Fichte, La destination du savant, Vrin Paris, 2016, lu par Florence Salvetti
Par Romain Couderc le 10 mars 2017, 06:00 - Histoire de la philosophie - Lien permanent
Fichte, La destination du savant, Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, Paris, 2016
On connaît le célèbre mot de Bernard de Chartres rapporté par Jean Salisbury au livre III de son Metalogicon, mot d’après lequel « nous sommes comme des nains assis sur les épaules de géants. Si nous voyons plus de choses et plus lointaines qu’eux, ce n’est pas à cause de la perspicacité de notre vue, ni de notre grandeur, c’est parce que nous sommes élevés par eux ». Fichte doit sa hauteur à deux géants. Le premier est Kant envers qui il est redevable de sa notoriété. Rappelons qu’en 1792, le penseur de Königsberg vient en aide à Fichte connaissant des difficultés financières en pressant son propre éditeur de publier l’Essai d’une critique de toute révélation de Fichte et de le payer immédiatement, ce qui est fait. Mais l’éditeur publie l’ouvrage sans nom (probablement en vue de recueillir un bénéfice plus intéressant d’un livre qui passerait pour un nouveau chef-d’œuvre de Kant plutôt que pour l’essai d’un philosophe inconnu). Ceci explique la méprise générale et initiale sur l’auteur de l’Essai, méprise à laquelle Kant ne tarde pas à remédier en intervenant dans le numéro 102 du 22 août 1792 du Journal Littéraire Universel d’Iéna, rendant ainsi à Fichte son mérite. Deux ans plus tard, Fichte, qui a pour habitude d’envoyer ses écrits à son maître, lui envoie La destination du savant qui rassemble cinq conférences du cours inaugural du philosophe entrant à l’université de Iéna pour y prendre la succession du rationaliste Reinhold, et que les éditions Vrin présentent aujourd’hui dans la Bibliothèque des textes philosophiques. Mais comme souvent, le geste de Fichte ne trouve pas de répondant, car Kant pressé par l’âge, préfère consacrer son temps à finir son œuvre que de le perdre à lire celle d’autrui.
Le second géant envers lequel Fichte est redevable est Goethe qui le recommande au curateur de l’université d’Iéna, et en partie grâce à qui il obtient sa nomination. Fichte se doit pour l’occasion un écrit de circonstance tenant compte du public auquel il s’adresse, public d’étudiants, nombreux, très nombreux, puisque, comme le note J.-L. Vieillard-Baron dans son Introduction, les conférences de Fichte comptent environ cinq cents auditeurs sur les quelque neuf cents qui constituent l’université d’Iéna en 1793[1]. La destination du savant qui rassemble seulement les cinq premières conférences professées par le philosophe, a une valeur introductive au système fichtéen. L’auteur adopte un style parlé dont il s’excuse d’ailleurs en Avant-Propos en avançant l’argument selon lequel divers évènements l’ont contraint à publier l’ouvrage rapidement sans qu’il n’ait eu le temps de le parfaire. Le cycle de conférences ayant débuté en mai 1794, les cinq premières furent en effet publiées en septembre de la même année pour la foire de la Saint-Michel. La raison de cette précipitation tient en réalité au fait qu’en rendant publics ses dires, Fichte entendait se défendre de Krüger, conseiller de la cour, qui l’accusait d’avoir prédit la fin prochaine de la royauté. Nous verrons quelle thèse a pu susciter une telle réaction.
Fichte choisit de conduire une réflexion sur le savant et sa destination (Bestimmung), c’est-à-dire la fin à laquelle il est voué. Le savant, c’est aussi bien Fichte que ses étudiants, directement concernés donc, et à dessein, par le propos en question. Celui-ci entraîne Fichte en diverses directions (éthique, esthétique, politique, métaphysique). Car considérer le savant, c’est considérer l’homme qui sait, son rapport avec les autres hommes et la société dans laquelle il vivent et leur destin commun. C’est également considérer ce que l’homme devrait être et comment il devrait vivre. La réalité doit être en effet jugée par les idéaux, avance Fichte dans l’Avant-Propos, et elle doit être modifiée par ceux qui s’en sentent capables, autrement dit par les savants (qui par bien des traits ressemblent au philosophe roi de Platon). Qui est donc le savant dont nous parle Fichte ? Quel est son rapport aux autres hommes ? Quel est son but et comment peut-il y parvenir ?
