Danièle Linhart, La Comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, lu par Stéphane Lléres

Danièle Linhart, La Comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Toulouse, éditions Érès, 2015. 

La souffrance au travail et les risques psychosociaux (RPS) sont des problématiques finalement récentes. Toute la question est de savoir comment comprendre ce simple constat. Il serait facile – trop, sans doute, d’y voir la plainte d’ouvriers ou de salariés renâclant à supporter ce que les générations précédentes ont supporté.

Ce point de vue peut paraître caricatural, reste que, comme le note Danièle Linhart, il est celui de certains personnels de direction : « Les rps peuvent être un prétexte pour ne pas faire ses missions. Les mettre en avant devient une fragilisation de nos équilibres sociaux, le signe d’une décadence de nos sociétés développées. »[i] On pourrait aussi lire ce constat comme le symptôme d’une mutation du travail, et plus précisément de son organisation : c’est ce qu’entreprend de démontrer Danièle Linhart. Si les salariés souffrent, c’est parce que le management moderne ne les considère plus comme des professionnels, mais simplement comme des individus, ou, si l’on veut, comme des êtres humains.

Ce n’est paradoxal qu’en apparence : « […] plus on insiste sur l’humanité des salariés, résume Danièle Linhart, et moins on les prend au sérieux comme experts de leur travail ayant leur mot à dire dans les choix organisationnels et stratégiques de leur entreprise »[ii], puisque c’est justement la professionnalité des salariés qui fait tout le poids de leur point de vue sur l’organisation de leur travail. La prise en charge des salariés comme individus plutôt que comme professionnels, c’est donc la dépossession de ces salariés de leur travail même. Danièle Linhart peut citer un haut responsable de la S.N.C.F. pestant en toute bonne conscience contre la professionnalité des agents : « Le problème, chez nous, c’est que n’importe quel cheminot est sûr qu’il sait mieux que ses responsables ce qu’est son métier, et comment il doit travailler. »[iii] Dans cette optique, l’expérience professionnelle, au lieu d’être valorisée, est considérée comme un obstacle à la nécessaire adaptation constante des pratiques à des situations en changement perpétuel ; de même, si les salariés ont besoin de trouver un sens à leur travail, ce n’est pas à eux de le produire en se fondant sur leur propre expertise professionnelle : ils n’ont qu’à intégrer celui que la direction a construit pour eux[iv].

On pourra objecter que le management moderne est précisément le produit d’une réaction contre l’organisation scientifique taylorienne du travail, considérée comme déshumanisante. Mais si l’on examine les choses de près, comme s’y emploie Danièle Linhart dans un second chapitre rétrospectif, le management moderne apparaît en continuité plutôt qu’en rupture avec le management taylorien. L’organisation scientifique du travail de Taylor prétendait en effet réconcilier ouvriers et direction en montrant la convergence de leurs intérêts : « Chaque fois qu’il y a eu une augmentation de la production […], il y a eu plus de travail pour un grand nombre d’hommes. »[v] Mais cela suppose une disqualification du jugement des ouvriers, à au moins deux niveaux : d’abord, les ouvriers se trompent en considérant le patron ou la direction comme un ennemi, et de manière plus générale en considérant que leurs intérêts divergent de ceux de la direction ; ensuite, et de ce fait, on ne peut pas s’en tenir au jugement de l’ouvrier quant à l’organisation de son travail : dans une perspective d’antagonisme social, l’ouvrier est en effet tenté, toujours d’après Taylor, de maintenir la direction dans l’ignorance du travail qu’il pourrait réellement accomplir : « La plus grande part de flânerie systématique est accomplie par des ouvriers qui ont pour objectif raisonné de maintenir leurs employeurs dans l’ignorance de la qualité de travail qu’ils peuvent normalement effectuer. »[vi] Il s’agit donc bien, déjà, d’une disqualification de la professionnalité des ouvriers, ceux-ci devant entièrement s’en remettre à la direction, seule dépositaire de l’organisation scientifique du travail. Danièle Linhart montre ainsi que les enjeux du management taylorien et ceux du management moderne sont les mêmes : disqualifier la professionnalité des ouvriers, de sorte à les dépouiller de toute compétence organisationnelle au profit de la direction ou du patronat, déposséder, au fond, les salariés de leur propre travail. L’enjeu du management n’est rien donc qu’un en enjeu de pouvoir, au sens où Deleuze l’entendait: la dépossession de la puissance de celui sur lequel il s’exerce.

