Peter van Inwagen, Essai sur le libre arbitre, Vrin 2017, lu par Julien Barbei

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Peter van Inwagen, Essai sur le libre arbitre, Paris, 2017, VRIN - analyse et philosophie (traduit par Cyrille Michon), publié à l’origine en l’anglais en 1983, lu par Julien Barbei.

 L’ouvrage de Peter Van Inwagen doit susciter l’intérêt à plusieurs titres.
 Tout d’abord, parce qu’il s’agit d’une grande figure de la philosophie (analytique) contemporaine.
 Ensuite, parce que l’auteur se saisit à nouveaux frais d’un problème, celui du libre-arbitre, qui a travaillé la philosophie durant la majeure partie de son histoire - sinon dès l’Aristote du De Interpretatione (les futurs contingents du chapitre 9), du moins depuis les origines de la pensée chrétienne, avant d’être repris plus tard par la Scolastique et les Modernes, de Descartes à Kant.
 Enfin, parce que le traitement auquel il soumet cet auguste et antique problème a eu un « effet de théorie » dès la parution du livre, qui a tout à la fois renouvelé l’intérêt pour cette notion poussiéreuse, de longue date mise au rebut sous prétexte qu’elle était morte avec la métaphysique classique et ses questions oiseuses, et infléchi la manière même de considérer cette notion.

En effet, P. van Inwagen n’aborde pas celle-ci de front, c’est-à-dire dans une optique existentielle (le libre-arbitre est-il avéré, oui ou non ?), mais de biais, dans une perspective qu’il baptise lui-même de compatibiliste : le libre-arbitre (qu’il existe ou pas) est il « compossible » avec le déterminisme ?
 Autrement dit, P. van Inwagen refuse, dans un premier temps, de prendre part aux deux phalanges qui s’entrechoquent, si la métaphysique est bien un champ de bataille comme l’avance Kant, depuis deux millénaires, (Aristote)-Augustin-Thomas-Descartes-Leibniz-Kant et allii pour les thuriféraire de la liberté de l’arbitre, Spinoza-d’Holbach-Hume-Laplace-Mill-Nietzsche et consorts pour ses contempteurs.
 Dans l’étude du libre arbitre, P. van Inwagen fait donc à juste titre le distinguo entre le Problème Traditionnel et le Problème de la Compatibilité, en soumettant l’abord du premier à celui du second.  Pourquoi ? Parce que, en bon esprit logicien et analytique, il comprend qu’il est vain de prouver l’existence du libre-arbitre pour ensuite rejeter la thèse déterministe (ou inversement d’assoir son inexistence pour après entériner le déterminisme), s’il n’a pas d’abord été solidement établi que ces deux options s’excluent mutuellement. Si cela n’était pas avéré, s’il y avait donc comptabilité, manquer cette première marche reviendrait presque à prouver que les bananes existent pour, de là, conclure à l’inexistence des pommes.
La poutre maîtresse du livre exposée, entrons plus avant dans le détail.

 L’ouvrage per se est composé de six chapitres.

 Le premier chapitre tente, à titre liminaire, de cartographier, d’étiqueter et d’articuler la nébuleuse de problèmes liée à la question du libre-arbitre. Les cinq chapitres suivants ne seront que « l’explication » de ce chapitre, soit son plein développement.

 Dans le Chapitre II, il est question du fatalisme, auquel P. van Inwagen oppose son envers, celui des futurs contingents. Ce chapitre constitue de l’aveu même de l’auteur, un essai autonome, un essai dans l’essai. Pourquoi ? Parce que, remarque l’auteur, le problème des futurs contingents, si vénérable qu’il soit, n’est précisément pas à confondre avec celui du libre arbitre, le premier n’étant ni une version ni une espèce de l’autre (On se demandera par ailleurs si cela est une thèse ou une vérité universellement reconnue chez les spécialistes de la question…).

 Les deux chapitre suivants, III et IV, exposent chacun, dans la plus pure tradition analytique, trois arguments en faveur de l’incompatibilisme, et trois en faveur du compatibilisme (qui feront long feu, l’auteur ayant clairement une ligne incompatibiliste). Penchons-nous sur le maître argument de l’incompatibilisme, dit Argument de la Conséquence. Celui-ci stipule que « Si le déterminisme est vrai, alors nos actions sont les conséquences des lois de nature et du passé éloigné ».
 P. van Inwagen considère donc que le déterminisme est une thèse ontologique forte, qui ne postule pas seulement qu’il y a de la détermination (cela, la considération de n’importe quelle science - humaine également - en fait une évidence : nombre de situations sociales rendent nos comportements statistiquement convergents, et donc au moins en partie déterminés), mais aussi et surtout que tout est déterminé, qu’elle que soit l’échelle, l’objet et le temps considéré.

 Cela permet, au chapitre V, de s’étendre sur « Ce que signifierait la non existence du libre arbitre », donc l’existence du déterminisme. En effet, si ce dernier est bien la thèse selon laquelle « le passé détermine [en tout instant, sans la moindre exception envisageable] un futur unique » (p.35), il s’en suit un certain nombre de conséquences.