Telle est la problématique commune aux cinq conférences dont nous reprenons dans ce qui suit l’essentiel, pas à pas, en suivant quatre axes. Ce qui importe à Fichte, c’est d’abord dans la première conférence, avant même de savoir quelle est la destination du savant, de savoir quelle est la destination de l’homme en soi ainsi que de poser un principe nécessaire à une philosophie de l’individu, celui de l’identité, c’est-à-dire de l’accord avec soi. Ce principe permet à Fichte de bâtir une philosophie politique dont l’ambition est la coexistence pacifique des individus, ce qui constitue l’objet de notre second axe. L’entente entre les membres d’une même société est posée comme un idéal qui n’est pas d’emblée réalisable et auquel Fichte nous invite à travailler. Le savant occupant une position sociale particulière en tant qu’il est dispensateur de la culture, est un des acteurs principaux dans l’accès à l’idéal politique proposé par Fichte, confiant en l’homme capable de progrès, ce que nous verrons dans un troisième temps. La position fichtéenne suppose ainsi un éloge de la culture laquelle doit conduire l’homme à sa destination. Aussi Fichte ne peut-il s’entendre avec un philosophe tel Rousseau, sceptique quant aux améliorations que peut apporter la culture, ce que nous verrons dans un dernier temps. Dans la dernière conférence consacrée à la réfutation du penseur genevois, Rousseau est alors mis à mal par Fichte qui l’érige en représentant de la position régressive, position qui n’est pas soutenable sans se rendre prisonnier d’un diallèle. Car comment critiquer sérieusement la culture si ce n’est au moyen des lumières acquises par la culture ?
Le principe fichtéen d’identité
Remarquons pour commencer que Fichte ne répond pas immédiatement à la question de savoir quelle est la destination du savant. Il la reporte pour traiter deux préalables : quelle est la destination de l’homme en soi ? Quelle est la destination de l’homme dans la société ? Il prend pour point de départ une philosophie de l’individu pour élargir peu à peu sa réflexion à une philosophie politique. Or, la question de la destination de l’homme en soi l’amène à assoir les principes de base d’une éthique que nous pouvons rapidement rappeler.
L’éthique fichtéenne repose sur la dichotomie entre le Moi et le Non-Moi. Le Moi renvoie à l’identité de l’individu, à ce qui le caractérise en propre ; le Non-Moi est tout ce qui n’est pas Moi, tout ce qui y est extérieur, y compris le corps. Le Moi de l’individu est pur si le Non-Moi ne le détermine pas, et empirique lorsqu’il est déterminé par les choses extérieures ou sa sensibilité. Nous n’avons d’ailleurs connaissance de notre Moi, dit Fichte, que dans la mesure où il est empiriquement déterminé. Le Moi pur (égoïté – Ichkeit) correspond à la raison. Or celle-ci est menacée d’entrer en contradiction avec le Non-Moi qui relève de la sensibilité. L’enjeu éthique est dès lors selon Fichte de vaincre la contradiction et parvenir à l’accord avec soi, c’est-à-dire conserver la pureté du Moi, et pour cela, le Moi ne doit pas se laisser déterminer, donc être libre. La liberté consiste pour l’homme à affirmer sa raison sur sa sensibilité et à organiser les objets extérieurs d’après sa raison pour ne pas se laisser imposer une règle par eux. D’où le principe éthique suivant lequel l’homme doit toujours agir de façon non contradictoire, en accord avec soi. Ce principe est celui de l’identité absolue. Encore non réalisée, il représente pour Fichte la destination que doit atteindre tout homme, son souverain Bien. L’individu est supposé y parvenir par le moyen de la culture : « L’acquisition de cette habileté, qui vise d’une part à extirper et supprimer nos propres inclinations fautives installées avant l’éveil de la raison et de la conscience de notre activité indépendante ; d’autre part à modifier les objets en dehors de nous et à les changer selon nos concepts, l’acquisition de cette habileté, dis-je, s’appelle culture [Kultur] ; et on appelle de là même manière le degré déterminé de cette habileté qu’on a acquis »[2]. Le propos de Fichte ne vaut pas tant par le conflit qu’il décrit, et qui est en réalité parent de celui que Kant et d’autres philosophes avant Kant ont déjà pensé, conflit entre la dimension rationnelle de l’homme et sa dimension sensible trouvant son remède dans une morale. Fichte le pense à l’aide d’une terminologie nouvelle, complexe, très spéculative, sans doute trop d’ailleurs et inutilement. L’intérêt du propos tient plutôt au rôle que le philosophe attribue à la culture et au fait que l’accord qui est exigé de l’individu est également exigé de la société, nous le verrons. La culture a pour fin de remédier aux « courbures » (Biegungen) présentées par le Moi empiriquement déterminé. Utilisant l’image de la courbure, Fichte s’insère dans la lignée augustinienne, luthérienne et kantienne. Comme ses prédécesseurs, il pense que l’homme n’est pas d’emblée porté à la droiture, c’est-à-dire qu’il ne suit pas d’emblée la voie de la raison, il présente une tendance naturelle à dévier du droit chemin. La culture pallie cette faiblesse comme le tuteur pallie la faiblesse de l’arbre qui plie.