201511090103linhart.jpg
201511090103linhart.jpg, mar. 2016

Du management taylorien au management moderne, tout a donc changé, pour qu’au fond, rien ne change. Reste donc à expliquer pourquoi tout devait changer. C’est que le management taylorien admettait encore l’existence de collectifs de travail, au sein desquels les ouvriers pouvaient se réapproprier, partiellement au moins, leur propre activité : « Par ces pratiques clandestines, les ouvriers parviennent à recréer des bribes de sens à leur travail, ils se repositionnent comme professionnels capables de comprendre leur travail et d’agir sur lui ; ils produisent également les bases d’une solidarité car ils échangent des savoirs, ils les transmettent aux plus jeunes […]. »[vii] Les collectifs permettent donc la naissance de micropouvoirs[viii] antagonistes à celui exercé par la direction, et par lesquels est maintenu un écart entre le travail prescrit et le travail réel, dans lequel ce dernier peut être rendu vivable. Mais du même coup, ces collectifs étaient porteurs d’une capacité de contestation, qui s’est manifestée par la grève générale de 1968. Il était donc nécessaire, pour rendre cette contestation impossible, de les démanteler : c’est ce à quoi le patronat s’attèle dès la première moitié des années soixante-dix, en cherchant à individualiser le travail. Se dessine alors le management moderne, qui n’appréhende plus le salarié comme un professionnel – car comme tel, il appartient toujours à un collectif –, mais comme un individu dont les aspirations et les ambitions pourront maintenant se réaliser dans et par le travail. Mais cette autonomie promise par le management moderne se retourne en fait en un véritable assujettissement, comme le montrent les analyses de Danièle Linhart: car « autonomie », cela signifie en réalité que « […] ce sont les salariés eux-mêmes qui auront à définir la manière d’[…]appliquer [des méthodes définies par des responsables éloignés] en fonction de situations fluctuantes qui caractérisent de plus en plus les situations de travail. »[ix] C’est donc que les salariés doivent « […] mobiliser leur pensée contre eux-mêmes, en utilisant les outils organisationnels imposés par leur hiérarchie et qui véhiculent les objectifs de leurs employeurs. »[x] En somme, l’autonomie du management moderne, c’est le transfert dans chaque salarié des activités de contrôle auparavant exercées par la direction. Plus le salarié se croit et s’affirme autonome en ce sens, plus il est, de fait, assujetti, et la généalogie du management moderne opérée par Danièle Linhart prend un tour nietzschéen[xi].

La Comédie humaine du travail se révèle donc un livre important, et peut-être même nécessaire, en ce qu’il accomplit au moins trois tâches essentielles : premièrement, il révèle que sous les discours techniques du management, prétendument scientifiques et neutres, la réalité est celle, politique, des luttes de pouvoirs. Deuxièmement, il montre que cette réalité est moins celle des grandes oppositions idéologiques que celle d’une micropolitique : Danièle Linhart montre bien la perplexité des directions comme des syndicats face aux collectifs de travail et à ce qu’ils permettent[xii], chacun pouvant les voir d’un bon comme d’un mauvais œil, bien que pour des raisons opposées. Troisièmement, le livre rend lisibles et intelligibles les rapports de force ou les rapports de pouvoir tels qu’ils s’exercent, et permet ainsi aux luttes actuelles de s’orienter efficacement. S’il est en effet toujours difficile de savoir où en sont les luttes, et si l’on peut toujours craindre de s’en prendre à un adversaire qui est déjà dépassé[xiii], La Comédie humaine du travail jette un éclairage sur ces questions qui pourra tenir lieu de boussole. Ce faisant, et avec la clarté et la rigueur constantes dont il fait preuve, ce livre se révèle une belle illustration du mot de Bourdieu qui voulait que l’on voie la sociologie comme un sport de combat.


[i] Phrase du directeur du C.H.U. d’une grande ville du Sud-Ouest, citée par D. Linhart, La Comédie humaine du travail, p. 40.

[ii] D. Linhart, ibid., p. 44.

[iii] Ibid., p. 38.

[iv] Cf. ibid., p.40.

[v] F. W. Taylor, La Direction scientifique des entreprises, Paris, Dunod, 1952, cité par D. Linhart, op. cit. p. 67.

[vi] Ibid., p. 66.

[vii] Danièle Linhart, op. cit., p. 93.

[viii] Le mot est employé par Danièle Linhart, ibid.

[ix] Ibid., p. 126.

[x] Ibid.

[xi] Cf. Nietzsche, Crépuscule des idoles, « Les quatre grandes erreurs », §7 : « Erreur du libre arbitre ».

[xii][xii] Cf. La Comédie humaine du travail, pp. 92-93.

[xiii] L’auteure elle-même, au premier chapitre, fait état de cette difficulté.