André Green, Penser la psychanalyse, lu par Valérie Badaracco
Par Jeanne Szpirglas le 16 septembre 2013, 06:00 - Psychanalyse - Lien permanent
André Green, Penser la psychanalyse avec Bion, Lacan, Winnicott, Laplanche, Aulagnier, Anzieu, Rosolato, éd. Ithaque.
Qu’est-ce pour un psychanalyste –qui est aussi un grand lecteur–, de revendiquer tout autant l’appui de ses lectures, le dialogue avec ses pairs que sa pratique clinique pour étayer ses théories ? Qu’est-ce que « penser avec » ? Quand le dialogue est érigé en méthode et s’emploie à débusquer toute forme de dogmatisme, la psychanalyse rencontre immanquablement la philosophie.
I : Bion : La psyché primordiale et le travail du négatif. (Conférence donnée en 1997)
Dès l’hommage à Bion le rapport entre philosophie et psychanalyse est non seulement questionné mais d’entrée de jeu posé comme essentiel.
La question matricielle commune à ces deux démarches est la suivante: qu’est-ce que penser ? Quelles sont l’origine et les limites de la pensée ? Chez Bion cette recherche s’organise autour d’une confrontation avec la philosophie kantienne et le caractère inconnaissable de la chose-en-soi mais également en affirmant une parenté avec l’exigence cartésienne de « parvenir à des idées claires et distinctes » tout en refusant la confusion entre activité psychique et penser. L’interprétation psychanalytique des concepts philosophiques se fonde sur la possiblité de les « déformer » voire même d’une « déformation » inévitable pour les soumettre à l’épreuve de l’« expérience clinique », ce qui est aussi une façon d’en interroger inlassablement le sens et de spécifier une théorie proprement psychanalytique de la pensée. Ainsi pour le concept hégélien de « travail du négatif » à l’œuvre dans les travaux de Bion et au cœur du de la démarche de Green : Le travail du négatif, Minuit, 1993 mais déjà fortement agissant dans les écrits freudiens dont une lecture ouverte et pertinente est ici proposée : « Ainsi le négatif qui se trouve au fondement de l’activité psychique est non seulement normal, mais il est aussi une condition indispensable à tout développement psychique » (p.40).
II : Lacan et Winnicott : la bifurcation de la psychanalyse contemporaine. (texte inédit de 2012)
Tout en reconnaissant le caractère stimulant de la théorisation lacanienne (stade du miroir, la fonction de l’Autre dans la constitution du moi…), André Green explique pourquoi non seulement il s’en est assez vite démarqué mais pourquoi elle est éminemment contestable à ses yeux : elle ne s’étaye pas sur une pratique clinique et s’appuie sur une conception linguistique de l’inconscient finalement peu convaincante. Tout autre est l’hommage rendu au travail de Winnicott reposant « sur une vraie pensée neuve, fondamentalement clinique » dont l’auteur analyse quelques points forts : une interprétation de la régression dans la cure comme faisant partie d’un processus de guérison, l’objet et les phénomènes transitionnels, la crainte de l’effondrement consistant « à redouter un évènement à venir alors qu’il appartient au passé ».
III : Origines et vicissitudes de l’être dans l’œuvre de Winnicott. (Conférence de 2005)
S’étonnant de l’apparition tardive du concept d’être dans les écrits de Winnicott, André Green tente d’en repérer la genèse et de comprendre les raisons de cette importation d’un concept éminemment philosophique. S’il est dans un premier temps lié à un processus de créativité et« en ce sens toujours associé à l’idée de « continuer à être » que Winnicott s’efforce de dégager de toute activité pulsionnelle, ce terme va apparaître bientôt comme ce qui va permettre de lutter envers et contre tout contre la pulsion de mort, « de faire triompher la vie sur la destructivité ». Et Green de reconnaître la pertinence de la conviction winnicottienne selon laquelle « il n’y a pas de véritable antonyme du verbe « être ».
IV : Jean Laplanche : sur la théorie de la séduction. (discussion portant sur une conférence de Jean Laplanche).