Le projet fichtéen est de ce point de vue un projet de maîtrise. Il s’agit, comme le dit Descartes dans la sixième partie du Discours de la méthode, de « se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». « Se soumettre tout ce qui est dénué de raison, le dominer librement et d’après sa propre loi, c’est la fin dernière de l’homme »[3], dit Fichte. La nature est comprise comme tout ce qui existe hors de soi[4] et peut opposer une résistance à l’homme, et comme notre nature ou essence. Le philosophe assigne à l’homme, quel qu’il soit, une direction, l’accord avec soi, posé comme un idéal inaccessible et devant le rester. Seul un Dieu en effet parvient à l’accord parce qu’il est parfait. L’homme a pour mesure Dieu mais ne peut l’égaler. Ainsi sa tâche consiste-t-elle à s’approcher asymptotiquement de la perfection et à amener tout ce qui l’entoure au perfectionnement. Rendre meilleur et se rendre meilleur par l’enseignement et par l’action, telle est la destination ambitieuse assignée par Fichte à l’homme, telle est aussi la destination qu’il s’assigne à lui-même et à ses étudiants. Fichte enseigne en effet ; en ce sens il a en vue le perfectionnement de ses étudiants. Mais Fichte agit aussi ; il est politiquement investi en vue de défendre la cause humaine. En témoigne d’ailleurs le fait qu’il devient membre de la franc-maçonnerie quelques semaines avant la publication de ces conférences.
L’action sur soi en vue de « l’identité continuelle »[5] dont nous parle Fichte, ne va donc pas sans une action sur la société qu’il s’agit elle aussi de rendre conforme à sa destination idéale. La question se pose alors de savoir quelle est cette destination.
L’État et la société
L’orientation des conférences de Fichte est ouvertement et résolument politique. De même qu’Aristote pense que l’homme n’est homme que pour autant qu’il vit en société, Fichte pense que l’homme présente une tendance fondamentale et naturelle à la sociabilité qu’il doit parfaire pour atteindre le meilleur de lui-même : « L’homme est destiné à vivre dans la société ; il a l’obligation de vivre dans la société ; il n’est pas un homme entier, achevé, et il se contredit lui-même s’il vit isolé »[6]. Par société, il faut entendre deux concepts distincts. L’un se réfère à l’État, c’est-à-dire à la société empiriquement conditionnée ; l’autre désigne la société posée par Fichte comme un idéal dont la réalisation suppose la suppression de l’État. Elle correspond au règne de la coopération raisonnée. Aussi Fichte définit-il la société comme « la relation des êtres raisonnables entre eux », ou encore comme « l’action réciproque d’après des concepts »[7].
