supériorité des possédants sur les autres. Graeber donne l'exemple des fidjiens des îles Lau divisés en deux clans : il y a d'une part, les nobles, propriétaires exclusifs d'espèces d'oiseaux ou de poissons auxquels ils n'ont pas en réalité le droit de toucher sous peine d’être frappés de malédiction, et d'autre part, les roturiers, privés de ce droit de propriété, et inscrits dans des rapports utilitaires et matériels avec le monde. Être propriétaire devient une marque de distinction et confère aux personnes haut placées un statut séparé : ainsi sera objet d'évitement tout sujet détenteur de biens. Ce dernier devient « tabou » et sert à qualifier un chef propriétaire d'un grand nombre de biens symboliques. C'est ainsi que Graeber soutient que les relations d'évitement sont fonction de la propriété qui confère aux individus une marque distinctive et un statut à part. Une propriété construit plus une personne qu'elle n'a d'utilité pratique, elle est symbolique et source de prestige, elle dote le sujet possédant d'une aura, voire d'une sacralité qui susciteront des rapports d'évitement.
Ces logiques d'évitement sont inhérentes à l'instauration de rapports hiérarchisés entre les groupes : il y a une corrélation stricte entre conduite d'évitement et l'existence d'une hiérarchie. Cette dernière notion, bien connue des anthropologues n'a pas fait l'objet d'un usage explicite ; ils ont eu tendance à utiliser sans distinction deux idées différentes impliquées dans le concept de hiérarchie : sa dimension linéaire sur le modèle d'une règle graduée et son acception taxinomique, basée sur la classification et le principe de l'inclusion croissante. Toutefois ce qui n'a pas été assez analysé, c'est que la domination sociale d'un groupe sur l'autre se rapporte plus à une hiérarchie d'ordre taxinomique qu'à la hiérarchie linéaire au sens où, avec la première, ce qui inclut a aussitôt pour effet d'exclure : plus le niveau de généralité d'un groupe est important, plus il occupe une position élevée dans la hiérarchie et tend à se distinguer de la masse indifférenciée des autres comme l'illustre le système des castes en Inde ou encore les systèmes de lignage segmentaire des sociétés orales. La hiérarchie de type taxinomique n'est pas étrangère à l'idéologie des classes sociales où les catégories élevées incarnent un type d'humain supérieur, civilisé et raffiné par opposition aux masses populaires, grossières, incultes, émotionnellement incontrôlables .
En Europe, dès le Moyen Age, la noblesse se différencie des catégories populaires, par la discipline imposée aux corps, aux émotions et fait de la vulgarité l'apanage des gens ordinaires assimilés à des animaux, sommés devant leurs supérieurs d'adopter des conduites d'évitement et de déférence toute formelle. Les relations de plaisanterie déjoueront, non sans intention subversive, cet ordre hiérarchique lors des manifestations carnavalesques qui donnent libre cours aux fonctions corporelles, à la farce, l'humour, à l'obscénité, omniprésents dans l’œuvre d'un Rabelais, c'est-à-dire à tout ce qui relie le corps propre au monde. Il s'agit d'une attaque en règle contre le principe de la hiérarchie en vue de la dissolution de l'ordre et de son fondement même. Un monde dominé par la plaisanterie est d'essence démocratique où prévalent les jeux des corps entre eux et avec le monde et le rejet de la hiérarchie impliquée dans les relations d'évitement.
Les conduites d'évitement, encouragées par la société de cour sont amenées à se généraliser, à séduire la bourgeoisie puis à être intériorisées au point de régir les comportements de tout un chacun, y compris entre égaux et de s'imposer comme un ethos universel : seul ou en présence d'autrui, on est sommé désormais de refouler toutes les expressions spontanées des fonctions corporelles conformément aux descriptions faites par Norbert Elias dans la Civilisation des mœurs ou par Peter Burke : ce dernier fait état en Europe d'un vaste mouvement de « réforme de la culture populaire » et d'une entreprise de domestication des impulsions naturelles ou de conduites débridées, approuvées et relayées par la classe moyenne.