André Green commence par distinguer deux modes de lecture méthodologiquement différents de l’œuvre de Freud, la sienne cherchant plutôt à mettre au jour la genèse des concepts freudiens et celle de Laplanche plus analytique et critique. À partir de là, il réinterroge entre autres la distinction entre instinct et pulsion, la question du genre , du sexuel et du sexual (terme laplanchien que Green ramène au présexuel freudien) pour terminer par la question suivante : « qui parle en l’homme selon la psychanalyse » ?
V : Réponses à des questions inconcevables : l’originaire chez Piera Aulagnier.
Dans ce texte l’auteur se propose de « vagabonder dans l’œuvre de Piera Aulagnier » en la confrontant à la sienne pour interroger la pertinence et les limites intrinsèques du concept d’originaire et comprendre comment le travail avec les psychotiques conduit à remanier des théories psychanalytiques- en tant que la psychose permettrait aux analystes un accès spécifique au fonctionnement de l’appareil psychique. Si la décorporation permet de penser le passage de l’originaire au primaire –à savoir le passage du besoin au désir– comment en revanche penser l’origine de l’origine sans être amené à poser l’existence d’un impensable ? Le psychotique qui ne parvient pas à s’inscrire dans une histoire et dont le délire consiste à effacer « les traces du passé » peut amener l’analyste « à chercher des fragments d’une préhistoire inaccessible ». Démarche illusoire « car en psychanalyse même ce qui nous semble l’ombilic d’une question est déjà une réponse ».
VI : Penser, selon (et avec) Didier Anzieu. (commentaire du livre de Didier Anzieu : Le Penser : du Moi-peau au Moi-pensant ).
Anzieu est reconnu comme l’un des premiers psychanalystes à s’être confronté à la question : qu’est ce que penser ? en étayant cette recherche par des incursions très solides du coté de la philosophie : Spinoza, Kant et surtout Pascal. La démarche est perçue somme relevant d’une exigence éthique et de citer Anzieu : « On ne sait si la pensée se met au service de la vérité, du désir ou de la vengeance ».Ce dernier partage avec la démarche philosophique d’endurer les énoncés paradoxaux et de les inscrire au cœur de la clinique.
VII : La relation d’inconnu, de Guy Rosolato. (texte écrit le 10 septembre 2008).
Texte court dans lequel A. Green revient sur la lecture et le découpage que fait Guy Rosolato de l’œuvre freudienne à partir de la relation système- signifiant et de l’impossibilité de saisir les signifiants originels, le conduisant à « diviser le champ de l’inconnu entre un inconnu connaissable et un inconnu inconnaissable ».
Addendum : Le rejet de la psychanalyse par Claude Levi-strauss
Pourquoi après avoir reconnu Freud comme l’un de ses maîtres, Levi-strauss en est-il venu à prendre des distances radicales avec la psychanalyse ? L’usage récurrent qu’il fait de la référence à Œdipe travaille dans le sens « d’une démystification » de ce dernier. Luttant dans la potière jalouse « contre le code sexuel unique à l’œuvre dans l’interprétation psychanalytique », aspirant à un modèle scientifique emprunté aux sciences exactes, Levi-Strauss ne pouvait que prendre ses distances vis-à-vis d’une « théorie de l’affect et de la subjectivité ».
C’est moins un livre de psychanalyse qu’un livre sur ce que c’est que penser conçu ici comme un dialogue d’un psychanalyste avec ses contemporains avec lesquels il partage une filiation qu’il faut « reprendre » (au sens hégélien) et dont il se démarque en donnant à entendre sa singularité qui l’inscrit de fait dans l’ histoire de la psychanalyse.
La qualité des textes est inégale et ce, en grande partie du fait de leur différence de statut : conférence, discussion, inédit. Leur lecture est stimulante et conduit à interroger les parentés possibles entre philosophie et psychanalyse. Une mention spéciale peut-être pour le premier texte, celui sur Bion, particulièrement éclairant.
Valérie Badaracco