C’est cette thèse qui consiste à minimiser l’importance de l’État au profit d’une société idéale qui vaut à Fichte le blâme de Krüger, Conseiller de la cour, s’indignant que le philosophe n’assigne d’autre fin au gouvernement que son autodestruction. Et en effet, Fichte de dire : « C’est le but de tout gouvernement de rendre le gouvernement superflu »[8]. L’argument est que l’État est un instrument de contrainte qui n’existe que pour autant que les hommes ne parviennent pas spontanément à s’accorder. Il est signe d’une société où la liberté, l’égalité et la coexistence pacifique des hommes ne sont pas réalisées. Il n’est qu’un moyen pour créer un ordre artificiel et imparfait. Par conséquent, il ne peut se viser comme fin. Pour Fichte, la fin est tout autre que l’État. Elle ne doit pas être confondue avec son moyen. Cette fin est une société idéale dans laquelle est réalisé le principe d’identité transposé à un niveau social, à savoir de l’accord (Uebereinstimmung) entre les hommes. Le phénomène décrit par Fichte s’apparente à une mue : une fois la fin accomplie, l’État disparaît parce qu’il est superflu. L’idée d’une caducité de l’État fait office de proposition subversive quand les contemporains de Fichte défendent le renforcement de l’État ou bien pensent que la fin de l’histoire débouche sur une fédération des États. Songeons par exemple pour la première position à Hegel qui, quelques années après les conférences de Fichte, entre 1799 et 1801, rédige La Constitution de l’Allemagne dans laquelle il déplore l’affaiblissement du Saint Empire romain germanique suite à divers morcellements politiques et religieux ayant débuté au Moyen Âge ainsi qu’à la domination des conquérants. « L’Allemagne n’est plus un État », avance alors Hegel, mais un corps politique affaibli, désuni. S’inspirant de Machiavel, il prône un État fort, armé, n’hésitant pas à recourir à la violence pour parvenir à ses fins : « La liberté n’est possible que chez un peuple ayant l’unité juridique d’un État »[9]. Il n’est donc pas question chez Hegel d’une fin de l’État. L’affaiblissement de l’État, voire la sortie de celui-ci n’a en effet pour Hegel de conséquence que l’anarchie. Le philosophe lit la santé d’un corps politique dans la guerre, non dans l’accord pacifique : « La santé de l’État se manifeste, en général, moins dans la tranquillité de la paix que dans les mouvements de la guerre. Dans la tranquillité, l’État n’est qu’une sage administration, dans la guerre, c’est la force du lien qui unit chacun à la communauté qui apparaît »[10]. Or, si nous suivons la logique fichtéenne, la fin de l’État est non pas un mal mais un bien, un signe de santé politique. Le durcissement de l’État n’a de raison d’être que dans la mesure où le penchant belliqueux des hommes est exacerbé, c’est-à-dire dans la mesure où ils régressent moralement. En ce qui concerne la deuxième position, songeons à Kant envisageant que la solution des conflits interhumains réside dans une fédération de tous les États en un seul dont l’envergure serait cosmopolitique.
Si donc après-histoire il y a, pour Fichte, elle ne peut être que mondaine et sans l’État, mondaine parce que Fichte ne prévoit pas d’outre monde, et sans État parce que les hommes sont parvenus au stade politique de l’accord parfait. Inutile dans ce cas de contraindre l’individu à être libre, comme le pensait Rousseau en cela opposé à Fichte, et nous verrons que ce n’est pas la seule raison qui les sépare. Mais alors comment cet accord se manifeste-t-il à un niveau social ? Comment l’individu coexiste-t-il avec son semblable qui n’est de prime abord pour lui que partie constituante de la diversité, c’est-à-dire que l’une des catégories du Non-Moi ?
La position du savant
L’accord avec soi à un niveau individuel consiste, nous l’avons dit, à ne pas se laisser déterminer par ce qui relève du Non-Moi. C’est à cette seule condition que l’individu est libre. Au niveau social, l’accord consiste à ne pas subir autrui, en un rapport de coordination, et non de subordination. Chacun doit savoir tour à tour donner, c’est-à-dire cultiver autrui ; et recevoir, ou être cultivé par autrui. Chacun doit être tour à tour actif et passif. Celui qui donne par excellence est le savant, celui qui reçoit par excellence est le disciple. Aussi le savant occupe-t-il une position sociale [Stand] décisive en tant que maillon de la chaîne de la transmission.