Les relations hiérarchiques impliquant les conduites d'évitement se développent surtout en occident au sein des classes commerciales émergentes, avec l'apparition d'un nouveau régime de la propriété de moins en moins partagé et de plus en plus exclusif, très bien restitué par C. B. Macpherson dans La théorie politique de l'individualisme possessif. La même bourgeoisie qui avait pris en charge et accepté le processus de civilisation impulsé par la noblesse a fait de la propriété le moyen d'en exclure tout autre homme et de s'exclure du reste de la société pour se démarquer : l'individu moderne s'est construit entièrement à travers la métaphore de la propriété privée : Une personne est désormais un sujet propriétaire de lui-même et de ses possessions qui sont des marqueurs identitaires. On a donc ici la genèse de l'idéologie de l'individualisme possessif où la personne se définit comme un individu propriétaire de soi et de ses biens, dont les autres sont exclus et qui donne lieu à des contrats et des transactions économiques rationnellement négociés entre agents extérieurs les uns aux autres. La bourgeoisie impose son ethos commerçant adossé à la propriété privée et réforme l'ensemble de la société. C'est le nouveau régime de la propriété qui a conditionné les manières de penser et de faire.
Le puritanisme anglais a joué un rôle de premier plan dans la réforme des mœurs placée sous le sceau de l'austérité et de la répression de la vie festive, destinées à inculquer tant à la jeunesse qu'aux « populations flottantes » et vagabondes les valeurs de subordination auxquelles toutefois toutes deux résistaient par des conduites paillardes, moqueuses ou indécentes en guise de contestations de l'autorité religieuse. Le carnaval, qui célébrait la communauté des égaux, a vu sa signification se transformer pour devenir la commémoration d'un âge d'or, celui de l'Angleterre joyeuse du partage et de l'abondance, enterrée par l'éthique calviniste.
L'auteur voit dans le carnaval une manifestation susceptible de réactiver les forces libératrices et émancipatrices des individus.
En dernière analyse, tout ce processus rend compte de l'ascétisme protestant mis au jour par Max Weber, de la réforme des mœurs décrite par Norbert Elias, de la discipline imposée aux manifestations débridées de la vie populaire jugée immorale. Processus qui aboutira à la valorisation de la propriété privée et des relations marchandes dans le capitalisme.
Un deuxième chapitre, consacré à « l'idée même de consommation » soumise à une véritable enquête généalogique, se donne pour objet d'élucider le paradoxe se rapportant au fait qu'un nombre croissant d'activités humaines se laisse désigner sous le terme « consommation » progressivement associé à la métaphore alimentaire. Pour analyser la notion de consommation, la démarche, de nature anthropologique, ne se placera pas sur le terrain de la sociologie et de l'économie politique. Consommer ne se laisse pas réduire à l'acte complémentaire de produire, ni à une demande artificiellement créée par les autres, ni enfin à un vecteur d'identité.
Le fait est que, dans de trop nombreuses études, la notion de consommation est rarement définie. Ou sa définition y est si large qu'elle donne une image faussée de la réalité de ce que les gens font quand ils « consomment ». L'étymologie du mot, loin de se rapporter originellement à l'acte de boire ou de se nourrir, renvoie à l'action d'accomplir et de porter à son achèvement mais aussi au fait de détruire et de « consumer » quelque chose ; puis avec l'essor de l'économie politique, la notion de consommation sert à décrire le processus inverse de la production, à savoir l'action de détruire et de faire disparaître ce qui a été produit par d'autres ; enfin, à l’ère du capitalisme, le terme décrit ce cycle interminable d'un processus d'appropriation, d'usure et de destruction d'objets éphémères compensée par une production illimitée de biens. Les « biens de consommation » deviennent les nouveaux objets du désir : on a déjà à ce niveau un appauvrissement de la catégorie de désir réduit à la consommation.
C'est sous l'angle d'une anthropologie du désir qu'il faut analyser la notion de consommation : il convient de se demander ce qui se joue dans le désir de consommer à partir de la façon dont ce terme a été compris dans l'histoire au cours de ses métamorphoses successives.
L'auteur rappelle tout d'abord que la conception du désir a oscillé entre deux orientations opposées, d'une part comme manque avec Platon et d'autre part comme effort pour continuer à être et à exister chez Spinoza ; elles ont ceci de commun qu'elles se rapportent à des objets imaginaires et à une quête de reconnaissance proprement humaine potentiellement conflictuelle. Le désir est une reconstruction imaginaire du moi tentée du point de vue du regard de l'autre. C'est à partir de cette interprétation du désir sécrétant un imaginaire que les théoriciens du consumérisme ont vu dans la consommation une forme moderne du désir en quête de plaisirs imaginaires, stimulée par la fabrique sociale de « rêves éveillés » et par la construction d'une identité.