 Par exemple le rabattement modal du possible sur le nécessaire, l’unicité de l’état de fait futur à un moment donné, provoquant l’identification de ce qui peut être et de ce qui doit être. Mais aussi le fait que la responsabilité morale de l’agent est dissoute, celui-ci ne pouvant avoir accès à la moindre alternative, et donc n’ayant à aucun moment été dans la situation de faire un choix - point sur lequel nous reviendrons.
 Il faut par ailleurs mentionner une thèse tout à fait originale de P. van Inwagen, qui découle de la distinction opérée entre le déterminisme d’une part (tout est déterminé sans la moindre marge), et le Principe de Causalité Universelle d’autre part (tout événement et tout état de chose a une cause). L’auteur avance que si le premier implique le second, la réciproque n’est pas vraie ; autrement dit, nous pouvons très bien admettre une ontologie où absolument tout a une cause, sans que cela revienne à faire du monde un écrin déterministe. Dans cette optique, la possibilité du libre-arbitre peut être fondée autrement que sur un déficit causal qui caractériserait certains étants à un certain moment (nommément l’homme à l’instant du choix).
 Mais dès lors, comment penser une « occurrence de libre arbitre », soit un acte libre ? Si tout a une cause, tout acte en a a fortiori une. En ce cas, comment un quelconque acte pourrait être dit à la fois libre (rejet du déterminisme) et causé (adoption du Principe de Causalité Universelle) ? La méthode analytique de P. van Inwagen va ici fonctionner à plein. L’auteur va en effet se pencher sur la valeur sémantique du terme « causer » / « être une cause » et établir une série de clarification conceptuelle qui sont autant de thèses philosophiques.
 Parmi celle-ci, l’une des plus importantes sera qu’il y a loin de la cause à la détermination. Autrement dit, et c’est là un des moments les plus stimulants de l’ouvrage, un évènement « E » peut-être causé par une (ou plusieurs) cause(s) « C », sans pour autant que E ait été déterminé par C. Cela implique que quelque chose peut être causé et (mais ?) indéterminé. Ici, P. van Inwagen prend à rebrousse poil une intuition très ancrée en nous, intuition qui veut que, étant donnée la conjonction des mêmes causes et des mêmes circonstances, s’ensuivent les mêmes conséquences. Si nous devions illustrer, en reprenant l’un des nombreux exemples qui émaillent le livre à titre d’expériences de pensée, nous dirions la chose suivante : Si tel faisceau de causes, tant physiques que psychologiques, a caractérisé le moment où un voleur a commis un larcin dans une Eglise, et si la situation devait - ou pouvait - être répétée strictement à l’identique, il est possible, selon P. van Inwagen, que le larcin ne soit cette fois pas commis. Thèse à la audacieuse et triviale (si l’on croit à l’existence du libre arbitre) dont il faut s’imprégner dans le détail, l’espace ici alloué ne permettant pas d’en exposer les rouages.

 Avant de parler du sixième et dernier chapitre, il convient d’insister sur le fait que, pour P. van Inwagen, les deux approches canoniquement possibles du libre-arbitre (Problème Traditionnel VS Problème de la Compatibilité) ne sont pas le lieu d’une séparation mais bien d’une articulation. En effet, l’une des thèses cruciales de l’ouvrage est que l’existence même du Problème Traditionnel (y a-t-il du libre arbitre ?) et de sa possible solution, dépend de la réponse apportée au Problème de la Compatibilité. Autrement dit, il faut d’abord prouver qu’il y a incompatibilité, si l’on veut ensuite adopter une stratégie de reductio ad absurdum et prouver l’existence du libre arbitre en prouvant la non existence du déterminisme. Et c’est en partie le chemin qu’emprunte P. van Inwagen.
C’est la partie de l’ouvrage où il s’attèle au Problème Traditionnel et tente d’y répondre par l’affirmative (l’honnêteté intellectuelle oblige à mentionner que l’auteur de cette recension ne croit en rien au libre arbitre : nous essaierons donc de montrer brièvement, après avoir développé l’argument le plus fort de P. van Inwagen, en quoi il nous paraît pécher).
 Cet argument n’a rien de révolutionnaire. Il se fonde sur le lien indissoluble que l’auteur établit (ou reconnait) entre libre arbitre et responsabilité morale, de telle sorte que, jouant sur notre attachement presque instinctif à la seconde notion (qui refuserait d’abandonner la responsabilité morale, non seulement théoriquement mais encore et surtout pratiquement ?), il puisse nous forcer à accepter la première sous peine d’incohérence.
 Mais c’est là oublier les apports de Spinoza et de Nietzsche, qui n’appartiennent pas qu’à l’histoire (de la philosophie), et sont encore opérants dans le débat. En effet, pourquoi notre instinct s’accroche-t-il à la catégorie de responsabilité morale ? Celle-ci ne vaut certainement pas en et pour soi. C’est qu’elle nous permet de louer, de blâmer, et surtout de punir. Or, toutes ces choses peuvent également être justifiée dans une optique strictement déterministe, donc minus le libre-arbitre, quoique différemment. Très brièvement, car nous nous aventurons ici loin du contenu de l’ouvrage, on perçoit assez bien que l’on puisse punir quelqu’un dans un cadre déterministe, donc quelqu’un qui, par exemple, n’a jamais « eu le choix » quant au vol qu’il a pourtant commis : la justification de la punition changerait simplement de statut. Elle passerait de sanction d’un mauvais usage passé de sa liberté, à introduction d’une nouvelle cause (la sanction elle-même) tentant de déterminer à l’avenir un comportement opposé.
 Quand le propriétaire d’un chien lui passe un savon pour avoir souillé son salon, il croit moins au libre arbitre de l’animal qu’il est mû par des postulats tacitement déterministes…

 Ainsi, quoique le problème central de l’ouvrage soit celui de la compatibilité libre arbitre / déterminisme (à quoi P. van Inwagen oppose un franc et argumenté non qui nous a acquis à sa cause), l’auteur ne se prive pas de reprendre le Problème Traditionnel à la lumière de cet acquis et d’y proposer un réponse tout aussi tranchée nous ayant, elle, moins convaincu : le libre-arbitre existe(rait).

BARBEI Julien