Pour Fichte, le savant est un éducateur du genre humain. Il a pour tâche de « surveiller d’en-haut le progrès effectif de l’humanité en général, et de favoriser sans relâche ce progrès »[11]. Son rôle négatif en tant qu’il réprime, positif en tant qu’il élève. La destination du savant accorde beaucoup d’importance aux fonctions sociales dans la mesure où le progrès humain tient à la formation et à l’exercice de la diversité des talents. Il ne suffit pas de présenter une tendance à la sociabilité, il faut selon Fichte assumer une position sociale pour être utile aux autres. Autrement dit, pour Fichte, être membre d’une société, c’est à la fois prendre en charge et être pris en charge. La sociabilité est aussi bien un fait qu’un devoir. Tout individu « reçoit des mains de la société » la culture qu’il n’a pu gagner immédiatement de la nature, dit Fichte dans la Troisième conférence. Le tout que forme la société vient au secours de la partie en position de fragilité, l’individu. Mais il est attendu que celui-ci se montre reconnaissant, comme il le peut, en rendant conformément à son habileté particulière. C’est en effet en fonction de l’habileté que s’effectue l’accès à une position sociale, comme le souligne Platon dans la République dans le cadre de la définition de la justice. Mais Fichte insiste sur le libre choix de cette position et, dans la lignée kantienne, il invite tout individu à exploiter ses dispositions aussi loin qu’il le peut, parce que tout talent bénéficie à l’ensemble de l’humanité. Fichte honore tous les statuts sociaux dans la mesure où ils sont nécessaires à la communauté. Ainsi il n’y a pas de position honorable ou vile en soi, il n’y a pour Fichte que des individus qui la réalisent honorablement ou vilement : « Ce n’est pas la position sociale mais la façon dont on la remplit qui honore l’individu »[12].
Comme Kant le fait dix ans plus tôt dans l’opuscule Qu’est-ce que les Lumières ?, Fichte défend donc lui aussi une position progressiste et s’insurge contre toute attitude qui irait à l’encontre du progrès. Kant émettait l’idée selon laquelle tout homme qui empêcherait la diffusion des lumières commettrait un crime contre l’humanité. Fichte, en défenseur enthousiaste de la science reprend l’idée du maître. Nuire à la perfectibilité de l’espèce humaine, c’est agir en misanthrope et contre la raison. Y aurait-il alors un homme qui se proposerait alors sérieusement de refuser le progrès ?
Apologie en faveur du progrès
L’adversaire sous-jacent au propos fichtéen est Rousseau, qui, contrairement à Fichte, redoute l’œuvre de la culture. Aussi Fichte entreprend-t-il, non sans véhémence, de le réfuter dans la Cinquième conférence, où il souligne les contradictions inhérentes à la pensée du philosophe genevois en recourant à un argument ad hominem. Puisqu’en effet Rousseau souligne la dimension néfaste de la culture, pourquoi y travaille-t-il ? Rousseau agit de manière contradictoire puisque qu’il use des lumières acquises par la culture pour montrer qu’il faut retourner à l’état de nature. Il dissuade de la culture alors qu’il en est le produit même et un de ses acteurs.
Le grief adressé à Rousseau par Fichte ressemble à celui qu’adresse Kant à Mendelssohn dans Théorie et Pratique. Mendelssohn ne pense pas que l’espèce humaine soit capable d’un progrès linéaire et continu. Il pense que summa summarum, la quantité de bien et de maux est toujours la même au cours des différentes périodes historiques, l’histoire n’étant que le récit d’apogées et de périgées successifs. Kant lui objecte alors l’argument suivant : que faites-vous alors Monsieur Mendelssohn lorsque vous défendez dans vos écrits la cause des Juifs, la tolérance, etc. ? Ne vous discréditez pas vous-même en disant que votre action ne témoigne pas d’un progrès des mœurs ? Voulez-vous dire que vous n’apportez rien à l’humanité ?
La démarche de Fichte obéit au même esprit. Mais il accentue les traits des thèses de Rousseau, ne lui est pas tout à fait fidèle, et ceci à des fins méthodologiques. Le propos de Rousseau lui sert en effet de contre-modèle pour mettre davantage en relief sa position. Au plus en sont forcés les traits, au mieux seront rendues intelligibles les thèses de Fichte. Or, en réalité Rousseau ne demande pas à l’homme de régresser au point d’abandonner tous les acquis de la culture. Rousseau n’ignore pas que sans les progrès l’homme n’est pas un homme mais une bête, et plus faible et démunie que les autres bêtes. Rousseau, comme Fichte, met en évidence la perfectibilité humaine tout en soulignant l’ambiguïté de cette perfectibilité conduisant au meilleur comme au pire.