Cette logique de projection inhérente au désir dans l'imaginaire s'est exprimée sous une forme opposée suivant qu’elle émanait de la culture populaire ou de la société médiévale : pour la première, elle se rapporte au plaisir suscité par les créations imaginaires, tournant autour de l'abondance alimentaire tandis que, pour la deuxième, cette logique de projection s'opère dans le désir amoureux alimenté par l'image de l'être aimé.
En dernier lieu, l'idée moderne de consommation préalablement adossée à une privatisation du désir, résulte de la fusion de ces deux formes opposées, c'est à dire du glissement de la pulsion érotique nourrie de fantasmes insaisissables (odeur, encens, être aimé) dans le désir de nourriture. Ainsi, l'ethos du consommateur moderne est régi par l'idée qu'il « n'y a pas de fin à ce que l'on peut vouloir ». La conception d'un homme de moins en moins définie par ses relations sociales au profit du rapport individuel à sa propriété privée, a grandement participé à l'émergence de « la société de consommation » et de ses gratifications passagères et infiniment renouvelables. L'idée de désir à l’œuvre dans la consommation se comprend sur le modèle de l'absorption de nourriture, à la fois détruite et incluse en nous au terme d'un processus qui a supplanté la dimension sociale et relationnelle du désir pour en faire une manière de se rapporter à une propriété privée dont les autres sont exclus.
Pour l'auteur, cette étude sur la notion de consommation doit nous conduire à interroger cette dernière comme une idéologie et nous aider à soustraire un grande nombre d'activités humaines de la catégorie de consommation au profit de celle de production de relations sociales comme lieu d'un façonnage mutuel : l'achat d'une guitare par de jeunes amis formant un groupe de rock relèvent moins d'un acte consumériste que d'un acte créatif et générateur de liens sociaux. La sphère de la consommation doit être réinterprétée et comprise du point de vue de la sphère de la production. Cette opération ouvre la voie à la possibilité de distinguer les formes aliénées des formes non aliénées de l'activité humaine, masquées par leur subsomption dans le terme de consommation.
La consommation devenu un habitus a dangereusement réduit le désir à des rapports entre individus extérieurs et anonymes, habités par des fantasmes, engagés dans des conflits interminable en vue de l'affirmation de leur souveraineté sur des choses ; elle est de nature à rendre problématique le rapport à autrui, pour enfin faire de la société le simple lieu d'échanges formels reposant sur la production et la consommation de masse, qui délégitime et proscrit tout ce qui n'entre pas dans cette logique.
Le troisième chapitre aborde « les modes de production », et le capitalisme comme « mutation de l'esclavage ».
L'auteur entend établir l'existence de similitudes frappantes entre le capitalisme moderne et l'esclavage antique et soutenir la thèse d'après laquelle le capitalisme repose sur l'esclavage salarié. Cela passe par une réinterprétation et une réhabilitation de la notion de mode de production qui n'a rien perdu de sa dimension heuristique si on la conçoit non plus comme ce qui permet de créer seulement de la valeur (matérielle) mais comme une organisation du travail au sein de laquelle les individus se constituent et se forment mutuellement.
Il est vrai que ce concept de mode de production a souffert d'un manque de clarification : compris le plus souvent comme l'organisation sociale et politique résultant de la relation entre les forces productives et les rapports sociaux de production, il a un aspect fourre-tout devenu inopérant ; son application à des sociétés extra européennes soulève des difficultés théoriques. On a aussi commis l'erreur de l'adosser à une théorie de l’État, ce qui a valu à la notion de mode de production d'être balayée par la théorie des systèmes-mondes, qui prend en compte des ensembles bien plus larges et englobants, plus centrés sur l'explication des modes d'accumulation que sur la production des choses dans le capitalisme. La théorie des systèmes-mondes attentive aux processus d'accumulation a tendance à voir dans le capitalisme un invariant culturel dans le fonctionnement de vastes entités économiques
D'où la tentative des continuationnistes de naturaliser le capitalisme, et d'y voir une structure universelle et objective des sociétés. Et Graeber de pointer l'intention idéologique de cette mouvance : ni le travail salarié, ni le capitalisme comme processus de concentration de la richesse n'ont toujours existé, et ne peuvent s'appliquer, par exemple, aux sociétés antiques : seul le contrat de location qui concernait exclusivement les esclaves a quelque chose qui s'apparente au travail salarié impliquant un rapport de subordination, fui comme la peste par les hommes libres.
Il s'agit de repartir de la conception marxiste du mode de production, qui, loin de se réduire à la production de biens matériels, se rapporte aussi à la production de personnes et de relations sociales. Une erreur préjudiciable aura consisté à ne retenir que le premier terme.
C'est pourquoi, il est essentiel de voir que la production et l'accumulation de richesses est indissociable de la production de personnes se façonnant mutuellement dans l'activité de travail. Contestant l'opposition idéologique entre l'infrastructure et la superstructure des sociétés, l'auteur, armé d'une théorie anthropologique de la valeur, soutient que les productions matérielles et ordinaires de la vie courante sont riches de significations symboliques et spirituelles et sont constructrices d'identité. Les manières de faire sont aussi des manières de penser et de former des hommes.
La valeur incarnée symboliquement dans les réalisations matérielles des hommes désigne l'importance accordée à leurs propres actions et devient de ce fait une force motrice, productrice de conduites et formatrices d'individus : le sentiment religieux par exemple prend corps dans des édifices religieux et des institutions. La valeur porte et anime les individus, impliqués dans des interactions qui les forment, les socialisent, les transforment. L'occultation du rôle joué par le mode de production dans la création de personnes au profit de la seule fabrication d'objets vient de la tendance à faire du représentant de la valeur une valeur en soi, placée dans une sphère supérieure et abstraite détachée de son inscription dans la vie et le travail réel des hommes engagés dans un processus de création mutuelle. Ainsi, dans le capitalisme, l'argent qui quantifie le travail matériel salarié devient la valeur et un fétiche; dans le domaine religieux, les signes de la dévotion qui inspirent les actes pieux sont pris pour la dévotion elle-même.
On est en mesure de comprendre à présent le mode de production capitaliste non plus seulement à partir de ce que les hommes réalisent, mais aussi à partir de la manière dont ils se façonnent mutuellement. Or Graber soutient que le travail salarié crée des esclaves : en effet ,empruntant à Marx l'idée que l'esclavage est un mode de production consistant pour une société à voler à d'autres le travail accompli dans la formation d'êtres humains, l'anthropologue détecte de troublantes analogies entre le travail salarié et l'esclavage : ils ont ceci en commun de reposer sur la séparation des lieux où la force de travail est construite et où elle est utilisée; sur l'acquisition de cette force de travail contre de l'argent à l'occasion du déplacement physique ou géographique de la personne ; sur la mort sociale de l'individu comme travailleur abstrait coupé de ses affiliations, réduit à sa seule force de travail ; et enfin sur un discours édifiant sur la liberté qui occulte le fait que le même homme qui, dans le capitalisme, est propriétaire de sa liberté peut aussi la vendre et la perdre dans de rapport de subordination à son employeur. De sorte que le capitalisme n'est qu'une « introjection du mode de production esclavagiste » et des relations entre le maître et l'esclave au sein des sociétés industrielles.
Dans le dernier essai, consacré à la notion de fétiche, l'auteur cherche à réhabiliter ce concept emprunté à Marx pour y voir l'expression d'une « créativité sociale », et d'autre part pour résoudre sur un plan anthropologique une difficulté propre à la théorie sociale relative à l'émergence de formes nouvelles et inédites de relations sociales et d'institutions, de changements radicaux, voire révolutionnaires des structures sociales.
Bien que Marx ait aperçu le rôle majeur joué par l'imagination dans l'existence humaine, et notamment dans la capacité à produire des objets, il a été enclin à négliger l'intervention de cette même faculté créatrice dans la production de nouvelles institutions, d'arrangements sociaux imprévisibles, et de liens renouvelés. C'est justement ce dont va rendre compte le concept revisité de fétiche, à l' origine du surgissement « d'un monde signifiant » et d'institutions du sens.