Remettre en question la culture revient à remettre en question le statut du savant, ce qui est dans cet ouvrage le nœud du débat entre Rousseau et Fichte. « Si [la nature] nous a destinés à être sains », lisons-nous dans la Première partie du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, « j’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature, et que l’homme qui médite est un animal dépravé »[13]. Autrement dit, la pensée n’est en rien la destination de l’homme, contrairement à ce qu’en dit Fichte. C’est que d’après le philosophe genevois, la réflexion que la culture se charge de développer étouffe la voix innée de la conscience, elle étouffe la spontanéité morale dont fait preuve l’homme à l’état de nature, notamment lorsqu’il laisse parler la pitié. La réflexion est la capacité à faire retour sur soi, sur ses actions. La civilisation a dédoublé l’homme, simple à l’origine en ce qu’il ne se fiait qu’à la voix de la conscience, de sorte qu’il n’agisse plus sans réfléchir, sans ce retour sur soi. Elle a fait en sorte que l’instance d’arbitrage de l’action soit la raison, et non la conscience morale ou le sentiment, ce que déplore Rousseau, et qui lui vaut les railleries de Fichte. Rousseau est « l’homme de la sensibilité souffrante »[14], qui n’agit pas sur le monde, ne coopère pas avec ses semblables mais les subit. Rousseau est le contemplatif dont la contemplation ne produit rien, car elle est solitaire et cristallisée sur un idéal passé dont la réalisation ne serait qu’une régression, alors que Fichte nous montre un avenir meilleur et nous exhorte à prendre les moyens de cette fin. La société idéale ne Fichte n’est pas un Paradis perdu. En ce sens, il est kantien. Kant rendait aux mythes le concept de paradis perdu et nous incitait à œuvrer en vue du règne moral qui n’a jamais été mais doit être. Et Fichte d’écrire : « Or c’est devant nous que se place ce que Rousseau sous le nom d’état de nature et ces poètes sous le vocable d’âge d’or ont situé derrière nous »[15].
Fichte tient donc Rousseau pour l’homme de l’inaction, retranché de ses semblables, en contrepartie de quoi il en appelle à l’ardeur de ses étudiants pour qu’ils concrétisent le projet présenté, et espère susciter parmi eux des vocations.
La vocation (Beruf) de l’homme est celle de la réception et de la transmission. Mais si la pensée de Fichte remporte un certain succès en son époque, qu’en est-il aujourd’hui ? Peut-on véritablement avoir foi en la culture et en son pouvoir d’élévation des jeunes générations ? Le savant, entendons par là le professeur d’aujourd’hui, peut-il raisonnablement soutenir des thèses fichtéennes face à ses étudiants et l’emporter avec aisance ? Ne risque-t-il pas de se heurter au discrédit de la culture, dont le poids lui conférait autrefois l’autorité et est à présent la raison de la difficulté de sa transmission comme de sa réception ?
En cela réside alors peut-être la tâche infinie dont parle Fichte. Il revient au savant de surmonter la paresse, les réticences et les oppositions à la diffusion du savoir. Fichte partage avec le protestantisme comme avec Voltaire, l’idée selon laquelle le moyen de la fin est le travail venant à bout de toute difficulté, ce qui apparaît nettement dans les dernières pages : « Ce n’est pas le besoin qui est la source du vice ; il est incitation à l’activité et à la vertu ; c’est la paresse qui est la source de tous les vices »[16]. Fichte a trouvé en Rousseau, à tort sans doute, la figue du paresseux, celui dont la conduite fait office de contre-exemple, car il ne prend pas les moyens de la fin. Et cette fin est la forme la plus accomplie de la culture.
Florence Salvetti
[1]. La destination du savant, trad. J.-L. Vieillard Baron, Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, Paris, 2006, Introduction, p 14.
[2]. Ibid., p. 47.
[3]. Ibid., p 49.
[4]. « Le Non-Moi indépendant, comme fondement de l’expérience, ou si l’on veut la Nature est une diversité », ibid., p. 67.
[5] . Ibid., p. 46.
[6]. Ibid., p. 56.
[7]. Ibid., p. 52 et 56.
[8]. Ibid., p. 57.
[9]. Hegel, La constitution de l’Allemagne, trad. M. Jacob, Champ libre, Paris, 1974, p. 136.
[10]. Ibid., p. 26.
[11]. La destination du savant, p. 85.
[12]. Ibid., p. 80.
[13]. J. J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Librio, Philosophie, Paris, 2015, p. 34.
[14]. La destination du savant, p. 104.
[15]. Ibid., p. 102.
[16]. Ibid., p. 103.