Il faut rompre tout d'abord avec la définition convenue du fétichisme se rapportant à des coutumes bizarres, étranges et scandaleuses ; il ne réduit pas non plus à une simple illusion consistant à doter des choses d'un pouvoir magique, objet de vénération, causée par la méconnaissance du processus par lequel l'homme les crée. Avec Pietz, il dénonce l'aveuglement des marchands européens, qui, animés par la seule cupidité d'un esprit mercantiliste, n'ont pas su discerner dans les « fétiches » africains des objets de valeur qui ont été conçus en vue d'inventer des liens sociaux, de nouvelles communautés, de nouvelles règles juridiques sur des bases qui ont beaucoup à voir avec les théories occidentales du contrat : ces marchands sont passés à côté d'une conception arbitraire de la valeur et ont refoulé l'idée d'une affinité profonde de la notion de fétiche avec l'idée de convention au fondement des relations interpersonnelles en Occident.
En fait, à partir de sources ethnographiques africaines richement documentées relatives à des objets étiquetés comme « fétiches » par les occidentaux, l'auteur démontre que ces derniers, susceptibles d'être représentés arbitrairement par une immense variété de choses (plume, caillou, une queue de lion, un bout de chiffon, objet fabriqué, etc.), avaient pour fonction d'inviter les individus ou des groupes à prendre mutuellement des engagements fondés sur une réciprocité totale, préférable à la guerre totale. Ils étaient tenus de les respecter par le pouvoir dévolu au fétiche de mettre à exécution des représailles en cas de violation des accords. Ce pouvoir n'appartenait pas, comme en Occident, à un Etat centralisé, érigé au terme d'un contrat, mettant un terme à la guerre de tous contre tous, tenu de faire respecter le droit des individus, mais à un fétiche, un objet étranger, apparenté à une idole ou un dieu maléfique, doté d'un pouvoir de nuisance. « Faire fétiche » signifiait alors que des acteurs passaient un accord d'entraide et qu'une convention présidait à la création pure d'un nouveau lien social. A ce propos, l'idée d'un contrat à l'origine des rapports intersubjectifs n'est pas la seule qui soit partagée avec l'Occident puisque l'on trouve aussi dans les cultures africaines la crainte d'une société menacée de chaos et de guerre interne en l'absence de clauses au fondement d'une vie commune. Le fétiche devient le medium d'un système de justice et doit être moins considéré pour sa valeur matérielle que comme un symbole et comme l'expression d'une créativité sociale : sa fonction résidait dans l'action de faire naître une relation interpersonnelle ou inter-communautaire. Relation amenée à se renouveler constamment avec d'autres partenaires par l'invention d'un nouveau dieu (fétiche). Le fétiche est au service de l'idée communiste de partage, d'entraide, de mise en commun et de réciprocité.
On retrouve ici le sens que Marx prêtait au fétiche, à savoir un objet, investi d'attributs humains, par les êtres humains eux-mêmes, conduits à vénérer l'objet de leur création destiné à s'autonomiser et à avoir une vie indépendante et étrangère (la marchandise, l'argent) : le fétichiste africain traite comme un dieu ce qu'il a lui- même inventé. Toutefois si Graeber admet avec Marx que le fétichisme, dans le capitalisme, participe d'une aliénation qui consiste d'une part à dissimuler l'origine de la valeur qui gît en réalité dans le travail exploité et non dans l'argent ou la marchandise, et d'autre part à naturaliser ou à graver dans le marbre le marché livré à ses propres lois, ce n'est pas le cas de tout fétiche : dans sa version africaine , le fétiche c'« est un dieu en cours de construction », un opérateur de nouveaux liens sociaux, et les divinités étaient un processus de construction perpétuelle. Partant du constat qu'il n'y a pas d'institutions créées par les hommes qui ne deviennent aussitôt des puissances étrangères fétichisées, s'ouvre la possibilité de se représenter un fétichisme sans aliénation : c'est la construction d'une illusion nécessaire travaillant à l'édification de nouveaux arrangements sociaux, et à l'invention de nouveaux dieux. Ces formes improvisées de nouvelles organisations sociales privilégient l'horizontalité de la relation à la verticalité du pouvoir et sont productrices d’un « sociétés sans État » qui se gouverne elle-même (Pierre Clastres, La société contre l’État). C'est l'illustration que l'anarchisme n'est pas un projet irréalisable ni une utopie hors de portée, mais correspond à des formes de vie réellement existantes, y compris en Occident, où se nichent des poches de liberté et des espaces de vie collectivement autogérés.
Le fétichisme dégénère en aliénation dans les institutions ossifiées et mortes qui hiérarchisent les êtres humains, les objectivent dans la marchandise et asphyxient la créativité sociale.
Gilbert Ibgui